26
À mesure que les jours passent, vous devenez de plus en plus irréels, de plus en plus étranges et éloignés de ce que je deviens moi-même. Je suis la seule réalité et, en vous écartant de moi, vous perdez votre propre réalité. Plus je deviens curieux, moins ceux qui me vénèrent le sont eux-mêmes. La religion abolit la curiosité. Ce que je fais retranche à mes fidèles. Voilà pourquoi je finirai par ne plus rien faire, par tout restituer à des gens apeurés qui ce jour-là se retrouveront seuls, et forcés d’agir seuls.
Les Mémoires Volés.
C’était un bruit à nul autre pareil, la rumeur d’une foule en attente répercutée dans la longue galerie où marchait Idaho en tête du Chariot Royal. Tous les chuchotements amplifiés en un seul, le déplacement d’un seul pied de géant, le froissement d’un unique vêtement énorme. Et l’odeur… transpiration suave mélangée à l’haleine laiteuse de l’excitation sexuelle.
Inmeir et le reste de son escorte avaient ramené Idaho à l’aube. L’orni s’était posé directement sur la place de la Cité Festive, entourée d’ombres vertes et froides. Puis il avait redécollé aussitôt, emportant Inmeir visiblement désolée d’avoir à conduire Siona jusqu’à la Citadelle, et de rater ainsi la fête du Siaynoq.
Une nouvelle escorte de Truitesses, vibrantes d’émotion contenue, était venue chercher Idaho pour le conduire dans des régions souterraines qui ne figuraient sur aucune des cartes que le Duncan avait pu consulter. C’était un véritable labyrinthe situé sous la place. Il fallait sans cesse changer de direction dans des galeries assez hautes et larges pour laisser passer le Chariot Royal. Idaho avait vite perdu tout sens de l’orientation et s’était mis à repenser à ce qui s’était passé la veille.
Quand Siona et lui étaient redescendus à Goygoa, on leur avait indiqué l’emplacement de la « Maison d’Accueil » où les chambres, disposées en enfilade le long d’un corridor, étaient dotées d’un confort spartiate : deux lits, une fenêtre, une porte, des murs peints à la chaux. Et Siona ne s’était pas trompée. Sans leur demander leur avis, on les avait logés ensemble. Inmeir avait fait comme si cela était entendu depuis le début.
Quand Idaho avait refermé la porte, Siona lui avait dit :
— Je vous avertis que si vous me touchez, j’essaierai de vous tuer.
Elle avait prononcé ces mots avec une sincérité si candide que le Duncan avait failli en rire.
— J’aurais préféré être seul, avait-il répondu. Faites comme si je n’existais pas.
Il avait dormi d’un sommeil circonspect qui lui rappelait curieusement les longues nuits de danger au service des Atréides, quand il fallait être toujours prêt au combat. L’obscurité n’était pas totale dans la petite chambre. Il y avait le clair de lune qui pénétrait par les tentures, ou même la clarté des étoiles reflétée par la blancheur des murs. Idaho se sentait nerveusement réceptif à tout ce qui venait de Siona : son odeur, le bruit de sa respiration, le moindre de ses mouvements. A plusieurs reprises, il s’était trouvé pleinement éveillé, tendant l’oreille, certain, par deux fois, qu’elle aussi était en train de tendre l’oreille.
L’arrivée du matin et le départ pour Onn avaient été un soulagement. Ils avaient déjeuné d’un jus de fruit glacé et Idaho avait été ravi de rejoindre l’orni d’un pas vif dans le crépuscule du matin. Il évitait d’adresser directement la parole à Siona et se sentait sourdement irrité par les regards curieux que lui adressaient les Truitesses.
Siona ne lui avait parlé qu’une seule fois, à leur arrivée sur la place, tandis qu’il descendait de l’orni et qu’elle se penchait à la portière :
— Cela ne m’offenserait pas d’être votre amie.
Curieuse façon de formuler la chose. Il en avait ressenti un vague embarras.
— Euh… oui, certainement, avait-il bredouillé.
Sa nouvelle escorte était venue le chercher alors et il avait parcouru le dédale de galeries avant d’arriver à l’endroit où l’attendait Leto sur son Chariot Royal. Il s’agissait d’un large rond-point d’où partait sur la droite un autre corridor dont les murs convergeaient avec la perspective. Les parois du rond-point étaient d’un brun foncé zébré de rayures dorées qui scintillaient à la lueur jaunâtre des brilleurs. L’escorte prit position derrière le chariot, laissant Idaho confronté au visage entouré de replis de Leto.
— Duncan, tu me précéderas quand nous irons au Siaynoq, lui dit l’Empereur-Dieu.
Idaho fixa le puits bleu foncé de ses yeux, agacé par le mystère qui imprégnait ces lieux, le secret, l’atmosphère d’excitation que tout le monde ressentait. Et ce qu’on lui avait dit du Siaynoq ne faisait qu’épaissir le mystère.
— Suis-je réellement le capitaine de votre Garde, Mon Seigneur ? demanda-t-il d’une voix chargée de ressentiment.
— Bien sûr ! Et c’est un insigne honneur que je t’accorde en ce moment. Peu d’adultes de sexe mâle ont la chance de partager le Siaynoq.
— Que s’est-il passé dans la Cité la nuit dernière ?
— Des déchaînements de violence dans certains quartiers. Tout est très calme ce matin.
— Beaucoup de victimes ?
— Rien qui vaille la peine d’être mentionné.
Idaho hocha lentement la tête. La prescience de Leto lui avait fait craindre un danger pour « son Duncan ». D’où la retraite rurale à Goygoa.
— Tu es allé à Goygoa, reprit l’Empereur-Dieu. Aurais-tu été tenté de rester ?
— Non !
— Tu n’as pas à m’en vouloir. Ce n’est pas à Goygoa que je t’avais envoyé.
Idaho soupira.
— Quel est donc ce danger qui vous a forcé à m’éloigner ?
— Tu n’étais pas menacé. Mais tu incites malgré toi mes gardes à faire excessivement étalage de leurs capacités. Les opérations de la nuit dernière demandaient moins d’ardeur.
— Ah ?
Cette idée choquait Idaho. Il ne s’était jamais considéré comme capable d’inspirer un héroïsme particulier sans l’avoir demandé personnellement. On pouvait galvaniser des troupes. Certains chefs comme le premier Leto, le grand-père de celui-ci, inspiraient par leur seule présence.
— Tu m’es extrêmement précieux, Duncan, murmura Leto.
— Oui, mais… je ne suis quand même pas votre animal reproducteur.
— Il sera tenu compte de tes désirs, naturellement. Nous discuterons de cela une autre fois.
Idaho jeta un coup d’œil à l’escorte de Truitesses, toutes alertes et attentives.
— La violence éclate toujours quand vous venez à Onn ? demanda-t-il.
— De manière cyclique. Les mécontents sont calmés pour l’instant. Nous aurons la paix pendant un moment.
Idaho fixa de nouveau le visage inscrutable de l’Empereur-Dieu.
— Qu’est-il arrivé à mon prédécesseur ?
— Mes Truitesses ne te l’ont pas dit ?
— Elles disent qu’il est mort pour la défense de son Dieu.
— Et tu as entendu un son de cloche différent.
— Que s’est-il passé ?
— Il est mort parce qu’il était trop proche de moi. Je n’ai pas su le mettre à temps en lieu sûr.
— Un lieu comme Goygoa.
— J’aurais préféré qu’il y finisse paisiblement ses jours ; mais tu sais bien, Duncan, que tu ne recherches pas spécialement la paix.
Idaho déglutit, sentant l’étrange boule qui s’était formée dans sa gorge.
— J’aimerais tout de même avoir des détails sur sa mort, insista-t-il. Il avait une famille…
— Les détails, tu les auras. Et pour sa famille, n’aie crainte. Elle est sous ma protection. Mais je préfère la tenir éloignée de moi. Tu sais comme j’attire la violence. C’est l’une de mes fonctions. Il est regrettable que ceux que j’aime et admire le plus soient condamnés à en souffrir.
Idaho plissa les lèvres, peu satisfait de cette réponse.
— Calme un peu tes esprits, Duncan, reprit l’Empereur-Dieu. Je te répète que ton prédécesseur est mort parce qu’il était trop proche de moi.
Les Truitesses de l’escorte commençaient à s’agiter. Idaho leur jeta un coup d’œil, puis tourna la tête en direction de la galerie qui montait vers la droite.
— Oui, c’est l’heure, dit Leto. Nous ne devons pas faire attendre ces femmes. Tu marcheras juste devant moi, Duncan, et je répondrai à tes questions sur le Siaynoq.
Obéissant parce qu’il ne voyait rien d’autre à faire, Idaho pivota sur ses talons et prit la tête de la procession. Il entendit le chariot se mettre en mouvement derrière lui dans un grincement de roues, et il perçut le pas des Truitesses qui suivaient.
Brusquement, le chariot ne fit plus aucun bruit et Idaho se retourna, alarmé. Mais il comprit immédiatement ce qui s’était passé.
— Vous avez mis les suspenseurs, dit-il en regardant de nouveau devant lui.
— J’ai escamoté les roues parce que les femmes vont entourer le chariot, expliqua Leto. Je ne voudrais pas leur écraser les pieds.
— Qu’est-ce que le Siaynoq ? Qu’est-ce que c’est en réalité ? demanda le ghola.
— Je te l’ai déjà dit. C’est le Grand Partage.
— C’est une odeur d’épice que je perçois ?
— Tu as l’odorat sensible. Il y a effectivement une petite quantité de mélange dans les hosties.
Idaho secoua la tête.
Cherchant à comprendre l’événement, il avait déjà posé directement la question à Leto au début de leur arrivée à Onn :
— Que signifie la cérémonie du Siaynoq ?
— Le partage d’une hostie, rien d’autre. J’y participe moi-même.
— Comme dans le rite catholique d’Orange ?
— Oh, non ! Il ne s’agit pas de ma chair. C’est juste un partage. Pour leur rappeler qu’elles sont uniquement femelles, de même que tu es uniquement mâle, mais que je suis tout à la fois. C’est le partage avec le tout.
Idaho n’avait pas tellement apprécié la formule.
— Uniquement mâle, dit-il.
— Sais-tu qui elles brocardent à l’occasion de ces festivités, Duncan ?
— Non. Qui ?
— Les hommes qui les ont offensées. Écoute donc les conversations qu’elles ont à voix basse.
Idaho avait pris cela pour un avertissement : N’offense pas les Truitesses. Provoquer leur colère, c’est mettre sa vie en péril.
Et maintenant, tandis qu’il marchait dans la galerie devant l’Empereur-Dieu, le ghola avait l’impression d’avoir bien entendu les mots, mais sans être capable d’en tirer une leçon.
— Je ne comprends pas le Partage, dit-il par-dessus son épaule.
— Nous sommes ensemble pour participer au rite. Tu verras. Tu le sentiras. Mes Truitesses sont le réceptacle d’une vérité particulière, d’une ligne continue qu’elles sont seules à partager. Mais tu vas y participer bientôt et pour cela elles t’aimeront. Écoute-les soigneusement. Elles sont ouvertes à la notion d’affinité. Les termes d’affection qu’elles se réservent mutuellement n’ont aucune exclusive.
Encore des mots, songea Idaho. Encore des mystères.
Il s’aperçut que la galerie s’élargissait progressivement. Le plafond était de plus en plus haut et les brilleurs de plus en plus nombreux, réglés dans une zone de pourpre orangé. A trois cents mètres devant eux se dessinait une ouverture en forme d’arcade élevée, illuminée d’une riche lumière rouge qui lui permit de distinguer, en approchant, des visages luisants qui oscillaient lentement à droite et à gauche. Sous ces visages, les corps formaient une muraille uniforme de robes noires. Le ghola perçut bientôt l’odeur forte de transpiration liée à l’excitation collective.
Comme il se rapprochait de la foule de femmes en attente, il vit qu’il y avait un passage au milieu d’elles, un plan incliné conduisant à une estrade basse située sur la droite. On apercevait la naissance d’une gigantesque voûte illuminée par des brilleurs rubis.
— Prends la rampe à ta droite, lui dit Leto. Arrête-toi juste après le milieu de l’estrade et tourne-toi face aux femmes.
Idaho leva légèrement la main droite pour indiquer qu’il avait compris. Il était juste en train de passer sous l’arcade, et les dimensions de la salle intérieure le stupéfièrent. Son regard exercé entreprit d’évaluer la longueur des murs tandis qu’il grimpait sur l’estrade. Ce hall d’assemblée formait un carré de plus de mille mètres de côté, aux sommets arrondis. Les femmes occupaient la totalité de l’espace et Idaho savait qu’il n’y avait là que les représentantes, à raison de trois par planète, des régiments de Truitesses disséminés dans tout l’Empire. Elles étaient si nombreuses, si pressées l’une contre l’autre que le ghola se demandait si l’une d’entre elles, défaillante, aurait eu la place de tomber. Elles n’avaient laissé qu’un espace libre d’une largeur de cinq mètres environ devant l’estrade où Idaho s’était maintenant retourné, dominant toute la salle. Les visages – un océan de visages – étaient levés vers lui.
Leto arrêta son chariot juste derrière lui et leva un bras à la peau argentée.
Aussitôt, une clameur rugissante : « Siaynoq ! Siaynoq ! » emplit le hall.
Idaho en fut assourdi. Toute la Cité devait entendre, se dit-il. A moins qu’ils ne fussent à une très grande profondeur.
— Mes fiancées ! dit Leto. Bienvenue au Siaynoq !
Idaho jeta un coup d’œil à l’Empereur-Dieu. Il vit ses yeux sombres qui brillaient, son expression rayonnante. Leto parlait toujours d’obscénité sacrée mais, à présent, il s’y vautrait en plein.
Moneo a-t-il déjà assisté à ce genre de rassemblement ? se demanda le ghola. C’était une curieuse pensée, mais il savait pourquoi elle lui était venue. Il fallait qu’il y eût un autre humain mortel avec qui discuter de la chose. Moneo, lui avait-on dit, était parti régler quelque « affaire d’État ». Idaho, en apprenant cela, avait eu l’impression de mieux comprendre un élément de la politique de Leto. Les lignes de pouvoir reliaient directement l’Empereur-Dieu à la populace, mais il était rare qu’elles se croisent. Cela requérait plusieurs choses, en particulier l’existence de serviteurs dévoués qui acceptaient la responsabilité d’exécuter les ordres sans poser de questions.
— Rares sont ceux qui voient l’Empereur-Dieu faire des choses pénibles, avait dit Siona. Cela ressemble-t-il aux Atréides que vous avez connus ?
Tandis que ces pensées traversaient son esprit, Idaho regardait les Truitesses assemblées. Quelle adulation dans leur regard ! Quelle crainte respectueuse ! Comment Leto avait-il obtenu cela ? Et pourquoi ?
— Mes bien-aimées, dit Leto. Et sa voix se répercutait sous l’immense voûte, portée aux quatre coins du hall par de subtils amplificateurs ixiens dissimulés dans le Chariot Royal.
Les visages luisants des femmes rappelèrent à Idaho l’avertissement de l’Empereur-Dieu. Provoquer leur colère, c’est mettre sa vie en péril.
Il n’était guère difficile, en ce lieu, d’ajouter foi à cet avertissement. Un seul mot de Leto et ces femmes se rueraient sur n’importe quel intrus pour le mettre en pièces. Sans poser de questions. Idaho commençait à porter un jugement différent sur les Truitesses et leur valeur en tant qu’armée. Aucun péril personnel ne pouvait les arrêter. Elles étaient les servantes de Dieu !
Le Chariot Royal grinça légèrement tandis que Leto dressait ses segments antérieurs, soulevant sa tête encadrée de replis.
— Vous êtes les gardiennes de la foi ! cria-t-il.
Elle répondirent d’une seule voix :
— Nous obéissons à Notre Seigneur !
— En moi vous vivez sans fin ! reprit Leto.
— Nous sommes l’Infini !
— J’ai pour vous un amour que je ne donne à personne d’autre !
— Amour ! hurlèrent les Truitesses.
Idaho se sentit frémir.
— Je vous donne mon Duncan bien-aimé ! continua Leto.
— Amour ! Amour !
Idaho tremblait de tout son corps. Il se sentait capable de s’écrouler sous le poids de tant d’adoration. Il aurait voulu, en même temps, prendre la fuite et rester recevoir cet hommage. L’atmosphère vibrait de pouvoir. D’un pouvoir sans limites !
D’une voix plus basse, Leto ordonna :
— Qu’on change la Garde !
Les Truitesses inclinèrent la tête, d’un seul mouvement, sans hésitation. Loin d’Idaho, sur sa droite, apparut une file de femmes en robe blanche. Elles s’avancèrent jusqu’à l’espace libre devant l’estrade et le Duncan remarqua que certaines portaient des bébés ou de jeunes enfants, mais guère âgés de plus d’un ou deux ans.
D’après ce qui lui avait été expliqué plus tôt, Idaho comprit qu’il s’agissait là de celles qui quittaient le service immédiat des Truitesses. Certaines deviendraient des prêtresses, d’autres ne s’occuperaient plus que de leurs enfants, mais… aucune ne quitterait vraiment le service de Leto.
En observant les jeunes enfants, Idaho se disait que le souvenir de cette scène, surtout pour les garçons, demeurerait à jamais gravé dans leur mémoire inconsciente comme un mystère inaccessible mais qui transformerait toute leur vie.
La dernière femme en robe blanche s’arrêta devant l’estrade et leva les yeux pour regarder Leto. Tous les regards étaient maintenant fixés sur l’Empereur-Dieu.
Idaho regarda à droite puis à gauche. Les femmes en blanc remplissaient tout l’espace qui leur avait été réservé devant l’estrade, sur presque toute la largeur du hall. Certaines levaient leur enfant vers Leto. Leur soumission et leur respect étaient absolus. Idaho était convaincu que si l’Empereur-Dieu l’ordonnait, elles étaient prêtes à immoler leur bébé ici même. Ou à faire n’importe quoi !
Leto fit rentrer ses segments antérieurs dans le chariot, en un lent mouvement ondulant. Ses yeux perçants parcoururent la foule avec bienveillance et sa voix résonna comme une caresse.
— Je vous donne la récompense que votre foi et vos services ont méritée. Demandez et elle sera donnée.
Le hall entier vibra sous la réponse :
— Elle sera donnée !
— Ce qui est à moi est à toi, dit Leto.
— Ce qui est à moi est à toi ! crièrent les femmes.
— Partagez maintenant avec moi la prière silencieuse pour mon intercession en toute chose, afin que l’humanité ne connaisse jamais de fin.
D’un seul mouvement, toutes les têtes s’inclinèrent en avant. Les femmes en blanc serrèrent leur bébé contre elles, les yeux baissés vers lui. Idaho perçut avec une extraordinaire intensité l’unité silencieuse de cette force qui cherchait à l’investir, à le pénétrer. Il ouvrit grand la bouche et respira à fond, luttant contre ce phénomène qu’il considérait comme une atteinte à son intégrité mentale. Il cherchait frénétiquement un point fixe à quoi il pût se raccrocher, un abri pour le protéger.
Ces femmes constituaient une armée dont il n’avait pas compris jusque-là la cohésion et la force. Il n’était pas en mesure de comprendre cette force. Il ne pouvait que l’observer, reconnaître son existence.
Voilà ce que Leto avait créé.
Idaho se remémora les paroles prononcées par l’Empereur-Dieu lors d’une conversation à la Citadelle : « La loyauté, dans une armée où il n’y a que des hommes, s’attache à l’armée elle-même plutôt qu’à la civilisation qui lui sert de support. Dans une armée de femmes, la loyauté se polarise sur le chef. »
Idaho voyait, à travers sa vision troublée, le témoignage tangible de ce qu’avait créé Leto. Il constatait la précision pénétrante des paroles de l’Empereur-Dieu, redoutait cette précision.
Il m’offre cela en partage, se dit-il.
La réponse qu’il avait donnée à Leto lui paraissait maintenant puérile.
— Je ne vois pas pour quelle raison, avait-il murmuré.
— La plupart des êtres humains ne sont pas des créatures de raison.
— Aucune armée d’hommes ou de femmes ne peut garantir la paix ! Si elle ne règne pas dans votre Empire, c’est que vous ne…
— Mes Truitesses ne t’ont pas donné nos livres d’histoire ?
— Oui, mais j’ai aussi parcouru les rues de votre Cité, j’ai observé vos sujets. Ils sont agressifs !
— Tu vois, Duncan ? La paix encourage l’agressivité !
— Mais vous prétendez que votre Sentier d’Or…
— Il ne s’agit pas précisément de paix. Il s’agit de tranquillité, c’est-à-dire d’un terrain propice à l’établissement de classes rigides ainsi que d’un certain nombre d’autres formes d’agression.
— Vous parlez par énigmes !
— Je parle en fonction d’observations multiples qui m’ont appris que la posture pacifique est celle de la défaite. Celle de la victime. La victime appelle l’agression.
— Encore votre fichue tranquillité forcée ! Que peut-elle amener de bon ?
— S’il n’y a pas d’ennemi, il faut en inventer un. La force militaire qui se voit refuser une cible extérieure se retourne toujours contre ses propres populations.
— A quel jeu jouez-vous ?
— Je modifie le désir de guerre des humains.
— Les hommes ne veulent pas la guerre !
— Ils veulent le chaos. La guerre est la forme de chaos la plus facile à obtenir.
— Je ne crois pas un mot de tout cela ! Je ne sais à quel jeu dangereux vous jouez.
— Très dangereux. Je m’adresse aux anciennes sources du comportement humain pour les réorienter. Le danger réside en ce que je risque de détruire les forces de survie humaines. Mais je t’assure que mon Sentier d’Or perdure.
— Vous n’avez pas détruit les antagonismes !
— Je dissipe les énergies en un point et les oriente vers un autre point. Ce qu’on ne peut maîtriser, on le canalise.
— Qu’est-ce qui empêchera votre armée de femmes de prendre le pouvoir ?
— Je suis leur chef.
Et tandis qu’il contemplait toutes ces femmes assemblées dans le grand hall, Idaho ne pouvait nier la focalisation du pouvoir en question. Qui plus est, il percevait le rôle qu’il jouait dans cette focalisation. Une partie de l’adoration était dirigée vers sa personne. La tentation qu’il y avait là… Tout ce qu’il aurait voulu leur demander… Il y avait dans ce hall un pouvoir latent effroyable.
Tout cela forçait Idaho à s’interroger encore plus profondément sur certaines paroles qu’avait prononcées Leto depuis son arrivée. Il avait parlé de violence explosive. Et dans le silence qui régnait à présent parmi les femmes en prières, le ghola se remémora cette autre conversation :
— Je t’assure, Duncan, que les hommes sont plus sensibles aux fixations de classes. Ils créent des sociétés hiérarchisées et une société hiérarchisée représente l’incitation ultime à la violence. Elle ne peut se désagréger simplement. Il faut qu’elle explose.
— Cela n’arrive jamais aux femmes ?
— Non, à moins qu’elles ne soient presque totalement dominées par les mâles, ou prisonnières d’un modèle masculin.
— Il ne peut y avoir autant de différences entre les sexes !
— C’est pourtant le cas. Les femmes font cause commune à cause de leur sexe, qui transcende castes et classes. Voilà pourquoi je laisse mes Truitesses tenir les rênes.
Idaho était bien forcé d’admettre que les femmes qui étaient en train de prier devant lui tenaient effectivement les rênes.
Quelle part de ce pouvoir accepterait-il de faire passer entre mes mains ?
La tentation était monstrueuse ! Idaho en était tremblant. Avec une soudaineté qui le glaça, il se rendit compte que ce devait être précisément l’intention de Leto. Le tenter !
Dans le grand hall, les femmes, ayant fini de prier, relevèrent les yeux vers Leto. Idaho songea qu’il n’avait jamais vu jusque-là des visages humains briller d’une telle extase – ni dans l’abandon de l’amour, ni dans la gloire victorieuse des armes. Jamais il n’avait rien vu qui approchât l’intensité de cette adoration.
— A mes côtés aujourd’hui se trouve Duncan Idaho ! fit Leto d’une voix vibrante. Il est ici pour affirmer sa loyauté devant vous toutes ! Duncan ?
Idaho sentit des aiguilles de glace lui percer les entrailles. Le choix que lui laissait Leto était simple : Déclare ta loyauté ou meurs !
Si j’hésite, refuse ou me dérobe d’une quelconque manière, ces femmes me tueront de leurs propres mains.
Une profonde fureur envahit le ghola. Il déglutit, se racla la gorge puis déclara :
— Que personne ne mette ma loyauté en doute. Je suis loyal aux Atréides.
Il entendit sa voix répercutée sous la voûte, amplifiée par les appareils ixiens de Leto.
Cela eut sur lui un effet détonant.
— Nous partageons ! hurlèrent les femmes. Nous partageons ! Nous partageons !
— Nous partageons, fit Leto.
De jeunes recrues Truitesses, reconnaissables à leurs robes vertes plus courtes, se répandirent dans le hall de tous les côtés, fendant la foule des adoratrices. Chacune tenait un plateau rempli de minuscules hosties brunes. Au passage, les mains se tendaient en grappes de mouvements gracieux, chaque bras brandissant bientôt son hostie. Quand l’un des plateaux fut à la portée du Duncan, Leto lui ordonna :
— Prends deux hosties et mets-en une dans ma main.
Idaho se hissa pour prendre les deux hosties, qui lui parurent légères et fragiles. Il se releva et en passa une à Leto avec précaution.
D’une voix de stentor, l’Empereur-Dieu demanda :
— La nouvelle Garde a été désignée ?
— Oui, Seigneur ! hurlèrent les femmes.
— Êtes-vous les gardiennes de ma foi ?
— Oui, Seigneur !
— Suivez-vous le Sentier d’Or ?
— Oui, Seigneur !
Les vibrations de ces clameurs pénétraient Idaho, qu’elles étourdissaient.
— Faisons-nous le Partage ? demanda Leto.
— Oui, Seigneur !
A cet instant, Leto porta son hostie à sa bouche. Les mères, devant l’estrade, mordirent dans la leur et donnèrent le reste à leur enfant. Les autres Truitesses baissèrent le bras et avalèrent leur hostie.
— Mange la tienne. Duncan, lui dit Leto.
Idaho mit l’hostie sur sa langue. Son corps de ghola n’était pas conditionné à l’épice, mais sa mémoire parlait à ses sens. Cela avait un goût légèrement amer, et la présence du mélange était à peine perceptible. C’était toutefois suffisant pour qu’une vague de souvenirs anciens défile dans son esprit : repas au sietch, banquets à la Résidence des Atréides. L’odeur de l’épice, dans l’ancien temps, était presque partout.
En avalant son hostie, Idaho prit soudain conscience du silence qui s’était de nouveau établi dans le hall où tout le monde semblait retenir sa respiration. Et au milieu de ce silence retentit un clic sonore qui provenait du Chariot Royal.
Idaho se retourna pour voir quelle était la cause de ce bruit. Leto avait ouvert un casier dans le plancher du chariot et en avait retiré un écrin de cristal qui rayonnait d’une lueur bleu-gris. L’Empereur-Dieu posa l’écrin devant lui, souleva le couvercle phosphorescent et en sortit un krys. Idaho reconnut immédiatement l’objet au faucon gravé sur le pommeau et aux pierres précieuses incrustées dans le manche.
Le krys de Paul Muad’Dib !
Le Duncan fut profondément ému par la vue de cette arme. Il la contemplait comme si son propriétaire original allait bientôt apparaître.
Leto brandit la lame à la courbe élégante et à la phosphorescence laiteuse.
— Le talisman de nos vies, dit-il.
Les femmes demeuraient silencieuses, leur attention envoûtée.
— Le poignard de Paul Muad’Dib, reprit Leto. La dent de Shaï-Hulud. Shaï-Hulud reviendra-t-il ?
La réponse fut un murmure sourd que le contraste avec les cris précédents rendait encore plus impressionnant.
— Il reviendra, Seigneur.
Idaho regardait, fasciné, les visages extasiés des Truitesses.
— Qui est Shaï-Hulud ? demanda Leto.
De nouveau, la rumeur sourde lui répondit :
— Vous êtes Shaï-Hulud, Seigneur.
Idaho acquiesça en son for intérieur. Il y avait là la preuve indéniable que Leto puisait à un immense réservoir de pouvoir jamais utilisé jusque-là tout à fait de cette manière. Leto lui-même l’avait dit, mais les mots n’étaient rien comparés à la chose réellement vue et ressentie dans le grand hall. Les paroles de Leto revinrent cependant à la mémoire du ghola, comme si elles avaient attendu ce moment pour revêtir leur véritable signification. L’Empereur-Dieu et lui étaient alors dans la crypte, ce lieu sombre et humide auquel Leto semblait trouver tant d’attrait mais qui répugnait à Idaho, qui n’y voyait que la poussière des siècles exhalant les odeurs d’immémoriales décompositions.
— Depuis plus de trente siècles, je m’applique à former cette société humaine et à la façonner pour que l’espèce humaine sorte enfin de l’adolescence, lui avait dit Leto.
— Rien de tout cela n’explique la nécessité d’une armée de femmes ! avait protesté Idaho.
— Le viol est un comportement étranger aux femmes, Duncan. Tu veux une différence expliquée par le sexe ? La voilà !
— Allez-vous cesser de changer de conversation ?
— Je n’en ai pas changé. Le viol a toujours été une récompense dans la conquête militaire mâle. En se livrant au viol, les mâles n’avaient pas à renoncer à leurs fantasmes d’adolescents.
Idaho se souvint de la rage sourde qui s’était emparée de lui en entendant l’Empereur-Dieu proférer ces paroles.
— Mes houris pacifient les mâles, reprit Leto. La domestication, c’est une chose que les femmes connaissent par nécessité depuis des éternités.
Idaho s’était contenté de fixer sans rien dire le visage encadré de replis de Leto.
— Domestiquer, continua Leto, c’est introduire un ordre de survie cohérent. Ce sont les hommes qui l’ont appris aux femmes ; à présent, les femmes l’enseignent aux hommes.
— Mais vous disiez…
— Mes houris se soumettent souvent au début à une sorte de viol, uniquement pour pouvoir ensuite convertir cette relation en une dépendance profonde et contraignante.
— Bon sang ! Vous êtes…
— Contraignant, Duncan. Contraignant !
— Je ne me sens contraint à…
— L’éducation prend du temps. Tu es la norme ancienne qui permet de mesurer la nouvelle.
Les paroles de Leto avaient pour un temps vidé Idaho de toute émotion autre qu’un sentiment de désarroi profond.
— Mes houris enseignent la maturation, avait repris Leto. Elles savent que leur rôle est de superviser la maturation des mâles. Et ce faisant, elles atteignent leur propre maturation. A la fin, les houris deviennent des épouses et des mères de famille, et nous pouvons éliminer les impulsions violentes de leurs fixations d’adolescence.
— J’attendrai de le voir pour le croire !
— Tu le verras pendant le Grand Partage.
Immobile devant Leto dans le hall du Siaynoq, Idaho était bien obligé d’admettre qu’il y avait des pouvoirs énormes contenus dans ce qu’il venait de voir, des pouvoirs capables de donner naissance au genre d’univers humain que décrivaient les mots de l’Empereur-Dieu.
Leto était en train de replacer le krys dans son écrin, qu’il remit à sa place dans le plancher du chariot. Les femmes contemplaient ses gestes en silence. Même les très jeunes enfants étaient silencieux. Toute l’assistance semblait subjuguée par la force que l’on ressentait dans le grand hall.
Idaho regarda ces enfants. Il savait, d’après ce que lui avait dit Leto, que tous accéderaient un jour – les garçons comme les filles – à d’importantes positions de pouvoir, à de puissantes destinées. Les enfants mâles, cependant, seraient toujours dominés par les femmes, passant (selon les propres mots de Leto) « par une transition sans heurt de leur état d’adolescent à celui de mâle reproducteur ».
Les Truitesses et leur progéniture vivraient, quant à elles, « une existence agrémentée de certaines satisfactions interdites à la plupart des autres ».
Quel sort connaîtront les enfants d’Irti ? se demanda Idaho. Mon prédécesseur s’est-il un jour trouvé ici pour voir sa femme en robe blanche partager le rite de Leto ?
Quel présent m’offre ici Leto ?
Avec cette formidable armée de femmes, un chef ambitieux pouvait s’emparer de l’Empire. Mais était-ce bien certain ? Pas du vivant de Leto, en tout cas. D’après l’Empereur-Dieu, ces femmes n’étaient pas « par nature » militairement agressives.
— Je n’entretiens pas cette qualité en elles, avait dit Leto. Elles suivent un rythme cyclique, des Festivités tous les dix ans avec changement de la Garde, bénédiction pour la nouvelle génération, une pensée silencieuse pour les sœurs tombées au combat et tous les chers disparus. Siaynoq après Siaynoq, la marche en avant est réglée une fois pour toutes. Le changement lui-même devient immuable.
Quittant du regard les femmes en blanc et leurs enfants, Idaho contempla la masse silencieuse des Truitesses en se disant qu’il n’avait devant lui qu’un noyau minuscule de cette énorme force qui couvrait tout l’Empire de ses ramifications féminines. Il n’avait pas de mal à croire ce que disait Leto :
— Leur pouvoir ne faiblit pas. Il se renforce à chaque décennie.
A quelles fins ? se demanda Idaho.
Il jeta un regard à l’Empereur-Dieu dont les bras étaient levés pour bénir ses houris.
— Nous allons maintenant descendre parmi vous, dit Leto.
Les femmes devant l’estrade ouvrirent un passage en refluant de chaque côté. Le chemin se fraya dans la foule comme une fissure qui se propage sur la croûte terrestre à la suite de quelque formidable soulèvement naturel.
— Tu me précéderas, Duncan, dit Leto.
La gorge sèche, Idaho déglutit. S’appuyant d’une main au bord de l’estrade, il sauta dans l’espace libre et s’enfonça dans la « fissure », sachant que c’était la seule manière de mettre fin à cette épreuve.
Jetant un rapide coup d’œil en arrière, il s’assura que Leto suivait, son chariot flottant majestueusement sur les suspenseurs.
Idaho marcha un peu plus vite.
La double haie de femmes se resserra. Cela fut accompli dans l’immobilité étrange des regards fixés d’abord sur Idaho, puis sur le gigantesque corps prévermiforme allongé dans le chariot ixien.
Tandis que le ghola allait stoïquement de l’avant, les bras des femmes se tendaient sur son passage pour le toucher, ou pour toucher Leto ou encore simplement le Chariot Royal. Il y avait dans ce contact une passion retenue qui fit éprouver à Idaho la plus profonde frayeur de toute son expérience.