22.
Le restaurant venait d'ouvrir, lorsque Katie appela Nick. Sharon le demandait au téléphone.
Nick s'excusa auprès des clients qu'il était en train de servir et alla prendre le combiné.
— Salut, ma belle.
— Nick, j'ai besoin que tu viennes me retrouver, s'il te plaît.
— Maintenant ? On est samedi après-midi, Sharon, et...
— S'il te plaît, c'est important.
— Que se passe-t-il ? Quelque chose ne va pas ?
— Je ne veux pas en parler au téléphone.
Nick fronça les sourcils. Sharon se comportait de façon bien étrange, depuis quelque temps... Il regarda autour de lui. Les clients ne cessaient d'arriver et ils venaient à peine d'ouvrir les portes. Katie était là, cependant, et le reste de l'équipe était au complet. Ashley dormait encore, mais si Katie était débordée, elle pourrait toujours la réveiller.
— Nick, insista Sharon, j'ai vraiment besoin de toi. J'ai peur. J'ai même peur de te parler, une fois que tu seras en face de moi. Mais il le faut. C'est nécessaire. Aujourd'hui. Quelles que soient les conséquences.
— Bon, bon... si tu as besoin de moi, j'arrive, répondit Nick. Où veux-tu que je te retrouve ?
Sharon lui donna une adresse.
— Je cherche quoi, exactement ?
— Tu comprendras, quand tu arriveras, repartit Sharon, avant de raccrocher.
— John, tu es complètement fou, murmura Mary. L'hôpital grouille de monde.
— Tant mieux. On a besoin de tous ces gens.
Il ajusta le masque chirurgical qu'il venait de voler dans la pièce où l'on stockait le matériel et regarda Mary, comme elle poussait une mèche de cheveux blonds sous son bonnet. Bien. On ne voyait que ses yeux — de jolis yeux bleu pâle, assortis au pyjama de bloc qu'elle portait.
Personne ne le reconnaîtrait, non plus : il avait mis des lentilles de contact. Il était doué pour le maquillage, et avec ses faux sourcils gris et broussailleux, on ne pouvait le prendre que pour un homme d'une cinquantaine d'années, au moins.
— Tu es fou, répéta Mary.
— Je ne suis pas fou, répondit John Mast. Je suis désespéré. Allons-y.
Jake se mit en chemin vers 14 heures.
Il s'arrêta à la cafétéria du péage d'entrée de l'autoroute afin d'avaler rapidement un café et un sandwich, puis il reprit la route, pressé d'arriver à Miami. L'étrange pressentiment le taraudait qu'il n'arriverait jamais assez vite ou assez tôt.
Les quelques mots qu'il avait arrachés à Bordon tourbillonnaient dans son esprit, valsant avec sa liste de faits...
Il en avait le tournis.
Bordon ne lui avait pas livré de noms, mais il avait admis sa complicité. Il avait nié, en revanche, avoir commis les meurtres lui-même. Ce n'était pas vraiment étonnant ; Jake avait longtemps cru que Bordon était le cerveau de toute l'opération, celui qui donnait les ordres.
Manifestement, ce n'était pas le cas.
Bordon avait été assassiné. L'enquête au sein de la prison permettrait peut-être d'identifier celui qui avait initité la rixe, mais cela prendrait du temps. Or, Jake n'avait pas de temps à perdre.
Alors... Peter Bordon avait vu Nancy Lassiter. Peut-être même était-il l'homme avec lequel elle avait couché, la nuit de sa mort. Elle avait sans doute découvert quelque chose et décidé de violer les règlements pour qu'enfin la vérité éclate. C'était un bon policier et Jake imaginait sans peine les dilemmes qu'elle avait dû affronter, au fil des heures, lors de cette nuit qui lui avait été fatale...
En arrivant au péage de sortie, il fut pris dans des embouteillages et, tandis qu'il avançait au pas, il jeta un coup d'œil sur le bloc-notes qu'il avait posé près de lui, sur le siège du passager. Il le prit et tourna les pages, parcourant ses notes pour la énième fois, regardant longuement le croquis de la scène de l'accident qui lui avait fait penser que les deux affaires étaient peut-être liées. Soudain, il fronça les sourcils, s'avisant pour la première fois que deux pages étaient collées l'une à l'autre.
Il les détacha et son cœur eut un raté.
Ashley avait fait un autre croquis — un portrait, cette fois — et l'homme qu'elle avait dessiné n'était autre que John Mast. John Mast qui se faisait peut-être passer pour mort, qui avait peut-être revêtu l'identité de David Wharton, ce même David Wharton qui avait traîné à l'hôpital et aiguillé les flics sur des fausses pistes.
Jake sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête et il fourra la main dans sa poche pour attraper son portable. II appela d'abord le cellulaire d'Ashley, pour tomber sur le répondeur.
— Ashley, c'est Jake. Quoi que tu fasses, ne laisse pas David Wharton t'approcher, tu m'entends ? Ne le suis pas, ne l'écoute pas, fais très attention. Je ne suis plus très loin de Miami.
Il hésita, avant d'ajouter :
— Quels que soient tes sentiments vis-à-vis de moi, Ashley, je t'en supplie, écoute-moi. J'ai des raisons de croire que cet homme est impliqué dans les meurtres de quatre femmes, et peut-être aussi dans l'attaque dont ton ami a été victime.
Il raccrocha et appela le bar, espérant que Nick répondrait. Ce fut Katie qui décrocha. Nick était sorti ; elle ne savait pas où il s'était rendu.
— Et Ashley ?
— Ashley a dormi jusqu'à midi, vous vous rendez compte ? Après ça, j'avais un monde fou, ici, et...
— Katie, est-elle encore là ou pas ? Il faut absolument que je lui parle.
— Non, non, elle est partie pour l'hôpital, il y a une heure environ.
— D'accord. Merci.
Tout en continuant d'avancer au pas, il appela l'hôpital et tomba sur un message enregistré lui conseillant de composer différents numéros qui ne le menèrent nulle part. Il finit par raccrocher en jurant et joignit Carnegie.
— Carnegie, c'est Dilessio. Ecoutez, j'ai de plus en plus de raisons de penser que John Mast et David Wharton ne sont qu'une seule et même personne. Ashley a dû être en contact avec lui, car je viens de trouver un portrait qu'elle a fait. John Mast est bel et bien vivant. Elle doit être à l'hôpital, là. Pouvez-vous vous y rendre et lui dire de faire attention ? Il faut appréhender ce type le plus rapidement possible.
Il coupa la communication au moment où il franchissait enfin le péage. Il lui restait une quarantaine de kilomètres à parcourir avant d'arriver à l'hôpital.
Quelques minutes plus tard, Carnegie le rappela.
— Jake, je suis à l'hosto. On devrait avoir du nouveau assez vite. Les médecins sont persuadés que Stuart Fresia est en train de sortir du coma — toutes sortes d'activités cérébrales et d'autres trucs auxquels je ne comprends rien. Quoi qu'il en soit, on vient de l'emmener pour lui faire un scanner, je crois. Ils espèrent qu'il pourra parler d'ici à ce soir.
— Et Ashley Montague ? demanda Jake.
— Elle était là, il y a quelques minutes à peine. Elle a accompagné Stuart et ses parents, pour le scanner.
— Vous lui avez répété ce que je vous avais dit ?
— Oui. Elle m'a promis de rester là jusqu'à votre arrivée.
Jake eut un soupir de soulagement.
— Bravo. Quoi qu'il arrive, veillez bien à ce qu'elle ne s'en aille pas. Je n'en ai plus pour très longtemps.
Les yeux fixés sur la route, le front plissé, Jake ressassa les dernières paroles de Bordon et tourna les pièces du puzzle en tous sens. Il franchit un long tunnel, et, en sortant, vit clignoter le signal d'appel. C'était Ashley et elle lui avait laissé un message. Maudit tunnel !
— Jake, je viens de parler à Carnegie, disait-elle sur un ton un peu crispé. Je suis désolée, j'ai perdu mon portable. J'ai eu des conversations très étranges avec David Wharton. Je sais que tu penses qu'il est quelqu'un d'autre — un certain John Mast, m'a dit Carnegie. Je ne sais pas. Wharton m'a paru sincère. Tu vas encore dire que je suis une idiote sans expérience, mais il est absolument convaincu qu'un flic pourri est impliqué dans l'affaire — un ou plusieurs. Je suis à l'hôpital. Je... je dois reconnaître que je ne sais plus à qui faire confiance. Si... si, pour une raison ou pour une autre, tu ne me vois pas, j'ai laissé quelque chose pour toi. Dans un endroit petit et étroit. Je... je te verrai à ton arrivée.
Jake sentit son estomac se soulever et manqua faire une sortie de route.
Il venait d'entendre la voix de Bordon criant : « Des flics ! »
Non. C'était impossible. Mast essayait encore de les lancer sur une fausse piste. Et pourtant...
Il regarda le compteur de vitesse. Bordon avait vu Nancy. Il savait qu'elle avait été assassinée ; peut-être même était-il présent, au moment des faits. Mais il n'était pas le meurtrier ; sa main n'était pas celle qui avait porté le coup fatal. Votre partenaire... si belle...
« Au diable la limitation de vitesse ! » décida brusquement Jake. Il actionna la sirène et écrasa le champignon.
John Mast connaissait l'agencement de l'hôpital comme sa poche. Non seulement il avait su comment aborder le flic qui gardait l'entrée de la chambre de Stuart Fresia, mais il avait aussi convaincu les parents du jeune homme, et même Ashley Montague. Il détenait la feuille de température du patient et il avait donné tous les papiers nécessaires aux infirmières. Il avait imité la signature du Dr Ontkean à la perfection et il était calme, enjoué, parfaitement naturel. Il proposa au policier de garde de les accompagner et encouragea M. et Mme Fresia à faire une petite pause à la cafétéria.
Lorsqu'ils s'engagèrent dans le couloir, néanmoins, Ashley fronça les sourcils.
— Le panneau indiquant la salle des scanners pointait dans l'autre direction, celle du service des urgences, remarqua-t-elle d'un air soupçonneux.
Aussitôt, le gardien qui les suivait se rapprocha, la main sur son revolver.
John jeta un regard à Mary, priant pour qu'elle se montre à la hauteur de la tâche. Il fallait absolument qu'il quitte l'hôpital avec Stuart, et pour cela, ils devaient attirer le flic et Ashley dans un endroit tranquille, avant de s'occuper d'eux.
Ouf ! Mary ne cilla pas.
— Nous prenons des précautions particulières, avec ce patient, expliqua-t-elle calmement.
— Par ici, dit John, levant les yeux vers le policier, tandis qu'il faisait signe à Ashley d'entrer dans la pièce devant laquelle ils venaient de s'arrêter. Si vous voulez bien m'aider à pousser le lit dans le coin, là...
Il hocha la tête à l'intention de Mary et celle-ci tira une seringue hypodermique de sa poche et l'enfonça dans le bras du policier en un mouvement aussi bref que fluide.
L'homme s'écroula avant même qu'Ashley remarque quoi que ce soit : elle regardait John avec défiance. Déjà, Mary était près d'elle et lui enfonçait une deuxième seringue dans le bras. Ashley s'écroula à son tour à côté du policier.
— Bon boulot, Mary, déclara John. Nous avons accompli la moitié du travail. Hissons-les sur la civière et tu couvriras leur visage avec le drap.
— Pourquoi faut-il couvrir leur visage ? fit Mary.
— Le chemin le plus sûr et le plus court pour sortir d'ici passe par la morgue, répondit-il.
Mary baissa la tête.
— Allons-y.
Ashley se réveilla avec l'impression d'avoir la tête dans le brouillard. Peu à peu, elle se rappela tous les événements qui avaient précédé l'instant où le monde avait brutalement basculé dans le noir — tous, depuis le début de la journée. D'abord, elle s'était réveillée incroyablement tard. Puis elle avait pris une douche, s'était habillée à la hâte et avait couru au restaurant dans l'espoir de parler à Nick. Mais ce dernier était sorti et Katie était débordée. Elle leur avait donné un coup de main pendant le service du déjeuner.
Nick ne revenant pas, elle était partie pour l'hôpital. Là, elle avait vu Stuart et ses parents. Nathan et Lucy Fresia étaient heureux, pleins d'espoir. Carnegie était arrivé et lui avait transmis le message de Jake, au sujet de David Wharton. Elle avait essayé d'appeler Jake, mais il n'avait pas répondu et elle avait dû se contenter de laisser un message sur son portable.
Les techniciens étaient arrivés pour emmener Stuart dans la salle des scanners. Ils étaient aimables et avaient répondu à toutes les questions sans hésiter, même si leurs voix étaient étouffées par le masque chirurgical qui couvrait leurs visages.
L'homme avait même proposé que le policier de service les accompagne.
C'est là qu'elle était tombée dans le piège. Elle aurait dû reconnaître David Wharton, reconnaître son regard, en dépit des lentilles de contact et des faux sourcils — surtout après l'avertissement de Carnegie. Hélas, elle avait été trop lente.
Elle était consciente, maintenant, mais n'osait pas encore ouvrir les yeux. Petit à petit, elle souleva ses paupières.
— Ashley ?
La voix lui parvint de très loin. Cette voix...
Un visage était penché sur le sien. Elle finit d'ouvrir les yeux. Ni sa bouche ni son cerveau ne paraissaient vouloir lui obéir.
— Stuart ? parvint-elle enfin à murmurer, incrédule.
— Oui. C'est moi.
Jake était à moins de cinq minutes de l'hôpital lorsque Carnegie l'appela de nouveau. Il l'écouta, au comble de la stupéfaction, tandis que ce dernier lui annonçait la nouvelle de l'enlèvement de Stuart Fresia. Il se mit à aboyer des questions, tel un sergent instructeur, et la pensée le traversa qu'il devrait des excuses à Carnegie, plus tard...
Tout avait l'air en règle, expliqua ce dernier. Les techniciens étaient arrivés avec le dossier de Stuart et une autorisation signée du médecin. Les infirmières avaient donné le feu vert. Ils avaient même invité le policier en faction à les accompagner.
On avait retrouvé ce dernier dans une ancienne salle d'examen désaffectée. Il commençait à peine à revenir à lui. Stuart et Ashley avaient disparu, en revanche. L'hôpital grouillait de policiers qui fouillaient les lieux jusque dans les moindres recoins, mais ils n'avaient encore rien trouvé.
— Forcément, déclara Jake sur un ton sec. Ils ne sont plus
là.
— Jake, les kidnappeurs étaient un homme d'une cinquantaine d'années au moins, et une femme entre trente-cinq et quarante ans. M. et Mme Fresia me les ont décrits, et les infirmières aussi. Il ne peut pas s'agir de John Mast.
Jake avait des doutes, à ce sujet, mais il les garda pour lui. Il y avait encore trop de zones d'ombre, trop de questions qui restaient sans réponse.
— Vous venez quand même ? reprit Carnegie.
— Non. Je vais les chercher.
— Jake, tenez-moi au courant, d'accord ?
Ashley eut un violent mouvement de recul et se cogna la tête. Elle était allongée à côté de Stuart et ce dernier, blanc comme un linge, ressemblait à un réfugié échappé d'un camp de prisonniers de guerre. Il lui sourit, cependant, avant de demander :
— Ça va ?
Elle le regarda, les yeux mi-clos, et secoua la tête. Elle voulut se redresser, mais retomba aussitôt sur la civière, la tête lourde. David Wharton — ou John Mast — se tenait devant eux, à côté d'une femme qu'elle ne connaissait pas, mais quelle reconnut : c'était la technicienne qui lui avait enfoncé la seringue dans le bras. Elle était mince, avec de grands yeux bleus et des cheveux blonds.
— Que se passe-t-il ? fit Ashley sur un ton péremptoire.
— C'est un sacré flic, hein ? dit Stuart d'une voix faible. On pourrait très bien être des criminels endurcis, cela ne l'empêcherait pas d'essayer de nous intimider avec ses grands airs autoritaires.
— Ashley, je suis désolé, dit John Mast.
Il avait ôté ses lentilles de contact et ses faux sourcils.
— Bonjour, dit la jeune femme. Je suis Mary.
— Vous savez ce dont vous venez de vous rendre coupables ? reprit Ashley. Double kidnapping, et... et tout ce que j'ignore encore. Vous n'êtes pas David Wharton, n'est-ce pas ? Ce type n'a peut-être même jamais existé. Votre nom est John Mast.
— Ashley, je n'ai pas beaucoup de forces, mais je vais essayer de t'expliquer, commença Stuart.
— Non, intervint John. Ménage-toi. Elle est encore trop assommée pour pouvoir me faire du mal. J'ai quelques minutes pour tout lui raconter.
— Vous m'avez menti ! s'emporta Ashley.
— Oui, mais j'avais de bonnes raisons. Il le fallait. Il fallait que je sois sûr de vous, sûr de pouvoir vous faire confiance. Oui, je suis John Mast. Et j'ai fait de la prison, comme Bordon, pour une histoire de fraude. Mais je n'ai jamais trempé dans tout ce merdier. A l'époque, j'ai gardé le silence parce que Peter Bordon m'avait prévenu qu'on nous tuerait, si nous n'allions pas en prison purger notre peine et si nous ne nous taisions pas jusqu'au jour de notre mort. Vous n'allez peut-être pas me croire, mais je n'ai jamais su et je ne sais toujours pas qui a tué ces femmes. Je sais seulement que l'un d'eux est un flic. J'étais dans la maison, la nuit où Nancy Lassiter est venue. Je l'ai aperçue, avec Peter. Peter aimait les femmes et j'ai pensé qu'il l'avait rencontrée quelque part et séduite. Je ne savais pas ce qui se passait exactement. J'étais dans ma chambre. Puis, tard cette nuit-là, j'ai entendu la porte, j'ai entendu quelqu'un entrer et engueuler Peter, lui dire qu'il était un crétin, qu'il avait ramassé un flic et qu'il avait intérêt à s'assurer qu'elle ne leur échapperait pas. D'autant plus qu'elle pouvait le reconnaître, car ils travaillaient ensemble. C'est comme ça que j'ai compris qu'il y avait au moins un flic qui trempait dans l'affaire.
Ashley secoua la tête.
— Qu'essayez-vous de me dire ? Que c'est un policier qui a tué Nancy Lassiter ?
— J'en ai bien peur, répondit John. Mais il n'était pas seul. Il y avait un autre homme, cette nuit-là. Je ne les ai vus ni l'un ni l'autre. Je n'ai jamais ouvert ma porte. J'étais terrifié. Mais j'ai entendu une troisième voix et j'ai cru comprendre qu'il s'agissait de l'homme que Peter appelait le « parrain » de la secte. Je savais qu'il se passait des choses, certaines nuits, mais je ne le savais jamais à l'avance. Tout le monde se retrouvait enfermé, ces soirs-là.
Il s'interrompit un instant et respira profondément.
— Je ne crois pas que Peter a tué ces femmes, non plus. Mais il était au courant, et il savait aussi pourquoi. Il savait que les meurtres étaient déguisés en crimes rituels — un genre de punition pour une transgression religieuse. Une belle foutaise. Ces femmes avaient dû surprendre des choses qu'elles n'auraient pas dû voir, et on les a tuées.
Il se tut de nouveau, et, cette fois, il garda le silence un moment, avant de reprendre :
— Tout le monde a cru que j'avais péri dans un accident d'avion, peu de temps après ma sortie de prison. Je me suis dit que ce n'était pas plus mal. La mer m'a rejeté sur une plage et je me suis débrouillé pour obtenir une nouvelle identité — celle d'un type qui est mort pendant la Seconde Guerre mondiale. Voilà.
Ashley sentait revenir ses forces et elle leva la main pour se frotter le crâne.
— Désolée, dit Mary. On vous a un peu cogné la tête, quand on vous a hissée dans l'ambulance.
— Super, marmonna Ashley.
Puis elle se tourna vers Stuart. Ce dernier avait fermé les yeux et semblait inconscient.
— Stuart ?
Aussitôt, il ouvrit les paupières.
— Désolé, j'essaie de me reposer. Je ne me sens pas encore bien solide.
— Justement, ce kidnapping, c'est de la folie ! s'exclama Ashley. Tu as besoin d'être suivi par des médecins, au sein d'un hôpital.
— Et de continuer à prendre le risque que quelqu'un s'introduise dans sa chambre et réussisse à l'assassiner ? intervint John.
Ashley hésita et regarda Stuart, qui acquiesça simplement d'un signe de tête.
— Et vous, Mary, qui êtes-vous ? fit alors la jeune femme.
— Je faisais partie de la secte, répondit Mary. Les femmes qui ont été tuées étaient mes amies.
Ashley digéra cette information.
— Désolée, dit-elle au bout d'un moment.
Puis elle secoua la tête.
— Où sommes-nous ? Et pourquoi m'avez-vous kidnappée, moi aussi ?
— Parce que vous avez insisté pour accompagner Stuart. Parce que vous êtes Hic, aussi.
— Je ne suis pas Hic, dit Ashley avec lassitude. Je travaille seulement pour eux.
— Peu importe. Vous connaissez du monde.
— Où sommes-nous ?
— Chez nous, bien sûr. Dans la propriété voisine de celle de la communauté.
— Vous savez qu'on va finir par nous retrouver.
— Sans doute. Mais avec un peu de chance, pas avant que nous ayons réussi à réunir des preuves.
— Des preuves de quoi ? Et comment comptez-vous les réunir, ces preuves ?
— Il va se passer quelque chose, ce soir.
— Comment le savez-vous ?
— Nos voisins se réunissent pour une de leurs soirées de chansons. Ils seront tous à l'avant, du côté de la maison, pendant que ce qui nous intéresse se déroulera au fond de la propriété, du côté du canal. Vous ne comprenez donc pas ? Ils se font manipuler. Je suis prêt à parier que le même « parrain » a financé Caleb Harrison. On lui demande simplement de ne pas faire attention à ce qui se passe du côté du canal, de temps à autre. Si nous arrivons à le prouver, je suis sûr que nous pourrons aussi lier cette affaire à celle des meurtres.
Ashley fit la moue.
— Hum... Comment avez-vous rencontré Stuart ?
John eut un haussement d'épaules un peu gêné.
— J'ai vraiment écrit des articles pour ce tabloïd.
— On a fait connaissance au canard, confirma Stuart.
La jeune femme se redressa.
— Bon, admettons que je vous croie. Nous avons besoin d'aide. Nous savons qu'il y a au moins deux hommes, au-dehors, qui sont prêts à tuer sans sourciller. Il faut alerter la police.
— Ashley, vous n'avez rien entendu, ma parole ! se récria John. Je vous ai dit qu'il y a au moins un flic qui est mouillé dans cette affaire. Et nous ignorons qui.
— Un flic pourri ne signifie pas que tout le département est pourri aussi. Il doit y avoir quelqu'un en qui nous pouvons avoir confiance.
— Qui ?
— Dilessio, répondit-elle sur un ton posé. Jake Dilessio. Il n'est pas pourri.
— Possible. En tout cas, il ne m'a pas lâché d'une semelle, surtout après la mort de sa coéquipière. C'est à cause de lui que j'ai atterri en taule.
— Pourquoi ne pas lui avoir dit que Nancy Lassiter était avec Bordon, la nuit où elle a été tuée ?
— J'avais peur, répondit John, simplement. J'avais à peine vingt et un ans. Bordon m'avait répété maintes fois que si j'ouvrais la bouche, je signais mon arrêt de mort.
— Pourquoi maintenant, dans ce cas ? Qu'est-ce qui a changé, par rapport à cette époque ?
— Je suis déjà mort lors d'un accident d'avion. Quand je me suis retrouvé sur cette plage, encore vivant, j'ai su que je devais absolument retrouver celui ou ceux qui avaient détruit tant de vies.
— Alors appelons Dilessio.
— Cela ne servira à rien. J'ai déjà essayé. Je lui ai laissé un message anonyme sur son répondeur avec assez d'indices pour le mettre sur la voie. Il ne s'est rien passé du tout.
— Son répondeur... sur son bateau ? demanda Ashley.
— Oui.
— Je parie qu'il ne l'a jamais entendu. Il est convaincu que quelqu'un s'est introduit chez lui. Ce quelqu'un a très bien pu effacer votre message... Il a peut-être même cru que Bordon était celui qui vendait la mèche, ajouta Ashley, poursuivant son raisonnement à voix haute. Cela expliquerait la rixe à la prison et l'assassinat de Bordon. Ecoutez, je sais que Dilessio n'est pas un flic pourri. Et nous avons besoin d'aide.
— Ouais, c'est ça ! On l'appelle, il alerte le département et aussitôt, le meurtrier sait exactement où nous trouver. Il y a autre chose, en plus : il vit dans la marina.
— Et alors ? s'exclama Ashley. Moi aussi.
— Justement. Je suis sûr qu'il se passe quelque chose aux alentours du restaurant. Je ne racontais pas d'histoires, hier soir. Quelqu'un se trouvait derrière la porte, en train de nous écouter.
Ashley hésita. Jake était convaincu qu'on s'était introduit à l'intérieur de son bateau et qu'on avait fouillé dans ses affaires. Si John avait laissé un message sur son répondeur, l'intrus avait très bien pu l'écouter et l'effacer. Elle-même avait été poussée par-dessus bord. Et quelqu'un était entré dans sa chambre, aussi...
Sharon.
Sharon qui avait promis de lui parler, ce jour-là, mais qui n'était pas encore revenue, quand elle était partie pour l'hôpital...
— Il faut appeler Jake, répéta-t-elle avec entêtement.
John ouvrait la bouche, visiblement prêt à discuter encore,
quand il se figea subitement et tourna la tête.
— Chut, fit-il.
Tous entendirent un léger bruit, alors, comme un frottement le long du mur extérieur.
— Ce sont peut-être les flics, chuchota Ashley.
— Il faut protéger Stuart, répondit John sur le même ton. Mary, reste avec lui. Ashley, je vais voir ce que c'est. J'ai un revolver. Volé, mais je sais m'en servir.
Ashley commença à le suivre. Une inspiration la fit alors se tourner vers Mary :
— Poussez cette commode devant la porte, après notre départ, dit-elle à voix basse. En fait, poussez tout ce que vous pourrez devant la porte. Et bloquez la fenêtre avec cette armoire. Vous comprenez ?
— Bien sûr, répondit Mary, écarquillant les yeux comme si elle réalisait tout à coup le danger qu'ils couraient.
Sans compter qu'elle allait se retrouver seule à veiller sur un homme aussi faible qu'un chat affamé.
Ashley hocha la tête et sortit. Aussitôt, elle entendit le bruit d'un meuble qu'on pousse sur le parquet.
Elle rattrapa John Mast, prenant connaissance des lieux au fur et à mesure qu'elle avançait. La maison n'était pas grande et ressemblait plutôt à un pavillon de chasse. Il y avait la chambre à coucher dans laquelle ils avaient laissé Stuart et Mary, une autre chambre, juste à côté, un living-room qui faisait également office de salle à manger, et une cuisine attenante. Deux portes permettaient d'entrer dans la maison, l'une donnant sur le living, l'autre dans la cuisine.
Dehors, la nuit était tombée.
— La lumière, murmura Ashley. Il faut l'éteindre.
John acquiesça et se dirigea vers un interrupteur. Bientôt, l'obscurité les enveloppa.
Ils se tinrent dans le noir, l'oreille tendue, pendant un temps qui leur parut interminable. Puis Ashley commença à distinguer les contours des meubles et ceux de la silhouette de John, à côté d'elle. Il tenait un revolver.
La jeune femme retint son souffle et longea le mur qui séparait le coin salle à manger de la cuisine...
Soudain, la porte d'entrée vola dans un fracas assourdissant et des éclairs de poudre brillèrent dans le noir, en provenance de l'arme de John Mast.
Simultanément, des coups de feu éclatèrent du côté de l'entrée.
Jake arrêta sa voiture aussi près de son bateau qu'il le pouvait et bondit hors de l'habitacle, avant de courir sur le ponton et de faire irruption sur le Gwendolyn. Il se rua vers la douche et y trouva deux dossiers d'une agence immobilière avec, à l'intérieur, des contrats de vente et des plans de propriété. Il nota les adresses et s'apprêtait à repartir aussi vite qu'il était entré, quand il se ravisa et alluma son ordinateur. Il ouvrit plusieurs fichiers et parcourut en diagonale des rapports et des articles de journaux. Puis il appuya sur la touche de son répondeur téléphonique lui permettant d'écouter tous les messages laissés au cours de la semaine écoulée. Il savait qu'un intrus avait effacé certains de ses messages.
Peu importait, d'ailleurs : il détenait enfin une des pièces manquantes du puzzle. Une pièce majeure.
Il lui fallait encore redoubler de prudence...
Il appela donc la seule personne sur qui il savait pouvoir compter, en qui il pouvait avoir confiance sans l'ombre d'un doute — la personne qui allait lui fournir précisément ce dont il avait désespérément besoin, à présent.
Il retournait vers sa voiture, un moment plus tard, lorsque Nick Montague sortit du restaurant et le rejoignit au pas de charge.
— Je viens avec toi, lança-t-il, comme il arrivait à hauteur de la portière du passager.
— Pardon ?
— J'ai fait le Viêt-nam, Jake. Je suis armé et je sais me servir de mon revolver. Je ne sais pas ce qui se passe, mais je sais qu'on a enlevé ma nièce. Surtout, je crois savoir où ils sont.
— Où ça ? demanda Jake.
— Dans les Everglades. Ashley a demandé à Sharon de lui sortir des dossiers concernant la vente de deux propriétés, dans le coin.
Jake hocha la tête.
— Ashley m'a laissé ces dossiers. Mais nous n'allons pas nous rendre là-bas directement.
— Pourquoi ? Elle est en danger !
— Un assaut à découvert ne ferait qu'accroître ce danger.
Nick le considéra un instant, puis il opina lentement.
— Tu n'as alerté personne, j'espère.
— Juste quelqu'un que je connais — pas à Miami-Dade.
— Alors, qui est pourri ?
— J'ai une petite idée, mais je ne suis pas sûr. Je pense aussi que nous n'avons pas seulement affaire à un ripoux. Quelqu'un d'autre est impliqué jusqu'au cou — quelqu'un qu'on voit par ici, tout le temps.
Nick accusa le coup, les mâchoires crispées.
— Bon, c'est quoi, le plan de bataille ?
*
* *
Il y eut un cri. Ashley entendit le bruit sourd d'un corps qui s'écroule à terre et John s'élança en avant.
— Attendez ! hurla-t-elle.
Trop tard. Il y eut des coups de feu et John tomba à son tour avec un grognement de douleur, le corps désarticulé comme celui d'une poupée de chiffon.
Ashley tressaillit. En criant, elle avait trahi l'endroit où elle se trouvait ! Elle n'avait plus qu'une seule issue : la porte de la cuisine.
Elle se précipita hors de la maison, tâchant de s'orienter dans l'obscurité. Il y avait des arbres partout, rangée après rangée, une clôture sur sa droite, et, vers le fond de la propriété, les marais et l'eau.
Elle se mit à piquer un sprint le long des arbres. Son instinct lui soufflait que l'homme qui avait abattu John Mast était seul. Et, bien sûr, il allait la poursuivre. L'avantage était que Stuart et Mary seraient alors hors de danger — du moins tant qu'elle pourrait entraîner son poursuivant dans une chasse à travers les bosquets, vers l'intérieur des Everglades.
Elle entendait un bruit de course derrière elle et continua de s'enfoncer au milieu des arbres. Peu à peu, la végétation devenait plus dense, plus haute aussi. Elle serra les dents, priant pour ne pas se retrouver au milieu des herbes rasoir qui couvraient une partie des terres de la zone. Le cas échéant, elle serait rapidement déchiquetée et transformée en un paquet de chair en lambeaux.
Mais non. Elle était toujours sur la terre ferme et voyait se profiler d'autres rangées d'arbres, un peu plus loin. Soudain, elle se trouva prise au milieu d'une énorme toile d'araignée. Elle étouffa le hurlement qui avait presque jailli de sa gorge et se força à continuer, tout en écartant les morceaux de toile qui s'étaient accrochés à ses vêtements et ses cheveux.
Peu après, elle put voir plus nettement au-devant d'elle. Au- delà du rideau d'arbres, le terrain se transformait brusquement en une pente qui dévalait vers le canal.
Des hommes parlaient à voix basse, tout en déchargeant des boîtes en plastique de deux canoës hissés sur la berge boueuse. Entièrement vêtus de noir, ils se confondaient avec la nuit.
Ashley ralentit légèrement sa course. Que faire ? Ces hommes étaient devant elle et un type armé la pourchassait...
Tout à coup, l'un des hommes qui transportaient les boîtes en plastique poussa un petit cri. Instinctivement, Ashley tendit le cou pour voir ce qui se passait. Au même instant, elle heurta un fil de détente accroché entre les arbres, sans doute pour marquer les limites de la propriété. Elle perdit l'équilibre et plongea tête la première, se vautrant dans la boue.
Elle se retint de crier. Son pied était encore pris dans le fil. Elle lutta silencieusement pour se libérer.
Elle distingua alors une ombre qui se penchait sur elle. L'homme qui la poursuivait était également vêtu de noir. Ashley leva les yeux, le cœur dans la gorge.
— Bonsoir, Ashley, dit l'homme d'une voix douce.