11.

Rouge.

Jake ne voyait plus que du rouge, sa richesse étalée en travers de l'oreiller, enchevêtrement soyeux aussi tentateur que le péché originel.

Il se disait qu'il était fou, mais qu'importait ? Tous les deux étaient fous. Peut-être leurs deux folies s'éliminaient-elles l'une l'autre ?

Car, à cet instant, Ashley était la plus belle femme qu'il avait jamais vue. La plus désirable. Elle se mouvait comme aucune femme avant elle. Ses yeux étaient un feu verdoyant, ses lèvres... il n'avait jamais vu bouche aussi parfaite.

Oui, c'est ça, elle était parfaite. Tout simplement parfaite.

« Qu'est-ce que je fabrique ? » se demanda Ashley, avant de balayer aussitôt la question. Elle avait rêvé de ce moment. Et la réalité se révélait plus excitante encore que tous les rêves du monde. Il était tellement beau, avec son visage un peu rude, son corps dur et chaud, ses épaules larges, ses bras musclés et sa peau dorée qui accrochait les rayons de lune. Il sentait bon, aussi — un mélange de mer, de sel et de savon... avec quelques effluves d'after-shave — odeur d'autant plus attrayante qu'elle demeurait discrète...

Elle aurait pu tout arrêter d'un geste, d'un seul mot, se disait Jake. Lui-même en était incapable... Mais elle ne dit rien. En fait, ils n'avaient pas échangé une seule parole, depuis qu'il lui avait pris la main pour l'emmener sur le bateau. Elle l'avait suivi en silence, l'avait regardé verrouiller la porte derrière eux, et, une fois dans la chambre, elle s'était tournée vers lui et elle avait ôté son T-shirt. Toujours sans parler.

Jake l'aurait-il voulu qu'il n'aurait pu émettre le moindre son, de toute façon. Le souffle court, il la dévorait des yeux.

Puis il avait arraché la couverture du lit et Ashley avait rampé sur les draps, avant de s'allonger pour l'attendre, offerte, la masse de ses cheveux roux étalée sur la blancheur de l'oreiller, aveuglante, renversante.

Finalement, il chuchota un mot, et un seul : « Seigneur. »

Dans sa hâte de la rejoindre, il oublia son short. Il se hissa sur elle et la regarda droit dans les yeux, plongeant dans un océan de vert. Ashley l'observait à travers ses paupières mi-closes, féline, langoureuse, irrésistible...

De ses lèvres humides, entrouvertes, s'échappait un souffle un peu court. Elle passa sa langue dessus, mais Jake ignora cet appel, conscient ou pas. Descendant le long du corps de la jeune femme, il respira la douce odeur de sa peau et, du bout de la langue, goûta sa chair depuis la vallée de ses seins jusqu'à son nombril. Elle était douce comme la soie, mais tellement chaude, tellement vivante... Plus bas encore, sa langue rencontra la dentelle noire d'un petit slip et il tira doucement sur l'élastique, avant de caresser le tissu ajouré. Il la sentit respirer plus fort. Il fit glisser le slip le long des jambes, découvrant une autre toison rouge.

Quelque chose explosa dans l'esprit de Jake, comme si la couleur l'avait traversé de part en part. Ashley plongea ses doigts dans les cheveux de son amant. Elle disait quelque chose, mais à quoi servaient les mots ? Peut-être n'étaient-ce pas des mots, d'ailleurs, juste des sons, des chuchotements, des gémissements. Elle se mouvait, arquait son corps, sinueuse, accompagnant chacune de ses caresses. Il ne sentit pas tout de suite la force avec laquelle elle s'agrippait à ses cheveux. Il était trop pris par son odeur, par son goût. Mais il perçut l'accélération de ses mouvements, la manière dont son corps se cambra quand elle atteignit la jouissance. Elle lâcha ses cheveux et Jake recouvrit son corps. Ashley avait les yeux mi-clos, de nouveau, ses longs cils jetant leur ombre sur ses joues.

Il prit possession de ses lèvres — la faisant revenir à la vie. Elle enroula ses bras autour de lui et leurs langues se mêlèrent en un baiser brûlant. En même temps, elle le repoussait, déterminée à l'explorer à son tour. Pour son heureuse confusion, Jake vit la flamme rouge descendre le long de son corps, taquinant sa peau jusqu'à le rendre fou.

Les doigts d'Ashley se faufilèrent sous le bouton de son short et le défirent avec dextérité. La fermeture Eclair s'ouvrit comme une fleur. Sa main se referma sur son membre palpitant et Jake étouffa un grognement primaire.

Se dégageant, il se débarrassa vivement de son short et reprit la jeune femme dans ses bras, s'emparant de ses lèvres et se fondant en elle, en un seul mouvement puissant et fluide.

Elle était douce, passionnée, ardente. Jamais encore Jake n'avait éprouvé un désir aussi violent, un tel mélange de sensations toutes plus intenses et plus douces, tandis qu'ensemble, ils montaient vers le plaisir.

Soudain, Ashley se cambra sous lui, eut un cri qu'elle étouffa contre son cou. Jake s'abandonna à son tour et, l'espace d'un instant, il lui sembla que la vie même quittait son corps. Puis il retomba, apaisé, le corps lourd d'une merveilleuse plénitude.

Il demeura longtemps immobile — avant de rouler sur le dos, sans lâcher la jeune femme, qui tremblait encore. Il la tint contre lui et, peu à peu, ils reprirent leur souffle.

Un moment plus tard, il lui demanda, doucement :

       Tu veux parler ?

       Non.

La réponse était simple et claire. Pour autant, Ashley n'avait pas l'air de vouloir partir, et Jake ne s'écarta pas davantage.

La lumière était faible. Le bateau les berçait. Oui, elle était si douce, si sensuelle entre ses bras...

Les doigts de Jake serpentèrent le long du dos de la jeune femme, effleurèrent la rondeur naissante de ses fesses...

Une seconde plus tard, il l'attira de nouveau contre lui et la danse reprit, avec autant d'intensité qu'avant, jusqu'à ce qu'une nouvelle explosion les terrasse. Là encore, Jake ne put se résoudre à la lâcher. Alors il resta en elle, se calmant lentement dans cette oasis de chaleur.

Finalement, il caressa ses épaules et lissa les cheveux qui lui chatouillaient le visage. Ashley n'avait pas l'air plus encline à parler ; il garda le silence, lui aussi, simplement content de la tenir contre lui. Il ne s'était pas senti aussi bien depuis des lustres. Jamais encore, il n'avait eu autant de plaisir à serrer une femme dans ses bras, après tout autant que pendant l'acte sexuel. Le ressac clapotait doucement contre l'avant du bateau... Il ferma les yeux.

Lucy Fresia était assise au chevet de son fils. Si l'état de Stuart ne s'était pas amélioré, elle n'avait pas l'intention de renoncer pour autant. Stuart était là, quelque part, et il avait toujours eu une volonté de fer. Alors elle lui parlait, lui répétant encore et encore qu'elle l'aimait.

La main de son fils dans la sienne, elle s'appuya contre le dossier de sa chaise. Il était tard... En l'espace de quelques secondes, et en dépit de la peine et de l'angoisse qui faisaient rage dans son cœur, elle commença à s'assoupir.

Soudain, elle entendit un léger bruit, comme un cliquetis. Aussitôt, elle revint à elle et tourna la tête, s'attendant à voir Nathan, ou bien une infirmière.

A travers la vitre de la porte, elle aperçut une silhouette en pyjama de bloc vert. Elle se redressa et força un sourire sur son visage, à l'intention du nouveau venu.

Celui-ci la vit, alors. Elle en était sûre — et cela malgré sa fatigue.

La porte ne s'ouvrit pas. Il y eut une pause, et l'inconnu disparut.

Lucy fronça les sourcils et marcha vers la porte. Elle l'ouvrit et regarda dans le couloir. Personne. Elle eut une moue vaguement étonnée, haussa les épaules, et retourna auprès de son fils, rapprochant encore sa chaise du lit.

— Tu vas t'en sortir, Stuart, dit-elle avec douceur. Il le faut, tu sais.

Des larmes emplirent ses yeux.

       Il le faut, Stuart, répéta-t-elle. Ton père et moi, nous... nous t'aimons tant. Tu es tout pour nous. Je t'en prie, Stuart... Je t'en prie.

Seul le ronflement doux du respirateur lui répondit. Elle serra la main de son fils entre les siennes.

       Nous ne renoncerons pas. Nous serons là, quoi qu'il arrive.

La sonnerie du réveil déchira l'air et Jake s'assit d'un bond, avant de presser ses mains contre ses tempes.

       Merde ! fit-il.

       Merde ! entendit-il à côté de lui, comme un écho.

Ashley s'était assise à son tour, le drap remonté jusqu'au

cou, ses cheveux emmêlés encadrant son visage tel un sauvage incendie.

Elle était encore plus désirable à la lumière du jour : stupéfiante de beauté, de sensualité... et de vulnérabilité.

Mais la lumière du jour leur rappelait la réalité, aussi. Ils échangèrent un long regard, leurs visages exprimant le chaos de leurs sentiments.

« Qu'est-ce qui m'a pris ? » se demandait Jake. La nièce de Nick. Une fille arrogante, beaucoup trop sûre d'elle et vouée à se fourrer toujours dans des situations inextricables. Il avait autant besoin d'elle dans sa vie que d'un poignard fiché entre ses côtes. Enfin ! C'était juste du sexe. Rien de plus. Une partie de jambes en l'air spontanée et désirée de part et d'autre. Une partie de jambes en l'air fabuleuse, mais qui n'en restait pas moins une partie de jambes en l'air.

Non ?

Non.

Pas avec cette femme. Il l'avait dans la peau avant même de l'avoir touchée. Comment avait-il pu la croiser pendant des années sans jamais la remarquer ? Elle avait même dû lui servir sa bière, de temps en temps. Pour lui, elle était juste la nièce de Nick. Une gosse. Eh bien, la gosse était devenue une véritable boule de feu ! Que n'avait-il senti la chaleur des flammes ?

Il était un idiot doublé d'un crétin. Non seulement elle était la nièce de Nick, mais elle étudiait à l'académie de police. Aucun règlement n'empêchait les policiers de se fréquenter, durant leur temps libre, mais ceci était différent. Ils avaient carrément passé la nuit ensemble.

Et elle le regardait, maintenant, avec, sur ses traits, une expression bien proche de l'horreur.

« Qu'est-ce qui m'est passé par la tête ? » se demandait Ashley. Mais, bien sûr, la réflexion n'avait joué aucun rôle dans ce qui s'était passé entre eux. Il était bronzé, sexy en diable et doté d'une paire de fesses à se damner...

Il était aussi l'inspecteur Jake Dilessio !

Surtout, cela ne lui ressemblait pas du tout. Karen était capable de ce genre d'abandon, et elle-même avait bien été tentée de le faire, parfois, mais jamais encore elle n'était tombée ainsi dans le lit d'un parfait inconnu.

'— Merde, dit-il de nouveau, la regardant comme s'il venait de se réveiller à côté d'un cobra.

       Merde, répéta-t-elle, histoire de ne pas être en reste.

Puis elle se catapulta hors du lit et chercha son T-shirt et son slip.

       Quelle heure est-il ?

       6 h 30. Vous aurez du mal à arriver à temps pour le début des cours.

       Je ne vais pas en cours, aujourd'hui.

       Ah bon ? Pourquoi ?

       Je... j'ai un rendez-vous à 8 heures. N'empêche, vous avez raison, je n'ai pas de temps à perdre.

Ashley enfila son T-shirt et traversa la chambre, puis l'aire de séjour du bateau, plutôt contente de sa sortie. Sauf qu'elle se retrouva bloquée devant le verrou de la porte. Jake la rejoignit. Il avait enfilé son short et lui ouvrit.

       Ashley ?

Elle ne le regarda pas, tout d'abord.

       Quoi ? Je suis pressée.

Mais, le sentant si près, elle ne put résister plus longtemps et leva les yeux.

       Faites attention, d'accord ? N'allez pas croire que vous pouvez résoudre tous les problèmes du monde... et pas plus le mystère de l'accident de votre ami.

       Je fais attention, répondit-elle.

Il hocha la tête et elle se dandina d'un pied sur l'autre, se sentant rougir. Maintenant, il allait lui servir un petit discours pour bien clarifier les choses : ce qui s'était passé, cette nuit-là, ne signifiait rien du tout.

Au lieu de ça, il sourit. Et quand il parla de nouveau, sa voix était douce.

       Merci d'être venue. C'est une des plus belles nuits que j'aie vécues depuis bien longtemps.

Ashley écarquilla les yeux.

       Oh... eh bien, euh... merci, bafouilla-t-elle, avant de s'entendre ajouter, comme si les mots étaient sortis d'eux-mêmes : Pour moi aussi...

Il ne lui restait plus qu'à s'éclipser, ce qu'elle fit à la vitesse de l'éclair.

Ashley passa une matinée ahurissante. Dieu merci, on l'avait confiée presque immédiatement à une femme délicieuse, Mandy Nightingale. Mandy était chaleureuse, amicale et très professionnelle. Elle lui fit faire un tour d'horizon du département légiste et lui expliqua en détail tous les aspects de la profession d'artiste légiste. Elle insista longuement sur les horreurs qu'ils devaient affronter, cherchant manifestement à s'assurer qu'Ashley avait l'estomac et la motivation nécessaires. Cette dernière lui expliqua qu'elle avait fait un peu de photographie, sans être une experte. Mandy promit de la prendre sous son aile et de lui enseigner ce qu'elle savait.

       La photo, ça s'apprend, dit-elle. Le dessin, en revanche... J'ai vu vos croquis. Ce genre de talent est rare. De même que — et je ne cherche pas à vous forcer la main — ce n'est pas tous les jours qu'un poste pareil se libère.

Ashley hocha la tête. Elle avait pratiquement pris sa décision, de toute façon.

Lorsque le capitaine Murray vint la trouver, Ashley lui dit qu'elle acceptait le poste. Les heures qui suivirent furent consacrées à la paperasserie. Puis Murray lui annonça qu'elle pouvait prendre son après-midi. Sa formation commencerait le lendemain matin, sous la supervision de Mandy.

Jake assista seul à la réunion du détachement spécial affecté à l'enquête : Marty avait appelé pour dire qu'il était malade. Soit il souffrait d'empoisonnement alimentaire, soit il avait attrapé un virus. En tout cas, il ne pouvait pas s'éloigner des toilettes plus de quinze minutes d'affilée.

La réunion fut assez courte. Ils parlèrent des divers entretiens qu'ils avaient eus avec d'anciens membres de la secte, notamment, et analysèrent de nouveau le rapport du médecin légiste. Mais il n'y avait pas grand-chose de neuf. Puis Franklin prit la parole, comme toujours, avec ce rien de suffisance que semblait lui conférer son appartenance au FBI, considéré par lui comme une agence autrement plus sérieuse que la police. Seulement, il n'avait rien à offrir, lui non plus. Il avait passé l'ordinateur central du FBI au peigne fin et parlé à des agents fédéraux à travers tout le pays. Aucun crime ne ressemblait à ceux dont avaient été victimes les six jeunes femmes assassinées en Floride.

       Tant que nous ne connaîtrons pas l'identité de la dernière, nous tournerons en rond, conclut-il.

« Sans blague », songea Jake, qui se garda bien, cependant, d'exprimer sa pensée tout haut. Il se leva simplement, et dit :

       L'agent spécial Franklin a raison, messieurs. Il ne nous reste plus qu'à nous remettre au travail.

Sur ce, il gagna son bureau pour appeler le département légiste, puis le Dr Gannet. Il avait tout juste le temps de se rendre à la morgue. Un moment plus tard, il était dans sa voiture.

Peter Bordon était assis dans l'enclos où l'on menait les prisonniers, chaque jour, pour qu'ils prennent l'air et fassent

un peu d'exercice. Il avait les yeux fermés, le visage offert à la caresse du soleil.

       Monsieur Bordon ? fit une voix, sur un ton poli.

Bordon ouvrit les yeux. Il avait l'habitude d'être traité ainsi,

avec respect. Aucun gardien de la prison n'avait eu à se plaindre de lui. Il était un prisonnier modèle.

       Oui ?

       Un appel pour vous. Votre cousin, Richard. Quelqu'un est malade, dans votre famille.

       Ah.

       Vous devriez sortir bientôt, n'est-ce pas ?

       Si le juge d'application des peines donne son feu vert.

       Je vous souhaite bonne chance.

       Merci, Thomas. C'est bien Thomas, n'est-ce pas ?

       Oui.

       Merci, Thomas.

On l'emmena à un téléphone et Bordon porta le combiné à son oreille.

       Peter Bordon.

       Alors le flic est venu te voir.

Si Bordon crispa ses doigts autour du combiné, son visage demeura de marbre.

       Oui.

       Et alors ?

       II n'a rien.

       Il y a intérêt à ce que cela ne change pas.

       Il n'y a pas de raison.

       Je l'espère bien.

La communication fut coupée, mais Bordon fit mine de continuer à parler à son interlocuteur, afin de ne pas éveillerles soupçons du gardien, resté à proximité. Finalement, il raccrocha.

       Mon neveu a été très malade, expliqua-t-il. Mais il commence à aller mieux. C'est un petit costaud.

       Tant mieux, dit le gardien.

De retour dans l'enclos, Bordon reprit sa place au soleil. Les rayons ne lui parurent plus aussi doux... Il se remémora son arrestation. Les flics avaient le droit de mentir aux suspects, au cours d'un interrogatoire, et Dilessio ne s'était pas gêné. Mais il n'était pas tombé dans le piège. Il n'avait pas craqué. Il avait même été soumis au détecteur de mensonge et il avait passé l'épreuve haut la main. Malgré tout, il avait atterri en prison pour des histoires de fric...

Il sourit et releva le menton. Ce n'était pas si grave, tout compte fait. Dès le début, il avait décidé de ne pas chercher à s'échapper. De faire son temps. Il n'avait cessé de s'en féliciter, depuis.

Après tout, il avait trouvé Dieu.

Si seulement il avait trouvé un peu plus de courage, aussi. Dilessio était encore là, tel un chien qui refuse de lâcher son os. Et il ne renoncerait jamais.

Seule la mort pourrait avoir raison d'une telle obstination.

Ashley quitta le quartier général de la police de Miami-Dade et sortit son portable de son sac pour appeler Karen. Elle lui donna des nouvelles de Stuart, et lui parla, ensuite, de la nouvelle direction que venait de prendre sa carrière. Karen la félicita. Puis elle insista pour l'accompagner à l'hôpital, ce soir-là. Elle appellerait Jan. Les deux amies convinrent d'un rendez-vous et Ashley coupa la communication.

Au même instant, elle sentit une paire de bras l'enlacer par- derrière.

       Salut, mademoiselle la nouvelle promue !

Ashley se retourna, reconnaissant la voix d'Arne. Gwyn était avec lui.

       Alors, il paraît que c'est officiel ! fit cette dernière.

Ashley sourit et hocha la tête.

       Je ne pouvais pas refuser une offre pareille.

       Tu aurais été bien bête, en effet, s'exclama Arne. On a décidé de t'emmener dîner, pour fêter ça.

       C'est vraiment sympa.

       Ce soir ? demanda Gwyn.

       Ce soir, je ne peux pas. J'ai rendez-vous avec une amie pour aller voir Stuart.

       Comment va-t-il ? s'enquit Arne.

       Son état était encore stationnaire hier soir.

Len Green apparut sur ces entrefaites.

       Je viens d'apprendre ta promotion, dit-il. C'est une sacrée nouvelle. J'espère que tu ne vas pas me snober, maintenant que tu m'as devancé.

       Je ne t'ai pas devancé, répliqua Ashley dans un rire. J'ai juste changé de trajectoire.

       En tout cas, c'est vraiment super.

       On va l'emmener dîner pour fêter ça. Tu veux te joindre à nous ? proposa Arne.

       Bien sûr. Quand ?

       On était sur le point de le décider, dit Gwyn.

       Que dirais-tu de vendredi soir, Ashley ? fit Arne.

       Ce serait bien. A moins qu'il n'y ait du nouveau au sujet de Stuart, bien sûr.

       Allons, Ashley, tu ne peux pas camper à l'hôpital, tu sais. Ses parents sont à ses côtés vingt-quatre heures sur vingt- quatre, mais ce sont ses parents. Il ne faut pas que ça tourne à l'obsession.

       Non, bien sûr, admit la jeune femme. Vendredi soir, ça me paraît bien. Je dirai à Karen et à Jan de se joindre à nous. Tu te souviens d'elles ? ajouta-t-elle à l'intention de Len.

       Il les connaît ? fit Arne.

       Nous nous sommes retrouvés à Orlando, l'autre week-end, expliqua Ashley.

       Eh bien, il y en a qui ont de la chance, grommela Arne. Je n'ai pas encore eu cet honneur, moi. Est-ce qu'elles sont mignonnes ?

       Evidemment qu'elles sont mignonnes, se récria Ashley.

       A la bonne heure ! On dit vendredi soir, alors ? Chez Bennigans. La nourriture est bonne, c'est sympa et pas cher. Nous n'avons pas droit à une augmentation, nous autres.

       Je vous invite, dit Ashley.

       Certainement pas, déclara Gwyn. On va fayoter autant que possible, pour le cas où tu deviendrais quelqu'un de vraiment célèbre. Et puis, on est payés quand même, tu sais.

       Bon, bon, fit Ashley dans un rire.

       Alors c'est entendu. Rendez-vous chez Bennigans, vendredi soir, disons 19 heures. Bon, on te laisse. Les cours ne vont pas tarder à reprendre.

       Je dois y aller, moi aussi, dit Len.

       Et toi, quel est ton programme, cet après-midi ? fit Gwyn.

       Je n'en ai aucun, figurez-vous. Je suis libre jusqu'à demain matin.

       Pas si sûr, remarqua Len, les yeux tournés vers l'entrée du bâtiment.

Ashley suivit son regard. Le capitaine Murray se dirigeait vers elle.

       Je sais que je vous ai libérée, cet après-midi, lui dit-il après avoir salué le petit groupe, mais il y a du nouveau et on a besoin de vous. J'espère que vous n'avez encore rien prévu.

       Non, répondit obligeamment la jeune femme. D'ailleurs, même si j'avais prévu quelque chose, j'y renoncerais dans la seconde.

      Alors on y va. Je vous expliquerai en route.

Ashley fit un signe à ses amis et emboîta le pas à Murray.

       Où allons-nous ?

      A la morgue du comté, repartit-il sur un ton bref.

La pièce était stérile et ses occupants avaient beau être morts, elle était plus propre que n'importe quelle salle d'hôpital. Il n'y avait que du carrelage, du chrome et des hommes et des femmes en uniformes blancs.

La victime reposait déjà sur la table d'opération, lorsque Jake arriva devant la porte vitrée. Gannet fut la première personne qu'il avisa. Le capitaine Murray, chef du personnel, était également présent, ce qui le surprit. En ouvrant la porte, il vit Nightingale, et il fit la moue. Mandy était une des meilleures, quand il s'agissait de photographier les scènes de crime, mais ses talents de dessinatrice laissaient à désirer.

Soudain, il écarquilla les yeux.

Ashley Montague se tenait à côté de Nightingale.

La jeune femme croisa son regard, mais ne parut pas étonnée. Elle devait être au courant de sa venue.

Jake s'approcha du petit groupe, attendant une explication.

       Jake, vous voilà, dit Murray. Vous connaissez déjà Ashley Montague. Il paraît que vous êtes voisins.

       En effet, fit Jake.

Que fichait-elle là ? Cette affaire était beaucoup trop importante pour qu'ils s'amusent à traîner des petits nouveaux de l'académie dans leur sillage.

       Mlle Montague vient d'accepter de rejoindre l'équipe légiste. Sa nomination n'est pas encore officielle, mais nous lui avons quand même demandé de nous accompagner, cet après-midi.

Jake fixa son regard sur Ashley et celle-ci le soutint sans ciller.

       Pourquoi ?

       Parce qu'elle est la meilleure portraitiste que j'aie croisée depuis des années, répondit Murray.

Jake remarqua alors que la jeune femme tenait un carnet de croquis et un crayon. La victime, leur pauvre Cendrillon, gisait devant elle.

       Je vais nettoyer le crâne et Mason va entreprendre la reconstruction du visage, comme prévu. Puisque vous êtes pressé de diffuser un portrait dans la presse, nous avons pensé que Mlle Montague pourrait nous aider, dit Gannet.

Raide comme un poteau télégraphique, Jake croisa les mains dans son dos et opina. Le regard qu'il darda sur Ashley était carrément hostile, et il le savait.

C'était plus fort que lui. Il n'aimait pas les surprises.

       Voilà un premier essai, inspecteur, dit Mandy Nightingale en lui tendant une feuille de papier.

Jake prit le dessin et se mordit la lèvre.

Le croquis était excellent. Vraiment excellent. Il l'étudia un instant, puis leva les yeux vers ce qui restait du visage de la victime.

Partant des quelques morceaux de chair qui avaient été épargnés, Ashley avait su lui rendre son humanité. L'œil gauche était gravement détérioré, mais l'œil droit demeurait presque intact ; la bouche était beaucoup plus décolorée et meurtrie d'un côté que de l'autre. Ashley avait rétabli un équilibre. Elle s'était sûrement reposée sur son instinct et même son imagination, mais en regardant les restes de la pauvre jeune femme, sur la table, puis le portrait, Jake ne pouvait que se rendre à l'évidence : il voyait bel et bien un être vivant, et un être vivant hautement vraisemblable.

Il rendit le croquis à Nightingale.

       Pas mal, dit-il. Je suppose que vous allez en faire d'autres ?

       Oui, répondit Ashley.

Jake hocha la tête.

       Très bien. Je reviendrai dans une heure.

       Jake, je peux te faire porter les croquis quand nous aurons terminé, tu sais, dit Mandy Nightingale.

       Non, merci, fit Jake. Je tiens à faire la comparaison moi- même. Je reviendrai.

Et il quitta la pièce, stupéfait de devoir déplier ses doigts crispés pour ouvrir la porte.

Il connaissait la morgue comme sa poche et savait où se rendre pour trouver du café. Il longea les couloirs au pas de charge, s'arrêta devant le distributeur et pressa les boutons qu'il fallait, avant de prendre le gobelet fumant. Puis il s'assit et sortit une chemise cartonnée pleine de notes de son attaché-case, afin de les étudier. Mais il ne parvint pas à se concentrer. Il était furieux.

Pourquoi ?

Parce qu'elle ne lui avait pas dit qu'elle quittait l'académie. Elle ne lui avait pas dit qu'elle avait décidé d'entrer au département légiste.

Bien sûr, ils ne s'étaient pas beaucoup parlé...

D'ailleurs, c'était une bonne nouvelle. Au moins, elle ne serait pas sur le terrain, dans la rue.

Il ne savait même pas qu'elle dessinait !

Il but une gorgée de son café et grimaça. Le breuvage était déjà froid. Il jeta le gobelet dans la poubelle, rangea ses notes et retourna dans la salle, impatient de voir les autres croquis.

Il y en avait plusieurs et ils étaient tous bons. Ils représentaient tous une jeune femme vivante, une jeune femme qui avait été jolie.

       Qu'en penses-tu ? demanda Nightingale.

Jake aurait voulu trouver un défaut. C'était impossible. D'ailleurs, résoudre cette affaire était ce qui comptait pardessus tout, non ? N'empêche, le talent ébouriffant d'Ashley Montague l'irritait au plus haut point. En même temps, il s'en réjouissait, car ils avaient besoin de gens aussi doués. Il détestait les surprises, voilà tout.

       Jake ? insista Mandy Nightingale.

       C'est bien, répondit-il sèchement avant de glisser les croquis dans son attaché-case.

Il ne remercia pas l'artiste, se contentant d'un signe de tête à l'adresse de Gannet et des autres, et pivota sur ses talons. Parvenu devant la porte, il fit un effort surhumain pour se retourner.

— Je vous remercie tous, dit-il avec raideur. Je vais en choisir un pour les journaux du matin.

Et il sortit, rendu encore plus furieux par le fait qu'il lui avait fallu de nouveau déplier ses doigts crispés pour ouvrir la porte.