9.

La pièce n'était pas petite à proprement parler, mais on s'y sentait à l'étroit. Son atmosphère était étouffante. Une table marron y jurait avec des murs d'un vert « sanitaire » — deux teintes de vert sanitaire. Hormis cette table et deux chaises, il n'y avait rien d'autre.

Peter Bordon et Jake se faisaient face, de part et d'autre de la table. Si un gardien se tenait juste derrière la porte, Jake ne pensait pas avoir besoin de l'appeler à la rescousse. De carrure moyenne, Bordon n'était pas très impressionnant, sur le plan physique. Sa force et son pouvoir étranges émanaient de ses yeux — un regard qui donnait la chair de poule. Il avait eu un sourire amusé en voyant Jake et en entendant le garde assurer ce dernier qu'il ne quitterait pas son poste.

       Il n'a pas l'air de savoir que c'est vous qui m'avez battu comme plâtre, la dernière fois que nous nous sommes vus.

      Je ne vous ai pas battu comme plâtre, répondit Jake.

Bordon pencha la tête de côté.

       Non, vous avez juste essayé de m'étrangler.

       Vous m'avez l'air bien vivant et en pleine forme.

      Je vais bien, c'est vrai. Merci.

De rares mèches grises striaient ses cheveux châtain clair. Ses yeux si bizarres étaient noisette et Bordon paraissait doué du talent de les rendre plus clairs ou plus foncés, à volonté. Il les concentrait sur vous de façon presque hypnotique. Il s'exprimait d'une voix grave et douce, mais savait aussi forcer le ton et charger ses propos d'une remarquable intensité.

       Je ne sais pas trop comment m'adresser à vous. Puis-je vous appeler Jake ? N'est-ce pas trop familier ? Inspecteur Dilessio serait plus approprié. Pourtant, j'ai l'impression de vous connaître si bien... Je sais que me voir mourir d'une mort lente et douloureuse vous remplirait de joie. Il y a tant de colère et de haine dans votre cœur... Mais je vous pardonne.

       Allez vous faire foutre avec votre pardon, répliqua Jake en serrant les dents.

Bordon le provoquait — un autre de ses grands talents.

Se jurant intérieurement de ne plus tomber dans le piège, Jake fourra la main dans la poche de sa veste et en tira une photo de la dernière victime, prise sur les lieux où on l'avait retrouvée. Il la posa sur la table et la fit glisser vers Bordon.

      Comment est-elle morte ? demanda-t-il. Et pourquoi ?

Bordon considéra la photo d'un air morne, puis reporta le regard vers Jake.

       Elle a été assassinée, manifestement. Ou vous ne seriez pas là. Pourquoi, je n'en sais rien. Mais je vais prier pour le salut de son âme.

       Bordon, on lui a tranché la gorge et les oreilles. La chair à l'extrémité de ses doigts a été découpée. Elle a souffert une mort atroce, exactement comme les femmes que vous avez tuées, il y a cinq ans.

     Je n'ai jamais tué personne.

     Vous avez commandité ces meurtres.

       Non, inspecteur, vous vous trompez. Je ne demanderais jamais à un être humain de prendre la vie d'un autre.

Jake secoua la tête.

       Nous n'avons peut-être jamais pu le prouver, mais tout le monde sait que vous étiez complice de ces meurtres.

       J'étais peut-être en colère contre les femmes qui sont mortes, peut-être même ne les aimais-je pas particulièrement. Ma foi a beau m'ordonner de ne pas trahir de tels sentiments, d'autres ont peut-être senti la déception qu'elles m'inspiraient et, du coup,... elles sont mortes.

Jake se pencha en avant.

       Papa Peter. C'est ainsi qu'on vous appelait — les pauvres gens crédules et paumés qui, suspendus à vos lèvres, buvaient vos sermons, se dépouillant de tout ce qu'ils possédaient, y compris leur âme, pour vous le donner...

Bordon sourit, l'air très terre à terre, subitement.

       J'ai trompé du monde, O.K. Je me suis rendu coupable de fraude et d'évasion fiscales. Je paye pour cela aujourd'hui. Et, en effet, j'ai couché avec pas mal de femmes. Beaucoup de femmes. Des belles femmes. Vous êtes jaloux, Jake ? Vous n'avez aucune raison, vous savez. Vous transpirez la testostérone par tous les pores de votre peau. Les femmes doivent tomber comme des mouches autour de vous. Pourquoi m'en vouloir d'avoir pris du bon temps, moi aussi ? Aucune loi n'interdit à deux adultes consentants de s'envoyer en l'air.

Jake se renversa sur le dossier de sa chaise. Bordon n'avait pas changé d'un iota. Il demeurait calme et serein, quel que soit son discours, quelle que soit l'énormité de ses mensonges. Il soutint un long moment son regard.

       Qu'est-il arrivé à Nancy ? dit-il finalement, d'une voix douce.

Bordon soupira.

       Jake, Jake, Jake, vous êtes un vieux disque rayé ! Votre partenaire n'était pas avec vous, quand vous êtes venu me harceler. Je la connaissais, cependant. Elle était très calée en informatique, non ? Et, lors du procès, il est apparu que c'est elle qui avait suggéré de fouiller dans ma vie et dans mes finances, afin de voir si vous pouviez me faire tomber pour autre chose que pour meurtre. Mais j'ignore ce qui lui est arrivé. Je sais qu'on l'a retrouvée dans sa voiture, au fond d'un canal, c'est tout. Franchement, Jake, soyez raisonnable. Je ne suis pas un imbécile : je peux lire entre les lignes. Je sais ce qui se passait, entre vous et elle. Après tout, je me suis fait une spécialité de détecter les faiblesses des gens. Vous débarquez ici dans votre peau de flic déterminé et bourré de compassion, dans la crainte que cette nouvelle victime ne soit la première d'une nouvelle série... mais dans le fond, vous vous moquez éperdument de cette pauvre fille, pas vrai ? Après tout ce temps, vous n'aspirez toujours qu'à me tuer— c'est plus facile que d'affronter la réalité : votre maîtresse s'est suicidée parce qu'elle était malheureuse, entre son mari qui la trompait et vous.

Cette fois, Jake resta impassible.

       Nancy ne s'est pas suicidée, Bordon. Et elle n'était pas ma maîtresse. C'était une femme solide et elle ne se serait jamais tuée, ni pour son mari, ni pour moi, ni pour le pape. Elle a été assassinée. Et quoi que vous disiez, je continue de croire que vous avez donné l'ordre de la tuer parce qu'elle savait quelque chose. Que savait-elle, Bordon ? C'est là la clé — des saloperies d'hier et de celles d'aujourd'hui. Vous le savez aussi bien que moi.

       Des gens meurent tous les jours, à Miami. Pourquoi sauter tout de suite sur une histoire de conspiration ?

       Parce que ce n'est pas tous les jours que les victimes sont retrouvées les oreilles tranchées et la chair de leurs doigts découpée. Il y a autre chose, aussi. Je pense que vous avez un complice qui lui se promène librement — un complice qui était sur mon bateau, hier soir.

      Vous avez été cambriolé ? Qu'est-ce qu'on a pris ?

       Rien.

       Vous perdez la boule, Jake.

       Du tout. Quelqu'un est entré chez moi et ce quelqu'un cherchait quelque chose. J'en suis certain.

       Eh bien, voyons, c'est vous le flic. Cela ne pouvait pas être moi. Les gardiens de la prison peuvent en témoigner sous serment. Qui d'autre, dans ce cas ? Je suis prêt à parier que feu votre partenaire avait une clé de votre bateau...

Jake s'étrangla et Bordon sourit d'un air satisfait.

       Evidemment. Vous devriez peut-être investiguer du côté de son mari, non ?

       J'ai parlé au mari de Nancy. Il ignore tout de l'existence de cette clé.

       Allons, vous l'avez fait cocu, ne l'oublions pas. Ça ne serait pas étonnant qu'il vous en veuille pour le restant de ses jours.

       Je crois plutôt qu'il en a après vous. Et il n'est ni flic ni assermenté, lui. Il pourrait très bien se procurer un flingue et vous descendre, avant d'invoquer une crise passagère de folie causée par le chagrin qui hante sa vie, depuis cinq ans.

       Vous feriez mieux de vous pencher sur son cas à lui, Jake. Il est peut-être plus fou que je ne le suis.

       Que savez-vous au sujet de cette nouvelle victime — et au sujet de Nancy ? Vous ne me convaincrez jamais du fait que sa disparition n'était pas directement liée aux meurtres en série.

Bordon secoua la tête d'air désolé.

       Elle a disparu alors que vous nous harceliez, moi et mon groupe. Vous voulez associer les deux choses, mais vous n'avez rien pour étayer cette théorie. Je parie que vos supérieurs sont d'accord avec moi. Ce pauvre Jake, il s'entête à croire qu'il existe une raison, que c'est la faute de quelqu'un d'autre, n'importe qui excepté lui. Pourtant, les accidents arrivent. Une mauvaise route, le temps... Parfois, les gens, même les flics, conduisent trop vite. Ou bien le conducteur est bouleversé, il n'est plus lui-même. Les possibilités abondent. Je vous assure, Jake, que je suis navré.

       Navré ? Vous allez aussi me dire que vous m'aideriez, si vous le pouviez.

Bordon pianota sur la table, sans se départir de son impassibilité.

       Vous arrive-t-il d'assister à des spectacles de magie, Jake ?

       Quoi ?

       Vous savez bien, des spectacles de magie. Tout n'est que fumée, jeux de miroirs et tours de passe-passe. Les gens ne voient pas ce qui se passe réellement parce que leur attention est détournée : on voit le magicien, sa ravissante assistante en petit maillot à paillettes à côté de lui...

       Bordon, vous divaguez ou quoi ?

       Vous savez, j'ai passé beaucoup de temps à lire, ici. J'ai même conseillé plusieurs prisonniers et les ai aidés à se trouver.

Son regard se fit vague et un sourire désabusé passa fugitivement sur ses lèvres.

       J'ai trouvé Dieu et compris la simple beauté de la vie.

       Vous avez trouvé Dieu ! Pas mal, pour un prêcheur qui avait réuni autour de lui une communauté de fidèles pratiquement prêts à mourir pour lui !

Bordon eut un geste de la main.

       J'ai admis avoir leurré mon monde et escroqué beaucoup de gens de beaucoup d'argent. Je suis un homme charismatique. Un magicien, en quelque sorte. Un bon acteur. Mais... maintenant, je veux juste vivre, Jake. Je ne joue plus. Je vais bientôt sortir d'ici. C'est presque garanti. J'ai été un prisonnier modèle.

       Je ferai tout mon possible pour vous renvoyer derrière les barreaux vite fait.

       Heureusement pour moi, vous n'êtes ni juge ni juré. Le plus drôle est que je vous aime bien, Jake. Vous êtes un bon flic, vous savez. Peut-être trop doué. Personnellement, vous ne me faites pas peur, mais vous pouvez être assez effrayant. Prenez garde à vous, Jake.

       C'est une menace ?

       Absolument pas. Nous savons très bien, l'un et l'autre, que je n'ai tué personne. C'est la vérité vraie, même si vous n'arrivez pas à l'accepter. Je dis simplement que vous êtes un bon flic. Seulement, personne ne gagne à tous les coups, Jake.

       A tous les coups, peut-être pas, mais je n'ai pas l'intention de perdre, cette fois-ci.

       Eh bien, vous vous trompez de cible. Je suis en prison depuis longtemps.

Bordon eut un haussement d'épaules.

       Allez savoir si ce jeune paumé, Harry Tennant, n'a pas réellement tué ces filles. Je l'ai vu quelques fois et il m'a vraiment fait pitié. Il cherchait des réponses à ses questions sur la vie avec un désespoir et une fureur un peu inquiétants, et il était fou de rage contre les pauvres jeunes femmes qui n'avaient pas l'heur de partager ses vues. Ou bien il était impuissant et il détestait tous ceux qui pouvaient mener une vie normale. Il était peut-être psychotique.

       Je ne crois pas qu'il était assez intelligent pour commettre une telle série de meurtres avec autant de minutie, fit Jake. Le tueur est un malin. Anéantir toute possibilité d'identification de ses victimes en les dissimulant dans des marécages isolés, après avoir escamoté leurs empreintes digitales, afin que le temps et les bestioles les rendent méconnaissables — cela demande des connaissances et un minimum d'intelligence et d'organisation. Ce qui me ramène à vous.

       Si vous espérez une confession tardive de ma part, vous allez être déçus. Non, Jake, je n'ai pas tué ces femmes, et je n'ai pas non plus contrôlé qui que ce soit à distance, durant ces cinq années. Je vous l'ai déjà dit : j'ai passé mon temps à me repentir pour mes péchés. J'ai trouvé Dieu.

       C'est ça. Si vraiment vous aviez trouvé Dieu, vous confesseriez tout ce que vous savez afin de vous assurer qu'aucune autre femme ne sera brutalement assassinée comme les autres.

Bordon le regarda très fixement.

       La fumée et les jeux de miroirs, Jake. Le monde est plein de fumée et de jeux de miroirs, répéta-t-il encore, d'un air presque bouleversé.

Jake fronça les sourcils, mais l'autre enchaîna :

       Je ne veux plus parler avec vous. Je ne suis d'ailleurs pas tenu de le faire.

       Pardon. Vous êtes en prison et j'ai une autorisation signée du directeur.

       Je ne suis plus accusé de rien. Je purge ma peine. Je veux juste vivre, Jake. Et je veux aussi un avocat, avant de prononcer un seul autre mot.

       Vous êtes coupable, pas vrai ?

Bordon parut reprendre son sang-froid.

       Je purge ma peine, Jake. Rien d'autre. Je vous ai dit tout ce que je pouvais vous dire. C'est vous le flic. A vous d'agir, maintenant.

Jake crispa les mâchoires. Bordon venait de mettre fin à leur entrevue.

Qu'avait-il espéré ? Des aveux ? Non, bien sûr. Peut-être juste sentir quelque chose. Au lieu de cela, il repartait avec les mêmes incertitudes qu'à son arrivée.

Il tira une carte de visite de sa poche.

       Si vous changez d'avis...

       Ouais, ouais, je connais la chanson, marmonna Bordon.

Il regarda le petit carton imprimé dans la main de Jake, puis il le prit.

       Je vous appellerai peut-être un jour, inspecteur. Comme je vous l'ai déjà dit, vous m'êtes plutôt sympathique. Attention sur la route, en rentrant. Le trajet est long. Plus de trois cents kilomètres. Vous avez mis combien de temps pour venir ? Quatre heures ? Cinq heures ? Ou bien les flics de Miami-Dade ont-ils le droit de dépasser la vitesse autorisée dans les autres comtés ?

       Le voyage a duré un certain temps, repartit Jake sur un ton posé.

Il y eut un silence, puis Bordon haussa de nouveau les épaules.

       J'ai votre carte. Si je repense à quelque chose qui pourrait vous être utile, je vous appellerai.

Jake se leva et frappa à la vitre de la porte pour appeler le gardien. En quittant la prison, il se remémora l'entrevue, point par point, mot par mot. Des spectacles de magie. Tout n'est que fumée, jeux de miroirs et tours de passe-passe. Les gens ne voient pas ce qui se passe réellement parce que leur attention est détournée...

Que diable avait-il voulu dire ?

Jake venait de franchir la grille barbelée et se dirigeait vers sa voiture quand il s'arrêta brusquement.

Je veux juste vivre, Jake.

Bordon avait-il peur de quelqu'un ?

La sonnerie de son portable résonna alors au fond de sa poche.

       Dilessio, fit-il sur un ton bref.

       Inspecteur, c'est Carnegie. Paddy Carnegie. Désolé d'avoir été aussi long à vous rappeler. Vous vouliez me parler de l'affaire Fresia ?

« L'affaire Fresia », songea Jake, plissant le front. Il lui fallut quelques secondes pour se souvenir de quoi il s'agissait, et aussitôt, il se demanda ce qu'il était allé faire dans cette galère. Oh, il connaissait la réponse à cette question. Ashley Montague. La jeune femme était tenace et intrépide. Et elle semblait tellement sûre d'elle, au sujet de son ami. De la même façon qu'il était convaincu d'avoir raison, au sujet de Nancy.

Et puis aussi, il rêvait d'elle, la nuit...

       Carnegie, dit-il, merci de me rappeler. Je suis au beau milieu de la Floride, là, mais je rentre à Miami. Est-ce qu'on peut se voir?

Tout au long de la matinée, en salle de classe, Ashley dessina. Stuart sur son lit d'hôpital... Ses parents, debout tout près l'un de l'autre... Jake Dilessio sur le pont de son bateau... Elle croqua même Arne, assis à côté d'elle.

Ce dernier avait confirmé être passé chez Nick, la veille au soir, en compagnie de Len. Les deux jeunes gens s'étaient croisés au champ de tir et avaient décidé de dîner ensemble. Len avait suggéré le restaurant de Nick et Arne avait acquiescé avec joie, se rappelant à quel point la jeune femme avait eu l'air ébranlé par l'accident de son ami.

A la fin du cours, Ashley reposa son crayon et, levant les yeux, vit que Brennan la considérait de manière appuyée. Il avait remarqué qu'elle dessinait. Sans doute pensait-il qu'elle se fichait de ses leçons. Zut ! La semaine passée, encore, deux de leurs camarades de promotion avaient été renvoyés : une mauvaise réponse de trop à l'un des nombreux tests écrits qu'on leur faisait passer à intervalles réguliers.

Ashley tenta de se rassurer en se disant que ses notes étaient excellentes.

Pendant le déjeuner, elle raconta à ses amis sa visite à l'hôpital. Elle leur dit aussi qu'elle avait parlé à Dilessio.

       Il a commencé par me dire qu'il ne pouvait rien faire. Et puis il a débarqué à l'hôpital. Il a promis de parler au flic chargé de l'enquête.

       Est-ce qu'il t'a donné des raisons d'espérer ? s'enquit Gwyn.

       Non. Mais je pense toujours qu'il y a quelque chose de louche, dans cette histoire. J'espère seulement que Stuart va sortir du coma et qu'il pourra nous éclairer.

       Brennan a peut-être des informations pour toi. Il n'a pas arrêté de te regarder, ce matin.

       Tu es sûre ? fit Ashley, sentant renaître son malaise.

       Ça oui, alors !

Ashley retourna en cours, en proie au trac et résolue à ne plus toucher à ses crayons, sinon pour prendre des notes. D'autant que le capitaine Murray s'était joint à Brennan. Il ne prit pas la parole, se contentant d'observer. Ashley eut l'impression qu'il la regardait beaucoup, lui aussi.

       Je deviens folle ou Murray me surveille, lui aussi ? demanda- t-elle discrètement à Arne, à un moment.

Arne arqua les sourcils.

       Il a peut-être le béguin pour toi.

       Arrête tes conneries.

       Quoi ? Tu es mignonne, Montague.

       Arne, je vais te mettre K.O. à la sortie du cours.

Le géant noir sourit. Gwyn, qui était assise derrière eux, se pencha en avant.

       Tu ne payes pas tes contraventions ou quoi, Ashley ? Tu as raison, ils n'arrêtent pas de te regarder, tous les deux.

Le cours s'acheva. Ashley hésita un instant, partagée entre le désir d'aller trouver les deux hommes pour leur demander s'ils avaient pu obtenir des informations à propos de Stuart et une très forte envie de sortir de là le plus vite possible.

Elle n'eut guère le loisir de trancher.

       Montague, je voudrais vous parler, s'il vous plaît, lança Murray à la seconde où elle se levait.

* * *

Carnegie était un type accommodant qui ne vit aucun inconvénient à retrouver Jake dans un café pour lui parler de l'enquête en cours.

La cinquantaine, il n'était plus loin de la retraite. Malgré leurs nombreuses années dans le même département, les deux hommes ne s'étaient encore jamais rencontrés.

Carnegie fit donc un compte rendu de la situation. Puis il conclut:

       Je dois vous dire que les parents n'arrêtent pas de me répéter, depuis le début, que cette histoire cache forcément quelque chose, parce que leur fils ne se droguait pas.

       Oui, je les ai rencontrés.

       Mais bon, ça vaut ce que ça vaut. Aucun parent n'a envie de découvrir que son gosse a mal tourné. J'ai eu des enquêtes où l'on avait beau amasser des preuves irréfutables de la culpabilité d'un gamin, les parents niaient tout de même l'évidence. « Pas mon fils, il a toujours été très prudent au volant. » « Pas ma fille, elle ne dépasserait jamais la limite de vitesse autorisée. »

       Oui, c'est typique. Cependant, je connais une vieille amie de Stuart Fresia, et elle tient le même discours.

Carnegie avait des yeux bleu vif, des cheveux blancs et un visage que le soleil avait parcheminé. Fortement charpenté, il n'était pas gros, mais donnait une impression de solidité. Pour autant, il n'avait pas l'air d'un dur, et son visage exprimait volontiers, comme à cet instant, la compassion.

       J'aimerais pouvoir abonder dans leur sens, sincèrement. Seulement, je n'ai rien. Le gamin se trouvait au milieu de la nationale, en slibard. Je ne sais même pas s'il s'est rendu compte qu'il traversait en plein trafic. Il avait tellement de drogue dans le sang qu'il avait déjà de la chance d'être encore en vie. Le type qui l'a renversé est sens dessus dessous. Il jure qu'il ne l'a pas vu arriver, que le gosse s'est comme matérialisé devant lui. Deux autres voitures ont été accidentées pour n'avoir pas pu s'arrêter, mais aucun des deux automobilistes n'a rien vu non plus. Le conducteur de la première voiture est sans tache. Il est propriétaire d'une galerie de meubles à North Dade — trois gosses, entraîneur de football à ses heures perdues, et il va à l'église tous les dimanches. Un ancien de la Navy qui a fait du service au Moyen-Orient. Il n'a jamais reçu ne serait-ce qu'une contravention pour mauvais stationnement. Il n'a rien vu jusqu'à ce que le gosse se retrouve en plein sur sa voie. Il a essayé de freiner, mais il était trop tard. Il ne sait pas si le gamin a traversé de l'autre côté, s'il est tombé du ciel, ou s'il a sauté d'une voiture. Nos hommes ont fait du porte-à-porte et posé des questions partout aux alentours. On a publié un appel à témoins dans les journaux. Les parents ignorent ce que leur fils faisait, ces derniers temps. Il avait plus ou moins disparu de la surface de la terre, depuis quelques mois. Il voulait écrire et pouvoir se déplacer incognito. Il a vendu quelques articles à un torchon qui s'appelle In Depth. Je suis passé à leurs bureaux. Le rédacteur en chef aimait bien Fresia et il a eu l'air bouleversé par la nouvelle. Il pense que le gamin était sur une histoire, mais il ne voulait pas en parler tant qu'il n'avait pas plus d'info. Il n'est pas impossible qu'il soit tombé sur une affaire louche, bien sûr. Croyez-moi, ce n'est pas faute d'avoir abordé l'enquête sous tous les angles imaginables. Seulement, nous n'avons strictement rien. Pas l'ombre d'une piste.

— Je comprends, dit Jake. Reste que le gamin a bien dû sortir de quelque part.

       On n'en a pas la moindre idée. On a vérifié dans les hôtels et les motels du coin. Rien. Et s'il était chez quelqu'un, dans la zone, personne ne veut cracher le morceau. S'il est sorti d'une voiture, personne ne l'a vu. Nous ne renonçons pas. Mais bon, il nous faudrait un début de piste, quelque chose...

       Il y a toujours l'espoir que Fresia va sortir du coma.

       Oui. Un bien mince espoir, commenta Carnegie.

Il secoua la tête et changea de sujet.

       Et vous, alors ? J'ai entendu parler du nouveau cadavre. Vous croyez que ce meurtre est lié à la série, il y a... combien, quatre, cinq ans ?

       Cinq ans, répondit Jake. C'est très possible. Bien sûr, il peut aussi s'agir d'une imitation. Pour l'heure, nous ne savons pas grand-chose. Nous ignorons jusqu'à l'identité de la victime.

Carnegie hocha la tête et parut hésiter, une fraction de seconde, avant de demander :

       Et en ce qui concerne la mort de votre coéquipière ? On n'est jamais parvenu à une conclusion satisfaisante, là non plus ?

Jake secoua la tête. Carnegie était manifestement au courant de toutes les rumeurs. Mais qui ne l'était pas ? Il y avait eu une enquête officielle.

       Non, dit-il finalement.

       Désolé, fit Carnegie. C'est toujours dur d'apprendre la mort d'un flic, mais... ça avait l'air d'être une femme assez remarquable. C'est triste à dire, quoi qu'on fasse, il y a des affaires qui demeurent des énigmes à jamais.

       En effet, admit Jake. Mais pas celle-ci. Je la résoudrai un jour, j'en suis persuadé.

Il se leva et tendit la main.

       Merci, Carnegie. Si vous aviez du nouveau, au sujet de Fresia, voudriez-vous me prévenir ?

       Pas de problème. Et si vous avez des idées de piste pour moi, n'hésitez pas à m'appeler non plus. Je ne suis pas nouveau dans le métier et je n'ai pas d'orgueil. Au contraire, je suis trop content d'accepter toute aide utile.

C'était fini. Ashley ignorait quand et comment, mais elle avait dû commettre une erreur. Le sergent Brennan et le capitaine Murray la dévisageaient d'un air tellement bizarre !

       Asseyez-vous et détendez-vous, mademoiselle Montague, commença ce dernier.

Elle s'assit, mais elle était incapable de se détendre.

       J'ai consulté votre dossier, reprit Murray.

       Oui ?

       Vous avez passé plusieurs années à étudier le dessin.

       Oui.

       Pourquoi n'avez-vous pas persévéré dans cette branche ?

Ashley fronça les sourcils.

       Parce que j'avais envie d'entrer dans la police.

       Pourquoi ?

       Mon père était policier.

       Mais vous vous intéressez toujours au dessin.

C'était une affirmation, pas une question. Ashley sentit s'aggraver son malaise. On avait bel et bien remarqué qu'elle dessinait en cours — peut-être une fois de trop.

Elle haussa les épaules, tentant de ne pas trahir son désarroi.

       J'aime le dessin, en effet. Je m'y intéresserai toujours. Mais je ne pense pas que cela m'empêche de devenir officier de police.

La plupart des policiers ont d'autres centres d'intérêt, dans la vie, comme tout un chacun. Certains aiment le bateau, d'autres le karaoké. Ils auraient peut-être pu devenir chanteurs, mais ce qu'ils préfèrent, c'est être policiers.

Les deux hommes sourirent et Ashley se raidit.

       Si vous avez décidé de me renvoyer, dites-le-moi tout de suite, ajouta-t-elle.

       Il n'en est pas question, dit Brennan. En fait, vous êtes une élève tout à fait exceptionnelle.

       Mais alors...

       Nous voulons vous faire une proposition, fit Murray. Nous avons besoin de quelqu'un qui soit très doué en dessin pour la section légiste. Un artiste légiste. C'est un poste civil et vous seriez sous les ordres du commissaire divisionnaire Allen, qui est aussi un civil employé par le département.

       C'est un poste que beaucoup de gens convoitent, précisa Brennan.

       Mais... je ne connais que les rudiments, en la matière. En quoi... en quoi consiste ce travail ?

       Il faut faire des croquis, des portraits à partir de descriptions de témoins. De la photographie. Parfois de la reconstruction de restes de squelettes.

       J'ai fait un peu de photo, mais...

       Il est beaucoup plus facile d'apprendre à quelqu'un comment faire des photos que de trouver une personne qui a votre talent pour reproduire les visages humains.

Ashley le regarda sans bien comprendre et Murray sourit.

       Pardonnez-moi. J'ai ramassé les dessins que vous aviez jetés dans la corbeille, l'autre jour.

Il lui montra un papier que l'on avait lissé — le croquis qu'elle avait fait de Jake Dilessio. Ashley rougit.

       Ce portrait est incroyablement ressemblant... Ecoutez, je suis convaincu que votre vocation d'entrer dans la police est réelle. Mais rien ne vous empêche de reprendre vos cours, à un moment ou à un autre. Vous ne sortiriez pas de cette promotion. Je vous assure que l'expérience ne serait pas du temps perdu. Le travail est tout à fait passionnant — et dur. Mais ce ne sera pas plus dur que dans la rue. Et c'est bien payé.

Il lui cita un montant bien plus élevé que ce qu'elle gagnerait comme simple policier, la première année, et même les suivantes.

Ashley hocha la tête. Les deux hommes la regardaient.

       Je suis un peu sous le choc, dit-elle.

       Bien sûr. Nous n'attendons pas de vous une réponse immédiate. Mais nous avons besoin de vous. Si vous le voulez, vous pouvez rencontrer le commissaire divisionnaire Allen, demain matin...

       D'accord.

       Bon.

Murray lui indiqua où se présenter, à 8 heures précises, le lendemain.

       Allen ou l'un des membres de son équipe saura vous en dire bien plus que nous, en ce qui concerne le travail à proprement parler. Je lui ai montré vos dessins et il était très impressionné. Sachez que le travail d'un artiste légiste peut se révéler crucial dans une enquête. Et je ne suggérerais pas un tel bouleversement, si je ne pensais pas que vous seriez parfaite pour le job.

       Merci.

       D'autant plus que je serai désolé de vous perdre, renchérit Brennan. J'apprécie beaucoup votre présence à mes cours. Mais vous avez un vrai talent. Ce serait dommage de ne pas le mettre au service de la police.

Elle remercia le sergent et se leva.

       8 heures, demain, dit-elle.

Brennan sourit.

       Quelle que soit votre décision, vous pourrez dormir une heure de plus, demain matin.

       Déjà un avantage, fit Ashley, avant de prendre congé.

Arne et Gwyn l'attendaient dans le parking.

       Alors ? s'enquit cette dernière.

Ashley leur raconta tout. Ses deux amis la regardèrent, stupéfaits.

       Ça alors ! fit Gwyn au bout d'un moment.

Puis elle éclata de rire.

       Si on m'avait surprise en train de dessiner pendant les cours, on m'aurait renvoyée sur-le-champ.

       Moi aussi, dit Arne. C'est génial !

       Mais je ne serai pas flic.

       Ils t'ont bien dit que tu pouvais retourner à l'académie pour finir ton cursus, non ? Ne laisse pas passer une chance pareille, Ashley. C'est le boulot rêvé pour toi. Dessiner et travailler dans la police. Tu te rends compte ? A côté de toi, on sera des petits pions minables, plaisanta Gwyn.

       Elle a raison, approuva Arne. Saute dessus.

       J'ai toute la soirée pour y réfléchir.

       Réfléchir à quoi ? s'écria Gwyn en la serrant dans ses bras. Mes félicitations, ma vieille. C'est tout ce que je trouve à dire.

       Bon, il faut que je vous laisse, dit Arne. C'est l'anniversaire de ma mère. N'oublie pas les vieux copains, quand tu fraieras avec les huiles, hein ?

       T'inquiète, nous sommes inoubliables, fit Gwyn. Quand tu auras pris ta décision, nous nous réunirons tous pour célébrer ça, d'accord ?

       Avec plaisir, répondit Ashley. Si je choisis d'accepter le poste.

Mais elle prenait peu à peu conscience de la chance qu'on lui offrait. Rejeter une offre pareille serait pure folie.

       Bon, il faut que j'y aille, moi aussi. Je veux rentrer me changer et retourner à l'hôpital.

       Ton ami tient toujours le coup ? demanda Gwyn.

       J'espère, répondit la jeune femme, avant d'agiter la main et de s'éloigner en direction de sa voiture.

En arrivant chez Nick, Ashley fut soulagée de constater que le bar-restaurant était tranquille. Il y avait quelques clients attablés en train de dîner, dedans et dehors, mais bien assez de personnel pour les servir. Nick, Sharon et Sandy étaient assis à une table et Ashley les rejoignit d'un pas vif, impatiente de raconter ce qui venait de se passer à son oncle.

Les trois adultes eurent la même réaction que ses deux amis, un moment plus tôt.

       C'est formidable, dit Nick.

       Incroyable, renchérit Sharon.

       Super nouvelle, déclara Sandy avec un large sourire.

       Alors tu crois que je devrais accepter ? fît la jeune femme en regardant Nick.

       Qu'est-ce que tu as à perdre ? repartit-il. Murray a bien dit que tu pouvais reprendre les cours là où tu les avais laissés pour passer ton diplôme, le moment venu.

       Mais je pourrais aussi le passer à la fin des classes, comme prévu.

       Et si le poste n'est plus disponible, alors ? Ashley, on t'offre une chance d'utiliser ce talent formidable que Dieu t'a donné pour aider les gens. Tu te rends compte ?

       Oui, je crois que tu as raison, acquiesça Ashley en souriant.

Elle se leva.

       Nick, quel est le plat du jour ? Je veux emmener deux assiettes aux parents de Stuart, à l'hôpital.

       Du mahi mahi francese.

       Super. Je peux me faire emballer deux plats ? Je vais aller me changer, en attendant.

       Evidemment, répondit son oncle.

       On va faire préparer trois assiettes, intervint Sharon. Il faut que tu manges, toi aussi.

       Je ne pourrai pas manger avec les Fresia. Je veux rester avec Stuart pendant qu'ils dîneront.

       Alors on te prépare une assiette que tu mangeras avant de partir, déclara Sharon sur un ton ferme.

       D'accord, d'accord, répondit Ashley avec un rire.

Elle embrassa son oncle, puis Sharon — et finalement Sandy, puisqu'il était là.

       Mince alors ! fit ce dernier. Je connais des tas de flics, et maintenant, je connais aussi une artiste légiste.

Ashley sourit et s'éloigna. Soudain, elle s'arrêta et, se retournant :

       Vous avez vu Dilessio, aujourd'hui ?

       Tôt ce matin, dit Nick. Il devait se rendre quelque part au nord de l'Etat. Pourquoi ?

       Il devait essayer de se procurer une information pour moi, expliqua la jeune femme. J'essaierai de le voir plus tard.

       Je lui dirai que tu le cherches, si jamais il passe.

       Super. Merci.

En arrivant à l'hôpital, une heure plus tard, Ashley trouva Lucy Fresia seule dans la salle d'attente. Celle-ci eut l'air surprise, mais aussi sincèrement heureuse de la voir.

       Ashley, vraiment, il ne fallait pas te déplacer encore ! Nous ne faisons pas grand-chose, tu sais, à part rester assis et attendre...

       Justement, je suis venue prendre la relève. Je bavarderai avec Stuart pendant que vous vous installerez pour déguster le plat du jour de Chez Nick. Je suis sûre qu'ils ont des microondes, par ici.

       Oh, Ashley, c'est tellement gentil, murmura Lucy, au bord des larmes. Merci.

       De rien.

Lucy l'accompagna jusqu'à la chambre et Ashley remplaça Nathan au chevet de l'accidenté. A peine assise, elle prit la main de Stuart entre les siennes et, comme la veille, se mit à parler. Elle raconta l'offre qu'on venait de lui faire, sa surprise, et sa peur, aussi, de n'être pas à la hauteur. Stuart ne parut pas réagir, cette fois. Mais peu importait. Elle continua de parler, contente de pouvoir s'épancher sans éprouver le besoin de s'autocensurer. C'était toujours ainsi, avec Stuart. Elle pouvait tout lui raconter.

Au bout d'un moment, Lucy entra tout doucement dans la chambre et Ashley se leva et prit congé. Nathan l'attendait dehors et il la remercia chaleureusement pour le dîner, pour sa visite, et aussi pour avoir parlé à l'inspecteur Dilessio.

       Vous a-t-il appelé ? demanda la jeune femme.

       Non, pas encore. Mais je ne m'attends pas à un miracle.

Ashley hocha la tête.

       Oui, ça prend du temps.

       Allez, rentre chez toi, maintenant, conclut Nathan. Je sais que tes journées sont chargées.

Ashley envisagea de lui expliquer que cette journée-ci avait été plus remarquable que chargée, mais elle était pressée de retourner à la marina pour voir si Dilessio était rentré et s'il avait du nouveau. Elle aurait tout le temps de leur parler de son opportunité de carrière, le lendemain.

Elle prit congé et s'en fut. En passant devant la salle d'attente, elle jeta un coup d'œil à l'intérieur et reconnut les mêmes personnes que la veille — y compris le jeune homme que Nathan lui avait décrit comme un journaliste à la poursuite d'un bon scoop.

Elle quitta l'hôpital, marchant d'un pas rapide. Il n'était pas tard, mais la nuit était noire. Elle n'y prêta pas une attention particulière, toutefois, occupée qu'elle était à se dire qu'elle n'avait pas rappelé Karen et Jan pour les tenir au courant de la situation. Elle se promit de le faire, aussitôt rentrée. Ou plutôt, après avoir essayé de parler avec Dilessio.

Elle ne croisa personne, en entrant dans le parking, mais, traversant l'étendue de bitume, elle entendit des bruits de pas derrière elle, comme un écho aux siens. Elle marqua une légère pause et, d'un seul coup, sentit les cheveux se dresser sur sa nuque.

Le bruit avait cessé. Elle regarda autour d'elle. Si le parking était éclairé, les piliers et les voitures jetaient des ombres longues un peu partout. Sa voiture était tout au bout du garage souterrain. Elle se tourna lentement, fouillant les ombres du regard. Rien.

Elle se remit à marcher.

D'abord, elle ne perçut aucun bruit. Puis, de nouveau, l'écho étrange de ses propres pas, tout près...

Elle fit volte-face, mais ne vit rien, n'entendit plus rien. Pourtant, elle avait la chair de poule et son instinct lui criait de prendre ses jambes à son cou. Elle fureta encore autour d'elle...

Au même instant, un tintement électronique la fit sursauter violemment. Un couple sortit de l'ascenseur, discutant, et Ashley, respirant profondément, tenta de calmer les battements effrénés de son cœur.

Elle se traita d'idiote, et repartit en direction de sa voiture.

Le couple avait trouvé à se garer tout près de l'ascenseur. Le moteur de la voiture ronfla et ils quittèrent le parking. Ashley avait encore du chemin à parcourir et elle pressa le pas, les doigts crispés sur le boîtier de sa clé. Elle n'avait pas rêvé. De nouveau, l'écho de ses pas résonna derrière elle.

Elle pivota sur ses talons et se mit à hurler :

— Je vous préviens, je suis flic, j'ai un flingue et je sais m'en servir !

Rien...

Elle était en train de s'époumoner dans un parking vide.

Elle se remit en marche. Non, elle n'avait rien imaginé. Il y avait bien quelqu'un, quelque part derrière elle, en train de courir.

Une silhouette vêtue d'un pyjama de bloc et d'un masque chirurgical approchait d'elle.

Ashley se mit elle aussi à courir à perdre haleine, tout en pressant le bouton pour débloquer la portière de sa voiture. Mais il y avait trop de véhicules alentour ; le signal ne passait pas.

Elle entendait le bruit de ses pas amplifié dans l'espace vide du parking — le bruit de ses pas et de ceux de son assaillant, comme s'ils couraient à travers une tombe en ciment...

Et, à chaque seconde, l'écart entre eux se réduisait...