Chapitre 2

Justice est due à ceux qui la demandent, mais que le plaignant prenne garde de créer par son action une nouvelle injustice et d’imprimer un inexorable mouvement au balancier sanglant de la vengeance.

Aphorisme gowachin.

 

— Pourquoi êtes-vous si froid et mécanique dans vos relations avec les autres Humains ?

Plus tard, Jorj X. McKie médita cette question formulée par la Calibane. Avait-elle cherché à attirer son attention sur l’Opération Dosadi et sur les conséquences que son enquête à propos de cette expérience pourrait avoir sur lui ? Il ne connaissait même pas l’existence de Dosadi à l’époque, et la tension constante exercée par la transe de communication calibane, sans omettre le ton accusateur dont elle faisait usage, avaient relégué toute autre considération à l’arrière-plan.

L’idée, pourtant, avait cheminé en lui. Il détestait, entre autres, cette impression d’être compté par Fanny Mae au nombre de ses éléments d’appréciation de la nature humaine. Il avait toujours, pour sa part, considéré cette Calibane en particulier comme son amie, dans la mesure où l’on pouvait entretenir ce type de relation avec une créature dont la seule manifestation visible dans cet univers-ci se présentait comme un soleil de magnitude 4 qu’on apercevait de Central Central, où le Bureau des Sabotages avait son quartier général. Pour ce qui concernait la communication avec les Calibans, elle procurait toujours ce même sentiment de malaise. Le sujet, vibrant et trépidant, sombrait dans une transe où le message s’imprimait en clair dans son esprit conscient.

Cela n’empêchait pas McKie de se sentir perplexe : avait-elle vraiment essayé, au-delà de la signification directe des mots, de lui transmettre un message ?

Quand les faiseurs de temps n’allongeaient pas outre mesure les pluies de fin d’après-midi, il aimait sortir prendre l’air dans le parc que le BuSab mettait à la disposition de ses employés sur Central Central. En tant que Saboteur Extraordinaire, il avait libre accès à toutes les zones protégées et se plaisait à humer les senteurs toutes fraîches que dégageait la végétation après l’orage.

Le parc occupait une superficie d’une trentaine d’hectares, derrière des alignements de bâtiments administratifs. C’était un ensemble confus de plantations de toutes sortes, délimitées par des allées sinueuses qui servaient à marquer les emplacements de spécimens originaires de toutes les planètes habitées de l’univers connu. Aucun soin particulier n’avait été mis à grouper ces espèces selon leur origine dans la Co-sentience. S’il régnait dans ce jardin une quelconque organisation, c’était plutôt pour des raisons pratiques d’entretien et d’acclimatement. Ainsi, les pins-épieux géants de Sasak occupaient un tertre entouré de massifs de bruyère à feu originaire de Rudiria et voisinant avec des étendues de gazon quelquefois larges, quelquefois étroites et cachées à la vue. Souvent les apparences étaient trompeuses. Les plaques vertes n’étaient pas toujours de l’herbe, mais des agrégats mobiles de végétaux prédateurs emprisonnés par de minces fossés de liquide caustique.

Les fleurs perlées de pluie retenaient parfois l’attention de McKie à l’exclusion de tout le reste. Il y avait notamment un unique massif de Lilium Grossa dont les corolles rouges de près de deux fois sa hauteur projetaient de longues ombres sur un tapis foisonnant de seringas bleus aux pétales minuscules oui s’ouvraient et se refermaient sans cesse comme des bouches assoiffées d’oxygène.

De temps à autre, une bouffée de parfum floral l’arrêtait net et le maintenait dans une sorte de transe olfactive tandis que son regard cherchait la source de cet enchantement. Une fois sur deux, il s’agissait d’une espèce dangereuse : une variété carnivore ou bien aux exsudations vénéneuses. Des pancartes clignotantes en linguagalach mettaient le promeneur en garde. Des sonobarrières, des tranchées et des champs de forces bordaient en plusieurs endroits les allées sinueuses.

McKie avait dans le jardin son emplacement favori, un banc adossé à un bassin avec un jet d’eau. De là il pouvait, assis, contempler les ombres du soir qui jouaient sur les buissons touffus et jaunes originaires des îles flottantes de Tutalsee. Ces buissons jaunes se plaisaient ici car leurs racines plongeaient dans un cours d’eau qui coulait sous la terre, alimenté par un bassin. Un peu plus loin derrière, on apercevait de faibles lueurs argentées et phosphorescentes entourées d’un champ de forces, identifiées par un écriteau à ras de terre :

Sangeet Mobilus, plante vivace carnivore originaire de Bisaj. Extrêmement dangereuse pour toutes les espèces co-sentientes. Ne passer aucune partie du corps de l’autre côté du champ de forces.

Assis sur son banc, McKie méditait les paroles inscrites sur cet écriteau. Souvent, l’univers mêlait beauté et danger. Partout dans le parc, le dosage était délibéré. Les buissons jaunes et les innocents Iris d’Or côtoyaient en toute quiétude la terrible Sangeet Mobilus suceuse de sang. Les espèces se soutenaient mutuellement et prospéraient chacune de leur côté. Le gouvernement co-sentient pour lequel travaillait McKie réalisait souvent de tels mélanges. Quelquefois par accident… d’autres fois par calcul.

Il écoutait le bruit de l’eau tandis que les ombres s’épaississaient et que s’éclairaient les petites ampoules qui marquaient la bordure des allées. À la lisière du parc, les toits des bâtiments devinrent une palette où le soleil étalait les dernières couleurs de la journée.

À cet instant, un contact caliban s’imposa à lui et il sentit tout son corps plonger, vulnérable, dans la transe de communication. Immédiatement, il identifia les vibrisses mentales de Fanny Mae. Il songea, une fois de plus, que c’était là un nom bien improbable pour une entité stellaire. Il ne percevait aucun son, mais tout se passait comme si ses centres auditifs captaient de véritables mots. En outre, l’impression de rayonnement intérieur ne pouvait laisser place à aucune équivoque. C’était Fanny Mae, dont la syntaxe était devenue beaucoup plus élaborée qu’à l’occasion de leurs premiers entretiens.

« Vous admiriez l’un de nous », dit-elle en appelant son attention sur le soleil qui venait à peine de se coucher derrière les bâtiments.

« Je m’efforce de ne pas penser que derrière chaque étoile se trouve un Caliban, dit-il. Cela trouble ma perception des beautés de la nature. »

« La nature ? Voyons, McKie ! Vous ne comprenez pas vous-même la nature de vos perceptions, et encore moins la manière dont vous vous en servez ! »

C’est ainsi quelle avait commencé, agressive et accusatrice, contrairement aux précédents contacts qu’il avait eus avec cette Calibane qu’il considérait comme son amie. Qui plus est, elle jonglait maintenant avec les conjugaisons de manière presque indécente, étalant sa maîtrise toute fraîche du langage humain.

« Que voulez-vous exactement, Fanny Mae ? »

« Je considère vos relations avec les femelles de votre espèce. Vous avez commis mariage avec un nombre supérieur à cinquante. N’est-il pas vrai ? »

« C’est vrai, oui. Mais qu’est-ce que ça peut… »

« Je suis votre amie, McKie. Qu’éprouvez-vous pour moi ? »

Il médita cela. La question était chargée d’une indéniable intensité. Il devait la vie à cette Calibane au nom impossible. Au demeurant, elle aussi lui devait la vie. Ensemble, ils avaient résolu la question de l’Étoile et du Fouet. Aujourd’hui, de nombreux Calibans contrôlaient les couloirs qui servaient à franchir, d’une enjambée, la distance entre les planètes ; mais il n’en avait pas toujours été ainsi : à un moment, c’était Fanny Mae qui détenait la clé du réseau complexe et fragile des couloirs. Sa vie était alors menacée en raison même de l’extrême rigueur avec laquelle les Calibans avaient l’habitude d’honorer leurs contrats. McKie l’avait sauvée in extremis. Il éprouvait pour elle, lorsqu’il pensait aux liens qui s’étaient ainsi créés entre eux, un indicible sentiment d’affection chaleureuse.

Fanny Mae le sentait aussi.

« Oui, McKie, c’est cela l’amitié, c’est l’amour. Éprouvez-vous ce sentiment pour vos compagnes humaines ? »

La question l’irrita. De quoi se mêlait-elle ? Ses relations sexuelles ne la regardaient pas !

« Comme votre amour se transforme aisément en colère ! » lui reprocha-t-elle.

« Il y a des limites à l’engagement qu’un Saboteur Extraordinaire peut s’autoriser à avoir vis-à-vis d’une autre personne. »

« Lequel passe en premier, McKie… le Saboteur ou les limites ? »

Question indubitablement chargée de dérision. Était-il entré au Bureau parce qu’il était incapable de mettre de la vraie chaleur dans ses sentiments ? Pourtant, il éprouvait une réelle amitié pour Fanny Mae ! Il l’admirait… et si ce qu’elle disait avait un tel effet sur lui, eh bien… c’était justement parce qu’il ressentait pour elle ce respect, cette… chose indéfinissable.

Furieux et vexé en même temps, il répondit : « Sans le Bureau, il n’y aurait pas de Co-sentience et les Calibans seraient inutiles. »

« Ah oui, vraiment ! Il suffit de voir un de ces redoutables agents du BuSab pour se mettre aussitôt à trembler de peur. »

Il trouvait cette conversation intolérable, mais ne pouvait échapper à l’inexplicable tendresse qui enrobait ses relations avec l’entité calibane, cette créature étrange qui avait le pouvoir de s’immiscer à volonté dans son esprit pour lui parler comme personne d’autre n’osait le faire. Si seulement il avait trouvé une femme avec qui il eût pu connaître ce genre d’intimité…

C’était précisément cette partie de leur conversation qui était revenue le hanter. Après ces nombreux mois durant lesquels ils n’avaient pas eu le moindre contact, pourquoi avait-elle choisi ce moment, trois jours exactement avant que la crise dosadie éclate au Bureau ? Elle l’avait dérangé. Elle avait extirpé son sens de l’identité. Elle avait bousculé son ego, puis lui avait donné le coup de grâce avec cette question piégée :

« Pourquoi êtes-vous si froid et mécanique dans vos relations avec les autres Humains ? »

Impossible d’échapper à son ironie. Elle l’avait ridiculisé à ses propres yeux. Pourquoi rayonnait-il de cet « amour » pour une Calibane alors qu’il ne l’avait jamais ressenti devant une autre femme ? Jamais il ne s’était trouvé aussi proche d’aucune de ses compagnes humaines qu’il l’était de Fanny Mae. La Calibane avait soulevé sa colère, l’avait poussé à des gesticulations verbales aussitôt regrettées puis remplacées par un silence froissé. Pourtant, l’amour demeurait.

Pour quelle raison ?

Ses compagnes humaines n’étaient pour lui que des partenaires sexuelles. Des corps dont il se servait et qui se servaient de lui. Avec la Calibane, c’était hors de question. Fanny Mae était une étoile brûlant d’un feu atomique. La nature de sa conscience était inconcevable pour d’autres Co-sentients. Néanmoins, elle était capable de lui extraire cet amour qu’il était persuadé de lui donner librement. Impossible de cacher ses émotions à une Calibane, quand elle plongeait ses vibrisses mentales dans vos pensées.

Elle s’était montrée ironique en toute connaissance de cause. Ce devait être en partie la motivation de son agression. Mais il était rare que les Calibans soient poussés par une seule motivation. Ce qui contribuait tout à fait à leur charme et représentait l’essence même de ce qu’il y avait de plus irritant dans leurs rapports avec les autres créatures co-sentientes.

« McKie ? » Tout doucement dans sa tête.

« Oui ? » Toujours fâché.

« Je montre à présent une petite fraction de ma disposition pour votre point nodal. »

Comme un ballon gonflé par un afflux soudain de gaz, il se sentit empli d’un élan de sollicitude très tendre, très pure, qui lui faisait perdre pied, qui lui donnait envie de s’y diluer. Tout son corps irradiait une indicible impression de bienveillance protectrice. Durant une minute entière, par la suite, quand elle se fut retirée, il demeura imprégné d’une étrange luminescence.

Une petite fraction ?

« McKie ? » Avec sollicitude.

« Oui. » Effroi respectueux.

« Je vous ai fait mal ? » Il se sentait désespérément seul, vidé de toute substance.

« Non, Fanny Mae. »

« La pleine intensité de mon engagement nodal aurait causé votre destruction. Certains Humains ont soupçonné cela à propos de l’amour. »

Engagement nodal ?

 

Elle le rendait perplexe comme elle l’avait fait à l’occasion de leurs premières rencontres. Comment la Calibane pouvait-elle décrire l’amour comme un… engagement nodal ?

« L’appellation est une question de point de vue », lui dit-elle. « Vous considérez l’univers par une ouverture beaucoup trop étroite. Nous désespérons de vous, quelquefois, McKie. » De nouveau, elle l’agressait. Il se retrancha derrière cette puérile platitude : « Je suis ce que je suis, et c’est tout. » « Vous apprendrez peut-être bientôt, mon ami, que vous êtes bien plus que vous ne le pensez. »

Sur ces mots, elle avait mis fin au contact. Il s’était retrouvé dans une obscurité moite et glacée, le bruit du jet d’eau résonnant à ses oreilles. Il essaya en vain de rétablir la communication. Il paya même, de sa propre poche, un Taprisiote pour la rappeler, mais rien n’y fit.

Son amie calibane avait coupé les ponts.

Dosadi
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