5.

Ce qui devait être un week-end de détente et d'acclimatation à son nouveau décor s'était transformé, pour Jake, en un véritable marathon. Soucieux de se mettre au plus vite au travail, il avait, notamment, entamé des recherches sur ce qu'étaient devenus les anciens membres de la secte de Peter Bordon, depuis son démantèlement. Une partie de ces informations était déjà contenue dans les dossiers qu'il avait compilés, au cours des cinq dernières années ; pour le reste, il avait pu compter sur Hank Anderson, véritable génie capable de soutirer des mines de renseignements, fût-ce les plus obscurs, à l'ordinateur le moins performant. Beaucoup de ces informations recoupaient celles que Jake détenait déjà, mais il s'était bien gardé de le dire, conscient que sa persévérance, sur cette affaire, était considérée par nombre de ses collègues comme un acharnement maladif.

Le commissaire Blake, chef de la brigade des homicides, l'avait d'ailleurs convoqué, samedi après-midi, pour lui tenir un discours sévère. Les bons inspecteurs travaillaient énormément et bien plus que les heures qui leur étaient payées — tout le monde savait cela. Mais ils savaient aussi garder la tête froide. Ils apprenaient tous à rentrer chez eux et à avoir une vie en dehors du boulot.

Jake était entièrement d'accord.

Leur dernière victime était morte depuis quelque temps déjà. Se mettre à courir follement dans tous les sens ne la ferait pas revenir. Mieux valait mener l'enquête de manière froide et déterminée, afin de débusquer le tueur et de l'amener devant la justice.

En conclusion, Blake avait déclaré que Jake devait trouver un juste équilibre entre le travail et la nécessité de rester en forme, physiquement, bien sûr, mais surtout mentalement. Un flic épuisé, stressé et enclin à l'obsession ne rendait service à personne.

Certes.

C'est juste que Jake avait tendance à vouloir en faire le plus possible lui-même.

Et pour commencer, l'autopsie. Gannet, comme promis, s'était mis au travail sans tarder et Jake y avait assisté.

Puis il avait rejoint Hank et ils avaient passé plusieurs heures à revoir les dossiers concernant les anciennes affaires, avant de se pencher sur le dernier meurtre.

Samedi soir, il avait rendu visite, avec Marty, à quelques-uns des anciens membres de la secte de Bordon. Une perte de temps — et ce n'était pas terminé, s'ils voulaient les rencontrer tous.

La première personne qu'ils avaient vue, une femme, était mariée, maintenant, mère d'un enfant de trois ans, et cet épisode de sa vie était pour elle une terrible source d'embarras. Son mari n'était même pas au courant. Elle avait juré n'avoir pas connu les victimes, encore moins avoir fait partie de la hiérarchie de la secte. Tant Marty que Jake l'avaient sentie sincère.

La deuxième personne, un jeune homme, n'avait assisté qu'à quelques sermons. Il était devenu évangéliste et passait le plus clair de ses journées dans un centre pour sans-abri. Des vérifications avaient prouvé qu'il disait vrai.

Dimanche après-midi était le moment où Jake se reposait, généralement. Il retrouvait volontiers des amis dans un bar, parfois Chez Nick, et ils se racontaient des histoires de pêche, buvaient de la bière et suivaient les matchs de football à la télévision. Ce jour-là, toutefois, il avait passé un long temps sur son bateau, à terminer des branchements d'eau et d'électricité. Et le soir, il avait rendu visite à son père, qui, deux ans après la mort de sa femme, continuait de passer beaucoup trop de temps assis tout seul dans l'obscurité, même s'il affirmait à qui voulait l'entendre aller parfaitement bien.

Autrement dit, Jake avait obéi aux ordres. Seulement, aucun ordre, aucune logique, aucune sagesse ne pouvait l'empêcher de réfléchir, de se poser des questions, de faire des plans.

En un mot, de ressasser.

Il venait à peine d'arriver à son bureau, lundi matin, lorsqu'il reçut un appel de Neil Austin, du laboratoire médico-légal.

       Je voulais juste vous dire qu'on fait notre possible pour établir l'identité de votre victime. On espérait le faire grâce aux dents, mais nous n'avons pas eu beaucoup de succès, pour le moment. Je ne crois pas qu'elle soit originaire du coin. Si c'est le cas, personne n'a signalé sa disparition. Ou alors elle n'a jamais mis les pieds chez un dentiste. Ce qui est bien possible, d'ailleurs : la pauvre est morte avec une dentition parfaite. Parfaite ! Ses dents de sagesse sont sorties sans l'ombre d'un problème et elle n'avait aucune carie. Vous imaginez ? Qui, de nos jours, atteint la vingtaine avec des dents parfaites ?

       Merci pour l'effort et les infos, Neil, répondit Jake.

       Je voudrais être plus utile. Malheureusement, ces choses-là prennent du temps.

Ils ne le savaient que trop. Dans bien des affaires, la seule identification de la victime pouvait prendre des semaines, voire des mois. Il arrivait même que certains cadavres demeurent anonymes. Dieu merci, grâce à l'expertise médico-légale et au recoupement informatique, il arrivait aussi qu'on les identifie très vite.

       Vous n'avez rien d'autre ? La vingtaine ? Une dentition parfaite ?

       Oui, vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Elle devait faire un mètre soixante-huit, soixante-neuf. De corpulence moyenne. Elle n'a jamais eu d'enfant. Gannet dit que cela ressemble à un meurtre rituel.

       Comme les autres ?

       Ouais, répondit Neil avec un soupir. C'était sûrement une jolie fille. Les gars, ici, l'ont surnommée Cendrillon. Elle n'est pas couverte de cendres à proprement parler, mais la façon dont elle a été découverte... C'est drôle, on voit défiler les affaires et les cadavres, mais certains continuent de nous frapper aussi fort qu'à nos débuts. Enfin, je vous envoie le rapport préliminaire. Oh, une dernière chose : Gannet dit qu'elle est morte depuis au moins deux mois, quatre au plus.

       Merci, Neil.

       De rien. Je vous tiens au courant s'il y a du nouveau.

       Super.

Jake raccrocha et sortit le dossier de la dernière victime, morte cinq ans plus tôt. La photo d'une jeune femme souriant timidement était attachée à la première page.

Dana Renaldo.

Vingt-sept ans, un mètre soixante-neuf, cinquante-cinq kilos. Une jeune femme séduisante. Ses parents étaient décédés et une cousine avait signalé sa disparition, presque un an avant la découverte du corps. Elle venait de Clearwater, au centre de l'Etat. La police, là-bas, n'avait pas donné suite à l'enquête, après avoir constaté qu'elle avait fait ses valises et vidé son compte en banque. Trois mois avant qu'elle ne s'évapore dans la nature, elle avait divorcé — un divorce amer, sordide. Il n'y avait pas d'enfant. Pour les enquêteurs, elle s'était fait la malle de son plein gré. Un adulte a bien le droit de se volatiliser, si tel est son désir. A Clearwater, elle avait été agent immobilier, puis agent d'assurances. Juste avant de partir, elle travaillait comme secrétaire dans un cabinet juridique, à Tampa. D'après les déclarations de son employeur, elle avait envoyé une lettre de démission signée de sa main.

Le profil de Cendrillon, comme l'avaient surnommée les gars du laboratoire médico-légal, semblait similaire.

Jake sortit un autre dossier.

Eleanore « Ellie » Thorn, en revanche, ne ressemblait guère à Dana Renaldo ou à leur dernière victime. Venue passer des vacances à Fort Lauderdale, elle n'était jamais rentrée chez elle, à Omaha. Elle n'avait pas de travail, avait vidé ses comptes en banque et on l'avait vue, de temps à autre, en ville. Elle se rendait aux réunions de prière de Bordon et avait même effectué d'assez longs séjours au sein de la propriété où vivait la communauté. Mesurant plus d'un mètre soixante-dix, elle était blonde, avec un corps de sportive. Comme les autres, son corps avait été retrouvé après que le temps et les éléments avaient accompli leur travail de destruction.

La troisième victime était diplômée d'architecture. Très intelligente, elle avait aussi la réputation d'être farouchement déterminée. Orpheline, elle avait grandi dans des foyers d'accueil et s'était payé ses études à force de travail et grâce aux bourses qu'elle avait décrochées. Vingt-six ans, petite et pesant à peine cinquante kilos, elle vivait à Miami Beach, dont elle adorait l'architecture Arts déco. Elle était aussi profondément religieuse et en quête de réconfort spirituel, ce qui faisait d'elle une proie facile pour Peter Bordon, alias Papa Peter.

Jake en était là, quand Marty s'arrêta devant lui et jeta un dossier sur son bureau.

       Peter Bordon est bel et bien enfermé dans sa cellule, au cœur de la Floride, dit-il.

       Marty, je n'ai jamais prétendu le contraire.

       Je sais, mais écoute la suite. C'est un prisonnier tellement modèle qu'il va sortir bientôt. Comportement exemplaire. Or, il est incarcéré pour un crime sans violence. Tous ceux qui ont bossé avec lui, là-bas, disent qu'il est courtois et poli. Lis le rapport. Ou plutôt, non, ne le lis pas, tu vas vomir. Enfin si, que tu vomisses ou pas, il faut tout de même que tu le lises — surtout ce qu'a écrit le psychologue de la prison. Cela devrait te plaire. « M. Bordon regrette d'avoir imaginé que sa méthode de comptabilité ne portait pas préjudice à la société. Son attitude est celle d'un homme résolu à payer ses dettes. Il ne représente aucun danger pour la société. Très pieux, il a été d'un grand secours et d'un grand réconfort moral pour bon nombre de prisonniers, lors de circonstances extrêmes. Il est très apprécié de ses compagnons. »

Jake regarda Marty fixement. Un muscle de sa mâchoire tressauta. Finalement, il secoua la tête et prit le dossier.

       Jake, ce n'est pas lui qui commet ces meurtres, reprit Marty.

       Ça, on le sait.

       Il était en prison, lorsque la dernière de nos victimes a été tuée. D'après le rapport de Gannet, elle est morte depuis au moins deux mois, quatre mois tout au plus.

       Ça aussi, je le sais, Marty, répliqua Jake, vaguement irrité. Cette victime-ci...

Il s'interrompit un instant, avant de reprendre :

       Ils l'ont surnommée Cendrillon, figure-toi. Malgré tout ce qu'ils voient défiler, ils arrivent encore à se laisser émouvoir par un cadavre. Celui-ci, en tout cas, semble toucher tout le monde.

       Ouais ! En attendant, Bordon était en prison.

Jake exhala un long souffle.

       Cela ne signifie rien du tout. L'endroit où il se trouvait, physiquement, il y a cinq ans, ne signifiait rien, déjà, à l'époque, et cela ne signifie rien, aujourd'hui. Nous avons une autre victime, et, d'une manière ou d'une autre, ce salopard est impliqué.

       Nous n'en sommes pas sûrs, Jake.

       Mon instinct me le dit.

       Ton instinct ne suffit pas pour aller trouver le District Attorney.

       Merde, Marty, tu crois que je ne le sais pas ?

Marty s'installa derrière son propre bureau, qui faisait face à celui de Jake.

       Nous avons donc un autre cadavre avec des oreilles coupées. Cendrillon ! Il fallait qu'ils lui donnent un surnom. Décidément, ces affaires sont trop abominables.

Il avait raison. Ils avaient beau avoir l'habitude et se croire blindés, chaque nouvelle information concernant la victime semblait lui donner vie, rendant les circonstances de sa mort encore plus insupportables. Jake se revit, debout près de la table d'autopsie, le cœur au bord des lèvres, empreint d'admirationpour le Dr Gannet. Bien que le corps de la jeune femme soit terriblement décomposé, certains petits détails continuaient de faire d'elle un individu qui avait eu une personnalité propre : un minuscule tatouage à peine visible, sur sa cheville, un grain de beauté qu'on distinguait encore, sur ce qui restait de son épaule, et même la couleur de ses cheveux, dont une mèche balayait la table... telle la mèche de cheveux d'une jeune femme endormie qui aurait glissé de l'oreiller.

Oui, Jake sentait encore la température de la pièce, l'odeur qui collait à la peau, des heures plus tard ; il revoyait encore et encore le cadavre, mutilé puis rongé par des animaux et toutes sortes d'insectes. Gannet lui avait dit être capable de déterminer le moment approximatif de la mort à partir du temps d'incubation des mouches et du stade de développement des larves. La dernière victime, Dana, était encore plus abîmée que celle-ci et Jake se souvenait qu'elle paraissait avoir été spoliée de toute humanité. On aurait dit une créature créée par un laboratoire d'effets spéciaux pour les besoins d'un film d'horreur... Malgré tout, Gannet s'employait sans relâche à débusquer le moindre indice susceptible de rendre une âme à ces femmes — de parler pour elles, les aidant ainsi à combattre les monstres qui avaient si brutalement fauché leur vie.

Cendrillon. Vingt-quatre, vingt-cinq ans et toute une existence devant elle. Quel était le fin mot de cette mort atroce, dans le sud de la Floride ?

Tout était possible. Peut-être un petit ami en proie aux affres de la passion l'avait-il tuée, avant de prendre conscience de ce qu'il venait de faire. Il avait pu décider de maquiller son crime — le faire passer pour un de ces meurtres dont il avait lu les détails dans les journaux.

Peut-être.

Ou alors, quelqu'un avait repris le flambeau que Bordon avait abandonné.

Ou bien encore, et la boucle était bouclée, Bordon lui-même était dans le coup. Il pouvait très bien avoir tout orchestré depuis sa cellule.

— Qui était-elle ? fit Marty, réfléchissant à voix haute. D'où venait-elle ? Pourquoi est-elle morte ? Une jeune femme qui essayait de vivre sa vie et qui a dû prendre le mauvais virage, quelque part sur sa route...

En entendant ces paroles, Jake tressaillit intérieurement. Merde, il devait se ressaisir. C'était son boulot. Il n'était plus un débutant, mais un flic de la brigade des homicides qui en avait vu de toutes les couleurs.

Et c'est ce qu'il avait voulu : devenir flic. Non pas pour respecter une tradition familiale — chez lui, on était plutôt juriste de père en fils — mais parce que l'homme qui était devenu son mentor et son meilleur ami en était un.

Jake avait fait sa connaissance le soir où il avait embrassé un arbre du quartier de Coconut Grove, au volant de la Firebird que ses parents lui avaient offerte pour le récompenser d'avoir décroché son baccalauréat.

Il avait tout juste dix-huit ans et il était fin soûl.

Si son père avait — trop souvent — accepté de payer ses contraventions pour excès de vitesse, il lui avait formellement interdit de boire s'il devait prendre le volant. Et Jake avait toujours respecté cette volonté — jusqu'à ce soir-là. Il avait fait le fanfaron pour épater une fille. Ses parents s'apprêtaient à acheter une maison au bout de la rue et il avait voulu la lui montrer. Il s'était cru capable de traverser quelques pâtés de maisons sans provoquer de dégâts... Il s'était trompé.

Jusqu'à ce jour, Jake était le gosse à qui tout réussit. Il excellait aussi bien au football qu'au base-bail et ses notes lui permettaient de briguer les meilleures universités. Il savait quand s'amuser et à quel moment se tenir à carreau. Mais ce soir-là, il avait eu tout faux, ainsi que le lui avait signifié le flic qui était arrivé sur les lieux de l'accident, en termes fort peu élogieux d'ailleurs. Pour la première fois de sa vie, Jake s'était vu traiter de sale gosse de riche qui se croit au-dessus de tout.

Carlos Mendez, officier de police depuis vingt-cinq ans, le soir des faits, aurait très bien pu l'arrêter pour conduite en état d'ivresse. Au lieu de ça, il l'avait copieusement engueulé. Jake avait bien essayé de l'interrompre en demandant à téléphoner à son père, qui était avocat, mais Carlos avait rétorqué que, d'abord, il avait une ou deux choses à lui dire. Le reste attendrait.

— Je vais te dire un truc, gamin : tu es dans de sales draps, avait ajouté Carlos Mendez. Et pourtant, tu devrais te mettre à genoux et remercier Dieu ! Tu as assassiné un palmier, rien de plus. Tu pourrais être à la morgue, à l'heure qu'il est, ou tu aurais pu tuer la jolie jeune fille qui t'accompagnait. Alors remercie le ciel, accepte les sanctions que tu as méritées et tâche d'en tirer la leçon qui s'impose. Parce que, gosse de riche ou pas gosse de riche, tu vas passer la nuit au poste...

La semonce avait vraiment marqué Jake et Carlos Mendez avait dû le sentir : au bout du compte, il avait renoncé à l'embarquer et s'était contenté de lui flanquer une grosse contravention pour n'avoir pas gardé le contrôle de son véhicule. En échange de son indulgence, il avait fait promettre à Jake de faire cinquante heures de bénévolat. Bien sûr, rien ne garantissait Carlos que

Jake tiendrait sa promesse. Plus tard, il avait admis avoir suivi son instinct — l'outil le plus précieux dont dispose un flic, quelles que soient les performances de la technologie à sa disposition.

Mais Jake avait tenu ses promesses, soulagé de ne pas avoir à passer la nuit en prison. Et il avait bien dessoûlé, au moment d'arriver chez lui et d'affronter les pleurs de sa mère et les cris de son père. Il avait donc passé un après-midi au poste de police, en compagnie de Carlos Mendez, et il avait travaillé cinquante heures à Habitat pour l'Humanité et dans un centre pour sans- abri. Il y avait vu toute la misère des grandes cités industrielles : des hommes et des femmes tellement accros à la drogue que la vie avait perdu tout sens pour eux, et leurs enfants qui payaient le prix fort ; des bébés sans avenir parce qu'ils étaient nés infectés par le virus du sida. Il y avait également rencontré quelques privilégiés dont la vie avait été transformée par une rencontre : le voleur toxicomane qui s'était racheté une conduite grâce à un flic compréhensif et qui avait fini par ouvrir un foyer d'accueil pour les enfants victimes d'abus en tout genre ; la prostituée qui avait changé d'existence grâce au solide bon sens d'un prêtre ; et même un comptable malhonnête qui, à sa sortie de prison, avait offert ses services pour remplir des feuilles d'impôts et des formulaires d'assistance aux personnes âgées.

Au poste, Carlos lui avait montré des vidéos plus terrifiantes que tout ce que peuvent imaginer les cinéastes, et aussi des photos prises après des accidents de la route, la majorité d'entre eux causés par l'alcool.

Il rencontra également d'autres personnes que Carlos aurait pu arrêter et envoyer en prison pendant de longues années. En ne le faisant pas, le policier avait, chaque fois, fait un pari. Pari toujours gagné.

Jake était sur le point d'entrer à l'université, ses excellents résultats lui ayant ouvert les portes des institutions les plus prestigieuses du pays, y compris Harvard, l'aima mater de son père.

Mais il n'était pas parti.

Une fois encore, sa mère avait pleuré et son père avait crié. Toutefois, ils l'aimaient trop pour ne pas finir par accepter sa décision de rester en Floride pour étudier la criminologie, avant d'entrer dans la police.

Jake ne l'avait jamais regretté. Et même son père avait fini par être fier de lui. Personne ne l'avait félicité avec plus de chaleur, quand il avait été promu au rang d'inspecteur.

Carlos Mendez était aussi, indirectement, à la source du désir de Jake d'entrer dans la brigade des homicides. En effet, un jour qu'encore étudiant il se trouvait avec Carlos, ce dernier s'était brusquement arrêté sur le bas-côté : il venait d'apercevoir un corps, dans le champ qui bordait la route.

       Tu n'es pas censé donner l'alerte ? avait demandé Jake. Tu es en congé.

       Je vais donner l'alerte dès que je saurai à peu près de quoi il s'agit et dès que j'aurai protégé la zone, avait répondu Carlos. Et tu devrais savoir qu'un flic n'est jamais vraiment en congé, Jake.

Le policier ne manquait jamais de le stupéfier. Comment avait-il vu le corps, immobile et dissimulé par les herbes hautes et les détritus — cannettes de soda et autres bouteilles de bière ? Carlos l'avait assuré qu'il aurait bientôt l'œil aussi exercé que lui. Puis, après avoir vérifié que l'homme était bel et bien mort, il avait prévenu ses collègues.

Le malheureux avait l'air d'un clochard. Bien sûr, Jake ne l'avait pas vu de bien près. Carlos n'était pas près de le laisser approcher de ce qui pouvait se révéler être la scène d'un crime.

Plus tard, lorsque les inspecteurs étaient arrivés, Jake et Carlos les avaient regardés travailler et Carlos avait murmuré qu'il avait tout de suite senti que l'homme avait connu une fin violente. L'instinct. Il était mort, réduit au silence et incapable de raconter ce qui lui était arrivé. Et pourtant, comme toujours, le mort, même dans son terrible silence, semblait réclamer que justice soit faite. Les vivants lui devaient cela et les flics et les médecins légistes étaient désormais son seul recours. Qu'importait que la victime ait été un vieux pochard ? Toute vie humaine était respectable.

Il s'avéra être un travailleur migrant et avoir bel et bien été assassiné. L'inspecteur chargé de l'enquête l'avait bouclée en quelques semaines, en grande partie grâce au soin maniaque avec lequel Carlos avait préservé et scellé les lieux du crime. Des empreintes de chaussures avaient conduit à l'arrestation d'un bandit qui avait tué le pauvre homme pour les cinquante dollars qu'il avait dans ses poches.

Ce jour-là, Jake avait décidé d'intégrer la brigade des homicides. Il avait trouvé sa vocation — celle de champion des morts.

Ce choix, ainsi que les efforts fournis pour atteindre son but, l'avaient énormément rapproché de son père, qui avait toujours joué les avocats du diable en lui disant qu'un bon juriste est capable de réduire n'importe quelle preuve à néant, si celle-ci n'est pas recueillie comme il faut.

Bien sûr, la vocation de Jake avait évolué et il n'avait pas été long à comprendre qu'outre son rôle de porte-parole des victimes assassinées, il devait aussi et surtout travailler à arrêter un tueur avant que celui-ci ou celle-ci ne fasse plus de victimes.

La brigade travaillait sur de nombreuses affaires qui se révélaient n'impliquer que les membres proches d'une même famille — mari, ex-mari, épouse, amant — ayant agi sous l'emprise de la passion. Dans ces cas-là, le revolver ou le couteau était le plus souvent l'arme du crime. Il y avait aussi les affaires dans lesquelles un enfant était brutalisé, voire tué, par des parents ou une personne chargée de le garder. Celles-là étaient particulièrement éprouvantes, même pour les flics les plus endurcis.

Mais toutes les affaires n'étaient pas des crimes passionnels provoqués par la rage ou la jalousie. Il y avait, de par le monde, des psychopathes qui tuaient pour le plaisir de tuer. Et il y avait aussi ceux qui tuaient parce qu'ils se croyaient supérieurs ; ceux-là pouvaient donner l'apparence d'être des individus parfaitement équilibrés ; pour eux, commettre un meurtre équivalait à la prise d'un risque calculé, que ce soit pour le plaisir, pour le sport ou par appât du gain.

Jake avait été chargé de nombreuses affaires de ce genre et, chaque fois, il avait fait preuve de sang-froid et de professionnalisme, ne laissant ni la colère, ni la pitié, ni le dégoût s'immiscer dans l'exercice de son devoir.

Mais cette affaire-ci était tellement douloureuse, tellement amère...

Il respira profondément. Il ne devait trahir son désarroi devant personne, même pas Marty. Il ne voulait pas qu'on lui retire l'enquête.

— Tu as bouclé toute la paperasse sur l'affaire Trena ? s'enquit tout à coup Marty.

       Oui, répondit Jake. Le dossier est dans la corbeille, prêt à partir.

       Je vais l'envoyer au District Attorney avec mon rapport. Apparemment, l'avocat de Trena lui a conseillé d'opter pour des négociations avec le procureur, quand il a vu les preuves qu'on avait réunies contre lui.

Jake arqua les sourcils, puis tourna la tête vers l'officier de police qui venait de s'arrêter devant son bureau et lui tendait une enveloppe contenant le rapport légiste préliminaire de la jeune femme baptisée Cendrillon. Il la prit et le remercia.

       Cela me paraît une solution prudente, fit-il en s'adressant de nouveau à Marty, tandis qu'il déroulait le cordon qui fermait l'enveloppe. Son flingue, ses empreintes et des balles retrouvées dans la tête de sa femme et achetées avec la carte de crédit de celle-ci, ça fait beaucoup contre un seul homme. S'ils ne négocient pas, il risque la peine capitale.

       Ouais, ça dépend, commenta Marty, avec un sourire totalement dépourvu d'humour. Rappelle-toi le type qui avait logé cinq balles dans le ventre de son pote. Son avocat a réussi à convaincre le jury que le coup était parti tout seul — cinq fois !

       C'est vrai. N'empêche, je suis content de savoir qu'ils vont négocier avec le procureur. Avec un peu de chance, il va se retrouver derrière les barreaux pendant un moment.

Marty se mit à réunir des papiers sur sa table, comme Jake parcourait le rapport légiste.

       Continuons à sonder du côté des anciens membres connus de la clique de Bordon, histoire de voir ce qu'ils fabriquent, de nos jours, reprit Jake au bout de quelques instants, sans lever les yeux. On peut essayer le porte-à-porte, mais j'ai peur que cela ne donne aucun résultat. Si seulement nous arrivions à déterminer l'identité de la victime, nous aurions au moins un point de départ...

Il marqua une pause, et ajouta :

       Je crois que je vais aller faire un petit tour du côté de la prison de Bordon, cette semaine.

       Tu veux que je t'accompagne ? proposa Marty.

       Je pense que l'un de nous devrait rester ici.

       Tu ne préfères pas interroger les anciens de la secte ? Tu aimes bien te taper le boulot de terrain, Jake. Je peux aller voir Bordon, tu sais.

Jake secoua la tête.

       Non, merci. Je veux lui parler.

Marty se dandina sur sa chaise, l'air mal à l'aise.

       Tu lui as déjà parlé.

En effet. Et sans Marty, il aurait sans doute foutu en l'air sa carrière, ce jour-là. Il avait pratiquement sauté à la gorge du bonhomme. Marty et un policier en uniforme avaient dû intervenir pour le maîtriser. Mieux que personne, le partenaire de Jake savait la haine viscérale que ce dernier vouait à Bordon. Sentiment qu'il n'était pas loin de partager, étant lui-même l'un des premiers à être arrivé sur les lieux, lorsqu'on avait découvert la voiture et le corps de Nancy. Cependant, il ne pensait pas, comme Jake, que Peter Bordon était impliqué dans la mort de Nancy.

       Je saurai me contrôler, dit Jake.

       Tu étais à deux doigts de l'étrangler !

       Oui, et j'ai eu tort. Je me suis laissé dominer par mes émotions. Cela n'arrivera plus. Je ne peux pas tuer Bordon.

       Tu veux rire ? Ce n'est pas un gringalet, mais il te suffît d'une petite poussée d'adrénaline, comme ce jour-là, pour en faire de la chair à pâté. Or, tu as beau dire, je ne suis pas sûr que tu sois capable de te contrôler, Jake.

       Je le suis. Et quand je dis que je ne peux pas le tuer, je veux dire que j'ai besoin de lui vivant.

       Comment ça ?

       Il nous faut savoir ce qui s'est réellement passé, à l'époque, et si nous sommes en train d'assister à un remake. Il nous manque un élément, Marty. Je continue de penser que Bordon était derrière tout ça, mais il n'était pas seul. D'autres gens sont impliqués dans ces meurtres. Si ça se trouve, ce crétin de Harry Tennant a joué un rôle, lui aussi, même si je ne crois pas un seul instant qu'il ait tout fait tout seul. Il faut que nous découvrions la vérité, Marty, ou cette affaire ne nous laissera jamais de repos.

Il garda le silence un instant, fit la grimace, et se corrigea :

       J'ai besoin, moi, de découvrir la vérité, ou cette affaire ne me laissera jamais de repos.

Au bout d'un moment, Marty hocha la tête.

       Ouais. Je comprends. Mais tu es sûr de vouloir y aller tout seul ? Le patron va sûrement recréer un détachement spécial pour nous épauler, comme la dernière fois, puisque l'enquête n'a jamais été officiellement bouclée. Il y aura d'autres flics, ici, pour œuvrer sur le terrain, si on s'absente.

       Je veux que l'un de nous deux reste ici, Marty. Pour tout vérifier et pour s'assurer qu'aucun détail ne nous échappe. Nous devons reprendre toutes les informations que nous avons dans nos dossiers et aussi recommencer à fouiller dans la vie de tous ceux qui ont suivi Bordon, à un moment ou à un autre. Il nous faut leur nom, leur place dans la hiérarchie de la secte, et un dossier exhaustif sur tout ce qu'ils ont fait, depuis que Bordon est entré en prison.

Le téléphone sur le bureau de Jake sonna et il décrocha. C'était le commissaire Blake, chef de la brigade des homicides.

       Alors, il paraît que vous vous êtes activé, ce week-end ? lança-t-il sans préambule.

       J'ai pris mon dimanche, repartit Jake.

       Et vous avez passé la journée à lire les dossiers concernant l'affaire ?

       Je suis allé rendre visite à mon père.

       Très bien. Bon, j'ai vu le rapport légiste de la jeune femme découverte dans la nuit de vendredi à samedi. En effet, cela ressemble un peu trop aux meurtres d'il y a cinq ans. Je vais donc recréer le détachement spécial. Et si vous me jurez que vous êtes à même de garder la tête froide et vos spéculations pour vous, je vous nomme à sa tête, Dilessio.

       Je peux garder la tête froide, dit Jake — hésitant une fraction de seconde avant d'ajouter : merci.

       Personne n'a jamais connu le dossier mieux que vous. Ça a toujours été votre enquête. Autant continuer sur la lancée. Evidemment, on ne peut pas exclure l'hypothèse d'un...

       D'un meurtre d'imitation ? Non, bien sûr.

       Et vous n'êtes pas tout seul, Jake. On travaille en équipe, chez nous.

       Oui, commissaire.

       Bon. Rendez-vous dans mon bureau à 10 h 30.

       D'accord.

       Franklin, du FBI, sera présent. Ça ne vous pose pas de problème, j'espère ?

       Non.

La nouvelle ne le ravissait pas, mais il n'était pas assez fou pour le dire.

       Belk, Rosario, MacDonald et Rizzo compléteront l'équipe. Et vous pourrez toujours demander l'aide de nos collègues en uniforme, si besoin est.

       Excellente équipe, commissaire.

       10 h 30.

       Nous y serons.

Jake raccrocha et considéra le combiné d'un air pensif.

       Alors ? fit Marty.

       Alors, comme l'aurait dit ton cher Sherlock Holmes, les jeux sont faits, répondit Jake. Nous avons rendez-vous à 10 h 30 dans le bureau de Blake. Tous les membres du détachement spécial seront présents, les mêmes que la dernière fois. Oh ! et Franklin, du FBI, aussi.

       Franklin, du FBI ? Pour quoi faire ? demanda Marty.

       Ah ! si je le savais.

       J'ai horreur qu'on nous colle ces types du FBI dans les pattes...

       Ouais ! T'es pas le seul. Malheureusement, on n'a pas le choix.

       Non, c'est sûr.

       Bon, au boulot, Marty.

       Oui. Au boulot, Jake.