19.
Vers la fin du dîner, juste avant l'extinction des feux, moment où tout paraît fonctionner sur pilotage automatique, Peter Bordon succomba à une attaque de panique. Des hommes allaient et venaient, se préparant à retourner dans leurs cellules, lorsque quelque chose changea brusquement au fond de lui. Sa fourchette s'immobilisa à mi-chemin entre son assiette et sa bouche. A sa gauche, Carson et Byers se disputaient pour une histoire de cigarettes. A sa droite, Sanders, ancien comptable d'une grosse entreprise, se vantait d'avoir réussi des paniers exceptionnels, au basket, durant la session d'exercices. Tout avait l'air normal. Comment expliquer, alors, le sentiment de terreur qui le submergeait, d'un seul coup ?
Il reposa sa fourchette. Tous ses muscles étaient tendus et douloureux et il lui semblait que ses poumons allaient se bloquer, son cœur geler et cesser de battre. Jamais de sa vie il n'avait ressenti une peur aussi irraisonnée.
Bordon n'était pas du genre craintif. Au contraire, il avait toujours eu une foi inébranlable dans sa propre invincibilité, son charisme, sa capacité à manipuler son prochain. Il n'éprouvait pas la peur : il la créait chez les autres.
Hélas, comme le reste, ce n'était qu'une illusion.
Et voilà qu'à quelques jours d'être libéré, il découvrait non pas la peur, mais, bien pire, la terreur. La liberté qu'il avait tant appelée de ses vœux, qu'il avait tant travaillé à regagner, cette liberté ne lui paraissait plus aussi désirable.
La sueur perlait à son front.
Sanders, à côté de lui, s'interrompit et le regarda.
— Hé, ça va ?
— Oui, oui, répondit-il, non sans mal. Cette mixture infâme me donne la nausée, ce soir, ajouta-t-il en repoussant son plateau.
Chacun des prisonniers, autour de lui, lui apparaissait sous les traits d'un tueur potentiel. Le sourire de Sanders donnait à ce dernier l'air d'un psychopathe, et celui de Carson, l'air d'un loup sur le point de dévorer sa proie.
Bordon s'efforça de recouvrer son sang-froid. La police ne savait rien, n'avait jamais pu dénicher la moindre preuve. Il avait toujours su couvrir ses traces.
Mais ce n'était pas la police qui lui faisait peur.
Après tout ce temps...
Après toutes ces années...
Ashley donna de furieux coups de pied pour remonter à la surface, les poumons sur le point d'exploser.
Elle retrouva l'air à tribord et en avala un grand bol tout en poussant un gémissement rauque. Une tête apparut alors sur le pont du bateau, au-dessus d'elle.
— Ashley ? s'exclama Jake d'un air éberlué.
La jeune femme cracha de l'eau, avant de s'écrier :
— C'est toi qui m'as jetée par-dessus bord ?
Jake regarda autour de lui.
— Tu es folle ? Je viens d'arriver, et j'ai entendu un bruit. Je suis venu voir ce que c'était et je t'ai vue émerger. Qu'est-ce que tu fais là ?
— Quelqu'un m'a jetée à l'eau, répondit Ashley en nageant vers l'échelle à l'arrière du bateau.
Jake la rejoignit et lui tendit la main pour l'aider à sortir.
— Comment ça, quelqu'un t'a jetée à l'eau ?
Ashley s'affaissa contre la rambarde du Gwendolyn, s'évertuant à reprendre son souffle.
— J'étais venue te voir et je suis tombée sur Skip Conrad au moment où il sortait. Quand j'ai vu la pagaille qu'il avait laissée, j'ai décidé de nettoyer un peu. Je n'arrivais pas à dormir, de toute façon. Puis j'ai entendu un bruit. Je suis sortie sur le pont et, d'un seul coup, quelqu'un m'est tombé dessus et m'a propulsée par-dessus bord.
Jake la considéra un instant, le front plissé.
— Merde ! murmura-t-il.
Il regarda encore autour de lui.
— Si quelqu'un était ici, il n'est pas parti par le ponton, puisque j'arrivais précisément à ce moment-là. Il a donc dû s'en aller à la nage.
— Que cherche-t-on, à ton avis ?
— Je n'en sais rien. Sans doute une chose que je détiens sans même le savoir. Ou bien croient-ils que je détiens quelque chose que je n'ai pas.
Son regard se perdit du côté des bateaux alignés le long de la marina.
— Si ce type est reparti à la nage, il a très bien pu arriver à la nage aussi. Sans compter tous les bateaux qu'il y a par ici.
Rien n'est plus facile que d'aller de l'un à l'autre en passant par l'eau, si l'on ne tient pas à être vu.
Il soupira et secoua la tête.
— Bon, tu ne vas pas rester là à dégouliner toute la nuit. Viens prendre une douche, pendant que je mets tes affaires dans le séchoir.
Ashley hésita.
— Tu sais vraiment parler aux femmes, toi, hein ?
Jake se tourna, un demi-sourire aux lèvres.
— Je pourrais te dire l'effet bœuf que tu me fais, dans cette chemise mouillée qui te colle au corps, mais je préfère t'en faire la démonstration. Et dans un endroit un peu moins public, si tu vois ce que je veux dire...
Il la prit par la main et Ashley se laissa entraîner, le cœur battant.
— Je suppose que la douche est toute petite, dit-elle.
— Ouais, plutôt. Petite, c'est bien, non ? répondit Jake.
— Et très étroite.
— Etroite, c'est très bien aussi. Mais si c'est une façon détournée de me demander si nous y tiendrons à deux, il n'y a qu'un seul moyen de le découvrir : il faut investiguer.
— Et, bien sûr, tu es connu pour ton art et ta maîtrise de l'investigation.
— Merci, madame.
— De rien.
La douche n'était pas si petite. Après tout, le Gwendolyn était un bateau de belle taille. Etroite, oui, mais il y avait bien assez de place pour deux personnes — tant qu'elles se tenaient tout près l'une de l'autre, peau contre peau.
Jake s'empara du savon et se mit à le passer doucement sur les épaules et la gorge de la jeune femme.
— Nous autres enquêteurs aimons faire les choses de manière méthodique, sans rien laisser au hasard...
— L'enquête tout entière risquerait d'échouer, sinon, renchérit Ashley, sur le même ton pince-sans-rire.
— Je m'efforce d'aller au fond des choses...
Entre ses doigts habiles, le savon voyageait le long du corps de la jeune femme, éveillant en elle des sensations qui la faisaient trembler tout entière. L'eau ruisselait autour d'eux et entre eux, les enveloppant d'un nuage de buée. A chaque nouvelle caresse de Jake, plus audacieuse, plus ciblée, Ashley se sentait défaillir ; si l'exiguïté des lieux ne l'en avait pas empêchée, elle serait sans doute tombée. Soudain, le savon glissa entre eux. Ils se penchèrent en même temps pour le ramasser et se cognèrent l'un à l'autre... Dans un éclat de rire, oubliant le savon, ils s'enlacèrent et mêlèrent leurs lèvres.
Ashley s'accrocha à lui, un moment, avant de laisser ses mains courir le long de son robuste corps. Lorsqu'elle s'arrêta sur son sexe érigé, Jake eut un grognement rauque et il ouvrit la porte de la cabine de douche d'un coup de pied, avant de soulever la jeune femme dans ses bras et de l'emporter vers le lit. Ils y tombèrent au milieu des rires, mais à la seconde où Jake se dressa au-dessus elle, leurs regards se croisèrent et l'hilarité fit place à la passion.
Jake parcourut tout son corps de ses mains, tandis qu'il pénétrait en elle en un mouvement lent et puissant qui la fit presque basculer. Ashley s'agrippa à lui, humant l'humidité de sa peau, dans la fraîcheur des draps et la légère oscillation du bateau. Puis, fermant les yeux, elle ne sentit plus que la force brute et brûlante qui la transperçait, la vigueur des bras qui l'encerclaient, la puissance des hanches et des cuisses qui la couvraient, et, finalement, la fièvre qui montait en elle...
L'explosion qui l'éblouit fut suivie de délicieux petits chocs électriques, comme Jake atteignait la jouissance à son tour. Il la garda serrée contre lui et Ashley s'arrima à ses épaules, encore toute secouée de tremblements. L'intensité de ce qu'elle ressentait, la force de l'attirance et des sentiments qu'elle éprouvait pour Jake l'emplissaient d'un mélange de stupeur et d'affolement. Elle avait l'impression d'être à la place que le destin lui réservait depuis toujours — comme si elle connaissait cet homme depuis des années, comme s'ils étaient faits pour être éternellement unis...
La voix de Jake interrompit le cours de ses pensées.
— J'ai du neuf au sujet de ton ami, dit-il.
Ashley releva vivement la tête.
— Vraiment ?
— Carnegie a demandé que l'on monte officiellement la garde devant sa chambre, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— Il a fait ça pour toi ? s'exclama Ashley.
Jake eut un sourire.
— Cela me ferait-il monter très haut dans ton estime ?
— Tu n'es déjà pas si mal placé.
Jake la considéra un instant, sérieusement, avant de reprendre :
— Je dois m'en aller très tôt, demain matin. Je vais être sur la route à 4 heures. J'ai reçu un appel d'un des compagnons de prison de Peter Bordon. Je crois que ce dernier a peur de quelqu'un. A moins qu'il ne s'amuse à me faire tourner en bourrique. En tout cas, il a demandé à me parler et je dois y aller. Je serai de retour demain soir, et j'essaierai alors de me pencher un peu sur l'histoire de ton ami. Carnegie a certaines informations et je voudrais voir ce qu'il en est.
— Quelles informations ? fit Ashley, se soulevant sur un coude.
Jake hésita.
— Ecoute, je préfère ne pas t'en parler, pour le moment. Il s'agit peut-être d'une fausse piste et je ne veux pas que tu commences à fouiner toute seule.
Ashley serra les dents.
— Tu me prends pour une idiote ? Tu ne le sais peut-être pas, mais j'étais une des meilleures élèves de ma promotion, à l'académie.
— Ashley, je suis sûr que tu es très intelligente. Mais plonger la tête la première dans une affaire dont tu ne connais ni les tenants ni les aboutissants peut se révéler extrêmement dangereux.
— Parce que je suis une femme.
— Parce que tu n'as ni l'expérience ni l'entraînement nécessaires.
— Foutaises ! Je suis une femme, comme Nancy. Et tu as peur pour moi parce que Nancy est morte.
Jake se rembrunit.
— Nancy n'a rien à voir là-dedans, dit-il avec impatience.
— Jake, je ne suis pas entrée à l'académie simplement parce que je n'avais pas les fonds nécessaires pour m'inscrire à une école des beaux-arts. Je voulais vraiment devenir flic.
— Comme ton père.
— Pas seulement à cause de mon père. L'ordre et la loi sont des valeurs auxquelles je crois. J'aime aussi l'idée de protéger et de servir mes concitoyens. O.K., les choses viennent de prendre un tour inattendu et j'ai interrompu ma formation. Je ne suis pas flic. Mais je travaille encore pour la police. Et le boulot qu'on me demande de faire exige d'avoir l'estomac drôlement bien accroché, tu le sais aussi bien que moi. J'ai tout ce qu'il faut pour ce job, Jake.
— Y compris le bon sens ? fit-il rudement.
— Je n'apprécie pas beaucoup ce que tu as l'air d'insinuer, riposta la jeune femme.
— Peut-être, mais la question a le mérite d'être importante. Tu plantes tes dents dans un os et tu fonces tête baissée, sans te préoccuper un seul instant des conséquences.
— C'est faux ! Qu'est-ce qui te permet de porter un jugement pareil ?
— Tu jauges les situations en fonction de ton cœur, pas en fonction de ce que tu vois, de ce que tu sens, de ce que tu touches, et surtout, en t'appuyant sur des preuves tangibles.
— C'est précisément ce que tu fais toi-même à longueur de temps. C'est même pour ça que tu excelles dans ton boulot.
— Ce que je fais est différent.
— Ah oui ? Et pourquoi ?
— Pourquoi ?
Jake passa une main dans ses cheveux.
— Ashley, j'ai été formé par un des meilleurs flics de toute l'histoire de la police et j'ai gravi les échelons un à un. Toi, tu dessines et tu es vraiment douée. Contente-toi de ça, si tu ne veux pas te faire tuer, et laisse bosser les pros.
Ashley roula sur lit, prête à se lever. Jake lui prit la main.
— Et voilà. Tu n'aimes pas ce que tu entends, alors tu t'en vas.
— Si tu crois que je vais me laisser insulter sans réagir !
— Je ne t'insulte pas. J'essaie juste de te faire prendre conscience de certaines réalités. Et je ne te laisserai pas partir tant que tu ne m'auras pas écouté.
— Tu sais ce que j'ai envie de faire, là ? répliqua Ashley, au comble de la fureur. Te coller un bon coup de pied là où je pense, histoire de t'entendre hurler pendant un paquet d'années.
La menace tomba à plat, car, d'un simple mouvement, Jake bondit sur elle et l'immobilisa.
— Eh bien ? dit-il doucement.
— Laisse-moi me lever, Dilessio. Je m'en vais. J'ai des trucs à faire.
— Tu n'avais pas du tout l'intention de t'en aller, il y a seulement quelques minutes.
— Jake, je ne peux pas rester si tu penses pouvoir me manipuler et me traiter comme une évaporée, juste parce que tu es déjà tombé amoureux d'une femme flic. Peu importe que tu aies couché avec elle ou non, s'empressa-t-elle d'ajouter comme il ouvrait la bouche pour parler. Le fait est que tu étais amoureux d'elle. Et tu viens peut-être de passer les cinq dernières années à essayer de l'oublier, mais tu n'y es jamais vraiment arrivé. Je peux le comprendre, mais tu ne peux pas appréhender l'avenir en fonction de ce qui s'est passé autrefois.
Jake crispa les mâchoires et se leva brusquement.
— Tu peux rester ou t'en aller, au choix. Moi, il faut que je file.
Il n'était pas tenu de s'en aller tout de suite, bien sûr. Il avait parlé de prendre la route vers 4 heures du matin. Ashley se redressa, furieuse, prête à discuter encore, mais il n'était plus là. Il était retourné sous la douche. Seul.
Ashley se leva et ramassa ses vêtements mouillés, les enfilant tant bien que mal, à la hâte. Elle devait sortir d'ici ; surtout, elle devait sortir de la vie de Jake — et vite. Elle ne pourrait jamais devenir ce qu'il voulait ou ce dont il avait besoin. C'était impossible.
Devait-elle l'attendre pour le lui dire de vive voix ? En serait- elle capable ? Et si elle lui laissait un mot...
Elle marcha vers le comptoir de la cuisine et prit le bloc-notes sur lequel elle avait crayonné des croquis, un moment plus tôt. Elle se mit à écrire :
« Cher Jake... »
Elle s'arrêta, cherchant les mots, ne les trouvant pas. Elle entendait couler l'eau, dans la douche. Il allait bientôt ressortir.
« Ça ne peut pas marcher entre nous. »
Elle s'interrompit de nouveau. Comment formuler tout ce qu’elle voulait lui dire ? Je ne peux pas ne pas me mêler de ce qui me regarde personnellement.
Non, ça n'allait pas. Je comprends ce que tu ressens. Peut-être pas complètement, mais j'en sais assez. Je suis désolée de ce qui est arrivé à Nancy. En même temps, je suis sûre qu’elle a agi en connaissance de cause, parce que c'était important pour elle, parce que c'était ce qu'elle devait faire. Je ne peux pas me transformer en une fleur de serre et tu ne peux pas passer ta vie à tenter de me protéger parce qu'il se trouve que tu tiens à moi.
Elle s'arrêta et secoua la tête. Trop présomptueux. N'accordait- elle pas trop d'importance à une relation qu'il ne considérait peut-être que comme une liaison, si torride fût-elle ?
Non. Il tenait à elle. Elle en était sûre. Et elle aussi tenait à lui. Beaucoup trop. Oserait-elle écrire la vérité ? Je suis en train de tomber amoureuse de toi, suffisamment pour vendre mon âme, mon avenir, ma foi en moi et mes capacités... Non, pas question d'écrire une chose pareille. Elle griffonna à la hâte :
« Je ne peux plus te voir. »
L'eau de la douche cessa de couler. Ashley lâcha le crayon sur le comptoir et prit la fuite sans demander son reste. Avant qu'il n'essaie de l'arrêter.