3.
— Il ne reste pas grand-chose du visage, déclara Martin Moore.
Il salua le policier en uniforme qui, afin de les laisser passer, venait de soulever le ruban jaune tendu autour de la scène du crime. Le cadavre se trouvait à quelque distance de la route.
— Les pluies récentes ont dû la déterrer.
L'aube pointait, en ce samedi matin, et Jake regretta d'avoir avalé un double scotch à peine quelques heures plus tôt. En même temps, il se dit qu'il en boirait bien un autre, maintenant.
L'appel de Marty avait signé la fin de son long week-end. Mais l'affaire n'ayant jamais été officiellement classée, il était normal qu'il soit le premier alerté. Marty faisait partie de la section des narcotiques de la brigade mondaine de Miami, lorsque les premiers meurtres s'étaient produits, cinq ans plus tôt. Il avait, depuis, été affecté aux homicides et travaillait avec Jake depuis quelque temps déjà. Il était au fait de tout ce qui avait trait à l'affaire des meurtres Bordon. Il n'habitait pas très loin, en plus, et il était un des premiers arrivés sur les lieux.
Les projecteurs de la police éclairaient une scène encore très sombre. Une large part de ce comté devait ses terres aux Everglades. Le sol était riche, la végétation très dense — et les lampadaires, rares, fort éloignés les uns des autres. Avant les premières lueurs de l'aube, l'obscurité était d'un noir d'encre, comme si les Everglades reprenaient leurs droits sur ces terres sauvages.
Jake s'arrêta à quelques mètres du corps, découvert par une femme sortie faire un jogging. « L'imprudente, songea-t-il. Quelle idée d'aller courir à une heure où il fait aussi sombre, dans une zone aussi déserte ! »
La femme était encore là. D'âge moyen, elle avait un joli visage un peu trop maigre, le front ceint d'un bandeau, et elle arborait le short, le T-shirt et les chaussures de sport qui sont l'uniforme du jogger. Profondément choquée, elle sanglotait doucement tout en parlant aux officiers de police qui avaient posé une couverture sur ses épaules, avant de lui offrir un café.
— Je courais tranquillement et d'un seul coup, je l'ai vue. Je n'ai pas compris ce que c'était, au début. Il faisait trop sombre. Je suis revenue sur mes pas... Quand j'ai réalisé, j'étais tellement terrifiée que j'ai eu du mal à composer le numéro de police secours sur mon portable. Heureusement que je l'avais avec moi... Je n'irai plus jamais courir avant que le jour soit complètement levé. Tant pis si je dois me contenter de courir autour du salon. J'ai eu tellement peur... Mais on l'a abandonnée sur la route, n'est-ce pas ? Elle n'a pas été tuée ici...
Jake entendit un des policiers lui dire qu'ils n'en savaient rien, pour le moment. Qu'elle ne s'inquiète pas. On allait la reconduire chez elle.
Il secoua la tête et fureta autour de lui. Ils étaient en rase campagne, une zone très au sud de Miami-Dade où le paysage primitif empiétait sur l'âge moderne et où les voies navigables se jetaient dans la profonde rivière herbeuse des Everglades. La terre était excellente, par ici. Certains propriétaires avaient construit de superbes demeures et d'autres y faisaient pousser en abondance fraises, tomates et autres fruits et légumes.
Cette terre fertile se mêlait aux herbes rasoir, à la boue épaisse et noire, à des enchevêtrements d'arbres...
L'endroit idéal pour y abandonner des restes humains. Un endroit où la nature causait des dommages terribles à un cadavre, altérant ou détruisant la plupart des indices qu'il aurait pu offrir. Au fil des années, bien des criminels avaient tenté de se débarrasser de corps et de preuves compromettantes en les jetant dans des zones comme celles-ci ; bon nombre d'entre eux, hélas, avaient réussi.
La femme sortie faire son jogging n'était qu'une pauvre citoyenne qui avait eu le malheur d'être au mauvais moment au mauvais endroit. Elle ne leur apprendrait pas grand-chose. Malgré tout, Jake avait bien l'intention de lui parler — plus tard.
— Où est le médecin légiste ? demanda-t-il.
— Là-bas, répondit Martin. Il parle avec Pentillo, qui était le premier uniforme sur les lieux. On nous a envoyé Tristan Gannet. Mandy doit encore prendre les photos qu'il lui a demandées.
— Gannet et Nightingale, commenta Jake en hochant la tête d'un air approbateur. On a une bonne équipe.
Mandy Nightingale était une de leurs meilleures photographes. A cet instant, elle faisait le tour de la dépouille sans cesser d'actionner la molette de son appareil.
— Salut, Jake, dit-elle, mitraillant toujours.
— Salut, Mandy. Content qu'on t'ait appelée, toi.
Ils avaient souvent bossé ensemble. Mandy était mince comme un fil, avec des cheveux gris coupés très court, et un visage dont la structure osseuse typiquement amérindienne défiait toute tentative de lui donner un âge. Elle était rapide, efficace et n'ignorait jamais aucun détail d'une scène du crime, veillant soigneusement à photographier non seulement chaque partie du corps, mais aussi les environs.
— Merci, Jake, fit-elle. J'en aurai bientôt fini.
— Prends ton temps. Rien ne presse.
— Non, c'est bon, dit-elle en s'accroupissant pour prendre un dernier cliché. Je crois que j'ai tout ce que je voulais et aussi tout ce que le Dr Gannet m'a demandé. Je vais rester avec Pentillo, en attendant que le médecin légiste déplace le corps, et je reviendrai prendre le reste des photos.
— Merci, Mandy.
Elle hocha la tête.
— Je t'envoie Gannet.
Jake s'accroupit à son tour pour examiner le corps dans la position où il avait été trouvé.
Il n'avait pas besoin du coroner pour savoir que la femme n'était pas morte récemment. Elle avait été exposée aux éléments et à toutes les bestioles qui grouillaient dans la zone. Certaines parties de son corps étaient rongées au point que l'on distinguait les os du squelette, entre de maigres lambeaux de chair. Elle avait été abandonnée complètement nue et un bref regard permit à Jake de constater que les mains étaient entièrement décomposées. Une grande partie du visage aussi.
Encore un meurtre dans le comté. Ce genre de choses arrivait. Il suffisait de faire vivre des millions d'hommes et de femmes en un même lieu, et les meurtres se produisaient infailliblement.
Mais ce meurtre n'était pas comme les autres. Ou plutôt, il ressemblait un peu trop à certains autres, et ça, c'était inquiétant. Effrayant, même.
Le regard de Jake remonta vers ce qui restait du visage et il crispa les mâchoires en constatant que les oreilles avaient été coupées. Un frisson lui parcourut l'échiné et d'autres visions macabres se bousculèrent dans son esprit.
Pourtant, Peter Bordon, également connu sous le nom de Papa Peter, était derrière les barreaux depuis déjà cinq ans.
Le doute n'était pas permis, cependant : ce cadavre portait tous les signes distinctifs des meurtres perpétrés durant la terrible époque où Bordon avait régné sur l'étrange secte appelée Des Hommes pour des Principes.
— Il est toujours en prison, dit Martin comme s'il avait lu les pensées de son partenaire.
— Tu es sûr ?
— Ouais. J'ai appelé à la seconde où j'ai vu le corps, juste après t'avoir prévenu. Il est dans sa cellule — que cela change quelque chose ou non, c'est bien là qu'il se trouve.
Jake opina, de plus en plus mal à l'aise. Peter Bordon, faux prophète et vrai escroc des temps modernes, avait prêché une vie communautaire, le travail pour le bien de l'humanité tout entière et la nécessité de renoncer à tous les luxes, synonymes d'une vie de péché. Pour ses adeptes, cela avait signifié faire don de tout ce qu'ils possédaient, et, bien sûr, plus ils se démunissaient, plus le compte en banque de Bordon en profitait.
Trois de ces adeptes avaient trouvé la mort — toutes des femmes. On les avait découvertes dans des champs ou des canaux.
Les oreilles coupées.
Aucune arme n'avait jamais été retrouvée. Pas la moindre piste non plus. Si Bordon était le seul suspect, aucune preuve n'avait pu l'incriminer. La police ayant obtenu un mandat pour fouiller ses comptes, la mise en évidence d'activités financières illégales avait seule permis de le condamner à une petite peine de prison.
Tard, un soir, un inconnu avait fait irruption dans un poste de police. Harry Tennant, c'était son nom, avait fait partie de la secte, brièvement. C'était lui, affirma-t-il, le coupable des meurtres. La brigade des homicides avait aussitôt été alertée ; le temps qu'ils arrivent, le jeune homme s'était pendu dans sa cellule, avec sa ceinture.
On aurait pu boucler l'affaire, mais ni Jake, ni la plupart des policiers qui avaient travaillé sur l'enquête n'étaient prêts à croire qu'un pauvre fou suicidaire était responsable d'une série de meurtres commis avec un soin aussi méticuleux. Cette piste n'était qu'une nouvelle impasse. Officiellement, l'affaire n'avait jamais été close, mais avec la mort de Tennant, l'incarcération de Bordon et le fait qu'aucun autre cadavre n'avait été découvert, il avait bien fallu se consacrer à d'autres enquêtes.
Jake ne s'en était jamais satisfait. Pour lui, rien n'était terminé. Ils n'avaient pas réussi à épingler Bordon pour meurtre, mais Bordon était bel et bien impliqué. Il en était sûr. Hélas, sans preuve, que pouvait-il faire ? D'autant qu'il n'était pas certain que Bordon se soit sali les mains personnellement ; il l'imaginait plutôt commanditant ces meurtres et laissant à d'autres le soin de faire le sale boulot.
Autrement dit, rien ne l'empêchait de continuer, du fond de sa prison.
Le pouvoir de Bordon était bien plus dangereux et diffus que s'il avait été très fort, ou surarmé. Il avait le pouvoir de manipuler les hommes et les femmes et de s'introduire dans leur esprit. Aucun besoin de se mouiller.
Planifier un meurtre pouvait entraîner des sanctions aussi graves pour le cerveau que pour l'exécutant, si toutefois on arrivait à établir la complicité.
Cinq ans plus tôt, ils avaient fouillé toute la vie de Bordon, cherchant désespérément le moindre élément susceptible de le mettre hors d'état de nuire. On n'avait jamais pu établir le moindre lien entre lui et les meurtres, mais, de la même façon qu'Ai Capone s'était retrouvé derrière les barreaux pour fraude et évasion fiscales, Bordon était tombé pour des histoires de sous.
Oui, ce n'était guère satisfaisant, mais au moins, il était sous les verrous.
Les meurtres avaient cessé et la plupart des gens pensaient que c'était parce que l'homme qui s'était désigné comme leur auteur s'était suicidé dans sa cellule.
La découverte de ce nouveau cadavre remettait tout en cause.
— Merde, Jake, reprends-toi, dit doucement Martin. Tu ne devrais peut-être même pas être sur cette affaire...
Jake fixa sur lui ses yeux noirs comme le charbon.
— Ouais, ouais, c'est bon, marmonna-t-il. Désolé.
— Messieurs, donnez-moi encore un moment et je devrais pouvoir vous communiquer mes premières estimations, dit une voix derrière eux.
Jake se retourna, juste comme le Dr Tristan Gannet parvenait à leur hauteur.
— Content de vous voir, Gannet, dit-il.
Gannet travaillait pour le bureau du coroner depuis près de vingt ans et il avait autopsié les autres cadavres.
— Moi aussi, Dilessio. Même si on préférerait que ce soit dans des circonstances un peu différentes, hein ?
Le médecin légiste s'approcha du cadavre et Jake embrassa une nouvelle fois la scène du regard, avant de le rejoindre. On ne voyait aucune trace de tissu ou de vêtement ; aucune empreinte apparente de pas, non plus, mais si vraiment le corps avait été déterré et déplacé par la pluie, il n'y en aurait pas ; et, bien sûr, aucun signe apparent de ce qui avait causé la mort, le corps étant trop décomposé. La victime était une jeune femme et on voyait encore quelques mèches de ses longs cheveux bruns. Le premier policier à être arrivé sur les lieux avait parfaitement protégé la scène. Il ne s'agissait pas d'un de ces épisodes navrants où une douzaine de flics arrivent au même moment sur les lieux d'un crime, contaminant toute la zone. II n'y avait plus qu'à espérer que les enquêteurs spécialisés dénicheraient des indices invisibles à l'œil nu. Jake ne se faisait guère d'illusions, mais on ne savait jamais ; un cheveu, une fibre pouvaient suffire.
Aucune chance de trouver des traces de chair sous les ongles, en revanche, puisqu'il n'y en avait plus. Aucune chance, non plus, d'identifier le corps grâce aux empreintes digitales.
— Dans l'état où est le visage, même sa mère ne pourrait pas l'identifier, murmura Jake en réfléchissant à haute voix.
— Il reste les dents, dit Gannet. C'est souvent plus efficace, d'ailleurs. Nous sommes vernis, je crois. Je suis prêt à parier que la chair a été découpée des doigts avant que les animaux et la nature n'aient le temps d'opérer.
Il leva les yeux vers Jake et les deux hommes se regardèrent, sachant très bien ce que pensait l'autre.
Dans les meurtres précédents, les oreilles avaient été coupées, ainsi que la chair des doigts. Pourquoi prendre la peine de détruire les empreintes digitales, si on laissait la tête et les dents, qui permettraient de toute façon d'établir une identité ?
Etaient-ils revenus au point de départ ?
Ou bien s'agissait-il d'un meurtre d'imitation ?
— Un petit malin s'amuse peut-être à jouer les copieurs, dit Gannet.
— Ouais, acquiesça Jake.
Gannet contempla la dépouille, avec une expression de profond chagrin. L'émotion était réelle, mais on sentait aussi que le médecin restait parfaitement maître de lui-même. Une autre qualité qui le rendait sympathique aux yeux de Jake. Gannet faisait bien son boulot. Et bien qu'il ne prenne pas les affaires à cœur au point d'en perdre le sommeil, il avait toujours la capacité d'éprouver de la compassion pour les victimes.
— On va découvrir de qui il s'agit, dit-il.
— Aussitôt que possible, répondit Jake.
Gannet hocha la tête.
— Bien sûr.
De nouveau, il enveloppa Jake d'un long regard pénétrant, comme s'il comprenait parfaitement ce qui se passait dans son esprit.
Durant la précédente série de meurtres, Jake avait travaillé nuit et jour sur l'affaire. Même après le suicide du prétendu meurtrier. Même après l'incarcération de Bordon.
Il l'avait fait au nom des victimes, et aussi parce qu'il soupçonnait Bordon d'avoir été impliqué dans un autre meurtre.
Une mort différente de celle-ci, mais qui touchait Jake directement.
La mort de Nancy.
Bien peu de ses collègues l'avaient suivi. On avait tendance à penser qu'il créait des scénarios au sujet de la culpabilité de Bordon afin de trouver un coupable ; on le jugeait incapable d'accepter le verdict de la mort accidentelle de sa partenaire. Certains pensaient même qu'il s'agissait d'un suicide.
Un suicide ! Jamais de la vie. Jake rejetait cette théorie en bloc. Aucune personne ayant connu Nancy ne pouvait envisager, encore moins accepter, une telle possibilité.
— Vous vous sentez à même de vous atteler à cette affaire ? demanda Gannet avec douceur.
— Evidemment, repartit Jake. Je suis un professionnel, Gannet. Et s'il nous faut établir des comparaisons avec les affaires précédentes, personne ne les connaît mieux que moi.
— C'est sûr.
Deux assistants de la morgue étaient arrivés pour emporter le corps et le médecin leur fit signe d'approcher, avant de leur recommander de bien prélever la boue et la terre autour du cadavre.
— Vous avez la moindre idée de ce qui a pu causer le décès ? s'enquit Jake.
— Il ne s'agit pas d'une cause naturelle, en tout cas.
— Sans blague ! Je n'ai pas fait des études de médecine, et pourtant, je l'avais deviné.
Gannet fit la grimace.
— Un couteau. Un large couteau... Peut-être une machette.
Jake eut l'air surpris.
— Comment déduisez-vous cela, compte tenu du peu de chair qui reste ?
— Regardez, l'os, là..., dit le médecin légiste, en se penchant pour écarter précautionneusement quelques branches qui couvraient le corps. Oui, je sais, il est couvert de terre, mais vous voyez cette coupure, ici ? Je ne pourrai pas le confirmer tant que je n'aurai pas fait l'autopsie, mais je suis prêt à parier quelle a été faite par une très large lame. Et puis, il en faut une pour couper les oreilles et abîmer le visage ainsi. Les animaux se sont occupés d'elle, O.K., mais ce ne sont pas des traces de dents, ça... Et la chair au bout des doigts... Il y a longtemps que vous êtes sur cette affaire, et je pense que vous en savez beaucoup plus que vous ne le laissez paraître — sans doute parce que vous voulez que j'établisse officiellement les faits dont vous êtes déjà certain. Non, les animaux ne l'ont pas épargnée. Mais la chair des doigts a été coupée, pas grignotée ou dévorée, et il ne s'agit pas de décomposition non plus.
— Autrement dit, vous retrouvez les mêmes éléments que pour les meurtres précédents, dit Jake.
— D'après ce que je vois pour le moment, oui. Attendez d'avoir mes conclusions finales, d'accord ? Et n'oubliez pas non plus qu'il existe des assassins assez pervers pour imiter leurs « confrères » afin de mieux brouiller les pistes.
Il se tut un moment, le regard posé sur la victime.
— Bon, au boulot, maintenant, reprit-il. Vous pouvez me retrouver à la morgue. Au fait, il paraît que vous allez changer votre bateau d'emplacement ?
— C'est fait. Depuis hier.
— C'est une bonne nouvelle, ça. Un changement de décor fait toujours du bien.
— Ça reste le même bateau.
— N'empêche. Une nouvelle marina... Au réveil, la vue est différente.
— Ouais.
Jake n'ajouta rien. Il avait le sentiment que Gannet, comme bien d'autres, pensait qu'il avait eu une relation plus que professionnelle ou amicale avec Nancy, et que, par conséquent, un changement d'adresse lui serait bénéfique. Et cela même si la mort de la jeune femme remontait déjà à près de cinq ans.
Il aurait pu se défendre, bien qu'il ne fût pas attaqué à proprement parler. Il n'en fit rien. A quoi bon ? L'enquête l'avait lavé de tout soupçon, du moins en ce qui concernait la dernière nuit de Nancy. L'opinion générale, dictée par la logique, était que la jeune femme, désespérée par le naufrage de son mariage et les pressions de son travail, s'était laissée aller à certains excès, le temps d'une nuit. Elle avait rencontré un homme, avait bu, avalé quelques pilules... et fini dans le canal.
Sauf que cette version des choses ne tenait pas compte d'un élément crucial, et ça, seuls Brian et Jake le savaient de manière absolue : Nancy n'aurait jamais sombré dans ce genre d'excès.
L'année qui avait suivi sa mort, même après l'incarcération de Bordon et le démantèlement de sa secte, Jake n'avait eu de cesse qu'il n'eût poursuivi l'enquête. Tel un chien refusant de lâcher son os, il avait poussé le zèle si loin qu'on avait fini par l'accuser de harcèlement et ses supérieurs l'avaient convoqué pour lui remonter les bretelles. Et, bien sûr, il avait dû suivre des séances avec le psychiatre de la police — procédure habituelle pour les flics dont le coéquipier est mort. Jake avait fini par comprendre qu'il avait intérêt à prendre un peu de recul. Vu de l'extérieur, il était redevenu le policier pratique, méthodique
et aussi respectueux que possible des règlements que chacun connaissait, avant ces tragiques événements.
Mais il n'avait jamais changé d'opinion en ce qui concernait la mort de Nancy. Et il était toujours aussi déterminé à tirer l'affaire au clair, un jour ou l'autre.
— J'aimerais bien vivre sur l'eau, dit Gannet, interrompant le fil de ses pensées. Un jour, peut-être.
— Vous devriez passer un dimanche. J'ai un petit bateau à moteur, aussi. Il n'y a rien de mieux que la pêche pour se changer les idées.
— J'aimerais bien. Si ma femme accepte de me laisser disparaître un dimanche, ajouta-t-il avec une petite grimace.
— Elle n'a qu'à venir.
— Pourquoi pas... En tout cas, merci pour l'invitation.
— Docteur Gannet ? Inspecteur Dilessio ?
Les deux hommes se tournèrent vers Mandy Nightingale.
— Puis-je photographier le reste de la scène, maintenant ?
Les assistants de la morgue emportaient le corps et le médecinlégiste hocha la tête.
— Oui. Allez-y, Mandy. Pas d'objection ? ajouta-t-il à l'intention de Jake.
— Aucune, répondit ce dernier en secouant la tête.
— Je dois vous prévenir que les journalistes ont déjà débarqué en force, reprit la photographe, s'adressant à Jake.
— Tu veux que je m'en occupe ? proposa Marty, qui venait de les rejoindre.
— Non, c'est bon, je vais le faire, répondit Jake. Envoie plusieurs de nos hommes faire du porte-à-porte. Je sais que les portes sont très éloignées les unes des autres, par ici, mais onne sait jamais. Quelqu'un a peut-être vu quelque chose. Je me charge de la presse.
— Tu es sûr ? insista Marty, lui emboîtant le pas. J'ai vu ton regard, tout à l'heure. Je sais que tu es en train de revivre le passé. Or, tu as pris les choses tellement à cœur, la dernière fois...
— Martin, l'interrompit Jake, ça va. Les événements en question remontent à cinq ans. Je suis flic, et ceci est mon travail. Garde l'œil ouvert sur ce qui se passe, ici. Il ne faut pas que le moindre indice nous échappe.
Marty opina et Jake traversa la route pour rejoindre les policiers en uniforme qui s'efforçaient de contenir la horde de reporters qui se bousculaient déjà pour glaner des informations.
— Il s'agit d'un meurtre, n'est-ce pas ? Une jeune femme ? lança Jayne Gray, journaliste pour une station de télévision locale.
— Jayne, nous ne pouvons pas avancer grand-chose, pour le moment, fit Jake. Nous avons le corps d'une femme, morte apparemment depuis plusieurs semaines, peut-être plusieurs mois. Seul le médecin légiste pourra nous fournir des réponses tangibles, une fois qu'il aura pratiqué l'autopsie. Et, bien sûr, un porte-parole de la police ne manquera pas de partager avec vous toutes les informations qu'il pourra communiquer sans gêner le cours de l'enquête. Vous n'apprendrez rien de plus, ici, pour le moment.
— Voyons, inspecteur Dilessio, vous devez pouvoir nous fournir un ou deux petits détails supplémentaires, lança Bryan Jay, un gros reporter détestable qui travaillait pour le journal du comté. Il s'agit bien d'un meurtre, n'est-ce pas ? Vous avez trouvé la victime d'un meurtre dans la boue, à quelque distance de la route.
Résistant à l'envie de l'envoyer au diable, Jake répondit simplement, sur un ton ferme :
— Monsieur Jay, donnez au médecin légiste le temps de faire son travail.
— C'est ça ! Allons, Jake, donnez-nous un petit quelque chose.
— Je vous ai déjà dit qu'il s'agissait du corps d'une femme, Jay.
— Pensez-vous qu'il s'agisse d'un crime isolé, ou bien devons- nous craindre les agissements d'un tueur en série ? Est-ce que la première victime des meurtres en série qui ont secoué la région, il y a quelques années, n'avait pas été retrouvée de la même façon? Le corps a-t-il subi des mutilations ?
Jake serra les dents.
— Malheureusement, nous sommes dans une grande ville. Il y a beaucoup de meurtres, tous les ans.
— Les circonstances ont l'air étrangement similaires, poursuivit le journaliste. Le type qui s'était livré en confessant les meurtres est bien mort, n'est-ce pas ?
— Un homme avait confessé avoir commis ces meurtres et il s'est suicidé, en effet.
— Mais l'affaire n'a jamais été bouclée officiellement.
— Non, monsieur Jay.
— La police avait démantelé toutes les sectes locales, à l'époque. Papa Peter, alias Bordon, était suspect, mais il est en prison maintenant, n'est-ce pas ?
Jake sentit le sang bourdonner à ses tempes et il dut se retenir pour ne pas gratifier d'un coup de poing la figure un peu trop rubiconde de Bryan Jay.
— Allons, inspecteur ! fit une autre journaliste.
Jake la connaissait aussi : une autre spécialiste des faits divers, dans un journal de Broward. Elle n'avait pas perdu de temps, pour débouler aussi vite sur les lieux.
— Peter Bordon est en prison dans le centre de l'Etat. Et ceux qui sont au courant de cette affaire savent qu'il n'a jamais été jugé ou condamné pour meurtre, répondit-il enfin.
— Pas plus que le cinglé qui s'est pendu dans sa cellule, renchérit Bryan Jay. Harry Tennant. Probablement un sans-abri drogué. Il y a des tas de malades qui prétendent être coupables de meurtres sensationnels.
— M. Tennant mort, nous n'avons jamais pu vérifier le bien- fondé de ses déclarations, monsieur Jay.
— Mais il n'avait pas vraiment le profil d'un tueur, pas vrai ? Vous avez suspendu l'enquête, et il semblerait que le meurtrier continue de se balader tranquillement dans les environs, dit le journaliste.
— Pardon, monsieur Jay, mais mon travail consiste à tirer des conclusions à partir de faits avérés, et non en me fondant sur des suppositions. Je ne peux rien vous dire d'autre, pour le moment.
Jake marqua une pause, avant de reprendre, sur un ton posé :
— Nous vivons dans un grand et beau pays et j'éprouve un profond respect pour la presse. Mais vous ne me ferez privilégier aucune théorie tant que je ne disposerai pas des faits indispensables pour l'étayer. Le métier de journaliste consiste à rapporter des faits, n'est-ce pas ? Dès que nous en aurons, nous vous les communiquerons. Merci. Ce sera tout pour aujourd'hui. Nous aimons vous laisser faire votre travail, et nous apprécions tout particulièrement quand vous nous rendez la pareille.
Sur ces mots, il pivota sur ses talons et s'éloigna. Il voulait commencer par parler avec la femme qui avait découvert le corps — et cela avant que la presse ne fonde sur elle comme l'aigle sur sa proie. Puis il ne lui resterait plus qu'à travailler sur cette affaire comme il le ferait sur n'importe quelle autre enquête ; pour cela, il devait ravaler les images qui hantaient son esprit et aussi toute l'amertume du passé.
Les experts légistes allaient étudier des échantillons de terre et les indices les plus microscopiques qui leur seraient apportés. Gannet ferait l'autopsie. Bientôt, ils auraient des informations sur lesquelles se reposer pour lancer l'enquête. Jake avait entièrement confiance dans le sérieux de son équipe. Tous ensemble, ils étaient capables du meilleur. Malgré tout, ils n'étaient pas magiciens ; aucun d'eux n'avait jamais accompli le moindre miracle.
Pour l'heure, il devait se contenter des quelques faits à sa disposition. Une femme avait été sauvagement assassinée. Elle était morte depuis plusieurs semaines au moins, peut-être même plusieurs mois. On lui avait coupé les oreilles, comme s'il s'agissait d'un meurtre rituel.
Oui, les similitudes étaient plus que troublantes. Mais il devait se garder de tirer des conclusions hâtives. Rien d'autre ne permettait d'affirmer que ce meurtre s'inscrivait dans la liste de ceux perpétrés cinq ans plus tôt. Il fallait explorer la moindre possibilité.
— Un meurtre d'imitation ! cria Bryan Jay dans le dos de Jake. Il pourrait s'agir d'un meurtre d'imitation, n'est-ce pas ?
Jake ne répondit pas et continua d'avancer.
Un meurtre d'imitation, en effet...
Peut-être. Peut-être pas...
Comme il approchait de l'endroit où le cadavre reposait encore, un moment plus tôt, Jake vit Marty, le Dr Gannet et Mandy Nightingale en grande conversation. Marty leva les yeux vers lui, brièvement, et Jake comprit aussitôt qu'ils parlaient de lui. Ils s'inquiétaient à son sujet.
Ils avaient tort.
Il allait très bien.
Et cette fois, rien ni personne ne l'empêcherait d'attraper le vrai meurtrier.