2.
Lorsque Sharon Dupré revint, Nick lavait des verres derrière le bar. Elle se hâta, craignant qu'il ne lui demande d'où elle venait. Ce n'était pas dans ses habitudes, mais elle avait promis de leur prêter main-forte, durant le service du déjeuner, et elle était en retard.
Nick ne posa aucune question, cependant, se contentant de lever les yeux vers elle et de lui sourire. Rien d'étonnant à cela, dans le fond. Nick n'était ni du genre jaloux, ni du genre inquisiteur. Si elle ne se plaisait pas en sa compagnie, il serait le premier à lui conseiller de partir. Mais si elle était heureuse, alors tant mieux.
— Salut, dit-il. Bonne journée ?
— Super, répondit-elle.
— Tu as vendu quelque chose ?
— Non. J'ai fait visiter deux maisons très chères, mais je n'ai pas d'offre, pour le moment.
— Faut le temps.
— Ashley a-t-elle appelé ? Elles sont bien arrivées à l'hôtel ?
Nick secoua la tête.
— Elle ne téléphonera pas aujourd'hui, à moins d'un problème. Sans doute demain. En tout cas, elle a adoré tes cookies.
— Tant mieux.
Sharon posa son sac derrière le bar et embrassa Nick, s'efforçant de dominer sa nervosité. Cela ne lui ressemblait pas. Elle n'était jamais mal à l'aise, comme ça, bien au contraire : elle faisait partie de ces femmes qui, en toute occasion, maîtrisent parfaitement et leurs émotions et la situation.
Elle fit mine de se dégager, mais Nick de nouveau l'attira contre lui et l'embrassa, de manière beaucoup plus appuyée et suggestive. Quand il la libéra, elle rougit.
— Sandy Reilly vient d'arriver et il nous regarde fixement, dit-elle.
— Sandy est vieux comme Mathusalem et nous réveillons en lui des souvenirs d'aventures et de prouesses érotiques, répliqua Nick.
— Du calme, les tourtereaux ! lança ledit Sandy. Est-ce qu'il y a moyen de se faire servir, dans cette taverne ? J'ai beau ctre vieux comme Mathusalem, je jouis d'une ouïe parfaite et il me faut une bière, vire.
Sharon et Nick se séparèrent en riant.
— Et une bière, une ! fit Nick. Aux frais de la maison, Sandy !
— Que Dieu soit loué pour les bonnes choses de ce monde, dit Sandy en hochant sa tête chenue. Une bien fraîche, s'il te plaît.
— Tu as l'air exaspéré autant qu'assoiffé, Sandy.
— En effet. Je sais maintenant pourquoi je passe ma vie sur mon bateau. Cette circulation, quel fléau !
— Pire que d'habitude ?
— Ça oui, alors ! A croire que tous les cinglés de la terre sont de sortie, aujourd'hui. Je devais juste payer deux trois factures, et ça m'a pris un temps fou... Il va se passer un moment avant que je ne reprenne la barre. Envoie la mousse, Nick. Envoie la mousse.
Sous l'eau, Jake Dilessio entendait le bruit de la raclette contre le bateau — un bruit étrange, qui tenait davantage du frottement que du grattement. Il acheva de détacher de la coque les dernières bernacles au moment où ses poumons menaçaient d'exploser et remonta rapidement à la surface. Puis, attrapant l'échelle du Gwendolyn, il avala un grand bol d'air tout en ôtant son masque. Dégoulinant, il gravit les marches et posa le pied sur le pont.
Il sentit le mouvement avant même que son assaillant ne l'attaque. Alerté par la tension, des années d'entraînement et une poussée d'adrénaline, il s'écarta vivement, puis bondit en avant. Par chance, son poing atterrit directement sur la mâchoire de son mystérieux agresseur.
A sa grande stupéfaction, l'homme, vêtu d'une chemise blanche, d'un pantalon bleu marine et de mocassins de cuir, demeura à terre et un sanglot lui échappa, tandis qu'il se frottait la joue.
— Merde ! grommela Jake. Brian ?
— Vous couchiez avec elle, dit ce dernier.
Jake se pencha pour l'aider à se remettre sur pied. Presque aussi grand que lui, mince, bien bâti et séduisant, yeux bleus et cheveux blonds comme tout surfeur qui se respecte, c'était le genre d'homme que les femmes jugent irrésistible. Mais à cet instant, ses yeux étaient cerclés de rouge et gonflés d'avoir pleuré, et sa joue enflait déjà, dérangeant l'ordre classique de ses traits.
— Brian, que fichez-vous ici ? fit Jake sans colère. Venez, entrons, je vais vous donner de la glace pour votre mâchoire.
Brian Lassiter fit d'abord mine de se dégager. Finalement, il suivit Jake à l'intérieur du bateau.
La conception du Gwendolyn se voulait très fonctionnelle. Dans un large espace à mi-chemin entre le living-room, la cuisine et la salle à manger, une volée de marches descendait vers une cabine, à l'arrière, et une autre montait vers la cabine principale, à l'avant.
Jake installa Brian sur un tabouret de bar et ouvrit le congélateur pour en sortir des glaçons. Il les enveloppa dans un torchon et, rejoignant son visiteur, le lui tendit.
— Tenez, ça vous soulagera. Je vais préparer du café.
— Je n'ai pas besoin de café.
— C'est ça !
— Comme s'il ne vous était jamais arrivé de boire quelques verres de trop.
— Il m'est arrivé trop souvent de boire quelques verres de trop. Et de me comporter aussi bêtement que vous, à l'instant. Tout de même, me sauter dessus, comme ça, par-derrière... J'aurais pu vous tuer.
— Je voulais juste vous cogner, au moins une fois, répliqua Brian, avant d'ajouter, d'une voix qui se brisa : vous couchiez avec elle.
Jake s'affairait autour de la cafetière. Il poussa le bouton de la machine d'un geste sec et se retourna.
— Je ne couchais pas avec elle.
— Vous mentez. De toute façon, vous ne me direz jamais la vérité, maintenant que Nancy est morte.
— En effet, acquiesça Jake. Nancy est morte.
— Oui... Comme je n'aurai jamais la preuve de votre liaison, pourquoi avouer ?
Jake ravala son agacement.
— Je pense que nous nous rappelons très bien l'enquête du coroner, l'un comme l'autre. Ce fut une vilaine, une sale affaire. Mais elle a prouvé au moins une chose, Brian : elle n'était pas avec moi, cette dernière nuit.
Elle avait eu un « rapport sexuel librement consenti avec un homme » — selon les termes du médecin légiste —, et des tests auxquels Jake avait offert de se prêter avaient prouvé qu'il n'était pas cet homme-là.
— Elle ne se trouvait pas avec moi non plus ! riposta Brian avec amertume. D'ailleurs, même si elle n'était pas avec vous cette nuit-là, elle vous aimait.
— Nous étions amis.
— Ouais, c'est ça.
Brian garda le silence un moment.
— Vous continuez de me juger responsable, reprit-il.
— Je n'ai jamais dit ça.
— Vous ne l'avez jamais dit ? Ha ! Chaque fois que vous me regardiez, pendant l'enquête, vous m'accusiez du regard.
Brian avait vraiment beaucoup bu. Jake le comprenait. Lui aussi éprouvait parfois le besoin presque irrépressible de se noyer momentanément dans l'alcool.
— Brian, vous vous trompez. Vous n'imaginez pas à quel point vous vous trompez.
— Un accident, qu'ils ont dit. Vous n'avez jamais cru, vous, qu'il s'agissait d'un accident.
— Brian, je pense que vous avez le défaut d'agir parfois comme un crétin, mais je ne vous ai jamais soupçonné d'avoir causé la mort de votre femme, d'accord ?
— Je ne l'ai jamais poussée à faire quoi que ce soit, mec. Je ne l'ai jamais forcée à prendre de la drogue, et quand nous, étions ensemble, nous ne nous sommes jamais soûlés non plus.
— Brian, vous tenez des propos complètement incohérents. Personne n'a jamais insinué que vous l'aviez forcée à faire quoi que ce soit. Vous vous êtes comporté comme un imbécile et elle vous en voulait très fort, ça c'est sûr. Mais elle vous aimait. Compris ? Merde, Brian, cela remonte à longtemps. Pourquoi ramener ça sur le tapis ?
— Pourquoi ? Comment pouvez-vous avoir oublié ?
Jake regarda fixement son interlocuteur. Il n'avait pas oublié.
— Son anniversaire, murmura-t-il en déglutissant péniblement.
— Ouais ! Elle aurait eu trente ans, aujourd'hui. Trente ans. Putain ! Elle avait vingt-cinq ans.
Jake s'appuya contre le comptoir. Son cœur saignait.
— Oui, et il n'y a strictement rien que nous puissions faire, ni vous ni moi. Elle est morte depuis près de cinq ans, Brian. Et si je ne me trompe pas, vous vivez avec une hôtesse de l'air depuis deux ans.
— Ouais, je vis avec une hôtesse de l'air, admit Brian.
Il secoua la tête et reprit :
— Une gentille fille. Je devrais l'épouser. Mais chaque fois que je l'envisage un peu sérieusement, je...
Il s'interrompit et son visage se chiffonna encore plus.
— Je me demande si Nancy va continuer à vivre avec moi pour toujours, comme ça, si je vais continuer à me réveiller en sursaut, la nuit, avec l'impression qu'elle me regarde fixement, quelle se demande si... Et merde !
Le café était prêt. Jake se tourna et remplit une tasse. Brian ne pouvait pas deviner combien ses sentiments étaient partagés. Jake aussi avait l'impression que Nancy le hantait toujours, après toutes ces années.
Il posa le café devant son invité.
— Brian, rien ne la fera revenir. Reprenez-vous, voyons. Cinq ans ont passé. Et personne ne pense que vous l'avez tuée.
— Non, pas que je l'ai tuée, mais que je l'ai amenée à se suicider.
— Elle ne s'est pas suicidée. Vous le savez, et moi aussi, je le sais.
Brian baissa la tête et inspira profondément.
— Savez-vous aussi, Jake, qu'il y a, là-dehors, des gens qui vous jugent comme une grosse merde, et non comme le puissant je-sais-tout que vous donnez toujours l'impression d'être, dans la presse ?
— Les gens pensent ce qu'ils veulent, Brian, je n'y peux rien, répondit Jake très posément.
— Ouais, c'est sûr. Si vous foutiez en tôle tous ceux qui vous prennent pour une grosse merde, ça ferait du monde, hein ?
— Brian, buvez votre café, et rassurez-moi en me disant que vous n'êtes pas venu jusqu'ici au volant de votre voiture.
— Pourquoi, vous allez m'arrêter ? rétorqua Brian d'un air belliqueux.
— Non, juste prier pour que vous ne croisiez personne en chemin.
Brian baissa de nouveau la tête.
— Je n'ai pas conduit. J'ai pris quelques verres dans un bar, en ville, et un copain m'a déposé chez Nick. Je me suis installé sur la terrasse et j'ai encore vidé quelques bières.
— Tant mieux. Allez, terminez ça, et je vous reconduis chez vous.
Brian le considéra d'un regard lourd.
— Il y a un truc que je ne comprends pas. Je sais que Nancy vous racontait plein de trucs. Avec tout ce qu'elle a dû vous dire sur mon compte, comment se fait-il que vous ne me fassiez pas la peau ?
— Je suis flic. Ça ferait désordre, si je vous tuais. Le meurtre est illégal.
Brian voulut forcer un sourire mais ne parvint à produire qu'une grimace.
— Vous pourriez me casser la figure. Légitime défense. Après tout, je vous en ai donné l'occasion, une fois ou deux. Pourquoi ne le faites-vous pas ? Vous vous sentiriez coupable ?
— Non.
— Alors... ?
— Elle vous aimait. Et moi, je l'aimais, elle.
Brian écarquilla les yeux, et Jake ajouta aussitôt :
— Je n'ai pas dit que j'avais couché avec elle. Seulement que je l'aimais. Et elle a toujours pensé que, dans le fond, vous étiez un type bien. Je ne sais pas d'où elle tirait cette certitude, mais elle vous connaissait mieux que moi. Allez, finissez ce café, que je vous ramène chez vous.
Brian le regardait toujours fixement... Puis il hocha la tête, but son café et se rendit dans les toilettes. Jake entendit couler le robinet. Sans doute se passait-il de l'eau sur le visage.
— J'ai laissé ma veste chez Nick, déclara-t-il en revenant.
— On va passer la prendre, fit Jake, qui avait eu le temps d'enfiler des vêtements secs.
Nick était derrière le bar avec Sharon, sa compagne depuis près d'un an. C'était Nick lui-même qui en avait parlé à Jake, comme s'il était encore un peu étonné d'être ainsi tombé amoureux, à son âge. Sharon tolérait ses horaires de restaurateur. Non seulement elle les tolérait, mais elle-même travaillait plus que la moyenne, avec son métier d'agent immobilier. Il lui arrivait de faire des journées de quinze, seize heures, puis de ne pas travailler ou à peine pendant plusieurs jours. Elle s'intéressait à la politique, aussi, et avait apparemment l'intention de briguer un poste à la mairie.
Jake ne les aurait jamais imaginés ensemble, mais après tout, que savait-il de ces choses ?
Nick arqua les sourcils en le voyant entrer avec Brian.
— Tout va bien ? s'enquit-il d'un air vaguement inquiet.
— Tout va bien, répondit Jake.
— « Tout va très bien, Madame la marquise », renchérit Brian.
— Vous n'êtes pas venu boire encore ? s'enquit Sharon, s'adressant à ce dernier.
— Je reconduis Brian chez lui, expliqua Jake. Il a laissé sa veste ici. Nous sommes passés la chercher.
Nick opina simplement du chef et les deux hommes ressor- tirent quelques instants plus tard. Durant le trajet, Jake ne dit pratiquement rien et Brian ne parla que pour lui indiquer le chemin. L'hôtesse de l'air s'appelait Norma et elle ouvrit rapidement la porte, l'air anxieux— Brian ayant passé un moment à essayer de faire tourner la clé dans la serrure.
Elle ne ressemblait en rien à Nancy. Petite et blonde, elle semblait très douce, et Jake se rappela l'avoir vue sur un vol intérieur, un jour qu'il se rendait dans le nord de l'Etat. Norma eut un rire et répondit qu'elle se souvenait de lui, aussi.
— Sans déconner ? marmonna Brian.
Jake serra les dents et résista à l'envie de lui en coller une autre.
— Je vais le coucher, dit-il.
— C'est la première porte, à l'étage, dit Norma. Je vais chercher de l'aspirine et un verre d'eau. Cela devrait lui faire du bien. Est-ce qu'il est tombé ?
Jake fit mine de ne pas avoir entendu la question. Brian s'appuyait pesamment sur lui et il rata la première marche de l'escalier. Jake le souleva contre lui pour monter plus vite.
— Est-ce que je suis tombé ? répéta Brian avec un ricanement amer, comme ils arrivaient à l'étage. Ouais ! Sur votre poing, pas vrai ?
— Brian, arrêtez de vous flageller, pour l'amour du ciel !
Jake le lâcha sur le lit et le débarrassa de ses souliers. Il s'apprêtait à quitter la pièce lorsque la voix de Brian l'arrêta sur le seuil.
— Alors vous connaissez Norma ?
— Je l'aie vue à bord d'un avion une fois, Brian.
— Je parie qu'elle préférerait coucher avec vous, aussi.
— Arrêtez un peu de faire chier le monde, répliqua Jake. Vous avec une chance inouïe. Vous avez eu une femme formidable et apparemment, cette fille vous aime aussi. La vie vous offre une seconde chance. Saisissez-la, au lieu de faire le con !
— Et vous, elle vous traite comment, la vie ? lança la voix de Brian, dans son dos. Il y a eu l'assistante du District Attorney. Une vraie beauté. Combien de temps ça a duré ? Trois mois ? Et puis j'ai entendu parler d'une serveuse, chez Hooters. Un corps à se damner. Une dizaine de rendez-vous, peut-être ? Vous aussi, vous continuez de pleurer après Nancy, pas vrai ?
— Brian, cuvez votre alcool. Cinq ans ont passé. C'est long.
Jake dévala les marches au moment où Norma s'apprêtait à les monter.
— Merci de l'avoir ramené, dit la jeune femme.
— Pas de problème.
— Il a fait la même chose, l'année dernière. C'est l'anniversaire de sa femme... C'est tout ce qu'il me dit. J'ai su, peu de temps après l'avoir rencontré, qu'elle était morte dans un accident tragique, bien sûr. Il devait beaucoup l'aimer... En tout cas, merci encore. Un homme qui a vécu une épreuve pareille a besoin d'aide, de temps à autre. Vous voulez un café, avant de repartir ?
— Non, merci.
— C'est vrai que je me souviens vous avoir vu sur un vol. Vous êtes flic, n'est-ce pas ?
— Oui, en effet.
— Alors, vous la connaissiez ?
— J'étais son coéquipier.
Jake ne dit rien de plus et quitta l'appartement. En arrivant sur son bateau, il vit que Nick et Sharon lui avaient laissé un plat de pâtes aux crevettes soigneusement enveloppé d'un film plastique.
Il se jeta dessus, s'avisant brusquement qu'il avait une faim de loup. Si le long week-end lui avait permis de bénéficier d'une journée supplémentaire de congé, l'installation du bateau dans la marina lui avait pris presque tout son temps.
Il se coucha, épuisé, mais le sommeil se fit attendre. Nancy aurait eu trente ans, aujourd'hui. Mince !
Dormir sur un bateau présentait l'avantage de se faire bercer doucement par les vagues. Et puis, il y avait le bon air de l'océan. Cela suffisait, généralement, à calmer ses tensions.
Pas ce soir.
Jake se tourna et se retourna dans son lit.
Il aurait peut-être dû éviter de rester seul, ce soir...
Les dernières paroles de Brian lui trottaient dans la tête.
L'assistante du District Attorney.
La serveuse.
Oui, il avait connu des femmes, ces dernières années. Mais il n'avait jamais réussi à s'investir réellement dans ces relations.
C'est vrai qu'il avait été amoureux de Nancy. Et maintenant, elle était comme un fantôme dans sa vie. Un souvenir. Une odeur. Parfois, il avait même l'impression d'entendre son rire.
Il lui comparait toutes les femmes qu'il rencontrait. C'était plus fort que lui. Et aucune, jusqu'à maintenant, n'avait soutenu la comparaison.
Il finit par s'endormir, aux environs de 2 heures du matin — pour se réveiller un peu plus tard, trempé de sueur. Toujours le même cauchemar. Il était dans l'eau claire de l'océan, par une superbe journée ensoleillée. La lumière perçait la surface... Tout à coup, des nuages obscurcissaient tout. L'eau devenait trouble,
une eau de canal, et il essayait de reculer, sachant ce qu'il allait voir. Puis, il entendait sa voix...
Il se leva, alla prendre une bière dans le réfrigérateur et sortit sur le pont. Il avait besoin de sentir la brise nocturne. Il avala la bière pratiquement cul sec.
Il n'était pas plus guéri que Brian...
Nancy pouvait se montrer si féminine, si belle — d'une beauté presque tragique —, lorsqu'elle se confiait à lui... Puis elle redevenait dure, inexpugnable. Aucune situation ne lui faisait peur et elle était aussi capable et aussi douée que n'importe lequel des hommes, dans la police. Elle était sa coéquipière. Elle n'avait pas le droit de lui cacher quoi que ce soit. Si elle avait su quelque chose, si elle avait eu le moindre doute, elle lui en aurait parlé. En revanche, elle s'était peut-être trouvée, brutalement, à même d'apprendre des faits compromettants pour certaines personnes...
Que faisait-elle, durant les moments qui avaient précédé sa mort ? Il l'ignorait totalement, alors qu'elle aurait dû le lui dire. Elle était morte dans sa voiture et on avait trouvé des traces d'alcool et de drogue dans son sang. Une mort accidentelle, d'après les rapports de la police et du médecin légiste. Elle avait perdu le contrôle du véhicule. Aucun indice, rien qui permette de supposer autre chose. Malgré tout, l'enquête avait révélé tous les problèmes qu’elle connaissait, dans sa vie privée : son mariage qui battait de l'aile, son amitié — équivoque ? — avec Jake...
Lequel n'avait jamais cru à la thèse de l'accident. Absurde ! Nancy ne buvait pas, et elle se droguait encore moins. A vingt- cinq ans, grande, très brune, elle avait un corps élancé qu'elle soumettait à un régime d'exercices intensifs. Elle irradiait la force, la jeunesse et la confiance en elle.
Une image se faufila dans l'esprit de Jake, par une association aussi bizarre qu'inattendue. Oui, il s'avisait inopinément qu'il avait croisé, ce matin-là, une jeune femme dotée du même genre d'assurance insolente que Nancy : la nièce de Nick, avec qui il était entré en collision, aux aurores. Cette dernière était moins grande, et rousse, mais elle avait manifestement la même capacité que Nancy à prendre position, envers et contre tout, sans s'effaroucher et sans mâcher ses mots. Comme Nancy, elle ne reculait pas, allant même fermement au-devant de l'obstacle, sans que cela porte la moindre atteinte au magnétisme qu'elle dégageait.
Ce n'était pas la première fois qu'il voyait la jeune femme. Autrefois, elle travaillait souvent au bar-restaurant. Mais elle était différente, à l'époque — une adolescente encore en pleine croissance, maigre, tout en jambes, avec une tignasse de cheveux roux et de grands yeux verts. Elle avait toujours l'air de courir quelque part.
Plusieurs années avaient passé, des années durant lesquelles Jake n'avait fait que de rares apparitions chez Nick, même s'il avait demandé un espace pour son bateau dans la marina — celui-là même dans lequel il venait de s'installer.
La jeune fille avait beaucoup changé. Elle n'était plus maigre et tout en jambes, et ses cheveux roux vibraient d'une belle couleur chaude, sensuelle. Bref, elle était devenue tout à fait séduisante... Mais c'était sa voix, plus encore que tout le reste, qui avait frappé Jake : indignée, froide, distante. Sa voix et ses yeux, qui avaient le pouvoir de perforer celui qu'ils fixaient avec un air de totale condamnation.
Elle était à l'académie de police. Nick le lui avait dit. Elle allait donc faire partie de la police. Super. Avec ce je-ne-sais-quoi qui rappelait tellement Nancy...
Jake frissonna de la tête aux pieds. Pourvu qu'elle ne soit pas trop comme Nancy — une femme trop sûre d'elle, trop déterminée. Une femme qui n'avait pas le bon sens d'avoir un peu peur...
Il secoua soudain la tête. Ses pensées prenaient un cours aberrant. Il l'avait à peine croisée ! Que savait-il d'elle, pour la comparer à Nancy ? Rien du tout. Peut-être cette étrange association d'idées s'était-elle faite dans son esprit parce que c'était l'anniversaire de Nancy...
Il éprouva un brusque sentiment de sympathie et même d'empathie pour Brian, et se dit qu'il avait envie d'une autre bière. Ou plutôt non : d'un scotch. Après tout, il n'irait nulle part, ce soir.
Il revint à l'intérieur du bateau et se servit un double scotch. Cette nuit, au moins, il dormirait bien.
Ashley, Karen et Jan étaient arrivées à l'hôtel sans autre incident. Elles avaient pris leur chambre et passé l'après-midi à siroter des cocktails au bord de la piscine. Entre deux plongeons, la décision avait été prise de consacrer la soirée au spectacle. Elles iraient danser le lendemain.
Les chevaux étaient magnifiques et elles avaient adoré le show. En sortant, Ashley trouva un message sur son portable. Len était effectivement monté à Orlando avec ses amis pompiers, et ils étaient dans un club de swing.
— Des pompiers ? s'exclama Karen d'un air gourmand.
— Ils ne sont pas tous costauds et beaux, tu sais, déclara Jan.
— On peut quand même aller vérifier. Ça ne coûte rien.
Décision fut donc prise de rejoindre Len.
Il était bien là avec deux amis. Grand et bâti comme un roc, il avait confié à Ashley, un jour, qu'il avait commencé à travailler sa musculature au moment où il avait résolu d'entrer dans la police. Blond cendré, des yeux clairs et quelques taches de rousseur, il avait trente et un ans et un gros faible pour Ashley. Celle-ci le savait, mais ne partageait pas cette attirance. Et comme elle pouvait difficilement lui expliquer qu'il ne lui plaisait pas vraiment, elle avait trouvé la parade en soutenant qu'en dehors de ses cours à l'académie de police et du dessin, rien ne comptait pour elle.
Il paraissait avoir accepté les raisons de la jeune femme, et il lui arrivait même de chercher à la faire rire en lui racontant ses rendez-vous désastreux et ses tâtonnements dans sa quête de la femme idéale.
Ses deux compagnons, Kyle Avery et Mario Menendez, correspondaient tous deux à l'archétype du jeune pompier rude et fort.
— Ashley, tu as bon goût, commenta Karen. Il est à croquer.
— Lequel ? demanda Ashley.
Karen observa un temps d'arrêt.
— En fait, ils sont tous à croquer. Mais surtout ton ami, Len. Je ne comprends pas pourquoi tu ne lui mets pas illico presto le grappin dessus.
— Il manque quelque chose.
— Quoi donc ? Il m'a l'air d'avoir tout ce qu'il faut là où il faut.
— Eh bien, vas-y. Fonce.
Karen secoua la tête.
— Non. Ce serait trop bizarre. Il a le béguin pour toi.
— C'est un ami, Karen. Si tu le rends heureux, tu me rendras heureuse par la même occasion.
— Allez, les pipelettes ! s'écria Jan. On est dans une boîte de nuit, pas sur un divan de psy. La piste nous appelle !
Après quelques heures passées à danser et à changer de partenaires, Karen déclara qu'elle était épuisée. Le trio fila vers les toilettes pour dames, pendant que les messieurs commandaient à boire.
— Ashley, je suis en train de flirter comme une malade avec ton copain et je m'amuse comme une petite folle, mais franchement, tu n'as pas l'air de t'intéresser à qui que ce soit, fit Karen.
Ashley poussa un soupir.
— Je suis à l'académie de police et cela me pompe pratiquement tout mon temps et toute mon énergie. Ce qui reste est pour Nick — il a bien besoin d'un coup de main, de temps en temps. Je n'ai pas envie d'une relation. D'ailleurs, il se fait tard. Je crois que je vais rentrer me coucher.
— Allons, il n'est pas si tard. Et qui te parle d'avoir une relation sérieuse ? Tu ne peux pas t'amuser un peu ? Je suis institutrice et je passe mes journées avec des enfants, à leur apprendre l'alphabet, les chiffres, à se laver les mains et à se moucher. Il y a presque un an que je n'ai pas eu ce que j'appellerais un vrai petit ami — et le dernier ne me manque pas une seule seconde, c'est le moins qu'on puisse dire. Cela dit, la compagnie d'un homme me manque. En fait, ce qui me manque, c'est le sexe. Tu n'as donc jamais envie de t'envoyer en l'air, comme ça, juste pour le plaisir?
— Karen, le sexe, c'est super, mais tu ne veux pas apprendre à le connaître un peu, d'abord ?
— Bof ! intervint Jan en vérifiant son rouge à lèvres. Parfois, les types sont drôlement mieux avant qu'on apprenne à les connaître.
— Il habite à Miami, comme nous. Elle devrait prendre son temps, insista Ashley.
— La Mère supérieure a parlé, déclara Karen. O.K., ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Il m'a demandé mon numéro de téléphone et j'ai bien l'intention de le lui donner. On verra bien s'il appelle. Si ça se trouve, à peine sorti d'ici, il va recommencer à ne s'intéresser qu'à Ashley.
— Karen, nous sommes copains. Rien de plus.
— J'espère bien. Et j'espère aussi qu'il va m'appeler. Il a un boulot respectable et il est supersympa. Il boit, mais pas trop, et il danse le swing. Je t'interdis de rentrer maintenant. Et sois gentille.
— Comment ça, sois gentille ? C'est mon ami. Je suis toujours gentille.
Karen eut un soupir d'impatience.
— Je veux parler des autres. Sois gentille avec les trois. Jan ne l'admettra jamais, mais elle a sorti toute sa panoplie de charmes pour Kyle, alors sois sympa avec Mario. Sinon, il risque de s'ennuyer, de vouloir partir, et la soirée sera fichue.
Elle passa une main dans ses cheveux et secoua la tête d'un air rêveur, avant de reprendre :
— Tout de même, je ne pige pas. Tu n'as donc pas vu les fesses qu'il a ? Elles sont fantastiques !
Ashley la regarda et leva les yeux au ciel.
— Non, j'avoue n'avoir jamais accordé une attention particulière à ses fesses, mais si tu dis quelles sont fantastiques, je te crois sur parole.
Karen prit Jan à témoin :
— Elle est folle.
— Non, je la comprends tout à fait, répondit Jan. Soit l'attirance est là, soit elle n'existe pas. Ça ne s'explique pas. Alors arrête un peu de culpabiliser et de tâter le terrain pour t'assurer qu'Ashley ne s'intéresse pas à lui. Ça ne fait pas l'ombre d'un doute. Bon, on ne va pas passer la soirée dans les toilettes...
— Tu as raison. Allons les rejoindre. Et toi, Ashley, parle un peu à Mario. Tu n'as qu'à discuter boutique, s'il le faut.
— Je suis à l'académie de police, pas chez les pompiers.
— C'est pratiquement la même chose, fit Karen avec un haussement d'épaules.
Ashley découvrit qu'elle était capable d'avoir une conversation agréable avec Mario, qui était le plus timide et le plus réservé des trois. Il était marié, et s'il avait accepté de sortir avec ses amis, c'était parce que sa femme séjournait chez ses parents dans le Connecticut. Il eut l'air presque soulagé de pouvoir parler de son mariage.
Puis, de fil en aiguille, Ashley en vint à lui raconter l'accident sur la route, ce matin-là, et Mario évoqua les appels auxquels ils avaient répondu, sur cette même nationale 95 — certains dramatiques, d'autres juste insolites. Quand les autres les rejoignirent, après quelques danses, Ashley répéta l'histoire pour le compte de Len, songeant qu'il serait peut-être intéressé, puisque l'accident s'était produit dans son secteur.
— Malheureusement, tu vas être amenée à assister à des scènes de ce genre de plus en plus souvent, commenta ce dernier quand elle eut terminé.
— Nous avions décidé de ne plus penser à cet accident, marmonna Karen en regardant Ashley — laquelle ne s'était même pas aperçue qu'elle avait sorti un crayon et ébauchait de nouveau la scène sur une serviette en papier. Ashley est une artiste, ajouta-t-elle en retournant le carré de papier.
— Elle est très douée, renchérit Jan. Dessine un visage, Ashley. Fais le portrait de Kyle.
Ashley obéit et croqua aussitôt le pompier. Les autres se levèrent pour se grouper autour d'elle, regardant par-dessus son épaule.
— Bravo ! dit Kyle d'un air impressionné. C'est excellent, en effet. Signe-le. Je veux le garder.
— Tu fais le mien, aussi ? s'enquit Mario.
— Et ceux de Karen et de Jan ? demanda Len, lorsque Ashley eut terminé.
— Je les ai dessinées des douzaines de fois.
— Mais on aimerait peut-être les garder, dit Len.
— D'accord, acquiesça Ashley.
La chose faite, Kyle secoua la tête.
— Len me dit que tu vas être flic ? C'est super, bien sûr, mais... tu as tellement de talent...
— Elle a une mémoire photographique, aussi. Dessine une personne que tu as croisée, aujourd'hui, dit Jan.
— Pas la scène sur la route, fit Karen en posant la main sur celle d'Ashley.
Celle-ci eut un haussement d'épaules.
— D'accord.
— Vas-y, je m'occupe de l'addition, pendant ce temps-là, dit Len.
— Hé, Len, ce n'est pas nécessaire, dit Ashley.
— Allons, tu m'as invité à dîner assez souvent, chez Nick.
— Ce qui signifie que c'est mon oncle qui t'a nourri, pas moi.
— C'est pareil. Et puis, on ne discute pas avec un représentant de la loi, conclut Len avant de s'éloigner vers le bar.
Ashley le suivit des yeux, fit la moue, et posa son crayon sur la serviette. Elle hésita, et se remit à dessiner. Elle fut elle-même surprise de voir ce qui se mit à apparaître sur le papier : des traits forts, comme taillés à coups de serpe, des cheveux noirs, des yeux sombres, une mâchoire carrée, des pommettes hautes et larges, et la bouche, comme pincée... mais une belle bouche malgré tout...
— Ouah ! C'est qui ? demanda Karen.
— Le type sur qui j'ai renversé mon café, ce matin.
— Beau mec !
— Vous voyez ce que je disais ? fit Jan d'un air ravi. Une vraie mémoire photographique.
— Pas vraiment. Mais j'aime dessiner les visages. J'ai toujours adoré ça.
Kyle émit un petit sifflement admiratif et Ashley étudia son dessin de nouveau, éprouvant un drôle de pincement intérieur. Beau mec. C'est vrai, qu'il était beau. Une vraie masse d'agressivité et de testostérone ambulante, mais... il avait quelque chose. Puissance ? Force ? Sensualité ? Peut-être un mélange de tout cela. En tout cas, il exsudait une sorte de magnétisme animal.
Précisément le genre de chose que Len n'avait pas, du moins à ses yeux, songea Ashley, se remémorant brusquement les paroles de Karen, dans les toilettes.
Tu n'as donc jamais envie de t'envoyer en l'air, comme ça, juste pour le plaisir ?
Elle regarda encore son croquis. Un type comme lui devait s'adonner à ce genre de sport plus souvent qu'à son tour...
Le genre d'homme à éviter à tout prix.
Bah ! avec un peu de chance, elle ne le reverrait probablement plus. Il avait beau connaître Nick et fréquenter le bar-restaurant, il n'était pas un habitué, et des tas de clients allaient et venaient à longueur de temps.
— Tu es vraiment douée, reprit Kyle, interrompant le fil de ses pensées. Tu ne devrais pas gâcher un talent pareil.
Ashley inspira profondément, presque soulagée de revenir dans le présent.
— Merci, dit-elle en froissant la serviette en papier.
— Hé, tu l'as détruit ! s'offusqua Mario.
— Elle n'aime pas beaucoup ce type, dit Jan avec un petit sourire en coin.
Len revint vers eux et ils quittèrent la boîte de nuit. Mario et Kyle étaient d'astreinte, le lendemain après-midi, et les trois amis devaient retourner sur Miami, ce que Len ne manqua pas de regretter.
Kyle et Jan et Len et Karen échangèrent leurs numéros de téléphone, puis les deux groupes se séparèrent : leurs hôtels n'étaient pas dans la même direction.
Comme elles marchaient vers la voiture d'Ashley, Karen passa son bras sous celui de son amie et émit un petit sifflement joyeux.
— Quelle bonne soirée, n'est-ce pas ?
— Oui, je me suis bien amusée, répondit Ashley. Et j'espère sincèrement que toi et Len allez vous revoir.
— Oui, il a vraiment l'air d'être un type chouette, déclara Jan. Quant au tien, Ashley, mes compliments ! Il a l'air un peu mûr, un peu effrayant, aussi, mais drôlement attirant.
Ashley la regarda fixement et fronça les sourcils.
— Il est marié, aussi.
Karen éclata de rire et enroula un bras autour des épaules d'Ashley.
— Jan ne parle pas de Mario. Elle veut parler du mec sur le dessin.
— Je n'ai rien à voir avec lui ! s'indigna Ashley.
— Ah ouais ? En tout cas, tu l'as croqué de manière plutôt suggestive, dit Karen.
— Mais enfin, je ne le connais même pas...
— Ah ! Rien ne vaut un homme auréolé de mystère, la taquina Jan.
— Pff ! Quand vous aurez fini de raconter des âneries !
A peine de retour dans leur suite, elles se couchèrent. Mais Ashley ne réussit pas à s'endormir. Finalement, elle se leva, referma doucement la porte de la chambre et se rendit dans le salon, où elle se fit une tasse de thé. Puis elle sortit son carnet de croquis.
Quand les trois hommes arrivèrent devant la chambre qu'ils avaient louée pour la nuit, Len recula brusquement.
— J'ai une terrible envie de hamburger, d'un seul coup, dit-il.
— Tu veux de la compagnie ? proposa Mario.
— Non, tu penses. Vous êtes crevés et il faut que vous soyez en forme, demain. Je peux me conduire tout seul chez Denny's.
— Sûr ? insista Mario, avant d'étouffer un bâillement. Tant mieux, remarque. Je suis crevé, en effet.
— Va mettre la viande dans le torchon. Je ne serai pas long. Et j'essaierai de ne pas faire de bruit en rentrant.
— Le dernier arrivé hérite du canapé-lit, lui rappela Kyle.
— Entendu. Il fallait bien que l'un de nous se le tape, de toute façon.
Len sourit, pivota sur ses talons et retourna vers la voiture. Mais il ne se rendit pas chez Denny's. Il roula d'abord au hasard, avant de prendre la direction de l'hôtel dans lequel étaient descendues les filles. Là, il se gara.
Karen avait mentionné que leur suite était au rez-de-chaussée, du côté de la piscine, et que la baie vitrée s'ouvrait sur une terrasse donnant sur les jardins. Il rôda un moment et s'arrêta finalement devant des fenêtres allumées. Les rideaux étaient minces et il aperçut une silhouette qui se déplaçait, à l'intérieur. Ashley, songea-t-il en souriant.
La jeune femme sortit sur la terrasse et Len s'aplatit contre un gardénia, veillant bien à rester dans l'ombre.
Elle tenait un mug entre ses mains et regardait autour d'elle d'un air pensif. Elle portait juste un T-shirt qui lui arrivait à mi- cuisses et ses cheveux roux brillaient dans la lumière artificielle. Les longues boucles frôlaient la courbe de ses seins, le coton de son vêtement moulait la forme de ses cuisses...
Len s'enfonça davantage dans l'obscurité, le cœur battant.
Tu n'imagines pas à quel point je te connais bien, Ashley. Je savais que tu serais la seule à veiller... Je savais qu'en venant jusqu'ici, je te verrais. Un jour, tu comprendras tout ce que tu me fais ressentir, depuis que je te connais.
Un jour, elle comprendrait, elle accepterait l'inévitable...
Un jour prochain.
Mais pas ce soir. Ce soir, il devait encore se contenter de la regarder de loin. Bientôt...
Bientôt, il saurait lui faire accepter l'évidence.
La nuit était magique. Pourtant, même les étoiles dans le ciel noir ou le reflet de la lune sur les ravissants jardins de l'hôtel ne parvenaient pas à retenir son attention.
Ashley retourna dans la suite et reprit le carnet de croquis qu'elle avait laissé sur le canapé. Elle saisit son crayon et se mit à dessiner. D'abord, le corps... le corps étalé sur le bitume.
Un homme, jeune, la ligne des muscles saillante sous les taches de sang, ses cheveux blond cendré recouvrant son visage... Autour de lui... l'officier de police qui était arrivé le premier sur les lieux du terrible accident, la voiture de patrouille, les deux chauffeurs et leurs véhicules, le flot de la circulation qui ralentissait...
Puis la glissière de sécurité et les automobiles qui roulaient en sens inverse...
La silhouette, enfin, de l'autre côté des voies...
Elle dessinait, son crayon forçant certains traits, appuyant certaines ombres, de sorte que la scène parut bientôt étrangement réelle, malgré le noir et blanc — et toutes sortes de nuances de gris. Chaque détail avait été travaillé, à l'exception de cette silhouette mystérieuse et sombre, de l'autre côté des dix voies, qui paraissait observer de loin, comme en attente...
En attente de quoi ?
L'assurance que l'homme — le pauvre homme presque nu — était bel et bien mort ?
Un frisson la secoua, brusquement.
Une légère brise soulevait les rideaux et Ashley se leva, mal à l'aise, pour aller refermer la baie vitrée. Puis elle la verrouilla de l'intérieur, tira les rideaux et alla se coucher.
Elle ferma les yeux, mais l'image du corps sur la route la hantait sans répit.
Elle étouffa un juron et donna un coup de poing dans son oreiller. Compter les moutons lui avait toujours paru une absurdité. Or, elle voulait dormir...
Elle décida de compter les chevaux.
Rêve étrange.
L'air était saturé d'un brouillard que trouait par endroits la lumière du soleil. Elle marchait vers lui.
Parfois, ils étaient sur la plage ; d'autres fois, dans la cabine du Gwendolyn. Ses cheveux tombaient sur ses épaules et dans son dos et elle était nue, nue sous les reflets des ombres et du soleil.
Nancy
Il avilit si souvent rêvé d'elle, rêvé qu'elle était là, avec lui, essayant de lui dire quelque chose. Mais quoi ? Parce que, malheureusement, ça ne s'était pas passé comme ça, dans la réalité. Bien sûr, Ils avaient beaucoup parlé, de leurs frustrations, de leur piétinement sur leur dernière enquête. Nancy savait-elle quelque chose qu’elle lui avait caché ? Déçue par son mariage, elle s’était jetée à corps perdu dans son travail. Avait-elle poussé le zèle et l’obsession au point de se lancer seule sur une piste, violant ainsi les règles de sécurité les plus élémentaires ?
Arrivé à ce point de son rêve, il revoyait généralement le visage de Nancy tel qu 'il lui était apparu sur la table d’autopsie. Cette vision le frappait d'horreur et il se réveillait toujours en sursaut, le corps trempé de sueur. Mais cette nuit, l'image ne survint pas.
Il ne la voyait plus clairement. Ses cheveux n'étaient pas noirs, mais roux...
Ce n'était pas Nancy ! Juste quelqu'un comme elle, quelqu'un qui se mouvait un peu comme elle...
La nièce de Nick. Elle avançait d'une démarche lente et assurée, presque élastique. Elle arrivait devant lui et le passé s'éloignait jusqu'à disparaître, remplacé par le présent. Elle était différente, vivante, réelle, vibrante. Elle tendait la main vers lui, elle le touchait...
Jake se réveilla. Le réveil sonnait.
Merde !
Non, ce n'était pas le réveil. C'était le téléphone. Quelle heure était-il ? Le milieu de la nuit.
Clignant des yeux, la tête lourde, il tendit la main et décrocha le combiné.
Un instant plus tard, Jake pâlissait affreusement.