18.

Rien.

La chambre de Karen était comme le reste de la maison : propre comme un sou neuf et parfaitement rangée. Le lit était fait et les oreillers disposés contre le dosseret.

Les coups frappés à la porte cessèrent et Ashley gagna l'entrée, regarda par l'œil-de-bœuf. Il n'y avait personne. Puis elle entendit un bruit sur le côté de la maison, suivi d'un silence, et de nouveau du bruit près de la fenêtre du living-room.

Ashley sortit son revolver de son sac et ouvrit la porte d'entrée. A l'instant où elle sortait, quelqu'un tourna le coin de la maison.

       Ne bougez plus ! cria-t-elle.

       Ashley, c'est moi !

La jeune femme exhala un long souffle et baissa son arme.

       Len ? Mais enfin, que fais-tu là ?

       Et toi, que fabriques-tu encore avec ce revolver ? Tu as décidé de m'abattre, ce soir, ou quoi ?

Il la rejoignit en secouant la tête.

       J'ai frappé, frappé à la porte et tu ne répondais pas.

       Je voulais d'abord faire le tour de la maison.

       Et alors ?

       Alors, rien, murmura-t-elle, avant de froncer les sourcils comme elle remarquait le taxi garé au bout de l'allée. Pourquoi es-tu venu ?

       J'étais inquiet. Tu avais l'air tellement angoissée au sujet de Karen...

Ashley hocha la tête.

       Eh bien, entre. Je veux encore faire le tour des lieux.

Len la suivit à l'intérieur et Ashley retourna dans la chambre d'amis, puis dans celle de Karen. Arrivée là, elle hésita, s'avisant qu'elle n'était pas entrée dans la salle de bains. Elle s'y rendit, Len toujours sur les talons.

A première vue, la salle de bains était aussi impeccable que le reste de la maison. Avant de sortir, Ashley obéit à une impulsion de dernière minute et tira le rideau de douche qui protégeait la baignoire. Les carreaux étaient propres, comme le reste. Puis elle aperçut comme de petites gouttes, au fond de la cuve. Elle s'agenouilla. Oui, trois petites gouttes qui ressemblaient à de la rouille.

De la rouille — ou du sang.

Le cœur d'Ashley battit la chamade. Elle avait trop d'imagination. Il s'agissait de trois gouttes à peine visibles. Ce n'était pas comme si la salle de bains était maculée de sang. Elle n'était même pas sûre que ce soit du sang. Le cas échéant, Karen avait pu se couper en se rasant les jambes, par exemple.

N'empêche...

Elle se redressa et se rendit dans la cuisine, où elle fouilla dans les tiroirs à la recherche d'un sachet de congélation. Puis elle prit un couteau en plastique dans le tiroir où Karen rangeait ses affaires de pique-nique.

       Qu'est-ce que c'est ? s'enquit Len.

       Sans doute rien, répondit-elle.

Elle retourna dans la salle de bains, s'agenouilla devant la baignoire et décolla les trois gouttes de sang à l'aide du couteau, avant de les glisser dans le sachet en plastique et de fourrer le tout dans son sac. Len se tenait dans l'embrasure de la porte et la regardait fixement.

       Mais enfin, qu'est-ce que tu fous ?

       Je vérifie quelque chose.

Les idées les plus folles traversèrent l'esprit d'Ashley. Pourquoi Len l'avait-il suivie jusqu'ici ? Et si ses intentions n'étaient pas aussi bonnes qu'il le proclamait ? Il y avait, dans la police, des flics qui tournaient mal. Et par ailleurs, il était fort grand, et large d'épaules...

Elle secoua la tête, comme pour chasser de telles pensées.

       Allons-nous-en, reprit-elle. Karen n'est pas là.

L'espace d'un instant, Len demeura immobile, comme s'il allait l'empêcher de sortir. Puis il secoua la tête, à son tour, et s'effaça pour la laisser passer.

       Je sais que tu connais ton amie bien mieux que moi, mais tu ne crois pas que tu exagères un peu ? Après tout, elle a le droit d'avoir quelques secrets, dit-il en la suivant dans le couloir.

       Oui, sans doute, répondit Ashley.

       Elle doit avoir d'autres amis que toi et Jan, non ?

       Oui, forcément.

       Elle a pu aller dîner avec l'un ou l'une d'entre eux et ne pas avoir le temps de vous rappeler.

       Tu as raison. C'est tout à fait possible.

Au même instant, le portable d'Ashley sonna dans son sac. C'était Jan.

       Alors ? fit cette dernière.

       Alors, elle n'est pas chez elle, la voiture est garée dans l'allée et la maison est propre comme un sou neuf, répondit Ashley, avant d'ajouter intérieurement : Et j'ai trouvé des gouttes de sang au fond de sa baignoire.

Inutile d'inquiéter Jan davantage. Du moins tant qu'elle ne saurait pas ce qu'elle avait trouvé. Or, elle le découvrirait très vite. Dès demain matin, elle expliquerait la situation à Mandy Nightingale et elle ne doutait pas que celle-ci lui viendrait en aide. Et puis, il y avait Jake, aussi.

       Est-ce que ça va ? demanda Jan, à l'autre bout du fil. Je n'aurais pas dû te laisser aller là-bas toute seule.

       Je ne suis pas seule.

       Ah bon ?

       Len Green est avec moi.

       Oh, super ! Un flic, en plus.

Un flic qui a peut-être mal tourné, songea Ashley... Non. Décidément, elle devenait vraiment paranoïaque.

       Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? reprit Jan.

       On attend de voir si elle va rentrer chez elle, ce soir. Si nous n'avons toujours pas de nouvelles, demain, nous signalerons sa disparition à la police.

       Il faut attendre quarante-huit heures, normalement, lui rappela Len, gentiment.

Ashley l'ignora.

       Continuons d'essayer de la joindre, ce soir, dit-elle à l'adresse de Jan.

Les deux amies raccrochèrent et Ashley et Len sortirent de la maison. La jeune femme avait réactivé l'alarme et elle verrouilla la porte. Le taxi de Len l'attendait toujours, garé derrière la voiture d'Ashley.

       Bon, je rentre, dit-il.

       Oui, fit-elle, balançant toujours entre les soupçons à son égard et un sentiment de culpabilité. Merci d'être venu.

—- De rien. Tiens-moi au courant. Je... je l'aime bien aussi, tu sais. Elle est sympa, ta copine.

Ashley acquiesça de la tête et s'engouffra dans sa voiture.

Elle regarda s'éloigner les feux arrière du taxi, sourcils froncés, ne sachant toujours pas quoi penser. Len avait peut-être raison. Karen avait pu sortir de manière impromptue ; son téléphone portable était peut-être en panne. Oui, mais il y avait ces gouttes de sang, au fond de sa baignoire...

Jake rejoignait sa voiture lorsque son portable sonna. C'était Carnegie.

       Jake, je voulais vous remercier d'avoir organisé ce tour de garde, à l'hôpital.

       Il y a du nouveau ?

       Pas vraiment. Mais j'ai décidé de reparler à ce type qui écrit dans le même torchon que le jeune Fresia, et devinez ce que j'ai découvert ? Il n'existe pas.

       Comment ça, il n'existe pas ? Je croyais qu'il avait remué ciel et terre en soutenant que Fresia n'a pas été victime d'un accident, mais d'un complot.

       Oui, en effet. Mais quand j'ai essayé de l'appeler, aujourd'hui, j'ai découvert que le numéro qu'il m'avait donné était celui d'une pizzéria. Je me suis rendu au canard où il lui arrive de travailler et j'ai demandé son numéro de sécurité sociale. C'est celui d'un type qui a été tué pendant la Seconde Guerre mondiale. Je suis retourné à l'hôpital, où il passait le plus clair de son temps depuis que Stuart Fresia y avait été admis, et il a disparu. Je ne sais pas ce que cela signifie, exactement. Mais j'ai assigné une nouvelle équipe pour monter la garde jour et nuit devant la chambre du jeune Fresia. Et nous paierons ceux qui ont bossé aujourd'hui. Je voulais juste vous avertir.

       Merci, Carnegie. Je serai en déplacement au moins jusqu'à demain après-midi. Vous pouvez toujours me joindre sur mon portable, s'il y a du nouveau.

       Ça roule.

       Dites donc, vous travaillez drôlement tard.

       Bah, pas si tard que ça. Et je parie que vous n'avez pas décroché depuis longtemps, vous-même...

       On mourra jeunes, vous croyez ?

       Trop tard, pour moi, répliqua Carnegie dans un rire. Mais vous feriez peut-être bien de faire gaffe...

      Je n'y manquerai pas.

Ils raccrochèrent et Jake envisagea un instant d'appeler Marty pour l'avertir qu'il comptait retourner à la prison de Bordon, le lendemain matin. Mm... Non. Marty était sûrement rentré chez lui. Après tout, il avait une vie en dehors du boulot, lui.

Une vie...

D'un seul coup, il avait très envie de regagner la marina. Cela d'autant plus qu'il avait une excellente raison de voir Ashley, maintenant.

En chemin, il appela Blake, afin de l'avertir de sa décision de se rendre à la prison. Ce dernier lui rappela qu'il n'était pas seul à travailler sur l'affaire et exigea, une fois de plus, que chaque étape de l'enquête soit dûment consignée dans des rapports. Jake admit qu'il était possible que l'appel de Bordon soit un canular, bien que, dans ce cas, il n'en restât pas moins qu'il avait été lancé du sein même de la prison. Dans le cas contraire,

Bordon paraissait avoir peur de tout le monde, à l'exception de l'inconnu à qui il avait demandé de passer cet appel. Dans un cas comme dans l'autre, Blake convint que Jake avait intérêt à faire le voyage.

Jake coupa la communication et joignit la prison pour prévenir de son arrivée et demander l'autorisation de voir Peter Bordon en privé, le lendemain matin.

Bordon détenait la clé du mystère. Il en était sûr.

Des heures d'interrogatoire n'avaient pas réussi à le faire parler ; la menace de la peine de mort ou d'années d'incarcération pas davantage. Mais voilà que la perspective de se retrouver dehors semblait lui délier la langue.

Jake avait les mains moites, sur le volant. Aurait-il la force de ne pas étrangler Bordon, si ce dernier reconnaissait sa complicité dans les meurtres des jeunes femmes ?

Et dans celui de Nancy ?

Ashley pensait s'écrouler de fatigue à peine arrivée dans sa chambre. Au lieu de cela, elle se mit à tourner en rond, tourmentée par les soucis et les questions.

Pour commencer, elle n'avait pas pu parler à Sharon. Comme par hasard, Nick et sa compagne avaient décidé de sortir en amoureux, ce soir.

David Wharton ne répondait pas à ses appels.

Et Karen non plus.

Elle s'arrêta devant sa fenêtre et regarda du côté du ponton. Il y avait de la lumière, sur le bateau de Jake. Elle résolut d'aller le voir. Il avait peut-être appris quelque chose de nouveau, au sujet de Stuart. Et puis, sa compagnie lui ferait sûrement du bien.

Elle sortit et franchit la courte distance la séparant du Gwendolyn. La porte de la cabine était entrouverte.

       Jake ? appela-t-elle sur un ton un peu incertain.

La porte s'ouvrit complètement et un homme sortit, que la jeune femme reconnut pour l'avoir rencontré brièvement, quand elle avait fait le tour du département légiste, la veille. C'était l'expert en empreintes digitales.

       Bonsoir ! s'exclama-t-il, visiblement surpris de la trouver là. Vous... vous habitez par ici, vous aussi ?

Ashley eut un geste en direction du bar-restaurant.

       Juste en face. Nick est mon oncle.

       Vraiment ? Je l'ignorais.

       Vous êtes venu relever les empreintes ? Je sais que Jake est persuadé que quelqu'un s'est introduit chez lui.

       Oui. A titre officieux. Jake est toujours le premier à aider les copains, alors je pouvais bien lui renvoyer l'ascenseur, pour une fois.

Il eut un haussement d'épaules.

       Je doute que cela donne grand-chose, cela dit. Tout m'a l'air d'avoir été soigneusement essuyé. Ou alors, l'intrus portait des gants. J'ai relevé quelques empreintes, mais je suis prêt à parier que ce sont celles de Jake.

Il hésita.

       Je peux peut-être vous laisser la clé, si vous habitez là. Cela me fera gagner du temps.

       Si vous voulez.

       Merci. Au fait, félicitations. Tout le département parlait de vous, aujourd'hui. Il paraît que nous venons d'engager Rembrandt.

       N'exagérons rien, dit la jeune femme en rougissant légèrement.

       Quoi qu'il en soit, nous sommes contents de vous compter dans notre équipe. Allez, je rentre chez moi. A bientôt.

Il fit un geste de la main et, une fois descendu du bateau, prit le chemin du parking du restaurant.

Ashley glissa la clé dans la serrure, prête à verrouiller la porte. Ayant jeté un coup d'œil machinal à l'intérieur, elle hésita. L'opération consistant à relever des empreintes était drôlement salissante. Si elle nettoyait un peu ? Jake lui en voudrait-il d'avoir pénétré dans son antre sans y avoir été invitée ? Ne ferait-elle pas mieux de fermer le bateau et de retourner dans sa chambre ?

Bah ! Une petite séance de ménage la distrairait de ses soucis. Elle entra, gagna la cuisine, et fouilla dans les placards jusqu'à ce qu'elle trouve une éponge et un produit détergent. Après la cuisine, elle nettoya le living et les deux chambres. Puis elle prit un jus de fruits dans le réfrigérateur et s'appuya contre le comptoir de la cuisine. Il y avait un carnet et un crayon à papier, près du téléphone. Sans réfléchir, elle se mit à dessiner.

Elle fit d'abord un portrait de Karen.

Puis, tournant la page, elle en fit un autre de Len.

Elle tourna encore la page, et, cette fois, elle dessina la scène de l'accident, s'efforçant d'inclure tous les détails qu'elle se rappelait. Cela fait, elle contempla le croquis. C'était le meilleur de tous ceux qu'elle avait réalisés, jusqu'à maintenant. Avec le recul, ses souvenirs étaient devenus plus clairs.

Sur la page suivante, elle brossa les traits de David Wharton.

En soupirant, elle reposa le crayon, et regarda autour d'elle. Elle avait fait du bon boulot. Seule la moquette trahissait encore le passage de Skip Conrad... Eh, tant qu'elle y était ! Elle se mit en quête d'un aspirateur. Elle le trouva dans un placard et brancha l'appareil. Un moment plus tard, elle le rangeait à sa place. Soudain, elle entendit des bruits de pas, sur le pont.

— Jake?

Pas de réponse.

Elle fronça les sourcils et secoua la tête. Elle avait dû imaginer le bruit. Elle n'avait plus rien à faire ici, de toute façon. Et cette séance de grand nettoyage lui avait donné chaud. Elle sortit sur le pont, ferma la porte et tourna la clé dans la serrure, avant de la fourrer dans sa poche.

Dehors, tout était calme. Encore un peu de bruit s'échappait du côté du bar. Le juke-box déversait un air de country. Les bateaux se balançaient faiblement, l'eau clapotant contre les coques.

Sans trop savoir pourquoi, Ashley longea le pont étroit autour de la cabine, pour revenir à son point de départ. La terrasse du restaurant était encore éclairée, mais les tables étaient vides.

Tout à coup, elle entendit un nouveau bruit.

Comme elle faisait volte-face, elle sentit un genre de courant d'air...

Quelque chose de lourd s'abattit alors sur son dos, en même temps qu'elle était soulevée et projetée par-dessus bord.

Le souffle coupé par la violence de l'attaque, la jeune femme s'abîma dans l'eau noire.