Chapitre I

Le soleil déclinait lorsque la vieille camionnette Ford équipée en camping-car franchit le col pour amorcer la longue descente vers la Vallée de Santaroga. Une voie de dégagement en forme de croissant longeait la première courbe de l’autoroute. Gilbert Dasein engagea son camion sur le terre-plein gravillonné, l’arrêta devant une barrière blanche et considéra la vallée dont il devait dévoiler les secrets.

Dasein se souvint que deux hommes déjà avaient disparu à cause de ce projet. Des accidents. Des accidents naturels. Que se cachait-il donc là-bas dans cette cuvette d’ombre ponctuée de points de lumière ? Un accident l’attendait-il ?

Dasein avait mal dans le dos après cette longue route depuis Berkeley. Il stoppa le moteur, s’étira. Une odeur d’huile brûlée imprégnait la cabine. Les joints entre le châssis-cabine et la cellule du camping-car émettaient des craquements.

La vallée qui s’étendait sous ses yeux était quelque peu différente du spectacle auquel il s’était attendu. Le ciel l’encerclait d’un anneau de bleu lumineux dans l’éclat du couchant par-delà la couronne des arbres et des rochers.

L’endroit respirait le calme, semblait une île abritée des tempêtes.

Qu’est-ce que je m’étais imaginé ? s’interrogea Dasein.

Il décida que toutes les cartes qu’il avait étudiées, tous les rapports sur Santaroga qu’il avait pu lire lui avaient fait croire qu’il connaissait la vallée. Mais les cartes ne sont pas le territoire. Et les rapports ne sont pas les gens.

Dasein consulta sa montre : bientôt sept heures. Il n’avait guère envie de continuer.

Loin sur la gauche, de l’autre côté de la vallée, des bandes vertes lumineuses luisaient parmi les arbres. D’après la carte, c’était une zone de serres. En bas à droite, sur un affleurement, il identifia une bâtisse crénelée d’un blanc laiteux : la Coopérative Fromagère de Jaspé. Les fenêtres allumées et le va-et-vient des lumières témoignaient de son activité fébrile.

Dasein remarqua les bruits d’insectes dans l’obscurité, le bruissement des ailes de rapaces nocturnes, et, à l’arrière-plan, les aboiements lugubres d’une meute de chiens. Ils semblaient provenir de derrière la coopérative.

Il avala sa salive. Les fenêtres jaunes lui semblaient soudain pareilles à des yeux malveillants reluquant les sombres profondeurs de la vallée.

Dasein hocha la tête, sourit. Ce n’était pas une façon de penser : ce n’était pas professionnel. Il fallait écarter toutes les superstitions sinistres qu’on murmurait sur Santaroga. Une investigation scientifique ne pouvait s’opérer dans une telle atmosphère. Il alluma le plafonnier, saisit le porte-documents posé sur le siège du passager. Sur le cuir brun s’inscrivait en lettres d’or : « Gilbert Dasein – Département de Psychologie – Université de Californie – Berkeley. »

Il en sortit une vieille chemise et se mit à écrire : « Arrivée : Vallée de Santaroga à 18 h 45 environ. À première vue : communauté agricole prospère… »

Puis il écarta serviette et chemise.

Une communauté agricole prospère, songea-t-il. Comment pouvait-il savoir qu’elle était prospère ? Non – la prospérité, il ne l’avait pas vue ; il l’avait apprise par les rapports.

La vallée réelle qui s’étendait maintenant sous ses yeux lui donnait une impression d’attente, de quiétude ponctuée épisodiquement par le tintement de cloches de vaches. Il s’imagina les hommes et les femmes de retour après leur journée de travail : De quoi discutaient-ils en ce moment dans l’obscurité patiente ?

De quoi pouvait discuter Jenny Sorge avec son mari – à supposer qu’elle eût un mari ? Il paraissait impossible qu’elle fût encore célibataire, l’adorable et nubile Jenny. Voici plus d’un an qu’ils ne s’étaient vus, à l’Université.

Dasein soupira. Ne pas se laisser distraire par Jenny – pas ici à Santaroga. Jenny contenait une partie du mystère de Santaroga. Elle était un élément de la Barrière Santaroga, un sujet privilégié pour sa présente enquête.

Dasein soupira derechef. Il n’était pas dupe. Il savait fort bien pourquoi il avait accepté ce projet. Pas à cause des sommes munificentes payées à l’université par ces chaînes de magasins pour financer l’étude. Pas à cause du généreux salaire dont on le gratifiait.

Il était venu parce que c’était ici que vivait Jenny.

Dasein se dit qu’il sourirait et se comporterait de manière normale, parfaitement normale, lorsqu’il la rencontrerait. Il était ici pour affaires, en tant que psychologue détaché de son poste usuel d’enseignant pour effectuer une étude de marché dans la Vallée Santaroga.

Oui mais, quel était le comportement parfaitement normal, vis-à-vis de Jenny ? Quel était le critère de normalité lorsqu’on était confronté au paranormal ?

Jenny était une Santarogane – et la normalité de cette vallée défiait les explications normales.

Son esprit revint aux rapports, aux « faits établis ». Tous les classeurs emplis de données, toutes les recommandations officielles, tous ces secrets de seconde main qui sont le fondement de la bureaucratie, tout ceci pouvait se résumer en un « fait établi » unique sur Santaroga : Quelque chose d’extraordinaire était à l’œuvre ici, une chose considérablement plus troublante que tout ce qu’avaient pu jusqu’alors traiter ces prétendues études de marché.

Meyer Davidson, ce petit homme doux au teint rose qui s’était présenté comme le mandataire de la société d’investissement, le holding qui derrière la chaîne de magasins finançait le projet, avait résumé la situation en quelques termes irrités lors de la première réunion préparatoire : « Toute l’affaire Santaroga se ramène à ceci : pourquoi avons-nous été contraints de fermer nos succursales ? Pourquoi pas un seul Santarogan ne veut-il commercer avec un étranger ? Voilà ce que nous voulons savoir. Quelle est cette Barrière Santaroga qui nous empêche d’aller y faire des affaires ? »

Davidson n’était pas aussi doux qu’il en avait l’air.

Dasein démarra, alluma les phares, reprit la descente.

Toutes les données se ramenaient à une donnée unique.

Les étrangers ne trouvaient aucune maison à vendre, ou à louer dans cette vallée.

L’administration locale déclarait n’avoir aucun cas de délinquance juvénile à déclarer pour les statistiques de l’état.

Les conscrits natifs de Santaroga revenaient toujours, une fois libérés. En fait on ne connaissait pas de Santarogan qui eut jamais déménagé hors de la vallée.

Pourquoi ? La barrière fonctionnait-elle dans les deux sens ?

Et ces curieuses anomalies : Les rapports incluaient un article dans une revue médicale, rédigé par l’oncle de Jenny, le Dr Lawrence Piaget, considéré comme le meilleur médecin de la Vallée. Son titre : « Syndrome du chêne toxique de Santaroga ». Sa teneur : les autochtones étaient remarquablement sensibles aux allergènes dès qu’ils devaient vivre à l’extérieur de la vallée pour des périodes assez longues. C’était la principale cause de réforme chez les jeunes appelés natifs de Santaroga.

Toutes les données : une donnée unique.

Santaroga ne déclarait aucun cas de maladie ou de déficience mentale aux services médico-psychiatriques du Ministère de la Santé (le psychiatre à la tête du département de Dasein à l’université, le Dr Chami Selador, considérait ce fait comme « alarmant »).

Les ventes de cigarettes à Santaroga correspondaient uniquement à la clientèle de passage.

Les Santarogans manifestaient une résistance inébranlable aux campagnes de publicité nationale (un symptôme typiquement non Américain, d’après Meyer Davidson).

Aucun Santarogan n’achetait jamais de fromage, de vin ou de bière fabriqués à l’extérieur de la vallée.

Toutes les affaires de la vallée – y compris la banque – étaient financées sur place : ils rejetaient purement et simplement toute offre d’investissement extérieur.

Santaroga avait résisté avec succès à tous les projets juteux qu’avaient pu leur présenter les politiciens du gouvernement. Leur Sénateur était de Porterville, une bourgade à quinze kilomètres derrière Dasein, complètement en dehors de la vallée. Parmi toutes les personnalités que Dasein avait interviewées pour établir les bases de son étude, le Sénateur était l’une des rares à ne pas considérer les Santarogans comme « une bande de cinglés mystiques plus ou moins toqués ».

« Écoutez, Dr Dasein, lui avait-il dit, toutes ces conneries mystérieuses à propos de Santaroga se ramènent à ça : des conneries. »

Le Sénateur était un homme maigre, vif, à l’épaisse chevelure grise et aux yeux injectés de sang. Il s’appelait Barstow ; une vieille famille californienne.

L’opinion de Barstow : « Santaroga est l’ultime bastion de l’individualisme américain. Ce sont des Yankees, des Hommes de l’Est installés en Californie. Rien de bien mystérieux là-dedans. Ils ne quémandent pas de faveurs spéciales et ne me rebattent pas les oreilles de questions stupides. J’aimerais bien que tous mes administrés soient aussi francs et honnêtes. »

L’opinion d’un seul homme, songea Dasein.

Une opinion isolée.

Dasein était maintenant dans la vallée proprement dite. La route à deux voies s’étirait sur le plat, entre des arbres gigantesques : c’était l’Avenue des Géants, tracée parmi des rangées de Séquoia Gigantea.

On discernait des maisons derrière les arbres. D’après les rapports, certaines dataient de la Ruée vers l’Or. Avec leur avant-toit chantourné de volutes gothiques. Certaines avaient deux étages et la lumière découpait en jaune leurs fenêtres.

Dasein prit conscience d’une absence, d’un fait négatif en observant les maisons : aucun clignotement de téléviseur, aucun salon cathodique, pas un mur baigné dans le gris-bleu laiteux de l’omniprésent tube.

La route formait un embranchement devant lui. Une flèche indiquait sur la gauche « centre ville », deux autres indiquaient, vers la droite « La Maison de Santaroga » et « Coopérative Fromagère de Jaspé ».

Dasein prit à droite.

La route passait sous une arche : « Santaroga, la Cité du Fromage. » Un taillis de chênes s’était substitué aux séquoias. La Coopérative surgit, blanc-grisâtre, pleine de lumière et de mouvement, derrière une clôture grillagée sur la droite. De l’autre côté de la route, à gauche, se dressait le premier objectif de Dasein, le long bâtiment à deux étages de l’auberge, construite dans le style tourmenté 1900, avec un porche sur toute sa largeur. Des alignements de fenêtres à petits carreaux (la plupart étaient obscures) donnaient sur une aire de stationnement. À l’entrée, un panonceau annonçait : « Maison de Santaroga – Musée de la Ruée vers l’Or – Ouvert de 9 h à 17 h. »

La plupart des véhicules garés en bataille contre la bordure de pierre parallèle au porche étaient des modèles anciens en excellent état. Quelques voitures flambant neuves s’alignaient sur une seconde rangée, comme mises à l’écart.

Dasein se gara près d’une Chevrolet 1939 dont la carrosserie avait le brillant lustré de la laque. Par les vitres, on pouvait voir les sièges garnis de cuir véritable brun-rouge.

Un joujou d’homme riche, songea Dasein.

Sa mallette à la main, il se dirigea vers l’auberge. L’air embaumait de l’odeur du gazon fraîchement coupé ; on entendait le bruit de l’eau : Gilbert revit son enfance, le jardin de sa tante traversé d’un ruisseau. Un immense sentiment de nostalgie l’envahit.

Puis ce fut la brusque intrusion d’une note discordante : des étages supérieurs parvinrent les voix rauques d’un couple en train de se disputer : celle de l’homme était brusque, celle de la femme stridente et sifflante.

« Je ne resterai pas dans ce trou paumé une nuit de plus » hurlait la femme. « Ils ne veulent pas de notre argent ! Ils ne veulent pas de nous ! Fais ce que tu voudras ; moi, je pars. »

« — Belle, arrête tout de suite ! Tu as… »

Une fenêtre claqua. La querelle devint un marmonnement assourdi.

Dasein poussa un gros soupir. Cette dispute lui remit les idées en place : encore deux personnes à se casser le nez contre la Barrière Santaroga.

Dasein parcourut l’allée, escalada les quatre marches du porche et franchit les portes battantes aux vitres gravées de volutes. Il se trouvait dans un hall haut de plafond, éclairé par des lustres de cristal. La salle était enserrée entre des boiseries sombres dont le grain épais évoquait ces anciennes cartes marines. La courbe d’un comptoir s’étirait dans le coin de droite ; derrière, une porte ouverte laissait entendre le bruit d’un standard téléphonique. Sur la droite du comptoir une large ouverture lui révéla une salle à manger – nappes blanches, cristaux, argenterie. Une diligence de western était installée sur sa gauche, entre des potelets de cuivre supportant une grosse corde de velours brun, avec un panneau « Ne pas toucher ».

Dasein s’arrêta pour examiner la diligence. Elle sentait la poussière et le moisi. Sur la malle, une plaque encadrée racontait son histoire : « En service sur la ligne San Francisco-Santaroga de 1868 à 1871. » En dessous, un sous-verre, légèrement plus grand, protégeait une feuille de papier jauni. La légende de cuivre sur le cadre expliquait : « Note de Black Bart, Bandit du Grand chemin n°8. » Dasein lut le manuscrit jauni à l’écriture informe :

« Je suis resté transi les deux mains dans les poches

Sous la pluie le vent et l’orage

Et j’ai risqué ma vie pour ce satané coche

Qui valait mêm’ pas le voyage. »

Dasein étouffa un rire, passa la mallette sous son bras gauche, se dirigea vers le comptoir et pressa la sonnette.

Un bonhomme sec, chauve et ridé, vêtu d’un costume noir apparut sur le seuil, scruta Dasein comme un faucon prêt à fondre sur sa proie.

— Oui ?

— Je voudrais une chambre, dit Dasein.

— Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

Dasein se raidit devant ce brusque défi :

— Je suis fatigué, répondit-il, j’ai envie d’une bonne nuit de sommeil.

— Vous êtes de passage, j’espère, grommela l’homme. Il se traîna jusqu’au comptoir, et poussa un registre noir vers Dasein.

Dasein prit le stylo attaché au registre et signa.

L’employé produisit une clé de laiton munie d’une plaque du même métal et dit :

— Vous avez la deux cent cinquante et un, à côté de ce foutu couple de Los Angeles. Et ce sera pas de ma faute si leurs engueulades vous empêchent de dormir. Il jeta la clé sur la banque. « Ça fera dix dollars payables d’avance. »

— J’ai faim, dit Dasein en sortant son portefeuille pour payer. « La salle à manger est-elle encore ouverte ? » Il prit le reçu.

— Ferme à neuf heures.

— Y a-t-il un chasseur ?

— Vous aurez bien la force de porter vous-même votre sac. Du doigt, il indiqua, derrière Dasein : « Les chambres, c’est là-haut, par l’escalier. Au second. »

Dasein se retourna. Il y avait un espace libre derrière la diligence. Il était occupé par des fauteuils en cuir, au dossier haut et aux larges accoudoirs. Quelques hommes âgés y étaient assis, à lire. L’éclairage provenait de lourds lampadaires de laiton munis d’abat-jour à franges. Derrière les sièges, un escalier recouvert de moquette conduisait à l’étage.

C’était une scène à laquelle plus tard Dasein devait repenser bien souvent, y voyant son premier indice de la nature véritable de Santaroga. Elle donnait l’effet d’un temps suspendu, protégeant une époque révolue.

Vaguement troublé, Dasein dit :

— J’irai voir ma chambre plus tard. Puis-je laisser ici mon bagage pendant que je dîne ?

— Laissez-le sur la banque. Personne ne s’en occupera.

Dasein déposa son sac, puis remarqua le regard scrutateur de l’employé.

— Un problème ? s’enquit-il.

— Rien du tout.

L’employé voulut prendre la serviette de Dasein, toujours sous son bras, mais Dasein recula, hors de portée des doigts inquisiteurs, croisa son regard courroucé.

— Hmmmph ! grogna l’employé. Sa frustration était évidente. Il aurait bien jeté un œil dans le porte-documents.

Sans raison, Dasein expliqua :

— Je… euh, je voudrais consulter quelques papiers tout en mangeant. Et il pensa : Quel besoin ai-je de me justifier ?

En colère contre lui-même, il se tourna, et franchit le passage menant au restaurant. Il se retrouva dans une vaste salle carrée, éclairée par un unique lustre massif et des lanternes de coche en cuivre posées en applique sur les boiseries sombres des murs. Autour des tables rondes, étaient disposés de lourds fauteuils aux larges accoudoirs. Un long bar en bois de teck s’étirait sur sa gauche, dominé par un miroir encadré. La lumière du lustre central et les reflets des verres alignés le long du miroir jouaient en éclats hypnotiques.

La pièce étouffait les sons. Daniel eut l’impression que le silence s’était fait à son entrée, que l’on se tournait pour l’observer. En fait son arrivée était à peu près passée inaperçue.

Un barman en veste blanche, resté de service pour quelques clients épars, lui jeta un coup d’œil puis reprit sa conversation avec un homme basané penché sur une chope de bière.

Une douzaine de tables étaient occupées par des familles. Près du bar, on jouait aux cartes. Deux tables étaient occupées par des femmes seules, absorbées dans le maniement de leur couvert.

Dasein put sentir un clivage entre les occupants de la salle. C’était une question de tension nerveuse contrastant avec un calme aussi massif que la pièce elle-même. Il s’aperçut qu’il pouvait discerner les clients de passage – ils avaient l’air fatigués, courbatus ; leurs enfants étaient au bord de la rébellion.

En s’avançant dans la salle, Dasein surprit son reflet dans le miroir du bar – les rides de fatigue sur son visage mince, la chevelure brune et bouclée gonflée par le vent, les yeux bruns brillant d’attention, comme s’il était encore au volant. La poussière de la route avait laissé une marque noire près de la fossette de son menton. Dasein la frotta et pensa : Et voici un nouveau client de passage.

— Voulez-vous une table. Monsieur ?

Un serveur noir avait surgi à ses côtés – veste blanche, nez aquilin, les traits secs, mauresques, les tempes légèrement grisonnantes. Il avait un aspect dominateur qui contrastait avec la servilité de sa mise. Dasein songea immédiatement à Othello. Les yeux étaient bruns, vifs.

— Oui, je vous prie : un couvert, dit Dasein.

— Par ici. Monsieur.

Il mena Dasein à une table adossée contre le mur proche. Baignée dans la chaude lueur dorée de l’une des lanternes. Alors qu’il se laissait envelopper par le vaste fauteuil, Dasein porta son attention sur la table proche du bar – la partie de carte… quatre hommes. Il reconnut l’un d’entre eux à partir d’une photo que possédait Jenny : Piaget, l’oncle médecin, l’auteur de cet article sur les allergènes dans une revue médicale. Piaget était un homme massif, aux cheveux gris, le visage rond et débonnaire, son air vaguement oriental encore renforcé par l’éventail des cartes qu’il tenait près de sa poitrine.

— Voulez-vous un menu, Monsieur ?

— Oui. Attendez… les hommes qui jouent aux cartes avec le Dr Piaget, là-bas.

— Monsieur ?

— Qui sont-ils ?

— Vous connaissez le Dr Larry, Monsieur ?

— Je connais sa nièce, Jenny Sorge. Elle avait une photo du Dr Piaget.

Le garçon jeta un œil à la mallette que Dasein avait posée au milieu de la table.

— Dasein, dit-il. Un large sourire jeta un éclair blanc sur son visage sombre. « Vous êtes l’ami de Jenny, de l’université. »

Les paroles du garçon sous-tendaient de telles implications que Dasein ne put que le dévisager, bouche bée.

— Jenny nous a parlé de vous. Monsieur.

— Oh.

— Les partenaires du Dr Larry – vous voulez savoir qui ils sont. Il se tourna vers les joueurs. « Eh bien. Monsieur, il y a le Capitaine Al Marden, de la Police de la Route, en face du Dr Larry. À droite, là, c’est George Nis. Il dirige la Coopérative du Fromage de Jaspé. Celui qui est à gauche, c’est M. Sam Scheler. M. Sam est le patron de notre station-service indépendante. Je vous apporte le menu. Monsieur. »

Le serveur se dirigea vers le bar.

Dasein continua d’observer les joueurs de carte en se demandant pourquoi ils attiraient ainsi son attention. Marden, qu’il voyait de trois-quarts dos était en civil ; costume bleu nuit. Ses cheveux, une étonnante touffe rousse. Il tourna la tête vers la droite et Dasein aperçut un visage étroit, une bouche aux lèvres serrées, tirées vers le bas en un rictus cynique.

Scheler, de la station-service indépendante (et Dasein se demanda soudain ce que pouvait recouvrir ce terme) avait le teint basané : un visage anguleux d’Indien, au nez plat, aux lèvres épaisses. Nis, en face de lui était blond, légèrement dégarni ; des yeux bleus sous d’épais sourcils, une bouche large, le menton creusé d’une fossette profonde.

— Votre menu, Monsieur.

Le serveur avait déposé une large chemise rouge devant Dasein.

— Le Dr Piaget et ses amis ont l’air d’apprécier leur partie, dit Dasein.

— Cette partie de carte est une institution. Monsieur. Toutes les semaines, à peu près à cette heure-ci, réguliers comme l’horloge : le dîner, et la partie.

— À quoi jouent-ils ?

— Cela dépend. Monsieur. Parfois le bridge, parfois le pinocle[1]. À l’occasion le whist et même le poker.

— Que voulez-vous dire en parlant de station-service indépendante ? interrogea Daniel. Il leva les yeux vers le sombre visage de Maure.

— Voyez-vous, Monsieur, nous, ici dans la vallée nous ne traitons pas avec ces compagnies qui fixent elles-mêmes leurs prix. M. Sam, il achète au plus offrant, quel qu’il soit. On paie le litre un cent moins cher ici.

Dasein se promit mentalement de fouiller plus avant cet aspect de la Barrière Santaroga. Cela collait avec le tableau, de ne pas s’approvisionner auprès des grosses compagnies. Mais d’où provenaient leurs produits pétroliers ?

— Le roastbeef est excellent. Monsieur, indiqua le garçon.

— Vous me le recommandez, hein ?

— Effectivement, Monsieur. Engraissé au maïs, ici même dans la vallée. Nous avons également des épis de maïs frais, des pommes de terre au Jaspé – c’est avec une sauce au fromage, très bonne, et pour dessert, des fraises de serre.

— Et comme salade ?

— Nos laitues ne sont pas excellentes cette semaine, Monsieur. Je vous apporte le potage. C’est au bortch à la crème aigre. Et je vous recommande la bière, pour l’accompagner. Je vais voir si je peux vous en trouver de notre production locale.

— Avec vous, pas besoin de menu, remarqua Dasein. Il restitua la chemise rouge. « Apportez-moi tout ça avant que je ne me mette à dévorer la nappe. »

— Oui, Monsieur !

Dasein observa le noir tandis qu’il se retirait – veste blanche, large, confiant. Tout à fait Othello.

Il revint avec une soupière fumante au milieu de laquelle flottait une île de crème aigre, et une chope emplie d’une bière sombre, ambrée.

— J’ai remarqué que vous étiez le seul serveur noir, ici, dit Daniel. « N’est-ce pas un rôle trop prenant ? »

— Vous me demandez si c’est moi qui joue le Nègre, Monsieur ? la voix du garçon semblait brusquement défiante.

— Je me demandais si Santaroga avait des problèmes d’intégration.

— Doit y avoir trente ou quarante familles de couleur dans la vallée, Monsieur. Nous ne faisons guère attention à la couleur de la peau, ici. La voix était dure, tranchante.

— Je ne voulais pas-vous offenser.

— Vous ne m’avez pas offensé. Un sourire effleura le coin de ses lèvres, disparut. « Je dois admettre qu’un serveur noir fait un peu partie du décor. Dans un endroit comme celui-ci » – et son regard balaya la salle aux lourdes boiseries – « …il devait y avoir des tas de serveurs noirs à l’époque. Il y a un côté couleur locale, dans mon boulot. » À nouveau, ce sourire fugace. « C’est un bon boulot, et mes gosses se débrouillent encore mieux. Il y en a deux qui bossent à la Coopérative ; l’autre fait des études de droit. »

— Vous avez trois enfants ?

— Deux garçons et une fille. Si vous voulez m’excuser, Monsieur, mais j’ai d’autres tables.

— Oui, bien sûr.

Dasein leva sa chope de bière lorsque partit le garçon.

Il huma la bière un moment. Elle avait une vague odeur piquante, évocatrice de caves, de champignons. Dasein se rappela soudain que Jenny avait vanté la bière locale. Il la goûta – douce sous la langue, fraîche au palais, avec un bon arrière-goût de houblon. Exactement ce qu’avait dit Jenny.

Jenny, songea-t-il. Jenny… Jenny…

Pourquoi ne l’avait-elle jamais invité à Santaroga lorsqu’elle y retournait régulièrement en week-end ? Elle n’en manquait jamais un, se souvint-il. Leurs rendez-vous avaient toujours été en milieu de semaine. Il se rappela ce qu’elle lui avait dit sur elle : orpheline, élevée par l’oncle Piaget, et par une tante célibataire… Sarah.

Dasein reprit une gorgée de bière, goûta la soupe.

Elles allaient bien ensemble. La crème aigre avait un relent analogue à la bière, une amertume étrange.

Il n’y avait jamais eu de méprise sur le caractère de l’affection que lui portait Jenny, songea Dasein. C’était un quelque chose de chimique, d’excitant. Mais sans invitation directe à rencontrer sa famille, voir la vallée. Si, un coup de sonde hésitant : que dirait-il d’installer un cabinet à Santaroga ? Éventuellement, il faudrait qu’il discute avec son oncle de quelques cas intéressants.

Quel cas ? Daniel était songeur en y repensant. Les dossiers d’information fournis par le Dr Selador sur Santaroga étaient formels : « aucun cas relevé de maladie mentale ».

Jenny… Jenny…

Dasein se remémora la nuit où il avait fait à son tour une proposition. Plus de coup de sonde hésitant de la part de Jenny, cette fois-là : Pouvait-il vivre à Santaroga ?

Il se rappelait encore sa question incrédule : « Pourquoi devrions-nous vivre à Santaroga ?

— Parce que je suis incapable de vivre ailleurs. » Telle avait été sa réponse. « Parce que je suis incapable de vivre ailleurs. »

Aime-moi, aime ma vallée.

Impossible d’obtenir d’elle la moindre explication. C’était clair et net. À la fin, il avait réagi avec la colère du mâle offensé : croyait-elle qu’il ne pourrait l’entretenir ailleurs qu’à Santaroga ?

« Viens voir Santaroga » l’avait-elle prié.

« Pas tant que tu n’auras pas envisagé de vivre ailleurs. »

L’impasse.

Le souvenir de cette querelle lui fit monter le feu aux joues. C’avait été la semaine de la rupture. Elle avait refusé de répondre à ses coups de fil deux jours durant… Et lui, avait refusé de l’appeler ensuite. Il s’était replié dans sa coquille, blessé.

Et Jenny était retournée à sa précieuse vallée. Lorsqu’il avait écrit, ravalant son orgueil, offrant de venir la voir : pas de réponse. Sa vallée l’avait avalée. Cette vallée.

Dasein soupira, jeta un œil sur la salle de restaurant ; il se rappelait la passion avec laquelle Jenny lui parlait de Santaroga. Cette pièce avec ses boiseries, les Santarogans qu’il pouvait voir : rien ne collait avec l’image mentale qu’il en avait.

Pourquoi n’a-t-elle pas répondu à mes lettres ? se demanda-t-il. Probable qu’elle s’est mariée. Ce doit être ça.

Dasein vit son serveur sortir de derrière le bar avec un plateau. Le barman lui fit un signe, appela :

— Win. Le serveur s’arrêta, posa le plateau sur le comptoir. Leurs deux têtes se rapprochèrent, par-dessus le bar. Dasein avait l’impression qu’ils avaient une dispute. Finalement, le serveur dit quelque chose, qu’il accompagna d’un vigoureux mouvement de tête, s’empara du plateau et l’apporta à Dasein.

— Sacrée mouche du coche, dit-il, tout en posant le plateau ; il se mit à servir. « L’essayait de me dire que je ne pouvais pas vous donner de Jaspé ! Un bon copain de Jenny, et je pourrais pas lui donner de Jaspé ! »

Sa colère retomba ; il hocha la tête, sourit, et posa une assiette débordante de nourriture devant Dasein.

— Sacrément trop de mouches du coche en ce bas monde, si vous voulez mon avis.

— Le barman, demanda Daniel, je l’ai entendu vous appeler “Win”…

— Winston Burdeaux, Monsieur, pour vous servir. Il fit le tour de la table pour se rapprocher de Dasein. « N’a pas voulu me donner de la bière Jaspé pour vous cette fois-ci, Monsieur. » Il prit une bouteille glacée sur le plateau, la déposa près de la chope qu’il avait servie plus tôt. « Celle-ci n’est pas aussi bonne que celle que je vous ai portée tout à l’heure. Mais la nourriture, c’est du vrai Jaspé en tout cas. Cette sacrée mouche du coche ne pouvait rien y faire. »

— Du Jaspé ? demanda Dasein. Je croyais qu’il s’agissait uniquement du fromage.

Burdeaux pinça les lèvres, l’air pensif.

— Oh non. Monsieur. Le Jaspé, il y en a dans tous les produits de la Coopérative. Jenny ne vous en a jamais parlé ? Il fronça les sourcils. « Vous n’êtes jamais venu ici dans la vallée avec elle. Monsieur ? »

— Non. Dasein fit un grand signe de dénégation.

— Vous êtes bien le Dr Dasein ?… Gilbert Dasein ?

— Oui.

— Vous êtes le gars dont Jenny est entichée, alors. Il sourit de toutes ses dents, et ajouta : « Régalez-vous, Monsieur. C’est de la bonne nourriture. »

Avant que Dasein n’ait pu se ressaisir, Burdeaux s’était détourné, et s’éloignait rapidement.

« Vous êtes le gars dont Jenny est entichée » repensa Daniel. Au présent… pas au passé. Il sentit son cœur marteler, se traita d’idiot. C’était juste façon de parler, pour Burdeaux. Ce ne pouvait être que ça.

Perplexe, il se pencha vers sa nourriture.

Dès la première bouchée, le roastbeef s’avérait à la hauteur des prédictions de Burdeaux : tendre, juteux. La sauce au fromage qui accompagnait les pommes de terre avait le même arrière-goût acidulé que la bière et la crème.

Le gars dont Jenny est entichée.

Les paroles de Burdeaux s’accrochaient à son esprit tandis qu’il mangeait, le troublaient peu à peu.

Dasein leva les yeux, chercha Burdeaux. Il restait invisible. Le Jaspé. C’était ce puissant arôme, cette saveur nouvelle. Il porta son attention sur la bouteille de bière, la bière non jaspée. Pas aussi bonne ? Il la goûta directement au goulot, lui trouva un arrière-goût métallique, amer. Une gorgée de la première bière, dans la chope : douce, moelleuse. Dasein trouva qu’elle lui éclaircissait l’esprit, tout comme elle avait effacé sur sa langue le goût précédent.

Il reposa la chope, observa la salle, surprit le regard du barman qui le dévisageait, l’air renfrogné. L’homme détourna les yeux.

C’étaient des détails – deux bières, une dispute entre un serveur et un barman, un barman trop attentif – rien que des battements d’horloge dans l’espace d’une vie mais Dasein y perçut un danger. Il lui souvint que deux enquêteurs avaient déjà eu un accident fatal dans la Vallée de Santaroga – des décès dus à une cause accidentelle… une voiture qui prend un virage trop vite, tombe dans un ravin… une chute depuis la berge escarpée d’une rivière : la noyade. Des accidents naturels, comme l’avait établi l’enquête officielle.

Pensif, Dasein se remit à manger.

Burdeaux était revenu avec les fraises : il attendit que Dasein les goûte.

— Sont-elles bonnes. Monsieur ?

— Excellentes. Meilleures que la bière en bouteille.

— C’est de ma faute. Monsieur. Peut-être qu’une autre fois… Il toussa discrètement. Jenny sait-elle que vous êtes ici ?

Dasein reposa sa cuillère, plongea les yeux dans sa coupe de fraises, comme pour tenter d’y découvrir son reflet. Brusquement se dessina dans son esprit l’image de Jenny, en robe rouge, vive, rieuse, pétillante d’énergie. « Non… pas encore, répondit-il. »

— Vous savez que Jenny vit toujours seule. Monsieur ?

Dasein regarda la partie de carte. Comme la peau des joueurs semblait brune, tannée.

Jenny, pas encore mariée ?

Le Dr Piaget leva les yeux de ses cartes, dit quelque chose à son voisin de gauche. Ils rirent.

— A-t-elle… est-elle dans l’annuaire, M. Burdeaux ? demanda Dasein.

— Elle habite chez le Dr Piaget, Monsieur. Et pourquoi ne pas m’appeler Win ?

Dasein leva les yeux, examina le visage aux traits anguleux, mauresques, de Burdeaux. L’homme l’intriguait soudainement. Il y avait un soupçon d’accent du Sud dans sa voix. Ces tentatives amicales, ces renseignements sur Jenny si volontiers donnés – cela rappelait un peu le sud, l’intimité, l’amabilité… mais il y avait autre chose en dessous : une lucidité aux aguets, sèche, et directe. Le psychologue en Dasein était désormais sur ses gardes.

— Cela fait longtemps que vous vivez ici, dans la vallée, Win ? interrogea Dasein.

— Pas loin de douze ans. Monsieur.

— Qu’est-ce qui vous a amené ici ?

Burdeaux hocha la tête. L’ombre d’un sourire lugubre effleura ses lèvres.

— Oh, je ne crois pas que ça vous intéresserait. Monsieur.

— Mais ça m’intéresse. Dasein regarda Burdeaux dans les yeux, attendit. Il y avait quelque part une brèche qui lui ouvrirait les mystères de cette vallée. Jenny pas encore mariée ? Burdeaux peut-être était cette brèche. Ses manières avaient cette timidité évidente, perçut Dasein, qui appelait la confidence. C’est sur cela qu’il comptait maintenant.

— Eh bien, si vous voulez vraiment savoir, M’sieur, dit Burdeaux. J’étais en taule à la Nouvelle-Orléans, pour une rixe. (Dasein nota que l’accent du sud était revenu en force.) On f’sait not’ numéro, à dire des grossièretés à vous fair’ dresser les ch’veux sur la tête. Brusquement, j’me suis entendu faire pareil, M’sieur. Ça m’a fait réfléchir et j’ai vu que c’était des enfantillages. De la puérilité. » Burdeaux savoura le terme, il en était fier. « De la puérilité. Monsieur. Bon, alors quand j’suis sorti de taule, le sheriff y m’a dit de jamais rev’nir et j’suis rentré et j’ai dit à ma femme, Annie, j’lui ai dit qu’on s’barrait. C’est comme ça qu’on est parti pour v’nir ici, M’sieur.

— Vous êtes partis, comme ça ?

— On s’est tapé la route à pied, M’sieur. C’était pas facile et y avait des coins où on nous a fait comprendre qu’on était indésirables. Mais quand on est arrivé ici, pourtant, on a compris que ça valait le coup.

— Vous avez erré jusqu’au moment où vous êtes venus ici ?

— C’était comm’ si Dieu nous conduisait, M’sieur. Cet endroit, bon, c’est pas facile à expliquer. Mais… eh ben, ils ont insisté pour que j’aille à l’école pour faire des progrès. C’est déjà une chose. Je peux parler un anglais fort correct, quand je veux… quand je fais attention. (L’accent commençait à s’évanouir.)

Dasein lui fit un sourire encourageant.

— Les gens de cette vallée doivent être vraiment sympathiques.

— Je vais vous dire une chose. Monsieur, reprit Burdeaux. Peut-être que vous pourrez comprendre si je vous raconte ce qui m’est arrivé ici, une fois. C’est une chose qui m’aurait sacrément blessé, dans le temps, mais là… C’était durant une soirée. Juste après que Willa, ma fille, eut annoncé ses fiançailles avec Cal Nis. Et George, le papa de Cal, s’est approché de moi et m’a passé le bras sur les épaules. Et il m’a dit : Eh bien, Win, sacré vieux négro, on ferait mieux de boire un coup et de causer un brin puisque nos gosses vont nous rendre parents. C’était ça, M. Dasein : Ça ne voulait rien dire qu’il me traite de négro. C’était exactement comme… comme lorsqu’on surnomme un type aux cheveux blonds, Blondie. Comme de dire que j’ai la peau noire pour qu’on me reconnaisse, de la même manière qu’en entrant dans une pièce, si vous me demandiez où est Al Marden, je vous répondrais : “c’est le rouquin là-bas qui joue aux cartes”. Lorsqu’il m’a dit ça, j’ai compris que ça ne signifiait rien de plus. Tout de suite. On m’acceptait tel que j’étais. C’était la meilleure preuve d’amitié que pouvait me donner George, et c’est pourquoi il l’avait fait. »

Dasein fronça les sourcils, essayant de suivre le raisonnement de Burdeaux. Une preuve d’amitié de le traiter de nègre ?

« Je ne pense pas que vous puissiez comprendre, dit Burdeaux. Peut-être que vous devriez être noir pour comprendre. Mais… eh bien, peut-être que ceci va vous y aider. Quelques minutes plus tard, George m’a dit : “Hé, Win, je me demande quel genre de petits-enfants nous allons avoir : clairs, sombres, ou entre les deux ?” Pour lui, c’était juste une espèce d’émerveillement, qu’il puisse avoir des petits-enfants noirs. Il ne s’en souciait pas, vraiment. Il était curieux. Il trouvait ça intéressant. Vous savez, quand j’ai raconté ça à Annie, après, je me suis mis à pleurer. J’étais si heureux que j’en ai pleuré. »

C’était un long entretien. Dasein s’aperçut que Burdeaux en avait pris conscience. L’homme hocha la tête, marmonna : « Je parle trop. Je crois que je ferais mieux de… »

Il fut interrompu par des éclats de voix soudains en provenance du bar, près des joueurs de cartes. Un gros homme au visage congestionné s’était écarté du comptoir qu’il flagellait à grands coups de porte-documents tout en criant après le barman.

— Bande de fils de pute ! hurlait-il. Vous vous croyez trop supérieurs pour m’acheter mes produits. Ils ne sont pas assez bons pour vous ! Vous savez mieux faire…

Le barman saisit la serviette.

— Pas touche, fils de pute ! glapit le gros homme. « Vous croyez tous que vous êtes foutument supérieurs, comme si vous étiez un pays étranger ! Et moi, je ne serais pas chez moi ! Laissez-moi vous dire, bande de métèques ! Ici, on est en Amérique ! Et c’est un pays de libre… »

Al Marden, le policier rouquin s’était levé au premier signe suspect. Il posa sa large patte sur l’épaule de l’importun, et le secoua.

Les hurlements cessèrent. Furieux, l’homme virevolta, leva sa serviette pour en frapper Marden. Au bout d’une longue seconde, il sembla remarquer le regard courroucé de Marden, son visage autoritaire ; il hésita.

— Je suis le Capitaine Marden, de la Police de la Route, annonça Marden. Et je vous préviens que ça suffit comme ça. Il avait une voix calme, posée… et, pensa Dasein, un rien amusée.

L’homme en colère rabaissa son porte-documents, déglutit.

— Vous pouvez sortir, prendre votre voiture et quitter Santaroga. Tout de suite. Et ne revenez pas. On vous tient à l’œil. Vous êtes bon si jamais vous vous avisez de remettre les pieds dans la vallée.

La colère abandonna le gros homme. Ses épaules s’affaissèrent. Il avala sa salive, parcourut des yeux la pièce emplie de regards scrutateurs.

— Je suis ravi de partir, marmonna-t-il. On ne peut plus ravi. Il gèlera en enfer le jour où je me repointerai dans votre sale petite vallée. Vous êtes puants. Vous êtes tous puants. Avec un haussement d’épaule il se dégagea de l’étreinte de Marden et se fraya un passage vers l’entrée.

Marden retourna vers sa partie de cartes en hochant la tête.

Lentement, la salle reprit son murmure habituel de bavardage et de bruits de mastication. Dasein remarqua toutefois une différence. L’éclat du représentant avait clivé Santarogans et gens de passage. Une muraille invisible les séparait. À leur table, les clients de passage faisaient presser leurs enfants, anxieux de partir.

Dasein avait la même sensation. La salle évoquait une atmosphère de clan : les chasseurs, et le gibier. Il sentit l’odeur de sa propre transpiration. Ses paumes étaient moites. Il remarqua que Burdeaux était parti.

C’est stupide ! songea-t-il. Jenny, pas mariée ?

Il se rappela qu’il était psychologue, qu’il était un observateur. Mais l’observateur doit s’observer lui-même.

Pourquoi est-ce que je réagis ainsi ? s’étonna-t-il. Jenny, pas, mariée ?

Deux familles de touristes partaient déjà, rassemblant le troupeau de leur progéniture, parlant d’une voix acide de se rendre « à la ville suivante ».

Pourquoi ne peuvent-ils pas rester ? se demandait-il. Les prix sont raisonnables.

Il voyait la carte de la région : Porterville était à plus de quarante kilomètres, quinze kilomètres avant la vallée, par la route qu’il avait prise. Dans l’autre direction, il y avait plus de soixante kilomètres de route de montagne en lacets avant de rejoindre la Nationale 395. Les bourgades les plus proches s’échelonnaient sur cette route, vers le sud. Au bas mot, une centaine de kilomètres. C’était une région de Parcs Nationaux, de lacs, de routes forestières, de paysages lunaires de crêtes volcaniques. Pratiquement déserte en dehors de la Vallée de Santaroga. Pour quelle raison les gens voudraient-ils traverser un tel coin en pleine nuit plutôt que de rester dans cette auberge ?

Dasein termina son repas, laissa le reste de sa bière. Il fallait qu’il discute de l’endroit avec son chef de département, le Dr Chami Selador, avant d’entreprendre un nouveau mouvement. Burdeaux avait laissé la note sur une coupe brune discrète. Trois dollars quatre-vingt-dix-huit. Dasein déposa un billet de cinq dollars, jeta un dernier coup d’œil sur la salle de restaurant. En surface, tout semblait si fichtrement normal ! Les joueurs de cartes étaient absorbés dans leur partie. Le barman était accoudé, bavardant avec deux clients. Une gamine à une table tout à droite faisait des caprices pour boire son lait.

Et pourtant, ce n’était pas normal ; ses sens lui clamaient cette évidence. La fragile surface de la pièce était prête à se fendiller encore une fois et Dasein sentait qu’il n’aimerait guère ce qu’elle lui révélerait. Il s’essuya les lèvres avec sa serviette, prit son porte-documents et se dirigea vers le hall.

Sa valise était debout sur le comptoir, près du registre. On entendait le bourdonnement assourdi du standard dans la pièce derrière. Il prit la valise, tâta la clé de laiton dans sa poche – deux cent cinquante et un. Si la chambre n’avait pas de téléphone, il décida qu’il redescendrait appeler Chami d’une cabine.

Avec un vague sentiment de ridicule et d’abattement après sa réaction lors de la scène du restaurant, Dasein se dirigea vers l’escalier. Dans les fauteuils du hall, quelques yeux l’observaient par-dessus les journaux dépliés. Des yeux aux aguets, inquisiteurs.

L’escalier conduisait à un entresol empli d’ombre – quelques bureaux, des taches de papier blanc. Face à lui, une porte de secours avec cette mention : « Accès au premier étage. Tenir cette porte fermée. »

La volée de marches suivante tournait sur la gauche, maigre lumière d’un plafonnier, boiseries sombres. Elle menait, par une seconde porte coupe-feu, à un palier. Une flèche, éteinte, indiquait une sortie de secours sur la gauche. En face de la porte, un panneau éclairé lui apprit que la chambre deux cent cinquante et un se trouvait au fond du couloir à droite. Les plafonniers largement espacés, l’épaisse moquette brune, les larges portes épaisses avec leur poignée de cuivre et leur trou de serrure pour des passes démodés donnaient à l’endroit un côté Dix-Neuvième Siècle. Dasein s’attendait presque à croiser une femme de chambre en toque bouffante, tablier avec nœud dans le dos, jupe longue, bas noirs et mocassins – ou bien un banquier ventripotent en gilet serré et faux-col, une lourde chaîne d’or à la taille. Il se sentait déplacé, anachronique.

La clé de laiton se glissa en douceur dans la serrure du deux cent cinquante et un ; il découvrit une chambre au plafond haut dont l’unique fenêtre donnait sur le parc de stationnement. Dasein alluma. L’interrupteur commandait le lampadaire à l’abat-jour à glands placé près d’une commode ventrue en teck. Dans la lueur ambrée il remarqua une porte entrouverte qui menait à une salle de bains carrelée (on entendait goutter l’eau), une table aux pieds épais contre laquelle était poussée une chaise unique. Le lit était étroit, haut, avec une tête en bois sculpté.

Dasein tâta le lit. Il semblait moelleux. Il posa dessus sa valise, et remarqua qu’un pan de tissu blanc en dépassait. Il l’ouvrit, examina son contenu. Dasein se savait pointilleux, méticuleux pour ses bagages. La valise révélait maintenant un subtil désordre. Quelqu’un l’avait ouverte, et fouillée. Bon, il ne l’avait pas verrouillée. Il en vérifia le contenu. Rien ne manquait.

Pourquoi cette curiosité à mon sujet ? s’étonna-t-il.

Il chercha un téléphone, le trouva, un combiné à fourche classique, posé sur une étagère près de la table. En avançant, il surprit son reflet dans le miroir au-dessus de la commode – les yeux espacés, le trait mince de la bouche, sévère. Il hocha la tête, sourit. Le sourire avait l’air déplacé.

Dasein s’assit sur la chaise, porta le combiné à son oreille. La chambre sentait le savon désinfectant – autre chose aussi, comme de l’ail. Il manipula la fourche.

Une voix de femme finit par se faire entendre : « La réception.

— Je voudrais téléphoner à Berkeley », dit Dasein. Il donna le numéro. Il y eut un instant de silence, puis : « le numéro de votre chambre. Monsieur ?

— Deux cent cinquante et un.

— Un instant s’il vous plaît. »

Il entendit le cliquetis d’un cadran, une sonnerie. Une nouvelle standardiste vint en ligne. Dasein écoutait distraitement tandis qu’on établissait la communication. L’odeur d’ail était maintenant manifeste. Il regarda le vieux lit haut sur pattes, sa valise ouverte. Le lit semblait l’inviter, lui rappeler combien il pouvait être fatigué. Sa poitrine lui faisait mal. Il prit une profonde inspiration.

— Dr Selador à l’appareil.

L’accent indien mâtiné d’Oxford de Selador lui sembla proche et familier. Dasein se pencha vers le téléphone, s’annonça, l’esprit soudain conscient de ce sentiment d’intime proximité qu’accentuait la distance, les fils bourdonnants qui les reliaient à travers presque la moitié de l’état.

— Gilbert, mon vieux, vous y êtes arrivé, à ce que je vois. La voix de Selador était enjouée.

— Je suis à la Maison de Santaroga, Docteur.

— J’ai entendu dire qu’elle est très confortable.

— Ça m’en a l’air. À travers sa fatigue bourdonnante, Dasein se sentait envahi par un sentiment de ridicule. Pourquoi l’avait-il appelé ? L’esprit aiguisé de Selador serait à l’affût de sous-entendus, de justifications.

— Je suppose que vous n’avez pas appelé rien que pour me dire que vous étiez bien arrivé, dit Selador.

— Non… Je… Dasein réalisa qu’il était incapable de formuler cette vague sensation de malaise ; que ce sentiment d’aliénation, de clivage entre Santarogans et étrangers, ces signes annonciateurs de la peur auraient l’air absurde. « J’aimerais que vous jetiez un œil sur les compagnies pétrolières qui couvrent la région », dit Dasein. « Voir si vous pouvez trouver comment elles négocient avec la vallée. Apparemment, il semble qu’il y ait ici une station-service indépendante. Je voudrais savoir qui lui fournit l’essence, l’huile, les pièces détachées – ce genre de choses. »

— Très bon point, Gilbert. Je mets l’un de nos… Il y eut un craquement soudain sur la ligne. Puis le silence.

— Dr Selador ?

Silence complet.

Merde ! pensa Dasein. Il tapota le crochet.

— Mademoiselle ! Mademoiselle !

Une voix masculine se fit entendre. Dasein reconnut le ton nasillard du réceptionniste.

— Qui fait tout ce raffut ? demandait l’employé.

— Ma communication avec Berkeley a été coupée, dit Dasein. Pourriez-vous…

— La ligne est en dérangement, répondit-il sèchement.

— Pourrais-je descendre à la réception pour appeler depuis un taxiphone ? demanda Dasein. Et en même temps, l’idée de parcourir le long trajet jusqu’au rez-de-chaussée lui répugnait. Le sentiment de fatigue lui pesait sur la poitrine.

— Il n’y a plus de ligne avec l’extérieur de la vallée, dit l’employé. Impossible d’appeler.

Dasein se passa la main sur le front. Il avait des sueurs froides et il se demanda s’il n’avait pas attrapé quelque chose. La pièce autour de lui semblait se dilater et se contracter. Sa bouche était sèche et il dut déglutir par deux fois avant de pouvoir demander :

— Quand pensez-vous que la ligne sera rétablie ?

— Comment diable voulez-vous que je le sache ? rétorqua le réceptionniste.

Dasein éloigna le combiné de son oreille, le regarda. C’était un réceptionniste vraiment curieux… et une chambre vraiment curieuse, à onduler et glisser ainsi, sans parler de cette odeur d’ail et de…

Il prit conscience d’un faible sifflement.

C’est avec un étonnement croissant que son regard se fixa sur l’antique bec de gaz qui saillait du mur près de la porte d’entrée.

L’odeur d’ail ? Le gaz !

Une voix braillarde aboyait dans le téléphone.

Dasein baissa les yeux sur le combiné dans sa main. Comme il paraissait loin. Par la fenêtre, derrière le téléphone, il apercevait l’enseigne de l’auberge : Musée de la Ruée vers l’Or. Une fenêtre ça voulait dire de l’air. Dasein trouva la force de se pencher par-dessus le bureau ; il tomba, lançant le téléphone à travers la vitre.

Les glapissements s’atténuèrent.

Dasein prit conscience de son corps allongé en travers du bureau. Sa tête était proche de la fenêtre brisée. Il apercevait le cordon du téléphone qui pendait à l’extérieur. L’air frais soufflait sur son front, très loin, un frisson douloureux parcourait ses poumons.

Ils ont essayé de me tuer, pensa-t-il. C’était une pensée ahurissante, pleine d’étonnement. Il concentra son esprit sur les deux enquêteurs déjà morts sur ce projet – des accidents. Des accidents tout bêtes, aisément explicables… comme celui-ci !

L’air – comme il semblait froid sur sa peau nue. Ses poumons lui brûlaient. Une pulsation lui martelait la tempe, là où elle pressait contre la surface du bureau. Une pulsation incessante…

S’y joignit un martèlement contre la porte. Un instant, les battements alternèrent en une syncope démente.

— Eh là-dedans ! Ouvrez ! Une voix tellement autoritaire. Ouvrez se dit Dasein. Ce qui signifiait se lever, traverser la pièce, tourner la poignée…

Je suis sans défense, songea-t-il. Ils pourraient encore me tuer.

Il entendit le grincement du métal contre le métal. Le courant d’air se fit plus vif contre son visage. Quelqu’un cria : « Le gaz ! »

Des mains lui saisirent les épaules. Il fut tiré en arrière, mi-porté, mi-traîné hors de la chambre. Le visage de Marden, le policier rouquin passa dans son champ de vision. Il aperçut le réceptionniste : visage pâle, ahuri, le front dégarni qui luisait sous l’éclairage. Dasein vit devant lui un plafond marron. Dans son dos, il sentait un tapis, dur et rêche.

Une voix nasillarde dit : « Et qui va payer pour la fenêtre ? » Quelqu’un d’autre annonça : « Je vais chercher le Dr Piaget. »

L’attention de Dasein se porta sur la bouche de Marden, un objet flou brouillé par des strates de distorsion. Un pli de colère semblait marquer les coins de cette bouche. Elle se dirigea vers le visage pâle de l’employé de la réception et dit :

— Foutez-nous la paix avec votre fenêtre, Johnson ! Je vous ai dit bien assez de fois de faire enlever ces becs de gaz. Combien de chambres en ont-elles encore ?

— Ne me parlez pas sur ce ton, Al Marden. Je vous connais depuis…

— Je ne veux pas savoir depuis combien de temps vous me connaissez, Johnson. Combien reste-t-il de chambres avec ces becs de gaz ? »

La voix de l’employé avait un accent de colère blessée :

— Plus que celle-ci et quatre au-dessus. Les autres chambres sont vides.

— Vous me les enlevez d’ici demain soir, dit Marden.

Un bruit de pas pressés coupa court à la discussion. Le visage rond du Dr Piaget s’interposa dans le champ de vision de Dasein. Il avait l’air soucieux. Des doigts s’approchèrent, abaissèrent ses paupières.

— Portons-le sur un lit.

— Va-t-il se remettre ? interrogea l’employé.

— Il serait temps de vous en inquiéter, remarqua Marden.

— Nous l’avons trouvé à temps, dit Piaget. La chambre en face est-elle inoccupée ?

— Il peut prendre la 260, dit le réceptionniste. Je vais l’ouvrir.

— Vous vous rendez compte que c’est le camarade de fac de Jenny que vous avez failli tuer ? interrogea Marden ; sa voix diminua tandis qu’il s’éloignait avec le réceptionniste.

— Le camarade de Jenny ? On entendit un bruit de clé dans une serrure. « Mais je pensais… »

— Je me fiche de ce que vous pensez !

Le visage de Piaget s’approcha de Dasein.

— Pouvez-vous m’entendre, jeune homme ? demanda-t-il.

Dasein prit une inspiration douloureuse et croassa :

— Oui.

— Vous aurez une bonne migraine, mais vous vous en sortirez.

Le visage de Piaget disparut. Des mains saisirent Dasein. Le plafond bougea. Il se retrouva dans une autre chambre : pareille à la première – le haut plafond, et même le bruit de robinet qui goutte. Il sentit le contact d’un lit dans son dos, des mains commencèrent à le dévêtir. Une nausée soudaine l’envahit. Il repoussa les mains.

Quelqu’un le soutint jusqu’à la salle de bains ; il vomit.

Il se sentit mieux après – faible, mais les idées plus claires, un meilleur contrôle sur ses muscles. Il remarqua que c’était Piaget qui l’avait accompagné.

— Envie de retourner au lit maintenant ? demanda le médecin.

— Oui.

— Je vais vous donner une bonne dose de fer pour contrebalancer les effets du gaz sur votre sang, expliqua-t-il. Ça va aller.

— Comment a-t-on ouvert le gaz ? demanda Dasein. Sa voix était un murmure rauque.

— Johnson s’est embrouillé avec les robinets dans la cuisine, expliqua Piaget. Il n’y aurait pas eu de mal si quelqu’un n’avait pas ouvert le bec dans votre chambre.

— J’aurais juré les avoir tous fermés. C’était la voix du réceptionniste qui provenait de derrière la porte de la salle d’eau.

— Vaudrait mieux qu’ils soient obturés avant demain soir, avertit Marden.

Ils semblaient tous si raisonnables, pensa Dasein. La colère de Marden paraissait sincère. Le regard de Piaget ne trahissait rien autre que l’inquiétude.

Pouvait-il s’être agi d’un accident véritable ? se demanda Dasein.

Il se rappela de nouveau que deux hommes étaient morts par accident dans cette vallée alors qu’ils menaient l’enquête.

— Parfait, dit Piaget, Al, Pim, vous et les autres, vous pouvez sortir maintenant. Je vais le mettre au lit.

— Okay. Larry. Dégagez, tout le monde. C’était Marden.

— Je vais chercher ses bagages dans l’autre chambre. Une voix que ne put identifier Dasein.

Avec l’aide de Piaget. Dasein se retrouva en pyjama dans le lit. Il se sentait lucide, pleinement éveillé, et seul, même avec la présence de Piaget à ses côtés.

Au milieu d’étrangers, songea-t-il.

— Tenez, prenez ça dit Piaget. Il lui fourra deux pilules dans la bouche, le força à avaler un verre d’eau. Dasein avala, sentit les pilules lui racler la gorge.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il en rendant le verre.

— Du fer avec un sédatif.

— Je n’ai pas envie de dormir. Le gaz…

— Vous n’avez pas respiré assez de gaz pour que ça fasse une telle différence. Maintenant détendez-vous. Piaget lui tapota l’épaule. « Un bon lit et de l’air pur, c’est pour vous le meilleur traitement. Quelqu’un viendra jeter un œil sur vous de temps à autre cette nuit. Je repasserai vous examiner demain matin. »

— Quelqu’un, demanda Dasein. « Une infirmière ? »

— Oui, dit Piaget d’une voix brusque. Une infirmière. Vous serez tout autant en sécurité ici que dans un hôpital.

Dasein regarda le ciel nocturne derrière la fenêtre de la chambre. Alors, pourquoi cette sensation de danger ? se demanda-t-il. Est-ce la réaction ? Il sentait le sédatif lui brouiller les sens, l’apaiser. Mais le sentiment de danger persistait.

— Jenny sera heureuse de vous savoir ici, dit Piaget. Il quitta la chambre, éteignit et referma la porte doucement.

Dasein eut l’impression de suffoquer dans l’obscurité. Il lutta contre la panique, regagna un semblant de calme.

Jenny… Jenny…

L’étrange conversation de Marden avec le réceptionniste lui revint : « … le camarade de fac de Jenny… »

Qu’avait pensé Johnson ? Qu’allait-il dire lorsque Marden l’avait interrompu ?

Dasein luttait contre le sédatif. Le goutte-à-goutte de la fuite dans la salle de bains envahit ses sens. La chambre était une cellule hostile.

N’était-ce qu’un accident ?

Lui revint par fragments épars le souvenir de l’instant où il avait remarqué la fuite de gaz. Maintenant que le danger était passé, la terreur l’envahissait.

Ça n’avait pas pu être un accident !

Mais pourquoi Johnson aurait-il voulu le tuer ?

La coupure de son appel téléphonique l’intriguait. La ligne était-elle vraiment en dérangement ? Que ferait Selador ? Il était au courant des dangers de l’endroit.

Dasein sentit le sédatif l’attirer vers le sommeil. Il tenta de se concentrer sur son enquête. C’était un projet tellement fascinant. Il entendait encore Selador décrire les facettes qui faisaient du Projet Santaroga une telle gemme scintillante.

Considéré isolément, aucun élément de cette collection de faits ne peut être jugé alarmant ou digne d’une attention particulière. On pourrait trouver intéressant qu’aucun citoyen de Cloverdale, Californie ne soit interné en hôpital psychiatrique. On pourrait trouver un intérêt passager dans le fait que les habitants de Hope, Missouri, consomment très peu de tabac. Qui s’inquiéterait de découvrir que toutes les entreprises de Enumclaw, État de Washington, appartiennent à des capitaux locaux ? Personne, certainement. Mais lorsque vous rassemblez tous ces faits, et d’autres encore, et que vous les appliquez à une communauté unique, quelque chose de troublant apparaît. Une différence est en train de se produire.

Le bruit de l’eau dans la salle de bains devenait entêtant. Une différence dangereuse, songea Dasein. Qui va venir me surveiller ? se demanda-t-il.

Il en vint à se demander qui avait bien pu donner l’alarme. Le bris de la vitre avait alerté quelqu’un. La personne la plus probable était Johnson, l’employé de la réception. Pourquoi aurait-il porté assistance à celui qu’il essayait de supprimer ? La paranoïa de ses réflexions commençait à avoir de l’effet sur lui.

C’était un accident, se dit-il. Un accident dans un endroit dangereusement différent.

 

Il s’éveilla avec une sensation de faim. Et avec des crampes douloureuses. Les événements de la nuit lui revinrent en mémoire. Son crâne lui donnait l’impression d’avoir été martelé de l’intérieur.

Avec précaution, il se redressa. Il y avait une fenêtre droit devant lui, traversée par la branche d’un chêne. Comme si ses muscles étaient sous l’emprise d’une force cachée, il se retrouva en train d’examiner la porte pour y découvrir un bec de gaz. Son regard inquisiteur ne rencontra qu’une marque sur le papier peint, là où avait dû déboucher la conduite.

En gardant la tête aussi droite que possible, Dasein s’extirpa du lit et se rendit dans la salle d’eau. Une douche froide lui rendit en partie son sens de la réalité.

Il ne cessait de se répéter : C’était un accident.

Un geai était en train de piailler sur la branche lorsqu’il émergea de la salle de bains. Le bruit lui traversait le crâne en petites salves douloureuses. Il se vêtit en hâte, poussé par la faim. Le geai fut rejoint par un compagnon. Ils se mirent à criailler de concert en se poursuivant parmi les ramures du chêne, se crêpant leur aigrette. Dasein grinça des dents, fit face au miroir pour nouer sa cravate. Il terminait le nœud lorsqu’il vit dans la glace le lent mouvement d’ouverture de la porte d’entrée. Le coin d’une table roulante apparut. Des couverts tintaient. La porte s’ouvrit complètement.

Jenny s’encadra sur le seuil, poussant la table. Dasein la considéra dans le miroir, ahuri, les mains figées sur sa cravate. Elle portait une robe rouge, ses longs cheveux bruns retenus par un bandeau assorti. Son teint hâlé respirait la santé. Des yeux bleus le dévisageaient dans la glace. Sur son visage ovale on pouvait lire une attente vigilante. Ses lèvres étaient aussi pleines que dans son souvenir, hésitant au bord d’un sourire. Une fossette tressaillait sur sa joue gauche.

— Termine de nouer ta cravate, lui dit-elle. « Je t’ai apporté un petit déjeuner. » Elle avait cette voix de gorge, apaisante, dont il se souvenait si bien.

Dasein se tourna, se dirigea vers elle, comme tiré par des ficelles. Jenny laissa le chariot, le rencontra à mi-chemin. Elle vint dans ses bras, leva les lèvres pour un baiser. La chaleur de ce baiser, la pression familière de son corps contre le sien donnaient à Dasein l’impression d’être revenu chez lui.

Jenny s’écarta, examina son visage.

— Oh. Gil, dit-elle, tu m’as tellement manqué. Pourquoi ne m’as-tu même pas écrit ?

Il la regarda, éberlué, incapable de parler, puis finit par dire :

— Mais je t’ai écrit. Tu n’as jamais répondu.

Elle le repoussa, ses traits déformés par un froncement de sourcils :

— Ohhh !

— Eh bien, je vois que tu l’as trouvé. C’était la voix du Dr Piaget, en provenance du couloir. Il fit rentrer le chariot complètement dans la pièce, referma la porte.

Jenny pirouetta vers lui :

— Oncle Larry ! C’est toi qui as gardé les lettres de Gil pour moi ?

Piaget porta son regard de sa nièce à Dasein. « Des lettres ? Quelles lettres ?

— Gil a écrit et je n’ai jamais reçu les lettres !

— Oh ! Piaget hocha la tête. « Eh bien, tu sais comment ils sont à la poste, parfois – une fille de la vallée, un gars de l’extérieur. »

— Je leur arracherais les yeux !

— Du calme, ma fille. Piaget sourit à Dasein.

Jenny se précipita de nouveau dans les bras de Dasein, le surprit par un autre baiser. Il se dégagea, légèrement essoufflé.

« Celui-là, dit-elle, c’est pour être venu. Ces vieilles pies de la poste ne risquent pas de le jeter à la poubelle.

— Quelles vieilles pies ? demanda Dasein. Il sentit qu’il avait manqué une partie de la conversation. La chaleur des baisers de Jenny, son évidente supposition que rien n’avait changé entre eux, tout cela l’avait laissé sans défense, circonspect. Un an avait passé, après tout. Il s’était débrouillé pour rester loin d’elle une année durant – s’appuyant sur son moi de mâle blessé, c’est vrai, de peur de retrouver Jenny mariée… perdue à jamais. Mais elle, sur quoi s’était-elle appuyée ? Elle aurait pu venir à Berkeley, ne fût-ce que pour une visite.

Et moi, j’aurais pu venir ici.

Jenny sourit.

— Pourquoi souris-tu ? demanda-t-il. Et tu ne m’as pas expliqué cette histoire avec la poste et le…

— Je souris parce que je suis si heureuse. Je souris parce que je vois les rouages qui tournent dans ta tête. Pourquoi l’un de nous n’est-il pas allé voir l’autre avant aujourd’hui ? Eh bien, toi, tu es venu, comme je le savais. Je l’avais toujours su. Elle l’étreignit. « Et quant à la poste »…

— Je crois que le petit déjeuner de Gilbert est en train de refroidir, remarqua Piaget. Vous permettez que je vous appelle Gilbert ?

— Il permet, répondit Jenny. Sa voix restait badine mais son corps s’était soudain raidi. Elle s’écarta de Dasein.

Piaget souleva le couvercle de l’un des plats et dit :

— De l’omelette au Jaspé, je vois. Au vrai Jaspé. Jenny se justifia, avec un curieux manque de vigueur :

— Je l’ai faite moi-même, dans la cuisine de Johnson.

— Je vois, dit Piaget. Oui… Bon. Peut-être que c’est le mieux. Il montra le plat : Régalez-vous, Gilbert.

Dasein avait des crampes d’estomac rien qu’à l’idée de manger enfin : Il voulait s’asseoir et engloutir l’omelette… mais quelque chose le faisait hésiter. Il ne pouvait se défaire de cette impression de danger.

— Quelle est cette histoire de Jaspé ? demanda-t-il.

— Oh, ça, répondit Jenny en rapprochant le chariot de la table. « C’est juste pour désigner une préparation faite à base d’un produit de la coopérative. C’est notre cheddar pour l’omelette. Assieds-toi et mange. »

— Vous aimerez ça, dit Piaget. Il traversa la chambre, posa la main sur l’épaule de Dasein et le fit asseoir. « Laissez-moi jeter juste un coup d’œil sur vous. » Il lui pinça le lobe de l’oreille gauche, l’examina, le regarda dans les yeux. « Vous m’avez l’air en forme. Comment va la tête ? »

— Ça va mieux maintenant. J’avais une sacrée migraine au réveil.

— Parfait. Prenez votre petit déjeuner. Pas d’effort pendant un jour ou deux. Prévenez-moi si vous vous sentez à nouveau nauséeux ou si vous éprouvez quelques symptômes de léthargie. Je vous suggère de manger du foie au dîner et je vous ferai porter par Jenny encore quelques pilules de fer. Vous n’y êtes pas resté suffisamment longtemps pour subir des dommages irréversibles.

— Quand je repense à l’imprudence de M. Johnson, j’ai envie de lui balancer un de ses couperets, lança Jenny.

— Nous sommes plutôt sanglants ces temps-ci, non ? remarqua Piaget.

Dasein saisit sa fourchette, goûta l’omelette, Jenny l’observa, attentive. L’omelette était délicieuse – baveuse, avec un léger piquant dû au fromage. Il avala, sourit à Jenny.

Elle lui rendit son sourire.

— Tu sais, fit-elle, que c’est la première fois que je te fais la cuisine.

— Laisse-le un peu souffler, fillette, dit Piaget. Il lui ébouriffa les cheveux : « Bon, je vous laisse tous les deux. Pourquoi ne nous l’amènes-tu pas à dîner ? Je demanderai à Sarah de lui préparer ce dont il a besoin. Il se tourna vers Dasein. Pas d’objection ? »

Dasein avala une autre bouchée d’omelette. Le fromage avait un arrière-goût aigrelet qui lui rappelait la bière non pasteurisée servie par Burdeaux :

— J’en serais honoré. Monsieur, répondit-il.

— Honoré, donc. Nous vous attendons vers sept heures. » Il consulta sa montre. « Il est bientôt huit heures et demie, Jenny. Tu ne travailles donc pas aujourd’hui ? »

— J’ai prévenu George que je serais en retard.

— Il n’a rien dit ?

— Il est au courant… que j’ai un ami… en visite. Elle rougit.

— Comme ça, hein ? Bon, ne va pas t’attirer des ennuis. Piaget se détourna, quitta la pièce à grandes enjambées, tête baissée.

Jenny adressa à Dasein un sourire timide, interrogateur.

— Ne fais pas attention à Oncle Larry. Il est toujours comme ça : à sauter d’un sujet à l’autre. C’est un homme formidable, très entier.

— Où est-ce que tu travailles ? demanda Dasein.

— À la Coopé.

— La fabrique de fromage ?

— Oui. Je… je suis au service de contrôle.

Dasein déglutit, se remémora qu’il était ici pour faire une étude de marché. Il était un espion. Et que dirait Jenny lorsqu’elle le découvrirait ? Mais Jenny lui posait une nouvelle énigme. Elle était particulièrement douée en psychologie clinique – même aux yeux du Dr Selador dont les critères étaient pourtant élevés. Malgré tout… elle travaillait à la fabrique de fromage.

— N’y a-t-il pas de travail… dans ta branche, ici ?

— C’est un bon boulot, répondit-elle. Elle s’assit sur le rebord de la table, balança les jambes. « Finis ton petit déjeuner. Ce n’est pas moi qui ai fait le café. Il vient du distributeur de l’hôtel. Ne le bois pas s’il est trop fort. Il y a du jus d’orange dans le broc métallique. Je me suis rappelée que tu prenais ton café noir et je ne t’ai pas apporté de… »

— Ouah !

— Je parle de trop, je le sais. Elle haussa les épaules. Oh. Gil, je suis tellement contente que tu sois là. Termine de manger, comme ça tu pourras m’accompagner à la Coopé. Peut-être que je pourrai te faire faire une visite guidée. C’est un endroit fascinant. Il y a des tas de recoins sombres dans les caves de stockage.

Dasein avala son café, hocha la tête.

— Jenny, tu es incorrigible.

— Gil, tu vas te plaire ici. J’en suis certaine.

Dasein s’essuya les lèvres. Elle était toujours amoureuse de lui. Tout en elle le lui disait. Et… il éprouvait pour elle le même sentiment. C’était pourtant toujours : aime-moi aime ma vallée. Ses paroles la trahissaient. Dasein soupira. Il voyait déjà le mur aveugle d’une indissoluble différence se profiler devant eux. Si son amour pour lui pouvait surmonter la découverte de son rôle véritable, pourrait-il résister à la séparation d’avec la vallée ? Voudrait-elle le suivre ?

— Gil, tu vas bien ? demanda-t-elle. Il recula sa chaise, se leva.

— Oui, je…

Le téléphone sonna.

Jenny tendit le bras derrière elle, porta le combiné à son oreille.

— La chambre du Dr Dasein.

Elle lui fit un large sourire. Qui tourna en rictus : « Oh c’est vous, M. Pem Johnson, c’est ça ? Eh bien, laissez-moi vous dire une ou deux choses, M. Johnson ! Je pense que vous êtes un criminel à voir la façon dont vous avez failli tuer le Dr Dasein. Si vous aviez… Non ! N’essayez pas de faire des excuses ! Ouvrir le gaz dans les chambres ! Je crois que le Dr Dasein devrait vous poursuivre jusqu’à votre dernier sou ! »

De l’écouteur ne sourdait qu’un pépiement haletant. Dasein ne distinguait que des mots épars. Jenny souriait à nouveau. « C’est Jenny Sorge, voilà qui c’est. Et ne… eh bien, je vous le dirai si vous vous calmez une minute ! Je suis ici pour apporter au Dr Dasein ce que le docteur lui a prescrit – un bon déjeuner. Il n’a nulle envie de manger ce que vous pourriez lui avoir préparé. Il y aurait probablement du poison dedans ! »

Dasein se dirigea vers le porte-bagages sur lequel on avait posé sa valise ; il l’ouvrit. Par-dessus l’épaule, il lui demanda :

— Jenny, qu’est-ce qu’il veut, pour l’amour du ciel ? Elle lui fit signe de se taire.

Dasein fourragea dans la valise à la recherche de son porte-documents. Il essaya de se souvenir de ce qu’il en avait fait, dans la confusion de la nuit précédente, scruta la pièce : rien. Quelqu’un était allé chercher ses affaires dans l’autre chambre. Peut-être qu’il y avait oublié son porte-documents. Dasein pensa au contenu de la serviette, se passa la langue sur les lèvres. Chaque étape de son programme pour découvrir le mystère de la Barrière de Santaroga s’y trouvait inscrite. Mise entre de mauvaises mains, cette information pouvait lui attirer des ennuis, soulever de nouvelles barrières.

— Je le lui dirai, annonçait Jenny.

— Attends une minute, lança Dasein. « Je veux lui parler. » Il lui prit le téléphone. « Johnson ? »

— Qu’est-ce que vous voulez ? La voix était belliqueuse, acariâtre mais Dasein ne pouvait lui en vouloir après le traitement que lui avait infligé Jenny.

— Mon porte-documents, dit Dasein. « Il était dans l’autre chambre. Pourriez-vous faire monter quelqu’un avec une clé pour… »

— Votre fichu porte-documents n’est pas dans cette chambre, Monsieur ! J’ai fait le ménage. Je l’aurais vu.

— Alors où est-il ?

— Si c’est la serviette à laquelle vous teniez tant hier au soir, j’ai vu le Capitaine Marden quitter l’hôtel avec un objet qui lui ressemblait fort, juste après la pagaille que vous avez déclenchée.

— Que j’ai déclenchée ? Dasein était outré. « Dites donc, Johnson ! Si vous arrêtiez de déformer les faits ! »

Il y eut une pause imperceptible, puis Johnson dit :

— Vous croyez ? Ah bon, désolé.

Cette brusque candeur de Johnson désarma le psychologue qu’était Dasein. D’une certaine manière, ça le faisait penser à Jenny. Il s’aperçut que les Santarogans présentaient une image pervertie de la réalité qui était à la fois attrayante et trompeuse. Après avoir repris ses esprits Dasein ne put que répondre : « Que pourrait bien faire Marden avec ma serviette ?

— C’est à lui de vous le dire et à vous de le découvrir, répondit Johnson, reprenant son agressivité coutumière. Il raccrocha brusquement.

Dasein hocha la tête, reposa le combiné.

— Al Marden veut que tu déjeunes avec lui à la Brebis Bleue, dit Jenny.

— Hmmm ? Il la regarda, éberlué, sans comprendre. « Marden… pour déjeuner ? »

— À midi. La Brebis Bleue est sur l’Avenue des Géants, à l’entrée de la ville… à droite, juste après le premier carrefour.

— Marden ? Le Capitaine de la Police Routière ?

— Oui, Johnson venait de me transmettre le message. Elle glissa de la table, genoux entrevus en un éclair, tourbillon de jupe rouge. « Allez, viens. Accompagne-moi. »

Dasein saisit son manteau et se laissa mener hors de la chambre.

Cette fichue serviette, avec tous ses formulaires, ses notes et ses lettres, songea-t-il. Tout le bazar ! Mais l’idée de voir tout ceci révélé au grand jour lui procurait un sentiment pervers de satisfaction. Je n’ai jamais eu l’étoffe d’un agent secret.

Pourtant il ne fallait pas se cacher que la révélation des causes exactes de sa présence ici ne ferait qu’accentuer la conspiration du silence.

Et comment réagirait Jenny ?

La barriere Santaroga
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