The Project Gutenberg EBook of L'île de sable, by Émile Chevalier

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Title: L'île de sable

Author: Émile Chevalier

Release Date: May 26, 2006 [EBook #18454]

Language: French

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÎLE DE SABLE ***

Produced by Rénald Lévesque

ÉMILE CHEVALIER

L'ILE

DE SABLE

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15 A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

PROLOGUE

EN BRETAGNE

I

LES ROUTIERS

Par une belle matinée de mai 1598, deux cavaliers sortirent de la ville de Saint-Malo, prirent une route boisée qui conduisait au sud, et s'avancèrent vers un plateau escarpé.

Ces deux cavaliers portaient un costume mi-parti militaire, mi-parti de cour. Le plus vieux paraissait âgé de quarante-cinq ans.

L'autre était un jeune homme, vêtu avec un goût sobre et distingué. Quoique armé, comme son compagnon, il semblait revenir d'une fête ou aller à quelque gente réunion de châtelaines. Sa physionomie avait ce caractère d'intrépidité féminine qui distingue les rejetons de la vielle noblesse; ses traits étaient délicats, mais dans son oeil rayonnait une indicible fierté; son front était blanc comme le marbre, mais large et bombé, son nez finement dessiné, mais hardi dans son jet, sa bouche petite, mais railleuse; son menton agréable mais allongé; son corps grêle, mais musculeux et vigoureusement charpenté. Enfin, il était le type de cette race franque qui s'imposa à la Gaule par la force brutale après la décadence de l'empire romain.

Le premier avait nom Guillaume, marquis de la Roche-Gommard.

Le second avait nom Jean, vicomte de Ganay.

Celui-là était Breton.

Celui-ci était Bourguignon.

Tous deux comptaient des croisés parmi leurs aïeux; et, bien que la glace féodale commençât à se fondre au soleil de la royauté, les de la Roche et les de Ganay s'efforçaient de suivre les traditions surannées de leurs ancêtres. C'est pourquoi Jean avait été envoyé en Bretagne par le comte Germain de Ganay, son père, pour y faire ses premières armes sous le patronage du marquis de la Roche, avec lequel il s'était lié d'amitié durant les guerres de la Ligue. Après avoir été page, Jean s'était élevé au grade d'écuyer, et, à ce titre, servait Guillaume de la Roche.

Durant une demi-heure les deux cavaliers chevauchèrent sans prononcer une parole. Le chemin qu'ils parcouraient était sinueux, raboteux et profondément encaissé entre une double haie d'aubépine et de merisiers en fleurs. Le marquis, sombre et soucieux, s'abandonnait à l'allure nonchalante de sa monture; le vicomte, non moins soucieux, dévorait l'horizon du regard, et aurait voulu sans doute presser le pas de sa monture, mais un sentiment de déférence l'empêchait de devancer son compagnon qu'il suivait à une courte distance. Tout à coup, comme ils atteignaient un endroit où la route formait un coude, cinq cavaliers, armés de toutes pièces, lance en arrêt, et visière baissée, s'offrirent à leur vue.

—Par la messe, que signifie ceci? s'écria Guillaume de la Roche tirant son épée.

—Rendez-vous, ou vous êtes morts! commanda un des cavaliers dont le casque était surmonté d'une aigrette noire.

—Sur mon âme! riposta de la Roche, l'invitation est aussi curieuse que courtoise. Qui es-tu, beau sire, pour te mettre en notre présence, sans permission? Arrière, manant; sinon te ferai pendre haut et court, toi et les lâches bandits qui t'accompagnent.

Cette menace n'intimida pas les assaillants, car ils répondirent par un bruyant éclat de rire, pendant que leur chef reprenait la parole.

—Je suis, dit-il, de bonne lignée, marquis de la Roche, et te déclare mon prisonnier.

—Attends que tu m'aies pris, avant de te répandre en forfanteries, chevalier traître et félon. Maintenant, je te somme de détaler, ou je tire sur toi comme sur un chien enragé.

Et la Roche, après un signe à Jean de Ganay, avait rapidement replacé son épée dans son fourreau et saisi un pistolet de chaque main. Le jeune homme avait imité ce mouvement avec non moins de promptitude.

—Sus! sus! Emparez-vous des mécréants, mes braves, cria le chef des rufians.

—Couard! viens donc te mesurer avec moi, à la longueur d'une lame!

—Cent écus d'or pour vous, si vous m'amenez le marquis vivant! se contenta de dire l'autre à ses estafiers.

—Reçois toujours ceci comme à-compte, repartit la Roche en dirigeant un de ses pistolets contre son adversaire.

Mais, quoique le coup fût bien ajusté, il n'eut aucun effet. La balle rebondit sur la cuisse du chevalier sans même la bossuer, et les routiers évoluèrent autour de nos héros pour leur couper la retraite. Trois nouvelles détonations retentirent, presque en même temps. Jean avait fait feu de ses deux pistolets et la Roche de celui qui lui restait. Au milieu de la fumée produite par cette triple explosion, il fut impossible de préciser l'étendue du résultat: cependant, un homme vida les étriers, roula à terre et l'issue du combat était plus que douteuse, lorsqu'une troupe de gens d'armes déboucha d'un taillis voisin.

—A moi, à moi! clama Guillaume de la Roche, distinguant les couleurs de ses pennons.

Aussitôt les nouveaux venus piquèrent des deux, et les agresseurs, dans la prévision qu'ils seraient accablés par le nombre, tournèrent bride et s'enfuirent au galop.

Le marquis détacha quelques hommes à leur poursuite, puis il mit pied à terre pour savoir quelle était la victime de l'attentat contre sa personne. Jean de Ganay voulut aider de la Roche dans cette perquisition, mais un coup d'oeil l'arrêta. Couvert de sang et de poussière, le blessé haletait sourdement sous son enveloppe de fer. Il avait été atteint au défaut de l'épaulière droite et se tordait en proie à d'horribles tortures. Guillaume de la Roche s'approcha de lui, appuya son genou sur sa poitrine, déboucla les jugulaires de son heaume, enleva la coiffure et examina un instant la figure du routier.

—Qui es-tu? lui demanda-t-il.

—A boire! j'ai soif, je brûle, pour l'amour du ciel, donnez-moi à boire! répondit l'inconnu d'une voix étranglée.

Sur l'ordre de Guillaume de la Roche, un des hommes d'armes courut à une source voisine, puisa de l'eau avec son morion et l'apporta au blessé qui but avidement ce liquide rafraîchissant.

—Ah! continua-t-il, cela fait du bien!

—Mais qui es-tu? à qui appartiens-tu? réitéra le marquis.

L'étranger garda le silence.

—Parle, ou je te perfore comme un misérable hérétique, poursuivit la
Roche avec un geste significatif.

—Monseigneur! fit le malheureux en tremblant d'effroi.

—Parleras-tu?

—Eh bien! balbutia-t-il d'un ton si bas que Guillaume fut obligé de se baisser jusqu'à sa bouche pour l'entendre, je suis à la solde du duc de Mercoeur.

—Du duc de Mercoeur! Ah! je m'en doutais… C'était lui qui avait une aigrette noire, n'est-ce pas?

—Je l'ignore.

—Jour de Dieu, tu mens, soudard!

—Non, monseigneur, je vous le jure sur les os de mon bienheureux patron.

—Cuides-tu me leurrer par tes impostures!

—Je souffre, oh! je souffre peines et châtiments infernaux, râlait le routier que les tiraillements de douleurs étouffaient.

—Qu'on lui enlève sa cuirasse et qu'on l'attache sur un cheval, enjoignit Guillaume de la Roche en sautant en selle. Nous sommes peu éloignés du manoir; là, il sera pansé par notre barbier, et demain il subira un interrogatoire. Vous m'en répondez sur votre col.

Bientôt la petite troupe sa mit en marche, ayant à sa tête les deux gentilshommes.

—L'infâme! marmottait le marquis entre ses dents, me tendre une embuscade! Il n'a pas plus de courage qu'une poule mouillée. Qu'il m'appelle donc en champ clos, s'il a tant de griefs contre moi, et nous verrons…

Se tournant soudain vers Jean de Ganay, il ajouta:

—J'espère, mon ami, que vous n'avez reçu aucun heurt?

—Non, messire; grâce au ciel, les croquants ne m'ont pas atteint. Mais sauriez-vous, d'aventure, qui était le chevalier déloyal auquel ils obéissaient?

Le marquis fixa son interlocuteur avec sévérité et fronça les sourcils.

—Pardon, dit Jean déconcerté par la dureté de ce regard incisif.

—Votre curiosité est excusable, vicomte, reprit de la Roche en changeant de ton. Au surplus, il est heure que je vous initie aux secrets de la famille dans laquelle vous désirez entrer. Ne rougissez pas; je sais que vous êtes affolé de ma nièce, Laure de Kerskoên; et je crois que la demoiselle ne vous voit pas d'un trop mauvais oeil. Aussi dois-je vous confier certaines affaires de nature fort grave, avant que d'accomplir un projet qui me coûtera peut-être la vie. Me jurez-vous que dans le cas où je viendrais à périr, vous prendriez Laure de Kerskoên pour femme et légitime épouse?

—Je le jure sur la garde de mon épée! dit solennellement Jean de Ganay.

—Votre serment me suffit. Apprenez maintenant que j'ai dans le duc de Mercoeur, gouverneur de la belle province de Bretagne, un implacable ennemi, qui depuis vingt-cinq ans a tout mis en oeuvre pour flétrir l'écusson des de la Roche, et déshonorer leur chef. Voici le motif de cette haine. Le duc s'était épris de ma soeur cadette, Adélaïde de la Roche, la mère de Laure. Comme il était homme de moeurs dissolues et perverses, mon père lui refusa la main de sa fille qu'il maria au comte Alfred Kerskoên. Dès lors, de Mercoeur nous voua une inimitié que le temps n'a fait qu'accroître. Après avoir répandu sur ma soeur des bruits odieux, il appela son mari en combat singulier et le tua. Puis, les mains dégouttantes du sang de mon beau-frère, il osa renouveler ses propositions à la veuve… Elle le repoussa avec horreur, et mourut presque subitement, en donnant le jour à Laure. Cela se passait en 1581; j'étais au siège de Cambrai. A ma rentrée, en Bretagne, je reçus communication de ces tristes nouvelles. Sans débotter, je me rendis à Rennes où le duc tenait sa cour, et là, devant tous ses fiers barons, je l'insultai grièvement. Le lendemain, nous nous battions à cheval et à outrance. L'ayant désarçonné, nous recommençâmes le combat à pied. Son épée se brisa contre mon écu, et il était à ma merci, quand, par un sentiment de compassion que je me reproche toujours, je lui laissai la vie sauve. Loin de me témoigner de la reconnaissance pour cet acte de générosité, il ne rêva plus que vengeance, et telle est la source de sa profonde animadversion contre notre glorieux Henri IV. Après l'assassinat du feu roi Henri III, je pris fait et cause pour la Ligue contre le Béarnais, et le duc de Mercoeur, quoique fervent catholique, promit secrètement son appui aux calvinistes. Plus tard, Mayenne commit une faute irréparable pour couvrir ses desseins ambitieux: il fit proclamer le cardinal de Bourbon sous le nom de Charles X, le 7 août 1589. Alors, comprenant dans quel abîme de maux l'anarchie allait entraîner notre pauvre France, et pressentant les intentions usurpatrices de Philippe II, qui, derrière le manteau de la religion, ne visait à rien moins qu'à l'unité monarchique sur toute l'Europe et à l'abaissement du trône pontifical, je m'unis franchement aux partisans de Henri. En revanche le duc de Mercoeur fit volte-face, se coalisa, contre ce prince avec les ducs de Longueville, de Montpensier, d'Épernon, d'Aumont, le baron d'O, et cria à qui voulut l'entendre que j'étais un renégat, un relaps, un hérétique. Mais ce fut en vain qu'il distilla le venin de la calomnie, pour m'aliéner l'affection des vassaux bretons; mes principes étaient trop bien connus. Je puis même dire que j'ai eu une grande part dans l'abjuration de Henri IV. L'excommunication de Grégoire XIV ne m'a point effrayé, parce que j'étais sûr de gagner une âme au ciel, et un bon souverain à ma patrie. Et lorsque Clément VII, cédant aux sollicitations de mes amis, d'Ossant et Duperron, accorda l'absolution à notre roi bien-aimé, j'ai béni la Providence de la faveur qu'elle octroyait à la France par l'entremise du divin pontife. Mais la jalousie du duc de Mercoeur a grandi de tous ses insuccès. Furieux du triomphe de la cause que j'avais soutenue, il essaya de se faire passer ici comme l'héritier des anciens ducs, complota avec Philippe II, et refusa l'allégeance au roi Henri. Cependant il me craint et, n'osant m'attaquer ouvertement, se déguise pour m'attendre avec des assassins au coin d'un bois…

—Quoi! dit Jean surpris, c'était…

—Chut! n'avançons rien sans preuve; l'Église le défend, et moi-même, emporté par la colère, j'ai failli pécher. Au surplus, demain, le doute ne sera plus permis. Mais, pour terminer, vous êtes informé de la haine qui anime le duc de Mercoeur contre notre maison.

—Cette haine, je la méprise! s'écria vivement le jeune homme.

De la Roche branla la tête d'un air sombre.

—Le duc est puissant, dit-il ensuite, trop puissant!

—Le crédit du roi, hasarda l'écuyer…

—Le crédit du roi est sans influence sur les fanatiques, et, je vous l'avoue, j'appréhende fort que, malgré le traité de Vorvins, l'édit de Nantes, du 13 avril dernier, édit qui assure aux huguenots égalité de charges, d'honneurs et de dignités avec les catholiques, ne soit mal vu par la cour de Rome et ne pousse la France dans de nouvelles guerres religieuses. Enfin!…

Et le marquis passa sur son front sa large main que sillonnait une cicatrice.

—Enfin, reprit-il, j'ai les lettres patentes qui me confirment dans la charge de lieutenant général du Canada. Dans huit jours, nous partirons pour cette terre vierge dont on rapporte tant de merveilles, et Laure entrera au couvent de Blois où elle attendra patiemment le retour de son fiancé. Si je succombe, vous la protégerez, n'est-ce pas, Jean?

—Oh! s'écria le jeune homme avec chaleur.

II

LAURE DE KERSKOÊN

Il était midi. Assise dans une vaste chaire sculptée Laure de Kerskoên, châtelaine de Vornadeck, feuilletait son beau missel imprimé sur parchemin enluminé de miniatures d'après l'art byzantin et enrichi d'une brillante couverture ayant des fermoirs d'or ciselé, avec l'améthyste orientale au centre, enchâssée dans une plaque d'argent selon l'as de saint Éloi, orfèvre du roi Dagobert.

Laure de Kerskoên, châtelaine de Vornadeck, avait l'âge des illusions, dix-sept printemps. C'était un bouton de rose près de fendre la capsule qui jalouse la richesse de ses couleurs, la suavité de ses parfums. Rien de joli et de mutin à la fois comme son visage, où la témérité et la douceur harmonisaient leurs traits.

En face de la jeune fille, se tenait sa nourrice, dame Catherine, vieille Normande qui, depuis l'enfance de Laure, lui avait tenu lieu de mère.

—Dis donc, nourrice, s'écria tout à coup la noble demoiselle, en posant le missel sur ses genoux, saurais-tu pas l'heure qu'il est?

—M'est avis que la douzième heure approche, répliqua Catherine, car voici sonner le cor, pour relever la garde du château. Bientôt notre bon seigneur de la Roche-Gommard sera céans, avec son aimable écuyer, le sire de Ganay. Je suis sûr que votre coeur soupire après lui. Le vicomte Jean est aussi beau damoiseau qu'intrépide cavalier.

Une petite moue tout à fait dédaigneuse monta aux lèvres de Laure, qui reprit au bout d'une minute:

—Parlais-tu pas, ce matin, d'aller visiter la poissonnière qui s'est cassé la jambe'?

—Oui, chère damoiselle, j'irai dès que la grande chaleur sera diminuée.

—J'imagine qu'il vaudrait mieux y aller tout de suite. Si mon oncle et tuteur rentre, dans l'après-dîner, il ne te sera guère possible de quitter le castel, nourrice.

—De vrai, ma fille, vous raisonnez comme un ange; je vais prendre une mante et vite porter à cette pauvre femme les herbages et potions qu'a prescrits le chirurgien-barbier.

Ce disant, la vieille Normande se leva de son siège et sortit.

—Ah! exclama joyeusement Laure, dès que sa «duègne,» comme elle l'appelait, eut laissé retomber la portière de l'appartement. Ah! je suis donc libre, enfin! Quelques minutes de plus et peut-être… Après tout, Catherine est si indulgente pour moi! elle n'en aurait soufflé mot à monseigneur de la Roche. Il ne tardera moult à revenir et ce Jean de Ganay avec lui… Quel ennui! Mais elle aussi ne tardera moult à venir, elle viendra avant eux, ma gentille messagère… Quel bonheur!

Bondissant de gaieté, la nièce du marquis courut à une étroite croisée en ogive, garnie de vitraux coloriés, et souleva le châssis inférieur. Un amoureux rayon de soleil l'enveloppa sur-le-champ dans les ondes de sa lumière éclatante, et s'étendit follement sur le parquet.

Pendant vingt minutes, Laure de Kerskoên, accoudée à l'entablement de la fenêtre, interrogea l'étendue de la voûte azurée, en effeuillant les corolles d'une adorable méditation. Elle commençait toutefois à s'impatienter, quand au nord apparut un point noir.

—Adresse! ma tendre Adresse! murmura la jeune fille.

Le point grossissait insensiblement, prenait des proportions, des formes sveltes et élancées. C'était une colombe fendant l'atmosphère à tire-d'ailes. Elle approche, elle approche; déjà on peut distinguer, son blanc plumage et son col léger que ceint un cercle vert.

—O chère Adresse! répéta Laure, c'est bien toi; je ne m'étais pas trompée!

Comme un pilote habile, reconnaissant le port après une périlleuse traversée, l'oiseau double d'ardeur dès qu'il aperçoit la délicieuse tête de Laure, encadrée dans l'embrasure de la fenêtre. Il a franchi l'enceinte du castel, plane sur les remparts extérieurs, et ne tardera pas à recevoir le prix de sa course, lorsque, soudain, une détonation se fait entendre, et la demoiselle de Kerskoên pâlit, puis pousse un cri perçant. Toutefois, bientôt, elle recouvre tout son sang-froid. Alors, elle projette son corps en dehors de la croisée, et voit le volatile, battant des ailes, désespérément accroché aux rinceaux d'une moulure, à quelques pieds au-dessous d'elle. Au bas, sur le mur de ronde, des arquebusiers rient à gorge déployée et félicitent l'un de leurs compaings, dont l'arme meurtrière a blessé l'innocente créature. Ravi de sa dextérité, le soldat rit plus fort que les autres. Mais à la vue de la nièce de leur seigneur, les arquebusiers se taisent et s'éloignent. La jeune châtelaine peut alors, sans crainte d'être surprise, se baisser davantage, allonger le bras, saisir l'infortunée colombe. Elle la prend doucement, l'attire à elle, et retourne à son siège. L'oiseau avait la cuisse cassée. Laure ne put retenir ses larmes.

—Pauvre chérie! dit-elle, d'une voix entrecoupée, elle ne guérira jamais…

Pourtant, elle lava la plaie avec soin, retira des chairs meurtries le duvet sanglant qui les souillait, et, après s'être assurée que le plomb n'avait fait qu'écorcher quelques tendons secondaires, elle enleva du cou de la colombe un ruban vert, et la porta douillettement sur son lit.

—Notre-Dame de Bon-Secours, disait-elle, ayez pitié de ma mignonnette Adresse! Je brûlerai en votre honneur quatre gros cierges de cire parfumée, et donnerai une belle nappe de toile de Flandres pour votre autel, si me la conservez en vie et santé; sans quoi, ferai occire le scélérat d'arquebusier qui lui aura baillé la mort!

Cette invocation terminée, Laure de Kerskoên déroula le ruban qu'elle avait glissé dans son corsage, l'introduisit dans un flacon de bronze pendu à sa ceinture par une chaînette de même métal et l'en retira au bout de cinq secondes.

La couleur primitive avait disparu. Il était jaune et marqué de caractères brunâtres.

En un clin d'oeil, la jeune fille eut dévoré ces caractères, et tous ses membres frémirent d'épouvante.

A cet instant, le son d'une trompette éveilla les échos du manoir. Laure se précipita à la fenêtre, ses regards se rivèrent sur l'esplanade qui longeait le pont-levis de l'entrée principale.

—Le marquis de la Roche et Jean de Ganay! fit-elle avec effroi…
Sainte Vierge! Bertrand est perdu!

III

LE MANOIR

Bâti sur le plateau d'un rocher abrupt, le manoir de la Roche était une des plus redoutables forteresses de la Bretagne. Sa configuration générale ressemblait à celle d'un trapèze, dont l'axe se dirigeait du sud-ouest au nord-ouest, et dont le petit côté s'étendait au nord-est.

Cette configuration était décrite par une enceinte de remparts élevés de trente pieds. Derrière, on apercevait le château proprement dit. Quatre grosses ailes, en pierres de taille, reliées entre elles par des tours carrées, le composaient. Derrière encore, au centre d'une vaste cour, s'élançait, à vingt toises de hauteur, la citadelle, sorte de donjon octogonal couronné d'un diadème de tourelles à encorbellement. C'était là qu'on déposait les armes, les munitions, qu'on enfermait les prisonniers de guerre, qu'on se réfugiait dans les cas désespérés. Un fossé profond, taillé en biseau, dans le roc vif, et aux parois hérissées de pointes de fer, entourait le donjon à son pied. Cinq portes y conduisaient: les deux premières situées, sous une voûte, dans le rempart extérieur et séparées par une herse intermédiaire, les deux suivantes établies dans le corps de l'édifice habité, également séparées par une herse intermédiaire, et la cinquième pratiquée à la base du donjon. Nul fossé de circonvallation ne longeait les premières fortifications, posées à même sur des rochers perpendiculaires d'une escalade impossible. On ne pouvait arriver au château que par un sentier en zigzag, incrusté, pour ainsi dire, dans le flanc de la montagne et qui menait à un pont-levis sous lequel on avait creusé un puits très-profonds. Deux masses de granit, en forme de demi-lunes, pourvues de nombreux créneaux et de barbacanes, défendaient ce pont.

Le château de la Roche avait été construit au treizième siècle par Aymon de la Roche à son retour des croisades. C'est assez dire que le style du monument appartenait à l'architecture féodale.

Dès que le cor eut sonné, un archer parut sur la plate-forme de la porte.

—Bretagne et Navarre! lui cria le marquis.

Aussitôt on entendit un grincement de chaînes sur des treuils, et le pont s'abaissa bruyamment. La cavalcade entra, le seigneur de la Roche en tête. Arrivé dans la cour d'honneur, il s'arrêta, donna quelques ordres concernant le captif, sauta, de cheval et fit signe à son écuyer de le suivre.—Prenant un large escalier, ils traversèrent bientôt la salle d'armes, et pénétrèrent dans une pièce déplus étroite dimension, contiguë à cette salle.

C'était la chambre du marquis de la Roche-Gommard.

Elle avait l'air bien sombre et bien austère, cette chambre!

On eût dit de la cellule d'un dominicain.

Rien pour flatter le regard….. Mais l'ameublement consistait en un lit de camp simplement couvert d'une peau d'ours, deux tables chargées de livres, cartes, mappemondes, instruments de physique et d'astronomie, quelques escabeaux et une cassette scellée dans la muraille blanchie à la chaux. Le seul ornement digne d'attention était un grand christ en bois noir, d'une exquise pureté de formes. On prétendait que ce christ était l'oeuvre du fameux Michel-Ange, qu'il avait été enlevé à l'église du Saint-Esprit, à l'époque des guerres d'Italie, et vendu cent marcs d'argent au père de Guillaume de la Roche.

Le marquis avait pris un siège, tiré de son pourpoint un parchemin scellé aux armes de France et de Navarre, dont il parcourait la teneur, tandis que Jean de Ganay se tenait à quelques pas, dans une attitude respectueuse.

Le parchemin renfermait ces lignes:

«Nous, Henry, quatrième du nom, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à notre ami et féal Troillus des Mesgonnets, chevalier de notre ordre conseiller en notre conseil et capitaine de cinquante hommes d'armes de nos ordonnances, le sieur de la Roche, marquis de Cotemmineal, baron de Las, vicomte de Caventon et Saint-Lô, en Normandie, vicomte de Travallet, sieur de la Roche-Gommard, et Quermolac, de Gornac, Benteguigno et Lescuit, conformément à la volonté du feu roi Henry troisième, avons créé lieutenant-général du pays de Canada, Hochelaga, Terres-Neuves, rivière de la Grande-Baie, Norimbègne et terres adjacentes, aux conditions suivantes:

»Que le sieur de la Roche aura particulièrement en vue d'établir la foi catholique; que son autorité s'étendra sur tous les gens de guerre, tant de mer que de terre: qu'il choisira les capitaines, maîtres de navires et pilotes: qu'il pourra les commander en tout ce qu'il jugera à propos, sans que, sous aucun prétexte, ils puissent refuser de lui obéir; qu'ils pourra disposer des navires et des équipages qu'il trouvera dans les ports de France, en état de mettre en mer, lever autant de troupes qu'il voudra, faire la guerre, bâtir des forts et des villes, leur donner des lois, en punir les violateurs, ou leur faire grâce: concéder aux gentilshommes des terres en fiefs, seigneuries, châtelainies, comtés, vicomtés, baronnies et autres dignités relevantes de notre suzeraineté, selon qu'il croira convenable au bien du service, et aux autres de moindre condition, à telle charge et redevance annuelle qu'il lui plaira de leur imposer, mais dont ils seront exempts les six premières années, et plus, s'il l'estime nécessaire: qu'au retour de son expédition, il pourra répartir entre ceux qui auront fait le voyage avec lui le tiers de tous les gains et profits mobiliaires, en retenir un autre pour lui et employer le troisième aux frais de la guerre, fortifications et autres dépenses communes: que tous les gentilshommes, marchands et autres qui voudront l'accompagner à leurs frais, ou autrement, le pourront en toute liberté, mais qu'il ne sera pas permis de faire le commerce sans sa permission, et cela sous peine de confiscation de leurs navires, marchandises et autres effets; qu'en cas de maladie ou de mort il pourra, par testament ou autrement nommer un ou deux lieutenants pour tenir sa place; qu'il aura la liberté de faire dans tout le royaume la levée des ouvriers et autres gens nécessaires pour le succès de son entreprise: finalement, qu'il jouira des mêmes pouvoirs, privilèges, puissance et autorité, dont le sieur de Roberval avait été gratifié par le feu roi François premier.

»Donné en notre palais du Louvre, en notre bonne ville de Paris, ce douzième jour de janvier de l'an de grâce mil cinq cent quatre-vingt-dix-huit et de notre règne le neuvième.

»Signé, HENRY de France et de Navarre.[1]»

[Note 1: On comprend que la lettre que nous donnons ici n'est qu'un abrégé très-succinct de celle qui accordait à Guillaume de la Roche la lieutenance du Canada. Publier la lettre en entier eût été un hors-d'oeuvre qui aurait nui à l'intérêt dramatique de notre récit.]

—Jean, dit le marquis, quand il eut terminé sa lecture.

—Monseigneur!

—Vous avez étudié la relation de Jacques Cartier?

L'écuyer s'inclina affirmativement.

—Et vous êtes toujours résolu de m'accompagner? poursuivit Guillaume de la Roche, en enveloppant le jeune homme d'un regard inquisiteur.

—Oui, messire, répliqua l'écuyer sans hésitation.

—Les périls, les dangers ne vous effrayent pas?

—Je sors d'une famille où la peur est mot vide de sens. Sur notre devise on a gravé: Audaces fortuna juvat! Ce qui signifie, pour moi, que l'homme ne doit jamais trembler quand il poursuit une noble entreprise.

—Bien, dit Guillaume; j'aime à vous entendre parler de la sorte. Mais vous savez le but de notre expédition en Acadie?

—Fonder une colonie.

—Ce n'est pas tout, reprit le marquis avec exaltation; oh! ce n'est pas tout! Que dis-je, c'est la moindre cause! Il s'agit, mon enfant, de propager les doctrines que notre Sauveur, Jésus-Christ, a transmises au monde, par la voie de la sainte Église catholique, apostolique et romaine! il s'agit, mon cher enfant, de porter le flambeau de lumière et de vérité au milieu des peuplades ignorantes et idolâtres qui habitent les forêts de l'Amérique du Nord; il s'agit de faire notre salut, de mériter le ciel en convertissant les Indiens à notre religion! il s'agit,—et de la Roche baissa la voix,—d'empêcher les hérétiques, les huguenots—vous m'entendez, Jean—de distiller sur la Nouvelle-France le venin de leurs dogmes mensongers, comme ils avaient déjà essayé de le faire à Charlefort, à l'instigation de Coligny!

Après cette sortie, dictée par le fanatisme religieux de l'époque, de la Roche-Gommard pencha la tête sur sa poitrine et se livra à une profonde méditation. Mais s'il eût jeté les yeux vers son écuyer, il aurait été surpris de l'altération qu'il avait subie, depuis quelques instants, Jean de Ganay était d'une pâleur livide; ses traits se contractaient, ses muscles frémissaient, il semblait se débattre contre une colère sourde dont il voulait comprimer l'essor, et se mordait furieusement les lèvres, comme pour refouler les paroles qui affluaient à sa bouche. Peu à peu, cependant, il se maîtrisa, et quand le marquis s'arracha à ses pensées, Jean était calme ou du moins paraissait l'être.

—Vous m'avez compris? demanda le seigneur de la Roche.

—Je vous ai compris, répondit froidement Jean.

—Et vous viendrez, la croix d'une main, la houe de l'autre? et si je succombe…

—Je veillerai à l'accomplissement de vos dernières volontés.

—Merci, Jean, dit le marquis, se levant et prenant la main du vicomte qu'il trouva moite et glacée; merci; vous serez un jour la gloire de la chrétienté. A demain! Faites vos apprêts pour le départ.

De Ganay se retira et Guillaume de la Roche alla se prosterner devant son crucifix.

IV

L'ONCLE ET LA NIÈCE

Cependant, Laure de Kerskoên s'était de nouveau jetée dans sa chaire et elle réfléchissait.

—Quelle folie! m'écrire qu'il viendra ce soir! ne lui avais-je pas dit que j'attendais mon oncle! Mais, que signifient ces mots: «Ne craignez rien. Mes précautions sont bien prises; demain, si vous le voulez, nous serons unis par des liens indissolubles!» Oh! je tremble! que prétend-il faire? Cher Bertrand, il est capable de tout… il m'aime tant!… Pourquoi faut-il qu'une inimitié mortelle divise nos parents? Mais, non, non, je n'aurai jamais d'autre époux que lui au monde! oh! plutôt je préférerais m'enterrer dans un cloître! Mon amour n'est-il pas juste, n'est-il pas légitime? mon existence ne la dois-je pas à ce valeureux champion? Où serais-je sans lui, bonne Sainte-Marie! Au péril de sa vie, il m'a arrachée aux flammes qui dévoraient le couvent de ma tante… Comme il est beau, comme il est brave! Et puis, si timide avec moi! affrontant tous les dangers pour venir soupirer un instant sous les fenêtres de sa reine! Quelle différence avec ce Jean de Ganay, dont les assiduités m'importunent! D'ailleurs, quoi qu'en pense le marquis de la Roche, il ne me semble pas loyal catholique, le Bourguignon! Je ne me souviens pas de lui avoir vu faire le signe de la croix, et il trouve toujours un prétexte pour ne pas assister au divin sacrifice de la messe. Bien au contraire, Bertrand n'y manque jamais, lui! Chaque dimanche, déguisé en serf, je l'aperçois pieusement humilié en un coin de l'église du hameau, où je vais régulièrement depuis la mort de notre digne chapelain… Venir ce soir, quelle imprudence! Si je pouvais l'avertir! Impossible, Adresse est trop grièvement blessée! Que résoudre?… Si je savais où il est!… Et cet écuyer qui rôde sans cesse sur les remparts! En disant à monseigneur de la Roche de doubler les gardes, parce que… parce que… Mauvais moyen, mauvais moyen; mon oncle concevrait des soupçons! Fatalité! quelque magicien m'aura jeté un sort, c'est sûr… Il faut implorer le secours de ma miséricordieuse patronne!

Ayant formé ce dessein, la dévotieuse jeune fille courut s'agenouiller devant son prie-Dieu.

Tandis qu'elle était ainsi prosternée, Guillaume de la Roche entra sans bruit chez elle.

Ne voulant point troubler ses oraisons, il allait se retirer, car il était bien loin de se douter, le rigide tuteur, que c'était une pensée terrestre, une pensée mondaine, une pensée d'amante insoumise, qui absorbait ainsi l'attention de sa pupille; mais tout à coup celle-ci s'écria avec allégresse:

—Oh! merci, merci! bienheureuse patronne, vous avez exaucé mes voeux; il est sauvé!

—Qui cela? demanda le marquis.

—Monseigneur de la Roche! balbutia Laure interdite.

—Eh bien! chère enfant, est-ce ainsi que vous recevez votre oncle après deux mois d'absence?

—Pardon, pardon, dit Laure en rougissant, je…

—Vous ne m'attendiez pas, méchante fille, reprit Guillaume en la baisant tendrement au front. Mais grâce au ciel, nous sommes revenus sains et saufs et tout est prêt pour notre prochain départ.

—Votre prochain départ!

—Ah! ma mie, vous gémirez, car j'emmène avec moi le chevalier de vos pensées. Jean de Ganay m'accompagnera à la Nouvelle-France. Ça, ne te désole pas, ma Laurette; ne baisse pas ces grands yeux bleus pour cacher ton affliction. Je te promets de te le rendre dans un an au plus.

—Mais, monseigneur…

—Mais quoi, mademoiselle? dit Guillaume en s'asseyant et l'attirant sur ses genoux.

—Mais…

—Puisque je te promets de te le rendre. Ne vas-tu pas être jalouse de ton vieil oncle? La séparation vous fortifiera tous deux, et vous me saurez gré de vous avoir tenus éloignés durant quelque temps. Tu passeras ton veuvage chez l'abbesse du moustier de Blois.

—Mais, mon oncle, dit enfin la jeune châtelaine qui s'était peu à peu remise de son émotion, ne m'avez-vous pas annoncé que votre projet de fonder une colonie à la Nouvelle-France était ajourné?

—Ah! répliqua le marquis en souriant, c'est moins mon projet de colonisation que le colon que j'enlève qui m'attire cette insidieuse question.

—Vous avez donc obtenu vos lettres patentes? dit-elle avec une agitation qui échappa à son interlocuteur.

—Bien mieux, répondit-il; j'ai triomphé des pièges que m'avait tendus le duc de Mercoeur.

Laure tressaillit.

—Chère enfant, dit de la Roche en la pressant affectueusement contre sa poitrine, tu me pardonneras de te délaisser. Mais la voix de Dieu parle à ma conscience. Il faut que je parte. Nouveau Pierre l'Hermite, je porterai la bannière de l'Église romaine au milieu des infidèles, et bientôt l'autre rive de l'Atlantique retentira de louanges au Tout-Puissant. Courage, ma fille! offre ton âme à Dieu! il t'aidera à supporter cette épreuve.

Laure était sensible. Élevée par Guillaume de la Roche qui l'avait gâtée, elle le chérissait à l'égal d'un père. Si les longues expéditions de son tuteur ne l'avaient jamais effrayée, à cette époque de troubles et de guerres civiles, l'idée d'un voyage au delà de l'Océan, vers des contrées qu'on jugeait beaucoup plus lointaines qu'elles ne le sont réellement, cette idée, disons-nous, ne pouvait manquer de l'attrister. Elle fondit en larmes.

Persuadé que ces larmes avaient plutôt son écuyer pour objet que lui-même, Guillaume essaya de la consoler par des caresses. Puis s'imaginant opposer un remède souverain à la douleur de sa nièce, il lui dit en la quittant:

—Allons, enfant, sèche tes pleurs. Vous serez fiancés avant que nous nous embarquions.

Aussitôt qu'il eut laissé la chambre, Laure frappa trois fois sur un gong avec une baguette d'argent. Sa camériste, jeune Picarde accorte, avenante, parut.

—Suzette, quel est le sergent de garde à la porte du château?

La soubrette cligna de l'oeil d'un air intelligent et répondit:

—C'est Goliath!

—Descends à l'office, et ordonne au sommelier de ne pas oublier ce soir le poste… Tu m'entends!

—Mademoiselle sera obéie, dit Suzette en s'inclinant.

—Ah! je suis indisposée… Je ne paraîtrai pas au souper.

Suzette fit une deuxième révérence et sortit.

—Comme cela, s'écria alors la nièce du marquis, peut-être réussirai-je à le voir en sûreté!

V

LE MÉNESTREL

—Allons, sergent Goliath, encore un verre de ce généreux cidre dont nous a gratifiés la noble Laure de Kerskoên.

—Verse, verse toujours, Oreille-de-Lièvre; car, ventremahom! la langue m'arde plus que charbon ardent, et mon estomac résonne comme une tonne vide.

—Brave demoiselle, que notre châtelaine! ajouta Oreille-de-Lièvre, en remplissant une écuelle de bois que lui tendait le sergent.

—Jour de ma vie! tu dis vrai, répondit celui-ci. Brave demoiselle, ventremahom!

Et il porta le gobelet à ses lèvres.

Mais tout à coup il s'arrêta, tendit l'oreille.

—Qu'as-tu donc, Goliath? on dirait que tu écoutes quelque chose.

—Vraiment oui, ventremahom, j'écoute… n'entendez-vous pas?

Par la porte entr'ouverte du corps de garde, la brise du soir apportait ces paroles bien connues, chantées sur un mode lent et harmonieux:

  ………………. Li Bretons
  Jadis souloioient par prouesse,
  Des aventures qu'ils oioient
  Faire des lais par remembrance
  Qu'on ne les mist en oubliance…

—Oh! oh! ventremahom! cela nous annonce, si je ne m'embrène en fumier d'erreur, le jovial trouvère qui tant nous donna soulas et esbattements ces derniers jours. Sans doute il demande l'hospitalité. Ce sera précieuse aubaine pour nous de le recevoir en notre chambrée. Il nous contera vaillantes histoires des preux Armoricains, et ne manquera pas de nous redire les merveilleuses aventures du chevalier Bertrand du Guesclin.

—Et aussi l'expédition des quatre fils de Montglave, dit Oreille-de-Lièvre: «A l'issu de l'hyver que le joly temps de l'esté commence et qu'on voit les arbres florir et les fleurs s'espanyr.»

—Pas si vite, compère, pas si vite, intervint un troisième hallebardier; festinons, banquetons, c'est fort bien; mais ne forçons pas la consigne. Le couvre-feu est sonné!

—Oh! la piètre affaire! dit Goliath. Qu'on introduise notre galant ménestrel, je réponds de tout!

—Nenni, sergent, nenni! reprit l'autre avec opiniâtreté; répondez de votre nuque, soit; cela vous regarde; mais de la mienne, c'est objet qui m'intéresse trop particulièrement pour que j'abandonne à aucun le soin de sa responsabilité.

—Ventremahom! m'est avis, vieux pleurard de Balafré, que tu ne seras satisfait que quand je t'aurai refroidi le sang avec mon baume d'acier.

Balafré allait riposter, mais un des hallebardiers lui tendit l'écuelle qui ne cessait de circuler à la ronde. Le parfum du liquide pétillant apaisa la colère du troupier, et après avoir bu, il dit:

—D'ailleurs, agissez comme vous le désirez; moi je m'en lave les mains, ainsi que monsieur Ponce Pilate fit, à l'occasion du jugement prononcé contre notre rédempteur Jésus.

—Ventremahom! tu as raison de consentir…

—Mais, sergent, objectèrent quelques-uns des soudards, si notre redouté seigneur, le marquis de la Roche, vient à savoir que nous avons reçu un étranger en notre corps de garde?…

—Jour de ma vie! qui osera le lui dire? Y a-t-il un espion parmi nous?

Cette interrogation imposa silence aux récalcitrants. Au reste le chant du trouvère était si poétique, si harmonieux, qu'il eût attendri un rocher. En ce moment, il modulait, en s'accompagnant de son rebec, la vieille romance bretonne dont Thibault, comte de Champagne, nous a laissé la traduction:

  Las! si j'avais pouvoir d'oublier
  Sa beauté, sa beauté, son bien dire,
  Et son très-doux, très-doux regarder,
       Finirait mon martyre.
       …………………

—Il n'y a pas une couple de gosiers comme celui-là dans tout le monde, ventremahom! c'est notre barde; il ne couchera pas à la taverne de la belle étoile, dussé-je, pour cet acte de charité, être fouetté de verges jusqu'à effusion de sang. Ça, mandez la sentinelle.

Au bout de quelques minutes, le factionnaire arriva dans le corps de garde du château de la Roche, où se passait cette scène.

—Ah! c'est toi, Courtevue! dit Goliath. Qui ballade à pareille heure sous les murs du château?

—Le trouvère armoricain.

—Seul?

—Seul, sergent.

—Qu'on abaisse le pont, ventremahom! nous avons encore une cruche pleine, et nous coulerons joyeuse nuit, jour de ma vie!

Après ces paroles, le chef du poste, sans défiance, sortit pour aller à la rencontre de l'hôte que la chance lui amenait.

L'énorme panneau de madriers décrivit lentement son quart de cercle et recouvrit horizontalement le puits qui précédait l'entrée des fortifications.

—Qui vive! cria Goliath, apercevant une ombre à travers les ténèbres de la nuit.

En réponse à son interrogatoire, il reçut ce couplet:

  Pour débaucher, par un doux style,
  Femme ou fille de bon maintien,
  Point ne faut de vieille subtile,
  Frère Lubin le fera bien.

—Est-ce toi, ventremahom, mon barde?

Accroupie devant le pont, l'ombre continuait sa ballade:

  Je pregche en théologien;
  Mais pour boire de belle eau claire,
  Faites-la boire à votre chien;
  Frère Lubin ne le peut faire.

—Ah! bravo! bravo! ventremahom! dit Goliath en se frottant les mains. Accours, mon gai rossignol; tu pomperas à autre réservoir qu'à claire fontaine! Et, par les cornes du diable!…

Mais, avant qu'il eût achevé sa phrase, dix doigts vigoureux nouaient son cou dans leurs muscles d'acier, un poignard était planté dans sa poitrine et il tombait dans le puits, sans proférer un soupir!

VI

L'ATTAQUE

Pendant ce temps, le vicomte Jean de Ganay se promenait sur le rempart, autant pour s'assurer que les sentinelles étaient bien à leur poste que pour méditer.

Le temps, superbe le matin, s'était assombri dans l'après-midi, et, à ce moment, de lourds nuages noirs se traînaient péniblement au ciel. Les ténèbres étaient profondes; aucun rayon de lune n'apparaissait; mais à de courts intervalles, un éblouissant éclair déchirait en échancrures embrasées l'épais manteau du firmament et illuminait les hautes tours du château.

Nulle brise ne courait dans l'air: on respirait une atmosphère épaisse, chargée d'électricité.

Au loin la mer grondait en brisant ses vagues contre les falaises, et parfois le cri strident d'une orfraie troublait encore le silence de la nuit.

L'écuyer se sentait navré de tristesse.

—Elle n'est point venue à notre rencontre, pensait-il; elle n'a pas présidé au souper, sous prétexte d'une indisposition: et cependant je suis bien sûr de l'avoir vue à sa fenêtre quand le marquis fit sonner du cor pour qu'on abaissât le pont-levis… C'est étrange! me serais-je trompé?… ne m'aimerait-elle pas? Ne pas m'aimer! oh! c'est impossible! cent fois, je lui ai parlé de mon amour… jamais, de vrai, elle ne m'a avoué… Quel impénétrable mystère que le coeur d'une femme!… Ah! je suis fou de m'inquiéter; n'est-ce pas elle qui a brodé cette écharpe que je porte sur mon sein? n'est-ce pas elle qui me l'a donnée? Pourtant… Encore ces maudits soupçons! Eh! qui aimera-t-elle donc, si elle ne m'aimait pas! Depuis sa sortie du couvent, elle est restée au château, ne recevant, ne voyant personne!… Bast! je suis bien sot de… Qu'est-ce? il me semble qu'on appelle.

Jean, qui se trouvait alors sous la fenêtre de Laure, leva la tête. Cette fenêtre, nous avons omis de le dire, s'ouvrait au sud, vis-à-vis de la porte extérieure du manoir.

—Bertrand, est-ce vous? disait une voix.

Le vicomte s'efforçait vainement de percer le voile d'obscurité qui l'enveloppait de ses plis opaques: rien, il ne distinguait rien!

Néanmoins il allait répondre, quand tout à coup l'occident s'éclaira d'une lueur phosphorescente suivie d'un formidable roulement de tonnerre et d'un cri d'effroi.

—Laure de Kerskoên! murmura de Ganay, qui avait aperçu la jeune châtelaine accoudée à sa fenêtre.

Mais, avant qu'il eût pu se rendre compte le l'impression que lui causa cet incident, le feu céleste s'était évanoui, l'ombre avait repris sa place un instant usurpée, et un deuxième cri, vigoureux, sauvage, excitant, ébranlait les échos du manoir.

—Alerte! alerte! aux armes! aux armes!

—Qu'y a-t-il! demanda Jean à un archer qui passait près de lui.

—Le château est investi! le château est investi! répliqua celui-ci en fuyant à toutes jambes.

Sans se troubler, l'écuyer s'élança vers le corps de garde supérieur où était enfermée la manivelle pour monter et descendre la herse.

La plus grande confusion régnait parmi les soldats.

—Abattez la herse! s'écria le vicomte.

—Mais l'ennemi a déjà franchi les fortifications, fit observer un des gardes.

—N'importe! n'importe! qu'on lui coupe la retraite.

Et tandis que les soldats s'empressaient d'obéir à cette injonction, Jean courait à l'escalier qui conduisait à la porte du château proprement dit.

Elle débouchait sur la partie septentrionale du trapèze; l'écuyer pressa ses pas de ce côté; mais quelle que fût sa rapidité, il avait été devance par les assaillants qui se ruaient tumultueusement vers le pont-levis.

Déjà le bruit de l'attaque nocturne s'était répandu de toutes parts. La grosse cloche du donjon sonnait l'alarme Arrachée au sommeil, la garnison se mettait sur pied, et faisait, des préparatifs de défense; tandis que, interrompu au milieu de ses oraisons par les premières rumeurs, le marquis de la Roche s'était précipité dans la cour, où bientôt l'avait joint l'élite de ses hommes d'armes. On lui apprit qu'une troupe de gens inconnus venait de surprendre et de massacrer le corps de garde extérieur.

—Levez le pont, fermez les portes! dit-il avec le plus grand sang-froid. Qu'une compagnie se rende à la plate-forme, une autre dans les tours, et que les femmes, les enfants et les domestiques soient confinés dans le donjon.

Ensuite, sans perdre de temps, il se dirigea vers la chambre de sa nièce afin de la mener lui-même en un lieu sûr, car l'appartement qu'elle occupait durant la paix servait de retranchement à une escouade d'archers lorsque la forteresse était assiégée. Mais, jugez de l'étonnement du marquis! la chambre de Laure Kerskoên était vide.

Il ne fallait pas songer à s'enquérir des motifs de la disparition de la jeune fille, alors que chaque seconde écoulée aggravait le péril commun. Étouffant ses angoisses, de la Roche vola à la galerie saillante qui surplombait la porte du château.

Une troupe d'hommes y étaient assemblés, les uns faisant pleuvoir sur la tête des assaillants des pierres, des obus, les autres apportant de l'huile bouillante, les autres jetant par les mâchicoulis, des couleuvrines, des canons, des mortiers devenus inutiles, pendant que, postés aux barbacanes des tours voisines, archers et arquebusiers criblaient l'ennemi de traits et de balles.

Le vacarme était épouvantable, le combat lugubre comme la tempête qui hurlait dans l'espace! A la clarté fumeuse de quelques torches de résine, pâlissant fréquemment sous la fulguration des éclairs, l'oeil saisissait des nuées d'hommes se mouvant sur toute l'étendue du bâtiment, entre la contrescarpe intérieure et le terrassement du rempart.—Puis l'on entendait des cris féroces, des gémissements, des imprécations, et, couvrant le tout, la voix solennelle du tonnerre mugissait dans l'étendue.

Les agresseurs avaient eu le loisir de briser les chaînes du pont-levis avant, que l'éveil ne fût donné, et malgré les projectiles de toute nature dont les accablaient les défenseurs du château, ils s'acharnaient à enfoncer la porte.

Un énorme madrier qu'ils avaient trouvé sur le glacis leur servait à cet effet.

Vingt hommes robustes, placés aux deux côtés de la pièce de bois, la soutenaient au bout de leurs bras tendus, et lui imprimaient un mouvement de va-et-vient, en dardant son extrémité contre la porte, qui éclatait à chaque coup du formidable bélier.

—Hardi! hardi! sus! sus! mes braves! vociférait un chevalier, armé de toutes pièces, dont le casque orné d'une plume noire dominait cette cohue de démons.

—Du courage! du courage! clamait à son tour Guillaume de la Roche qui s'était emparé d'un fusil à rouet et tirait incessamment sur les ennemis.

Mais, malgré la valeur des assiégés, malgré les flots d'huile et de poix en ébullition qu'ils versaient sur leurs ennemis, ceux-ci ne bronchaient pas; blessés et morts étaient poussés dans le fossé; de nouvelles mains les remplaçaient aussitôt, et le bélier improvisé ne cessait d'ébranler l'obstacle qu'ils voulaient renverser. Un des gonds de la porte avait cédé, les autres ne pouvaient tenir longtemps. L'ennemi beuglait sa victoire, lorsque Guillaume de la Roche s'écria:

—Jetez le Foudroyant!

Le Foudroyant était une monstrueuse pièce de quatre-vingt-seize, braquée à l'angle de la plate-forme.

Tout ce qu'il y avait d'hommes autour du marquis se mit à l'oeuvre, et après des efforts inouïs, le colosse de bronze fut renversé du haut de la galerie sur le flot humain qui déferlait au bas.

Puis ce fut un craquement horrible, une vibrante exclamation de douleur et d'épouvante!

Le pont s'était rompu et abîmé dans le fossé avec tous ceux qu'il supportait…

Dès lors la panique se glissa dans les rangs des ennemis. Ceux qui étaient les plus proches voulurent fuir, mais refoulés par les plus éloignés désireux d'arriver sur le théâtre de l'action, ils tombèrent pêle-mêle dans le fossé où ils furent déchirés, lacérés, par les pointes de fer qui en garnissaient le talus. Un grand nombre trouvèrent la mort dans cette bagarre, que les assiégés mirent largement à profit pour mitrailler leurs adversaires.

Un vent impétueux s'était élevé, chassant les nuées vers l'orient. Entra les éclaircies faites par leur dispersion, la lune tantôt montrait son disque d'argent, tantôt se replongeait derrière un impénétrable rideau. Ces fluctuations de lumière et d'ombre prêtaient au siège du château des couleurs vraiment fantastiques.

Cependant, le chevalier à la plume noire était parvenu à rétablir l'ordre parmi les siens. Ils battirent en retraite, mais au moment où ils atteignaient la porte, une troupe d'arquebusiers que Jean de Ganay avait à la hâte ramassés sur le rempart fondit sur eux. Les arquebusiers, contre leur attente, furent reçus avec uns intrépidité qui les contraignit à se replier. Infructueusement le vicomte s'épuisait à stimuler leur ardeur, ils n'écoutaient rien et se débandaient, incapables de résister à l'impulsion de ceux qu'ils avaient cru pouvoir cerner et tailler en pièces.

Frémissant d'indignation, le vicomte de Ganay allait se jeter au fort de la mêlée pour y périr les armes à la main, lorsqu'il aperçut le chevalier à la plume noire.

Abattre deux hommes qui lui barraient le passage et se trouver en face du chef de cette lâche expédition fut pour notre brave écuyer l'affaire d'une minute.

—A nous deux! cria-t-il en l'affrontant l'épée en arrêt.

—Es-tu chevalier?

—Oui, j'ai gagné mes éperons au blocus de Paris.

Aussitôt, les fers croisés se choquent, pétillent, grincent, lancent des milliers d'étincelles, et la trompette résonne annonçant une trêve momentanée, afin de laisser toute liberté aux deux nobles combattants.

Pour champ clos ils ont une petite esplanade en arrière de la porte principale, pour lustre la lune qui brille à cet instant au-dessus de l'arène, pour témoins une ceinture de soldats.

VII

BERTRAND

Le chevalier noir, nos lecteurs l'ont deviné, était Bertrand, l'amant favori de la belle Laure de Kerskoên. Ne pouvant songer à obtenir la main de sa maîtresse à cause de la haine qui divisait son oncle, le duc de Mercoeur et le marquis de la Roche, il avait résolu de profiter de l'absence de ce dernier pour enlever la jeune châtelaine. Son plan était des plus simples. Ayant à sa solde un régiment de reîtres, Bertrand devait se présenter à la porte du manoir sous le costume de troubadour, qu'il adoptait souvent pour y pénétrer.

Une partie de ses soldats le suivrait de près en rampant le long des rochers, il solliciterait l'hospitalité qu'on ne lui refusait jamais, parce que les soldats de la garnison savaient que le trouvère armoricain était agréable à la nièce de leur seigneur, et se rendrait maître de la forteresse. Cela explique le message qu'au moyen d'une colombe il avait expédié, à Laure de Kerskoên. Mais à peine ce message était-il envoyé qu'un espion avait averti Bertrand que le marquis, alors à Saint-Malo, s'était mis on marche pour retourner au château. Désespéré de ce contre-temps qui ajournait l'accomplissement de ses desseins, notre paladin se décida à s'emparer du marquis. Ayant échoué dans cette tentative, il poursuivit néanmoins l'exécution de son entreprise, dans laquelle, comme on l'a vu, il eut à subir de nouveaux revers.

Bertrand connaissait bien le vicomte de Ganay, et s'il avait exigé qu'il déclinât son titre, c'était pure moquerie; il n'ignorait pas non plus les prétentions de Jean au coeur de Laure, aussi répondit-il à son attaque avec cette fureur aveugle qu'aiguillonnent la jalousie et le désir d'humilier un rival déjà illustre par de nombreux exploits.

Le duel dura plus de vingt minutes avec, un acharnement sans égal. Les deux antagonistes étaient peut-être de même force, mais à la fougue de son adversaire, Jean opposait un calme inébranlable, et après les premières passes, l'on put prévoir qu'à moins d'un accident, le vicomte resterait vainqueur de ce combat singulier. En effet, le neveu du duc de Mercoeur, exaspéré par le sang-froid de l'écuyer, ne tarda guère à ferrailler sans étudier les bottes qu'il poussait; c'était là que Jean l'attendait; mais comme il désirait plutôt le désarmer que le tuer, il négligea maintes occasions de riposter, alors qu'il lui était facile de le faire. A la fin, cependant, lassé lui-même, il rendit estoc pour estoc, et relevant une fausse parade, atteignit Bertrand à la solution de continuité de sa cuirasse et de ses brassards.

Le jeune homme chancela et tomba sur les genoux: il avait l'épaule traversée de part en part.

Cette défaite mettait un terme aux hostilités. Les assaillants se livrèrent à la merci des assiégés, qui étaient sortis du château par une poterne secrète, afin d'assister au cartel.

Guillaume de la Roche embrassa chaleureusement son brave écuyer, fit enchaîner les captifs au nombre de plus de soixante, et transporter Bertrand dans un des cachots du donjon. Puis, ayant donné des ordres pour que tous les postes fassent doublés et les cadavres brûlés dans la chaux vive, il entraîna Jean de Ganay vers son appartement.

—Eh bien! lui dit-il en arrivant, n'avais-je pas raison, mon cher et valeureux ami?

—Je ne sais, messire.

—Vous ne connaissez donc pas Bertrand de Mercoeur, neveu du duc?

—J'en ai beaucoup ouï parler comme d'un vaillant champion…

—Vaillant! ne lui appliquez pas cette épithète, mon fils; Bertrand est un lâche, indigne de la couronne qu'il porte sur son blason. En voulez-vous une preuve irrécusable? c'est lui qui nous a attaqués ce matin, sur la route de Saint-Malo, lui qui nous a attaqués ce soir par une trahison dont j'ignore les menées, lui que vous avez provoqué, blessé!

—Se peut-il! murmura le vicomte.

—Que trop, reprit Guillaume. Mais quel parti prendre à son égard?

—En référer à la justice du roi.

—J'y songeais… oui, c'est, ce me semble, le meilleur expédient, car son crime ne doit pas demeurer impuni, fit notre sécurité exige que nous ne le gardions pas ici. Le duc saurait bien nous l'arracher. Allons, bon courage, Jean! Dans quelques jours nous serons en route pour aller défendre une cause plus noble—la sainte cause de la religion chrétienne.

Le seigneur de la Roche, et son écuyer échangèrent encore quelques paroles, et sa quittèrent l'un pour s'informer de sa nièce, l'autre pour s'assurer que tout danger avait cessé.

VIII

L'ÉVASION

Et Laure de Kerskoên, qu'était-elle devenue? pourquoi son oncle ne l'avait-il pas trouvée dans sa chambre?

A neuf heures, la jeune châtelaine avait ouvert le châssis de sa fenêtre, et entendant le bruit d'un pas sur le rempart, elle avait dit, le lecteur s'en souvient: «Est-ce vous, Bertrand!» mais la lueur de l'éclair lui ayant montré Jean de Ganay, au lieu de celui qu'elle attendait, Laure s'était brusquement retirée, avec une épouvante augmentée par le cri de guerre qui monta soudain à ses oreilles. Tremblante, éperdue, Laure pensa d'abord à se réfugier chez son oncle. Un instinct—l'instinct de l'amour—l'arrêta. Retournant à sa fenêtre, elle entrevit à travers les ténèbres la plume noire qui ombrageait le casque de son amant.

—Bertrand! dit-elle, miséricorde divine! c'en est fait de lui!

Mais bientôt une idée traversa l'esprit de la jeune fille. Sans plus réfléchir, elle sortit de la chambre et descendit dans la cour d'honneur. Elle espérait pouvoir avertir Bertrand que le marquis était de retour au château. Par malheur, on achevait de barricader toutes les issues, et elle fut obligée de regagner son appartement. C'est durant cette absence que Guillaume était venu chez sa nièce. Palpitante, affolée, n'osant regarder en dehors, Laure s'assit au bord de son lit et écouta. Il est plus difficile de décrire que d'imaginer les tortures morales qu'elle eut à souffrir tant que dura le siège du manoir. Chaque coup d'arquebuse retentissait dans son coeur comme un glas funéraire, et quand le Foudroyant tomba sur le pont avec un fracas horrible, la pauvre enfant manqua de s'évanouir.

Quelle triste situation pour elle! si son oncle était vainqueur, son amant serait sans doute passé au fil de l'épée; si au contraire Bertrand l'emportait, qu'adviendrait-il au marquis de la Roche qui l'avait élevée, la chérissait comme un père? Mon Dieu! que d'afflictions pour l'âme de l'infortunée Laure! Partagée entre les sentiments du devoir, de la reconnaissance, et les anxiétés de la passion, de l'amour, combien la peignait cette cruelle alternative! Son sein battait avec violence et le sang se précipitait à son cerveau, quand Catherine entra, un flambeau à la main.

La bonne dame frissonnait de tous ses membres.

—Jésus, seigneur, ayez pitié de nous! s'écria-t-elle. Ils vont nous prendre, nous piller, nous saccager, comme ils ont fait du moustier de Rennes! Sainte Marie, mère de Dieu, protégez-nous!

—As-tu donc si peur, nourrice? dit Laure pour faire diversion à ses angoisses.

—Peur, chère damoiselle!… peur! oh! mettons-nous en prière, ma fille; implorons la justice du ciel pour que le bon droit triomphe!

Laure ne savait trop que répondre à cette invitation; entraînée par l'exemple de sa nourrice, elle se prosterna et toutes deux commencèrent à réciter leurs patenôtres en s'interrompant chaque fois que le tumulte croissait.

Lorsqu'eut lieu le cartel entre Jean de Ganay et Bertrand, assiégeants et assiégés firent silence.

—Merci, mon doux Sauveur! dit Catherine, supposant que la Providence avait exaucé ses voeux, les infidèles sont repoussés.

Chut! dit Laure qui se leva et s'approcha de la fenêtre.

—Oh! damoiselle! damoiselle! où allez-vous?

—Chut!

S'effaçant dans l'embrasure, la jeune fille plongea ses regards au dehors, tressaillit, bondit en arrière, puis elle s'avança de nouveau, passa sa tête à travers le châssis… et les doigts crispés à la tablette de la croisée, le corps ployé, les muscles frémissants, les prunelles fixes, elle contempla le drame qui se jouait sur l'esplanade. Je laisse à penser quelles sensations l'agitèrent durant ce long combat où se trouvait compromise une tête qu'elle affectionnait au delà de toute expression. Vingt fois elle voulut crier, mais l'émotion lui coupait la parole; vingt fois elle voulut fermer les yeux et s'éloigner, mais une puissance d'attraction plus énergique que sa volonté la tenait clouée à cette place…

Bertrand est touché, il tombe!

Aussitôt les nerfs de Laure se détendent, elle est frappée au coeur, elle s'affaisse! Catherine vole à son secours.

Le lendemain soir, entre onze heures et minuit, Laure de Kerskoên, châtelaine de Vornadeck, enveloppée de la tête aux pieds dans une mante noire, et munie d'une lanterne, traversait furtivement la cour d'honneur du castel, marchant droit au donjon. Une sentinelle est en faction à l'entrée, mais on lui a fait boire un soporifique et elle dort profondément, adossée à la guérite.

Laure pénètre dans la tour, monte au premier étage, et tirant de son corsage une grosse clef, ouvre, après mille difficultés, la porte d'une chambre de forme triangulaire.

Cette chambre, c'est la prison de Bertrand.

Enchaîné sur un bloc de pierre, le jeune homme était on proie à une fièvre ardente, occasionnée par la blessure qu'il avait reçue à l'épaule.

—Qui est là? dit-il dolemment.

La jeune fille démasqua la lanterne qu'elle avait cachée sous sa mante et vint s'agenouiller près de lui.

—Laure! est-ce un rêve?

—Las! pauvre Bertrand!

—Mais quoi, je ne rêve pas! c'est vous, bien vous! Oh! approchez… encore… encore… là, que je sente vos vêtements, que je respire votre haleine! Mon Dieu! oui, c'est elle. C'est vous, Laure…

—Cher Bertrand, dans quelle position!…

—Ne me plaignez pas, Laure, bon ange, idole adorée, je suis heureux, puisque vous me donnez cette preuve d'amour. Maintenant, j'affronterais les derniers supplices sans sourciller.

—Que parlez-vous de supplices, ami! je suis venue pour vous délivrer.

Le prisonnier sourit amèrement.

—Oh! dit-il, en montrant les fers dont il était chargé.

—Êtes-vous trop faible pour vous soutenir?

—Comment cela?

—Tenez, dit Laure en lui présentant une petite lime.

Un éclair de joie colora le visage pâli de Bertrand.

—Ensuite? dit-il.

—Ensuite, ne craignez rien.

Et de ses doigts mignons, la charmante enfant commença à limer la chaîne qui scellait son amant à la muraille.

Ce travail fut lent et pénible, les blanches mains de Laure se teignirent de sang. Mais le courage de l'amour l'animait—ce courage qui a fait tant de femmes héroïques—et au bout d'une heure, la chaîne était sciée.

—A présent, hâtons-nous, dit-elle.

L'espérance de la liberté prêta des forces au captif. Ils descendirent les marches du donjon, et arrivèrent au rez-de-chaussée dans une grande pièce au centre de laquelle on remarquait un puits.

—Écoutez, dit alors la châtelaine, en indiquant le bord du puits, Bertrand, il faut nous quitter ici. A quelques pieds au-dessous de la margelle, ce puits renferme un escalier, et plus bas, un passage souterrain qui vous conduira sur le flanc septentrional de là montagne. Voici la clef de la poterne dérobée. Mais, sur votre honneur, jurez-moi que jamais vous ne révélerez le secret que je vous confie!

—Hélas! dit le jeune homme d'un ton plaintif, je ne me gens plus la volonté de partir. Laure, je voudrais mourir!

—Laissez là, ami!

—Sans vous, l'existence…

—Bertrand, jamais je n'appartiendrai à d'autre qu'à vous. Prenez cet anneau, c'est celui que me légua ma pauvre mère… qu'il soit le gage de nos fiançailles!

Le jeune homme s'empara de l'anneau et le porta à ses lèvres.

—Allons, séparons-nous, le temps presse, dit Laure, les yeux gonflés de larmes.

Aidé par sa maîtresse, Bertrand descendit dans le puits, rencontra le premier degré de l'escalier à mi-hauteur du corps, et adressa à la jeune allé un signe d'adieu.

Mais elle se pencha jusqu'à lui et le baisa au front.

—Oh! tu, seras à moi, ma bien-aimée! proféra le prisonnier avec transport; et, tenant de la main gauche la lanterne que Laure lui avait remise, il s'enfonça dans les profondeurs du gouffre.

Peu à peu, le son de ses pas s'évanouit, et lorsqu'ils eurent cessé de résonner sur les degrés humides, la nièce de Guillaume de la Roche se releva en disant:

—Bénie soit ma secourable patronne! Bertrand est sauvé!

Quelques minutes après, Laure de Kerskoên, comtesse de Vornadeck, rentrait dans son appartement sans avoir été remarquée.

IX

AVANT LE DÉPART

Un mois s'est écoulé depuis les divers événements que nous avons racontés. Laure, à la fenêtre où nous l'avons déjà vue, Laure attend. Une colombe arrive; son blanc plumage rappelle notre gentille messagère d'amour. En effet, c'est Adresse. Elle apporte une lettre.

Cette lettre lui apprend que Bertrand est en sûreté, remis de ses blessures, qu'il se propose de l'enlever, et l'engage à feindre de l'amour pour le vicomte Jean de Ganay et à lui déclarer qu'elle a fait voeu de ne pas contracter d'engagement avant l'âge de vingt ans, afin de le déterminer à ajourner à son retour du Canada leurs fiançailles qui doivent avoir lieu le lendemain.

Après avoir lu et, relu ce billet que, plusieurs fois, elle mouilla de douces larmes, Laure de Kerskoên se rendit dans la salle d'armes. Elle savait y rencontrer Jean de Ganay. L'écuyer se promenait soucieux, agité de sombres pressentiments.

—Vous paraissez bien morne, messire, lui dit la jeune fille, de sa voix la plus câline; vous serait-il advenu malheur?

—Ah! damoiselle, répondit le vicomte, oui, il m'advient grand malheur! si grand que je crains de n'en pouvoir supporter l'étendue.

—Vraiment! serais-je indiscrète en vous demandant la cause de cette vive affliction?

—Vous-même n'êtes-vous donc pas chagrine?

—Moi, sainte Vierge! oui, bien chagrine! Mon oncle a beau dire, je ne puis m'habituer à l'idée de son départ, et…

—Et? s'écria Jean intrigué.

Laure baissa ses longues paupières avec un geste de pudeur, mais sans répondre.

—Ne regretterez-vous que le seigneur de la Roche? insinua l'écuyer, en proie à une émotion poignante.

—Pensez-vous que j'oublie mes amis, messire Jean! répliqua l'amante de Bertrand, accompagnant cette interrogation d'un coup d'oeil si expressif, que le pauvre vicomte se crut aimé et faillit se précipiter aux pieds de la sirène.

—Mais, dit-il d'un ton pénétré, suis-je au nombre de vos amis?

—Comment! c'est vous qui m'adressez une pareille question! vous, Jean, qui jouissez de la considération de monseigneur de la Roche, vous qui tout récemment avez délivré ce château, vous… Ah! c'est bien mal, Jean, de douter ainsi de moi!

Une perle liquide qui vint étinceler au coin de sa paupière, couronna la série de tendres reproches déjà exprimés par le sens et l'inflexion qu'elle avait, imprimés à ses paroles.

Les femmes possèdent un talent merveilleux pour simuler les sentiments qu'elles n'éprouvent pas. Elles sont souvent même plus éloquentes dans le jeu de la passion que dans son action, réelle.

Est-il donc surprenant que le vicomte se laissât prendre à ce piège jonché de roses odorantes.

—Quoi, c'est vrai, s'écria-t-il avec chaleur, je ne m'abusais point, vous m'aimez, Laure! vous partagez les feux qui m'embrasent, et vous… Oh! la joie me rend fou! c'est qu'il y a si longtemps que j'attends cet aveu! Oh! mon Dieu! prêtez-moi la force nécessaire pour savourer pareilles délices!

Il voulut saisir la main de Laure et la baiser, mais la jeune châtelaine s'y opposa doucement en souriant:

—Fi! le mauvais chevalier, qui n'ajoute pas foi à l'attachement de ses meilleurs amis! vous mériteriez, messire, que pour votre peine je brûlasse le noeud d'épée que j'ai tressé à votre intention.

—Un noeud d'épée! ah! Laure, votre bienveillance m'accable!

—Un noeud d'épée que voici, et que j'attacherai moi-même, si vous le permettez, à la coquille de votre dague. Dorénavant, soyez moins soupçonneux, ou je me fâcherai pour de bon. Mais j'ai une prière à vous adresser.

—A moi… une prière! Oh! parlez, soyez sûre que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour me montrer digne de la première marque de confiance que vous daignez m'accorder. Oui, poursuivit-il, me demanderiez-vous ma vie, je serais heureux de vous l'offrir!

Son teint pâle d'ordinaire s'était nuancé d'un chaud incarnat, sa voix avait des intonations sympathiques, tout en lui exhalait le parfum de l'amour vrai, profondément senti. La vanité de Laure dégusta ce triomphe; mais son coeur était trop occupé pour s'émouvoir au contact de cette ardente passion.

—Ce que j'ai à vous demander vous coûtera beaucoup, reprit-elle; toutefois je ne me prévaudrai pas de votre tendresse pour lui arracher, à l'avance, un serment qu'ensuite vous réprouveriez peut-être…

—Non, non, interrompit de Ganay avec véhémence, non! quoi que vous ordonniez, je jure, sur la garde de mon épée, de l'exécuter fidèlement!

L'amante de Bertrand ne put réprimer une lueur de satisfaction, en le voyant tomber dans les rêts qu'elle lui avait si adroitement tendus.

—Je crains que vous ne vous repentiez de cette précipitation, objecta-t-elle encore.

—Ne craignez rien; parlez.

—Monsieur Jean, mon oncle, souhaite que nous soyons fiancés demain.

—C'est aussi ma plus douce aspiration.

—Voilà ce que je redoutais.

—Vous…

—Hélas! messire, j'ai promis de ne contracter aucun engagement avant vingt ans et je n'en ai pas encore dix-huit, savez-vous?

—Et cette promesse? balbutia de Ganay, plongé dans l'horreur du désenchantement.

—Je l'ai faite à une personne qui m'est plus chère que l'existence.

En prononçant ces mots d'un ton larmoyant, Laure chiffonnait le coin de son mouchoir.

—Que votre volonté soit exaucée, dit le jeune homme, après un moment de pause pour maîtriser les angoisses qui déchiraient son coeur. Puis, il ajouta:

—Un serment est sacré, je respecterai le vôtre en respectant le mien; mais, Laure, serez-vous fidèle?

—Oh! oui, repartit la nièce du marquis, continuant mentalement son perfide mensonge; oui, je serai fidèle, jusqu'à mon dernier soupir… «à Bertrand,» murmura-t-elle in petto.

—Ah! ah! mes jouvenceaux, vous roucoulez tendre romance d'amour, dit à cet instant Guillaume de la Roche, en s'approchant du couple.

Laure saisit l'occasion pour s'enfuir comme une biche effarouchée.

Vingt-quatre heures après cet entretien, une cavalcade, composée de dix hommes d'armes, d'un dominicain et de deux femmes montées sur des palefrois, quittait le manoir de la Roche.

C'était Laure de Kerskoên qui partait pour la capitale du Blésois, où elle devait rester dans un couvent jusqu'à la fin de l'expédition de son oncle.

Debout, au sommet du donjon, Jean de Ganay suivit longtemps des yeux la chevauchée qui serpentait sur le flanc de la montagne.

L'écuyer espérait que l'une des femmes se retournerait pour lui adresser un signe, un regard, mais personne ne se retourna, et quand les deux amazones, précédées de leur escorte, disparurent derrière les massifs d'arbres, Jean croisa douloureusement les bras sur sa poitrine en s'écriant:

—Grand Dieu! Laure m'aurait-elle trompé… ne m'aimerait-elle pas?

PREMIÈRE PARTIE

EN MER

I

GUYONNE LA POISSONNIÈRE

A quelque distance du château de la Roche, sur le bord de la mer, s'élevait une cabane à l'aspect chétif et désolé. Des galets, cimentés avec de la terre glaise, avaient servi à sa bâtisse, que recouvrait un toit de chaume. Deux fenêtres étroites, garnies de carreaux en papier huilé, filtraient à l'intérieur un jour blafard et souffreteux. Devant cette cabane s'étendait un jardinet potager, généralement mal entretenu, et derrière séchaient de grands filets accrochés à des pieux.

Telle était l'habitation de Perrin le pêcheur, de son fils Yvon et de sa belle-fille, Guyonne la poissonnière.

Un soir de la fin de mai de l'année 1598, Perrin le pêcheur, vieillard sexagénaire, mais encore robuste, malgré ses rides et ses cheveux argentés, assis sur un banc de pierre, au seuil de la maison, réparait une seine fortement endommagée.

Le soleil à son déclin secouait ses gerbes d'or au front sourcilleux du manoir de la Roche, et les vagues de la Manche venaient lécher le sable irisé du rivage avec un bruit régulier de fusée volante. La soirée se montrait d'une douceur enchanteresse. Aux senteurs marines se mêlait l'arôme balsamique des primevères; au gazouillement des linottes se mariait le ramage des chardonnerets, et l'atmosphère semblait saturée d'un parfum de bonheur.

Cependant le pêcheur était triste. L'anxiété, le désespoir marquaient son visage bronzé par le hâle et l'intempérie des saisons.

Souvent il levait vers le château un regard douloureux, puis une larme brillait au coin de sa paupière; ses mains laissaient échapper le filet, et, croisant les bras contre sa poitrine, Perrin rêvait profondément. Ensuite, il reprenait son travail en prononçant quelques mots inintelligibles.

Tout à coup, au détour d'un buisson, parut une jeune femme, portant sur la tête un panier d'osier.

Le vieillard poussa un cri de satisfaction.

—Eh bien, Guyonne?

—Consolez-vous, mon père, répondit la femme; Yvon vous sera rendu… s'il plaît à Dieu de seconder mon projet, ajouta-t-elle intérieurement.

—Rendu!… mon Yvon me sera rendu! dit le pêcheur d'un ton passionné; ô ma fille! Guyonne, enfant chéri, approche que je t'embrasse.

—Bon père! dit-elle en abandonnant ses joues aux caresses du vieillard.

—Mais, fit soudain celui-ci, tu l'as donc vu? il t'a donc parlé?
Le seigneur de la Roche lui a pardonné, n'est-ce pas! oh! je prierai
Notre-Dame du Saint-Sauveur de favoriser l'entreprise…

—Écoutez, mon père, interrompit gravement Guyonne, je ne veux pas vous tromper; je n'ai pas vu Yvon.

—Que dis-tu?

—Non, je ne l'ai pas vu. Je ne pouvais le voir. Il est à Saint-Malo depuis ce matin.

—A Saint-Malo!

—A Saint-Malo, avec tous les autres prisonniers qui doivent s'embarquer demain pour la Nouvelle-France.

—Alors, dit Perrin, terrifié par cette nouvelle, notre miséricordieux seigneur de la Roche t'a promis…

—Monseigneur de la Roche est parti lui-même, avec son écuyer. Ils ont escorté les captifs.

Le vieillard pâlit et chancela.

—Soyez sans crainte, dit vivement Guyonne; je sauverai Yvon, je vous le jure.

—Ah! exclama le pêcheur, pouvais-tu m'abuser ainsi, ma fille! Je ne t'ai jamais fait de mal, moi; et voilà que tu me rassures pour me replonger plus avant dans l'affliction.

—Je vous ai dit et je vous répète que je le sauverai! s'écria-t-elle d'un accent si persuasif, que Perrin se sentit renaître à l'espérance.

—Comment? quel est ton projet? demanda-t-il encore.

C'est mon affaire, fiez-vous à moi, mon père. Je tiendrai ma parole. Avant douze heures, Yvon sera ici; seulement il faudra vous placer sous la protection du due de Mercoeur. A présent, donnez-moi votre bénédiction, car jamais, peut-être, nous ne nous reverrons.

Soit qu'il n'eût pas entendu cette dernière phrase, soit qu'il n'en eût pas bien compris le sens, Perrin reprit interrogativement:

—Quoi! dans douze heures, j'aurai recouvré mon brave Yvon? tu en es certaine, Guyonne?

—Autant qu'on peut l'être! Mais le temps presse, donnez-moi votre bénédiction, mon père, répliqua-t-elle, en s'agenouillant aux pieds du vieillard.

—Où veux-tu aller?

—A Saint-Malo, chercher Yvon. Priez le Tout-Puissant de secourir mes desseins.

—Va, ma fille, dit le pêcheur en étendant les mains au-dessus de Guyonne; va! que Dieu te soit en aide! Pour moi, je m'en rapporte à ton courage et à ta prudence Ah! si tu parviens à sauver mon Yvon, je ne vivrai pas assez d'années pour te prouver ma gratitude.

S'étant relevée, Guyonne se jeta dans les bras du vieillard, puis, après avoir échangé quelques paroles avec lui, elle se dirigea vers le bord de la mer, détacha l'amarre d'un bateau, sauta agilement dedans, et s'éloigna à force de rames, en adressant à son père un signe d'adieu.

La Manche, ordinairement inégale et moutonneuse, était, ce soir-là, unie comme une glace. Nulle brise ne rayait sa nappe illuminée par les derniers feux du jour, et damassée à l'horizon de blanches voiles qui attendaient que la fraîcheur de la nuit les gonflât pour mouiller dans les ports de la côte.

Penchée sur ses avirons, Guyonne frappait l'onde avec la régularité et la prestesse d'un batelier consommé. Son canot sillait légèrement la mer, en déroulant un ruban d'écume.

C'était une belle et forte femme que Guyonne. Impossible d'imaginer plus magnifique assemblage de formes masculines unies aux grâces féminines. Sa tête, admirable d'expression, surmontait un buste richement proportionné, quoique d'apparence athlétique. Son épaisse chevelure noire flottait sur ses épaules en boucles soyeuses encadrant un visage d'un ovale parfait. Le front découvert, large, les sourcils bien accusés, le nez quelque peu busqué et surtout la vivacité des yeux de Guyonne, dénotaient chez elle un caractère opiniâtre et exalté. Cependant, malgré sa haute taille et son organisation virile, ses mains étaient mignonnes, bien que bistrées par de rudes travaux, ses pieds comparativement, petits. Si son coup d'oeil d'aigle imposait aux plus téméraires, l'aménité de ses manières, la douceur touchante de sa voix séduisaient ceux qu'elle traitait en amis. Fière avec les dédaigneux, soumise sans bassesse avec ses supérieurs, affable avec ses égaux, Guyonne déployait envers ses proches une abnégation à toute épreuve. Force physique, vigueur morale, telle était la créature; attraits matériels, amabilité, ingénuité, chasteté, telle était la femme. Loin de la déparer, sa stature herculéenne ajoutait un charme de plus à sa personne, quand par la fréquentation on avait pu apprécier les rares qualités dont elle était douée.

Guyonne avait vingt-cinq ans. Elle passait pour être fille d'un caboteur qui avait, croyait-on, péri dans un naufrage sur les côtes de Terre-Neuve, et d'une femme qui avait épousé Perrin en secondes noces. Cette femme mourut en mettant au monde Yvon. Le pêcheur conçut pour son propre enfant une tendresse poussée jusqu'à l'idolâtrie. Il releva avec tout le soin que lui permettait sa condition précaire. Mais Yvon, comme il arrive fréquemment, ne répondit point à l'affection de son père. Léger, paresseux, il compta bientôt parmi les plus mauvais sujets du voisinage.

Un matin, il disparut et resta plusieurs années absent. Cette fugue faillit être fatale à Perrin. Dans sa douleur, il voulait se suicider; Guyonne l'en empêcha. Yvon qui était allé faire la guerre pour le compte des Seize, rentra subitement, comme il était parti, et la joie que causa son retour au vieux pêcheur faillit également lui être funeste. Hélas! cette joie ne fut pas de longue durée, car Yvon que la fainéantise inhérente à l'état militaire avait alléché, et qui voyait dans le seigneur de la Roche un ennemi de l'Église catholique, Yvon s'engagea dans une bande de routiers à la solde du duc de Mercoeur.

S'étant trouvé à l'attaque du château de la Roche, il y fut fait prisonnier avec tous ceux de ses compagnons qui avaient échappé aux coups de la garnison. Le marquis, qui recrutait alors des hommes pour l'expédition qu'il projetait, demanda et obtint la permission de transporter dans les colonies de la Nouvelle-France ses captifs, dont la plupart étaient des repris de justice ou des malfaiteurs—tous gens de sac et de corde. Maître Yvon ne s'accommodait guère du sort qui lui était réservé. Une traversée de douze à quinze cents lieues, ensuite de quoi, un exercice illimité à la hache, à la bêche, à la houe, souriaient médiocrement à son imagination. Sachant que son père avait jadis rendu service au marquis de la Roche, il informa Perrin de sa situation, en le suppliant de solliciter sa grâce. Certes, le pêcheur n'avait pas besoin d'être supplié. A la nouvelle que son fils bien-aimé allait lui être ravi, il courut au château, Guillaume de la Roche l'accueillit avec une cordialité dont il n'était pas coutumier vis-à-vis de ses vassaux. Mais dès que le vieillard lui eut appris l'objet de sa visite, il fronça le sourcil, et répliqua sèchement qu'Yvon partagerait le châtiment de ses complices.

Le pêcheur revint chez lui; son âme était brisée. Il fallut l'attentive sollicitude de Guyonne pour adoucir l'amertume de ses chagrins et ranimer l'espérance dans son coeur.

—Tout n'est pas perdu, lui dit-elle; dame Catherine m'aime comme une mère. Elle a, vous le savez, été la nourrice de notre damoiselle Laure de Kerskoên, et exerce beaucoup d'empire sur l'esprit de monseigneur de la Roche. Laissez-moi lui parler; peut-être, avec son concours, parviendrons-nous à fléchir le courroux du marquis.

Comme tous ceux qui aspirent à la réalisation d'un souhait, Perrin accepta cette persuasion, et Guyonne s'achemina vers le manoir.

Dame Catherine, toute marrie du départ de sa jeune maîtresse, pleura avec Guyonne, et finalement promit d'intervenir auprès du marquis de la Roche.

Guillaume fut inexorable. C'était un caractère de fer; jamais il n'avait modifié une résolution prise. Il mettait son point d'honneur dans l'inflexibilité.

—Tout ce que je puis faire pour toi, mon enfant, dit la nourrice à Guyonne, c'est de te ménager une entrevue avec ce pauvre Yvon, quand il sera à Saint-Malo. Le sire de Ganay est chargé de la garde des prisonniers; il ne refusera pas de nous obliger. Je causerai avec lui. Reviens demain.

Guyonne passa la nuit à réfléchir et à prier. L'aube la surprit prosternée sur la tombe de sa mère.

Elle était mélancolique; mais le voile d'anxiété qui couvrait son front depuis quelques jours avait disparu.

Une détermination inconcevable germait dans le cerveau de la poissonnière. Elle monta au château.

Ils sont en route pour Saint-Malo, et s'embarqueront demain, mon enfant, lui dit la vieille femme.

—Avez-vous obtenu?

—Tu pourras le voir cette nuit, en présentant ce billet à la sentinelle de faction.

—Oh! merci, merci, dame Catherine! Dieu vous récompense!

Guyonne descendit la montagne en courant. On se rappelle l'entretien qu'elle eue ensuite avec son beau-père.

Maintenant, nous reprendrons le fil de notre histoire et suivrons la jeune fille à Saint-Malo.

Le couvre-feu n'était pas encore sonné quand elle aborda dans le port de la cité malouine, et les étoiles s'allumaient une à une au firmament. Guyonne n'eut pas de difficulté à se faire indiquer le lieu où avaient été casernes les captifs, car les rues étaient encombrées de personnes qui devisaient sur les chances probables de l'expédition de la Roche.

On avait enfermé les routiers dans un ancien couvent, situé au sud de la ville. Un piquier se promenait, l'arme à la main, devant la porte.

—Pourrais-je parler au sergent du poste? demanda Guyonne.

—Au sergent du poste, repartit le militaire, oui-dà, ma poulette! Et que lui voulons-nous au sergent du poste?

—J'ai un billet à lui communiquer.

—Un billet! par les griffes de Belzébut! quel fortuné mortel que notre sergent! Approche ici, sous ce falot, mon ange! Pardieu, nous taillerons bien une bavette ensemble!

En disant ces mots, le piquier s'avança pour enlacer Guyonne A la taille; mais celle-ci, l'étreignant par le milieu du corps dans ses doigts musculeux, le souleva de terre comme une plume et le lança violemment contre le mur du monastère.

Le soudard se remit sur ses pieds en articulant un juron.

Néanmoins, il se disposait à réitérer ses insolentes agaceries, lorsque la porte du couvent s'ouvrit pour livrer passage à Jean de Ganay.

—Ah! messire, c'est le ciel qui vous envoie, dit Guyonne à l'écuyer.

—Que désirez-vous?

—Dame Catherine…, commença la jeune fille.

—Bien, mon enfant, je sais ce que vous voulez, dit le vicomte avec intérêt. Vous êtes la soeur…

—D'Yvon, messire.

—Entrez; je vais donner ordre qu'on vous conduise vers lui.

Après avoir adressé quelques paroles au commandant du poste et salué
Guyonne, Jean de Ganay sortit de nouveau.

—Suivez-moi, dit le sergent à la jeune femme.

En haut d'un escalier, ils enfilèrent un grand corridor dont les dalles sonores répercutaient le bruit des pas, et s'arrêtèrent à une porte basse.

—Numéro 40, dit le sergent, c'est ici.

Il tira un verrou, déposa sur une table la torche de résine qui avait éclairé leur marche et se retira en disant:

—Dans une heure, je vous querrai.

Pendant ce temps, Guyonne s'était précipitée dans les bras d'Yvon.

—Dis-moi, cher frère, murmura la jeune fille, lorsque leur effusion fut passée, tu soupires pour la liberté?

—Oui; je mourrais avant d'arriver dans cet infernal pays, où, raconte-t-on, il n'y a que plaies et bosses à gagner.

—Je suis à même de te délivrer.

—Toi?

—A une condition.

—A une condition? parle; je souscris à tout, pourvu que je ne sois pas exilé sur cette terre maudite de la Nouvelle-France.

—Si tu veux jurer de ne plus délaisser notre vieux père…

—Mais quel est ton plan?

—Tu le sauras plus tard.

—Je fais le serment que tu exiges, Guyonne.

—Merci, Yvon, dit la jeune fille, les yeux humides d'allégresse. Maintenant, ajouta-t-elle, nous allons troquer nos vêtements. Ta prendras ma robe et ma mante, moi je prendrai ton pourpoint et tes haut-de-chausses!

—Et tu resteras prisonnière à ma place!

—Sans doute, riposta-t-elle en souriant.

—Y songes-tu, Guyonne?

—Oh! j'y ai songé durant toute la nuit dernière sur la fosse de notre mère; c'est elle qui m'a suggéré ce stratagème.

—Excellent coeur! dit le jeune homme en l'embrassant. Mais, ne crois pas que je souscrive…

—Yvon, pense à notre père! il ne peut vivre sans toi.

—Non, non, ma soeur; je ne commettrai pas une lâcheté. Tu ignores quelle sorte de brigands sont ces routiers avec qui j'ai été condamné.

—Que m'importe!

—Que t'importe! mais on t'emmènera avec eux.

—Enfant! oublies-tu que le marquis de la Roche a refusé d'embarquer une seule femme à son bord? Demain, je déclarerai mon sexe et on me lâchera.

Ce raisonnement paraissait très-admissible, l'amour de la liberté bourdonnait dans l'esprit d'Yvon, aussi fut-il bien vite convaincu.

Les deux jeunes gens étaient à peu près de la même grandeur. Ils échangèrent leur costume, et Guyonne dit à son frère, en lui arrangeant sa cornette sur la tête:

—Lorsque le sergent viendra te chercher, feins de pleurer et tiens ce mouchoir contre ton visage afin qu'il ne s'aperçoive point de la substitution. Une fois hors du moustier, tu gagneras le port où j'ai attaché notre canot.

—Je comprends, dit Yvon. Mais toi?

—N'aie aucune inquiétude. Je saurai, avec l'aide de la bonne
Sainte-Vierge, me tirer d'affaire.

Tout se passa comme l'avait prévu la noble jeune fille. Yvon sortit du couvent sans que l'on se doutât de la supercherie, et quand la porte de l'enceinte se referma en grinçant sur ses gonds, Guyonne tomba à genoux en s'écriant:

—J'ai sauvé mon père et mon frère. Seigneur, que votre nom soit sanctifié dans ce monde comme dans l'autre!

II

L'EMBARQUEMENT

Aux premières lueurs de l'aurore, la diane résonna et bientôt les prisonniers furent alignés sur deux rangs, dans la cour du monastère, pour être passés en revue.

Cette réunion d'individus, appartenant à toutes les nationalités européennes et portant chacun son accoutrement indigène, ou la partie la plus caractéristique, formait un spectacle étrange et pittoresque.

Ici se carrait un volumineux Allemand, à la figure blondasse, flanqué à droite d'un Espagnol grêle, sec, au teint d'olive, à gauche d'un Anglais gigantesque, riche de maigreur, de rousseur et couvert d'une casaque rouge. Là, on distinguait un Suisse, armé de toutes pièces, coudoyant un Languedocien à l'air fanfaron et un hallebardier limousin. Plus loin, l'oeil rencontrait le chapeau empanaché d'un Italien, la toque verte d'un montagnard, le pourpoint bariolé d'un Tyrolien, le museau futé d'un Normand, la face rubiconde et joviale d'un Bourguignon, l'équipement broché de lambeaux de similor d'un bâtard portugais. Enfin c'était un pêle-mêle de contrastes, un amalgame d'hétérogénéités, une profusion d'antithèses humaines, une variété de portraits dont nul tableau ne pourrait donner l'idée exacte. Un seul point de similitude rapprochait la majorité de ces hommes—l'audace gravée sur leurs visages en traits indélébiles. Hormis cela, les routiers différaient autant au moral qu'au physique.

Un officier subalterne fit l'appel, personne ne manquait; et comme l'officier terminait son rapport, Guillaume de la Roche, accompagné de Jean de Ganay, d'un marin, et d'une nombreuse suite, entra dans la cour du couvent.

Ce marin marquait quarante années. Ses traits étaient d'une hardiesse telle, qu'à son aspect on oubliait la taille lilliputienne que la nature lui avait accordée comme à regret. De son oeil gris jaillissaient des éclairs et son front fuyant, son menton déjeté, sa lèvre supérieure proéminente, son nez en bec de corbin lui prêtaient le mascaron d'un oiseau de proie.

Il était vêtu avec une mesquinerie sordide, d'un chapeau de toile goudronnée, d'une jaquette amoureuse des solutions de continuité, d'une broeck étriquée. Ses chaussures consistaient en une paire de bottes molles rapiécées sur toutes les coutures. La rapacité coulée dans le moule de l'avarice avait dû servir à la conformation de cet homme, que, nonobstant sa physionomie repoussante, le fier marquis, Guillaume de la Roche-Gommard, traitait avec une déférence toute particulière. On peut en juger par le dialogue suivant:

—Que dites-vous de ces lurons, maître locman?

—Hum! répliqua le marin en faisant claquer sa langue contre son palais, triste fumier pour féconder la terre!

—Pensez-vous qu'ils s'acclimateront?

—Hum! s'acclimater! ce bétail-là s'acclimate partout, quand on le frictionne avec des étrivières.

—Vous n'êtes pas satisfait de la cargaison que le hasard m'a confiée?

—Hum! à vrai dire, j'aurais préféré une vingtaine de rustres bretons à cette séquelle de va-nu-pieds, dont les chevelures ébouriffées ne sont bonnes qu'à décorer les temples des Algonquins.

—Vous désapprouvez donc mon choix?

—Je ne désapprouve rien. Vous m'interrogez, je réponds.

De la Roche, blessé par le ton de cette impertinence, fit un haut-le-corps en arrière. Mais son interlocuteur ne prit pas garde à son geste.

—Hum! dit-il en se pinçant le nez, mouvement qui indiquait chez lui la contrariété, je crois que le vent vire du sud-est au nord-est. Il serait urgent de nous presser, si nous voulons profiter de la brise pour appareiller.

—Alors, qu'on fasse distribuer les costumes à ces gens, dit le marquis à voix haute.

Aussitôt des caisses remplies de vêtements furent apportées dans la cour, et un sous-officier remit à chacun des condamnés un uniforme complet.

Cet uniforme se composait d'un bonnet, d'un sarrau et d'un pantalon, le tout en laine brune et marque d'un chiffre grossièrement brodé.

En perdant leur liberté les transportés perdaient aussi leur nom; ils devenaient simplement le numéro un tel.

Ils dépouillèrent leur défroque pour endosser l'habillement commun, en plaisantant sur les avantages que leur procurait la toilette coloniale.

—Par la barbe du bourgmestre, dit un épais Flamand, en se coiffant de sa tuque, avec un attifet de cette forme gracieuse et agréable, j'aurais séduit les onze mille vierges de la légende.

—Zé té crois bien, mon cer Tronchard, zézaia un Marseillais. Bagasse! nous sommes gréés comme pour un jour dé nocé.

—Mais reluque donc ce blanc-bec, continua le Flamand, désignant du doigt un des captifs qui cherchait à se cacher derrière des décombres pour s'habiller; ne se figure-t-il pas que nous sommes épris de ses charmes? ohé! beau damoiseau, as-tu peur qu'on te violente comme fit madame Putiphar à monsieur Joseph!

—Troun de l'air! riposta le Marseillais, zè regrette de n'avoir pas une couronné dé fleurs d'oranger à offrir à ce cérubin. Il la mérité mieux que plus d'une jouvencelle quèz è sais.

Der Teuffel! je vais aller t'aider à ôter tes braies, mon bijou, ajouta un Wurtembergeois, en se dirigeant vers celui qui, par sa modestie, s'attirait ces quolibets.

Mais sa bravade lui coûta cher, car, avant qu'il eût franchi le monceau de décombres, deux éloquents coups de poing dans l'estomac l'envoyaient mesurer la surface plane.

Comme il arrive toujours en pareille circonstance, les railleurs se tournèrent du côté du vainqueur et un immense éclat de rire accueillit la chute du Germain.

—Sacrament! maugréa-t-il en se relevant pour s'élancer sur son adversaire.

—Kss! kss! kss! siffla le Marseillais, comme s'il excitait des chiens au combat.

—Silence, mille sabords, tas de marsouins! cria en ce moment la voix aigre et perçante du locman.

—Cap dé dious! riposta le Provençal, en approchant sa main à demi fermée de son oeil droit pour lorgner le pilote; cap de dious! quel est cè griffon qui pépie là-bas?

—Gare qu'il ne te pose la patte sur l'épaule! dit un Breton.

—Bast! zè lui poserai la mienne autour du col…

—Silence! répéta le locman; si j'entends encore un mot, quarante coups de garcette à toute la bande.

Cette menace rétablit instantanément l'ordre troublé. Ensuite les routiers furent attachés deux à deux; et Guillaume de la Roche et son escorte s'étant mis à leur tête, les exilés commencèrent à sortir du couvent.

Il était environ six heures du matin.

Une foule bruyante, animée, encombrait déjà les rues de Saint-Malo, avide d'assister à l'embarquement des aventuriers. Aux balcons, aux fenêtres et jusque sur les toits des maisons se massaient des grappes de curieux.

C'est que ce n'était pas mince événement en 1598, que le départ d'un navire pour l'Amérique. Cinquante-quatre années s'étaient à peine écoulées depuis que Cartier, ayant mis à la voile dans ce même port, pour explorer la partie du grand continent américain connue sous le nom de Terres-Neuves, avait découvert le Saint-Laurent, et, au retour de leurs différents voyages, les compagnons de l'immortel navigateur avaient raconté tant de merveilles sur ce magnifique pays du Canada, que chacun voulait contempler ceux qui étaient destinée à le civiliser. Aussi toutes les voies sur leur passage étaient-elles encombrées. Mais c'était particulièrement, sur les quais que la foule se pressait en essaims tumultueux.

Là, entre la Manche et les murs de Saint-Malo, se déroulait une vaste esplanade. A son extrémité orientale, vis-à-vis de la mer, on avait élevé un autel champêtre, ombragé par des rameaux de châtaignier. En avant se bouclait une ceinture de soldats, fort affairés à contenir les flots de la cohue grossissante.

Dans la baie, faisant face à l'autel, se balançaient deux navires de quatre-vingts ou cent tonneaux environ. Au bout de leurs mâts pavoisés et enrubannés, flottait la bannière de France et Navarre, blanche, constellée de fleurs de lis d'or. Le plus gros de ces navires portait en outre l'oriflamme de la maison de la Roche-Gommard au champ, de sable semé de trèfles d'or, au lion du même armé et lampassé de gueules. Tous deux semblaient près de lever l'ancre. Le pont, les haubans, les porte-haubans, les hunes et les vergues étaient garnis de matelots.

Cependant le cortége, commandé par le marquis de la Roche, descendait lentement vers la plage, ondulant à travers les groupes bigarrés comme un serpent à travers les touffes d'herbe d'une prairie.

Au nombre des bannis, il y en avait un qui concentrait particulièrement les regards. L'opposition qui régnait entre lui et son compagnon de chaîne contribuait puissamment à faire ressortir la noblesse de son maintien et la mâle beauté de son visage. Ce jeune homme n'était autre que celui qui avait expérimenté la vigueur de son poignet sur le thorax de l'Allemand.

—Mais, sainte Thérèse, qu'il est donc gentil, murmura une piquante Bretonne; n'est-ce pas honteux, Marthe, d'enlever un si brave gars pour le conduire au fin fond de la mer?

—Ah! dame, oui, il est bien joli à côté de ce vilain ours poilu qu'on dirait échappé de l'enfer.

—Quasiment comme si on avait amarré un ange à un démon.

—Arrière, les fillettes! ordonna un cavalier, en écartant la multitude avec sa lance.

Cet incident, comme une goutte d'eau tombée sur un charbon ardent, refroidit heureusement l'ardeur des deux bachelettes, qui déjà s'enflammaient à la vue du beau déporté.

Quand la colonne déboucha sur l'esplanade que nous avons décrite, une salve d'artillerie salua son arrivée. Les prisonniers pénétrèrent en se découvrant dans l'enceinte qui leur avait été ménagée et se mirent à genoux. Tous les spectateurs imitèrent cet exemple.

Peu après parut une procession de moines, précédant un dais sous lequel s'avançait pieusement l'évêque de Rennes, mandé pour bénir le départ des aventuriers. Le prélat monta les marches de l'autel et dit la messe qui fut entendue avec un profond recueillement. Jamais cérémonie ne fut plus majestueuse ni plus imposante.

Lorsque, en présence de cette multitude muette, de cette mer endormie dont les limites se fondaient dans l'azur de la voûte céleste, le vieillard à cheveux blancs, à la voix sympathique et solennelle, implora l'assistance divine pour le succès de l'entreprise, les auditeurs se sentirent émus jusqu'aux larmes.

Les routiers eux-mêmes courbèrent la tête, comme autrefois Clovis à l'injonction de saint Rémi.

Guillaume de la Roche, le locman, plusieurs marins communièrent et reçurent l'hostie consacrée de la main du vénérable prélat.

Un observateur eût pu remarquer que non-seulement l'écuyer Jean de Ganay ne prit point part à cette communion, mais encore qu'il n'assista pas à l'office.

Que servirait de cacher plus longtemps ce que mon lecteur sagace a deviné? Le vicomte de Ganay avait embrassé le culte de la religion réformée. S'il n'osait dévoiler ses doctrines, à cette époque où l'abjuration de Henri IV était retombée comme un anathème sur le parti calviniste entier, Jean demeurait fidèle à la foi de ses convictions et se conformait secrètement aux rites qu'il ne pouvait pratiquer en public.

Il lui avait été facile de s'esquiver, durant l'encombrement qui accompagna l'entrée des captifs dans l'enceinte réservée.

La messe finie, on procéda à l'embarquement.

Les deux navires, le Castor et l'Érable, étaient mouillés à quelques centaines de mètres du rivage. En moins de vingt minutes, les passagers furent transférés à leur bord.

Un coup de canon donna le signal du départ.

Sur le Castor se trouvaient Guillaume de la Roche-Gommard gouverneur général du Canada; Jean vicomte de Ganay, son écuyer; Alexis Chedotel, pilote-locman, de l'expédition; Guyonne la poissonnière, et un nombre considérable de futurs colons.

III

LE CASTOR

Encore aujourd'hui malgré les perfectionnements prodigieux dont on a enrichi l'art de la navigation, ce n'est pas sans une sorte de crainte indéfinissable que nous entreprenons un voyage par delà les mers. Et cependant les énormes et magnifiques navires à voiles on à vapeur qui sillonnent en tous sens l'Océan offrent presque autant de sûreté et de commodité que nos maisons et nos châteaux. Quels gigantesques progrès la marine a faits depuis quatre siècles! quelle différence entre ces immenses vaisseaux que l'on construit à présent et ceux qui naguère s'aventuraient intrépidement à la recherche de terres inconnues! Quand on songe que ce fut avec trois embarcations, dont deux étaient sans pont et dont la troisième ne jaugeait pas deux cents tonneaux, que Colomb partit de Palos, le 8 août 1492 pour, découvrir l'Amérique le 12 octobre de la même année; quand on songe que ce fut avec deux misérables goélettes de soixante tonneaux que Cartier traversa l'Atlantique pour venir le premier explorer le golfe Saint-Laurent, le Labrador, Terre-Neuve, etc.; quand on songe que ce fut avec deux bateaux à peu près semblables que les successeurs de ces grands hommes ont achevé la reconnaissance et la découverte du Nouveau-Monde, combien on sent croître et s'exalter l'admiration qu'on a toujours éprouvée pour les immortels régénérateurs de l'Amérique!

Le Castor, qui emportait Guillaume de la Roche et la plupart de nos héros vers l'Acadie était si petit, qu'un contemporain d'alors affirme que, de la lisse de plat-bord, on pouvait tremper la main dans la mer[2].

[Note 2: Lescarbot dit à ce sujet:

«Et pour montrer la petitesse de sa barque (celle de la Roche) et qu'il fallait céder à la fureur du vent, j'ay, plusieurs fois, ouï dire au sieur de Poutrincourt que du bord d'icelle, il se lavait les mains dans la mer.»]

La capacité du Castor était évaluée à cent tonneaux.

Joli navire, d'ailleurs, solide à la vague, fin voilier, et portant fièrement ses mâts, fermes comme l'acier, flexibles comme la baleine.

Il contenait une cale, un entrepont et deux ponts-coupés.

La cale renfermait les provisions et les munitions de guerre.

Dans l'entrepont étaient parqués les proscrits envoyés à la colonie.

Le pont-coupé de la poupe avait pour hôte le marquis Guillaume de la Roche, le vicomte Jean de Ganay, le pilote locman, Alexis Chedotel et quelques autres.

Le pont-coupé de la proue était affecté au logement des matelots.

Lorsqu'on quitta la rade de Saint-Malo, il y avait à bord du Castor quatre-vingt-douze hommes en y comprenant le gouverneur général du Canada et son état-major composé de quelques cadets de familles nobles.

Plusieurs des transportés avaient obtenu du marquis de la Roche la permission de rester sur le pont afin de contempler, aussi longtemps que possible, les rives de cette belle France qu'ils quittaient pour toujours peut-être!—On avait descendu les autres dans l'entrepont, de peur qu'ils ne gênassent la manoeuvre.

Tous cependant auraient bien voulu jouir de la faveur accordée à quelques privilégiés; car si âpres que fussent leurs natures, si grossiers que fussent leurs appétits, si brisés qu'ils fussent aux fluctuations de la fortune, ils étaient profondément remués par la pensée de ce long voyage si loin, si loin de la patrie.

On dit que l'amour du lieu qui nous vit naître est un préjugé, mais crions-le, oh! crions-le de toutes nos forces, c'est un magnifique préjugé, supérieur, à notre sens, aux plus nobles affections.

Et la preuve, c'est que l'homme délaissera parfois ses parents, sans regret; c'est qu'il abandonnera son épouse et ses enfants, sans remords; c'est qu'il résistera aux rafales de l'adversité comme le roc aux tourbillonnements de la tempête; que la perte de ses biens, des êtres qui lui sont chers ne l'affligera point, mais qu'il gémira et sanglotera comme une femme, s'il est forcé de dire un éternel adieu à sa patrie.

La patrie, mon Dieu! comme nous l'aimons, comme nous l'idolâtrons quand fuit rapidement le navire qui nous emporte loin d'elle! comme alors nous voudrions pouvoir l'étreindre! comme nos yeux se rivent passionnément à la dernière pointe de rocher qui s'efface dans les vapeurs flottantes à l'horizon! comme le coeur se serre, à mesure que cette pointe chérie disparaît! et puis, quand elle s'est perdue tout à fait, quand pour reposer notre regard, il n'y a plus rien, rien devant, derrière, autour de nous, rien que l'immensité de l'air, l'immensité de l'eau… les mains du banni s'élèvent vers le ciel, se croisent désespérément, ses genoux s'affaissent ses paupières s'humectent de larmes,—le malheureux prie!…

Laissez-le prier, car sa prière est sainte; elle est pure; c'est la prière de l'infortuné, la seule qui élève l'âme, la seule qui monte à l'Éternel!

Et la première nuit que l'on passe à bord du vaisseau qui nous arrache à la patrie, et cette première nuit, si vous saviez comme elle est affreuse!…

Ah! vous qui jamais n'avez quitté le sol où reposent les ossements de vos aïeux, vous qui méconnaissez vos trésors de tendresse pour ce sol dont parfois vous parlez dédaigneusement, vous tous qui vivez dans votre patrie, faites des voeux afin que la destinée ne vous ravisse point cette bonne mère, si belle, si riche, si généreuse, si indulgente pour ses enfants!

Le souvenir de la patrie nourrit l'exilé, l'espérance de la revoir rafraîchit son front courbé par le malheur et la misère; mais tout homme, vicieux ou vertueux, n'importe, souffre et pleure en son âme, au moment où la patrie lui échappe.

—Pourvu que je ne meure pas à l'étranger! murmure-t-il bas.

Guyonne, inscrite sous le nom d'Yvon, numéro 40, jouissait de l'avantage octroyé à un petit nombre de ses compagnons.

Debout au pied du grand mât, elle voyait se dissiper insensiblement, comme une brume, les côtes adorées de sa Bretagne, tandis que le soleil épanchait ses flots d'or sur la rade de Saint-Malo et qu'un vent propice enflait les voiles du Castor.

Qui pourrait dire quelles étaient les pensées de Guyonne? car, de temps en temps, une larme silencieuse roulait le long de sa joue, et sa tête se penchait, douloureusement sur sa poitrine.

Noble et digne jeune fille, avait-elle trop compté sur son courage et se reprochait-elle déjà son héroïque sacrifice?

Non; Guyonne avait l'âme aussi fortement trempée que le corps; les périls de sa situation ne l'effrayaient pas, le sort qui lui était réservé l'inquiétait peu, mais elle rêvait à la tombe de sa pauvre mère, à cette tombe qu'elle entretenait avec sollicitude, qu'elle ornait chaque jour de fleurs nouvelles, et sur laquelle croîtraient bientôt les ronces et les épines; elle songeait à son vieux père qui allait être privé de ses soins attentifs; à son jeune frère, sans guide pour se diriger à travers les écueils de la vie!

Elle songeait, la pauvre Guyonne, à ses amis, à la chanson du soir, à la clochette de sa génisse qu'elle n'entendrait plus, à la chapelle du hameau, à sa chambrette qu'elle ne reverrait peut-être jamais… puis, elle songeait à ce je ne sais quoi, qui n'est rien, qui est tout—murmure, bruissement, sentier, corbeille, voix, ustensile de ménage, colifichet de fête, intérieur de famille, patrie!

Devant elle, adossé au mât d'artimon, Jean de Ganay semblait aussi enfoncé dans une profonde méditation.

Ses réflexions étaient pleines d'amertumes. N'avait-il pas brisé le lien qui l'attachait au bonheur? et chaque noeud filé par le Castor ne l'éloignait-il pas de celle qu'il aimait?

D'ailleurs, un pressentiment étrange torturait l'esprit du vicomte. Nonobstant les gages de tendresse qu'il avait reçus de Laure, il doutait qu'elle le payât d'un égal retour.

Toutes ses tentatives pour chasser cet atroce soupçon étaient infructueuses: il revenait sans cesse et l'obsédait comme un cauchemar.

Jean demeura six heures consécutives dans cette situation, immobile, insensible à ce qui l'environnait. Mais, quand la terre eut complètement voilé ses formes blanchâtres, l'écuyer tourna les regards vers l'avant du navire.

Il aperçut le faux Yvon qui n'avait point bougé de place et tâchait de percer l'étendue pour distinguer encore une ligne qui indiquât la patrie.

La sévère beauté du jeune homme, sa physionomie intelligente, la douceur de ses traits, la chasteté de son maintien, surprirent l'écuyer au point de l'arracher à sa préoccupation.

Il se demandait déjà par quel hasard ce bel adolescent se trouvait compris parmi les condamnés, lorsque Chedotel, qui commandait un changement d'amures, se précipita brusquement du gaillard d'arrière sur le pont, et, de son porte-voix, asséna un coup violent sur la tête du faux Yvon.

—Veux-tu bien décamper, avorton du diable!

Étourdie par la violence du choc, la jeune fille obéit lentement. Le pilote furieux la repoussa avec tant de rudesse qu'elle alla tomber sur une grosse chaîne d'amarrage et se meurtrit la face.

—Attrape! dit Chedotel, en continuant de donner ses ordres.

Cet acte de brutalité révolta Jean de Ganay. Il se disposait à réprimander sévèrement le pilote, lorsqu'il se rappela que le marquis avait investi Chedotel de ses pleins pouvoirs durant le cours de la traversée. Réprimant sa colère, il descendit pour secourir le blessé, qui se relevait le visage inondé de sang.

—Veux-tu que je mande le chirurgien? dit-il à Guyonne avec compassion.

—Oh! non merci, monseigneur, répondit-elle. Un peu d'eau de mer suffira pour sécher ces écorchures.

La douceur de cette voix augmenta l'intérêt que l'écuyer éprouvait pour le proscrit.

Tirant de son pourpoint un foulard de soie, il le lui présenta en disant:

Essuie-toi avec ceci. Je vais envoyer quérir ce que tu désires.

Guyonne, émue par un sentiment nouveau et inexprimable, n'osait accepter.

—Prends, reprit le vicomte, en lui mettant le mouchoir dans la main.

—Oh! monseigneur! fit la jeune fille.

—Bien; tu parleras de reconnaissance plus tard. Maintenant conforme-toi à ma volonté.

Le remède de Guyonne eut tout l'effet voulu et bientôt, sauf quelques taches bleuâtres, elle reparut plus charmante, plus fraîche qu'auparavant.

Son grossier accoutrement de laine grise rehaussait, par le contraste même, l'éclat de son teint.

Le vicomte ne put retenir un geste d'admiration.

—Comment te nommes-tu? lui demanda-t-il en s'appuyant contre le bordage.

—Yvon, pour vous servir, monseigneur, répliqua-t-elle après quelques secondes d'hésitation.

—Yvon! mais j'ai ouï prononcer ce nom-là… Yvon! De qui étais-tu vassal?

—De monseigneur de la Roche.

—Ah! ah! en effet, je me souviens. Ton père est pêcheur?

—Pêcheur, répéta affirmativement Guyonne.

—Et quel âge as-tu?

—J'aurai tantôt vingt-cinq ans à la Chandeleur.

—Vingt-cinq ans? tu en parais dix-sept à peine.

Le changement de côté était à peine opéré qu'une risée violente siffla dans les agrès du Castor.

Peu après on entendit un bruit sourd comme le roulement lointain du tonnerre, et le ciel se marbra de taches sombres.

Tous les matelots avaient suspendu leur flânerie pour courir, qui au gouvernail, qui sur les vergues, qui au cabestan.

—Ferle, ferle tout! tonnait le porte-voix du pilote.

Mais avant que la manoeuvre fût exécutée, une seconde bourrasque assaillit le Castor par le travers, et il donna une telle bande sur bâbord que les boute-hors des basses vergues plongèrent fort avant dans l'eau.

Cette bascule inattendue précipita le marquis contre le bastingage de la dunette.

Les oeuvres-vives du Castor craquèrent avec un horrible frissonnement.

—Rentrez, monsieur, dit alors Chedotel au soigneur de la Roche; rentrez dans la cabine, votre place n'est pas ici!

En disant ces mots, le pilote n'était plus cet homme au visage astucieux et rechigné que nous avons naguère présenté au lecteur; c'était le marin, dans sa sphère; le marin qui mesure ses forces à celles de la nature en furie, et ne reconnaît d'autre conseiller que son coup d'oeil, d'autre maître que son vouloir.

Sur terre, l'être humain rarement oublie son caractère: sur mer il l'abaisse ou l'exalte au gré des circonstances.

Paresseux, ivrogne, libertin, vil, le matelot est cependant susceptible d'accomplir des prodiges de travail, de continence, de noblesse.

Le commandant d'un navire, bête, stupide dans un temps calme, deviendra un génie dans une tempête. Sa voix dominera celle de l'ouragan, sa volonté domptera la rage des éléments, et sa personne s'incarnera d'une nouvelle vie pour lutter avec les trois formidables ennemis conjurés à sa perte:—l'eau, l'air, le feu!

Semblable à un artiste que l'inspiration embrase, Chedotel, son porte-voix d'une main, son astrolabe de l'autre, était grandi de dix coudées.

La mer montait, montait. Les lames d'eau, grosses comme des montagnes, furieuses comme des Ogresses déchaînées, se ruaient tumultueusement contre la carène et la préceinte du navire.

Les rafales se succédaient avec une rapidité effrayante. On eût dit que le Castor dansait une sorte de danse macabre sur l'abîme. Tantôt il s'ensevelissait dans le linceul des flots roulant autour de lui leurs plis humides; puis, ruisselant d'eau, haletant, il surgissait de son suaire aquatique et recommençait, à travers mille périls, mille naufrages, sa course échevelée.

Toutes les voiles heureusement étaient ployées; quatre hommes robustes se tenaient à la barre du gouvernail, et Chedotel, ferme à son poste, dirigeait le vaisseau avec l'aisance d'un écuyer habile qui a lancé sa, monture au milieu des ravines, des fondrières et des précipices.

Les matelots oubliaient les dangers de la situation pour admirer le sang-froid vraiment extraordinaire du pilote.

La tourmente sévissait toujours avec une opiniâtreté inquiétante. Il était à craindre que le Castor ne vînt à toucher un de ces nombreux écueils dont la Manche est si abondamment parsemée.

La nuit approchait à grands pas, et les proscrits, confinés dans l'entrepont, se livraient, sauf le petit nombre de ceux qui avaient déjà voyagé en mer, à toutes les transes de la terreur, lorsqu'un cri terrible mit le comble à leurs angoisses:

—Au feu! au feu!

Presqu'au même moment, Jean de Ganay parut en haut de l'échelle qui descendait à l'intérieur du Castor.

—Dix hommes de bonne volonté! demanda-t-il.

Plus de vingt se jetèrent sur les degrés de l'échelle.

Le vicomte fit rapidement son choix, enjoignit aux élus de monter, et reforma le panneau.

Pour exécuter tout cela, il avait dépensé moins de temps que nous pour le dire.

Le feu avait pris aux cuisines, et déjà la caisse de bois qui les contenait était complètement étreinte par le cercle destructeur des flammes, lorsque les dix condamnés arrivèrent sur le tillac.

Le vent redoublait d'impétuosité.

Le Castor volait à la cime des flots avec des inclinaisons de roulis et de tangage permettant à peine aux hommes employés aux pompes de garder l'équilibre.

—Accrochez-vous aux haubans et aux cabillots! leur criait Chedotel, qui, du haut de son banc de quart, suivait sans émoi les mouvements désordonnés de la barque, et déployait une présence d'esprit surprenante dans la multiplication de ses ordres.

Quand parfois une vague, après avoir balayé le pont, menaçait, furieuse, blanche de colère, le gaillard, d'arrière, notre pilote roulait son bras autour du mât d'artimon, et, sans courber la tête, sans contraindre une seconde la posture de son corps, continuait de transmettre les commandements nécessaires au salut du navire.

Cependant, l'incendie gagnait du terrain, les pompes mal menées étaient insuffisantes à combattre ses voraces empiétements.

—Je crois que nous sommes flambés! disait un matelot.

—Frits comme des goujons en poêle, répondait un autre.

—A moins que l'Érable ne nous rejoigne d'ici à une heure.

—Ah! oui, ajoutait un quatrième. Mais, avec pareil chassé croisé de vents, je le défie de nous accoster.

—La barre sous le vent! et vous autres, hardi, hardi aux pompes! dit à cet instant la voix vibrante de Chedotel.

—Sommes-nous donc perdus? demanda le marquis de la Roche qui était sorti de sa cabine et revenu sur le pont.

—Hum! répondit Chedotel, perdus! hum! ça se peut bien.

—Mais… voulut objecter de la Roche que les sèches paroles du pilote commençaient à impatienter.

—Mais, s'écria celui-ci en frappant du pied, retirez-vous, monsieur, votre présence me gêne, vos questions sont intempestives.

—Qu'est-ce à dire? fit de la Roche blessé au vif.

—Encore une fois, partez ou j'abandonne la direction du navire.

—Ce ton…

—Mais ne voyez-vous donc pas que chaque seconde que vous me faites perdre compromet notre salut! dit Chedotel d'une voix sourde en saisissant et secouant dans ses mains le poignet du marquis.

—Manant! essaya le grand seigneur.

Un paquet de mer, gros comme une montagne, fort comme une avalanche, fondant de bâbord vers tribord, en ligne oblique, couvrit à cet instant le foyer de l'incendie, coupa la parole au marquis de la Roche et l'aurait assurément entraîné avec lui, si les muscles d'acier du pilote ne l'eussent disputé à la violence du choc.

Quoique tous les hommes alors sur le pont se tinssent sur leurs gardes, deux d'entre eux arrachés aux étais du mât de misaine par l'irruption des flots disparurent dans l'abîme inexorable:

Without a grave, unknell'd uncoffin'd and unknown.

Surpris par l'arrivée soudaine de cette lame, Jean de Ganay, qui travaillait aux pompes, n'eut que le loisir de happer un bout de drisse, pour ne pas être précipité par-dessus le bastingage; mais la corde s'étant rompue, le malheureux jeune homme allait périr d'une mort affreuse, quand Guyonne se cramponnant d'une main aux porte-haubans, et tendant l'autre à l'écuyer, parvint, grâce à la vigueur extraordinaire dont la nature l'avait douée, à le ramener sur la drome, d'où il put facilement remonter à bord du navire lorsque la lame fut écoulée.

Guyonne alors releva la tête. Ses longs cheveux étaient plaqués contre ses joues, ses vêtements ruisselaient d'eau, mais sur son beau front on lisait le contentement.

Avant de remettre le pied sur le pont, elle fit dévotement le signe de la croix et porta à ses lèvres un petit sachet de cuir, qu'elle avait pendu au cou et qui renfermait probablement une pieuse relique.

—Hum! ce n'est qu'une saute de vent, après tout, murmura Chedotel, en remarquant que la pluie commençait à tomber, et que le feu avait été éteint par cette vague énorme qui aurait peut-être englouti le Castor, si elle l'eût pris en proue ou en poupe.

De la Roche s'était prosterné et priait en égrenant son chapelet.

Quelques matelots et routiers imitaient cet exemple.

—Debout! debout, racaille! leur cria Chedotel d'un ton impérieux; et vous, monsieur, ajouta-t-il en s'adressant au marquis, je vous somme, au nom de la sécurité de tous ceux qui se trouvent sur ce vaisseau, de rentrer immédiatement dans votre cabine, car vos actes amollissent mon équipage et aggravent notre commune position.

Le seigneur de la Roche s'éloigna sans mot dire. L'imminence du péril auquel l'avait ravi Chedotel, était encore trop fraîche à sa mémoire pour ne pas imposer silence aux murmures de la morgue du haut dignitaire. De ce jour, néanmoins, il voua au pilote une haine mortelle.

Tandis qu'il se retirait, celui-ci, profitant des premiers indices d'une embellie, faisait pour la deuxième fois changer les amures et régler ses basses voiles. A dix heures du soir, le Castor, poussé par un bon vent, avait repris ses allures ordinaires et cinglait rapidement vers sa destination. Le ciel s'était dégagé des nuages qui en souillaient l'éclat. Les astres scintillaient au milieu d'une poussière nacrée et l'on n'entendait abord que les pas de Chedotel arpentant la dunette et le chuchotement de deux matelots qui veillaient au bossoir.

—Notre-Dame de Bon-Secours! quel fier homme que notre pilote! disait l'un. As-tu vu, Noël, comme il se tenait ferme à son poste?

—Quasiment comme une barre de guindeau qu'on aurait clouée au mât d'artimon, répondit l'autre.

—Et sans lui, le marquis de la Roche…

—Ah! oui, le marquis de la Roche et son expédition étaient joliment enfoncés. Mais tu ne sais pas, Jacques, je n'augure rien de bon pour cette traversée. Pendant la tempête j'ai vu…

—Eh bien?

—J'ai vu, Jacques, de mes propres yeux vu, comme je te vois, la sorcière d'Ouessant qui planait sur le navire.

—La sorcière d'Ouessant! répéta Jacques avec une terreur profonde…
Sainte mère de Dieu, intercédez pour nous pauvres pécheurs!

—Il doit y avoir un grand criminel à bord, poursuivit Noël, car jamais la sorcière n'apparaît que pour punir les crimes.

—Si c'était le pilote?

—Peut-être! Ne te souviens-tu pas qu'il nous a défendu de prier, alors que nous étions prosternés pour implorer l'appui du ciel? Et comme il parlait au marquis! et comme ses yeux lançaient des éclairs! ça n'est pas naturel.

—Si cet homme était un démon déguisé?

—Plus bas, Noël, plus bas, répliqua l'homme en se signant.

—J'ai peur…

A cet instant un éclat de rire sarcastique retentit derrière les deux matelots.

IV

LE COMPLOT

Quinze jours se sont écoulés depuis le départ de l'expédition pour la Nouvelle-France. A l'exception de la tempête dont nous venons de parler, le temps a presque toujours été favorable.

Le Castor et l'Érable naviguent dans les mêmes eaux et approchent du banc de Terre-Neuve.

A bord du premier de ces navires, tout semble paisible et souvent le chant des matelots et des proscrits se marie aux murmures des flots; les joyeuses histoires appellent de bruyants éclats de rire; et les sombres légendes endorment la durée des heures.

Ce calme toutefois n'est qu'apparent. De même que l'Atlantique sous sa limpidité recèle des gouffres, des colères terribles; de même sous sa tranquillité, le Castor cache des abîmes, des passions épouvantables. Les visages sont gais, mais les coeurs sont tristes; les bouches prononcent de douces paroles, mais les esprits brassent de sinistres complots; on prie, on danse, on s'amuse, mais la prière est fausse, la danse est guindée, les amusements forcés. A l'intérieur de la barque fermentent des aliments de discorde: qu'une étincelle jaillisse et le volcan fera son éruption.

Et cependant le Castor filait ce soir-là sous la brise comme une bachelette respectueuse devant sa mère, suivant la pittoresque expression du matelot, Noël. Ah! dame, il fallait le voir se cabrant fièrement pour recevoir le baiser des petites vagues écumeuses et déroulant derrière lui un long ruban de moire argentée. C'est qu'il avait fait grande toilette dans l'après-midi, le Castor; il avait bien, ma foi! toutes voiles dehors depuis ses bonnettes basses jusqu'à celles du perroquet. Et le vent ronflait dans ses larges ailes que c'était plaisir à entendre.

Pourquoi donc alors maître Chedotel, assis près de la table de sa cabane[3], le coude appuyé sur le dossier d'une chaise, paraissait-il si sombre? Pourquoi le marquis Guillaume de la Roche armait-il ses pistolets dans la cabane voisine? Pourquoi le vicomte Jean de Ganay parcourait-il la grande chambre en poussant des soupirs brûlants? Pourquoi Guyonne pleurait-elle silencieusement dans le compartiment séparé qu'elle occupait depuis le lendemain de la tempête? Pourquoi, enfin, au lieu de dormir, les routiers réunis au pied du grand mât causaient-ils à voix basse dans l'entrepont.

[Note 3: Le mot cabine (terme de marine) n'est employé que depuis quelques années seulement. Il a été emprunté à l'anglais cabin. Avant, on se servait toujours du terme cabane pour désigner les chambrettes à bord d'un navire.]

Avant de répondre aux premières questions, écoutons ce que disent les exilés. Peut-être saisirons-nous le fil de ce mystère.

—Mes cers amis, zézaie le Marseillais, zè crois qu'il est temps ou jamais dé nous débarrasser dé cette clique dé marquis qui nous tient enfermés ici comme des lapins dans une lapinière. Nous prend-il pour des taupes, qu'il ne veut pas que nous voyons la çandellè du jour, mosieur le soleil; et la lampe dé la nuit, madame la luné? Sandiou! cela dépassé toutes les bornés dé la courtoisie que l'on doit à dé bravés gens dé notre sorte. Pour moi, zè vous assuré, zè m'ennuie dans ce cul-dè-bassè-fossè, comme une souris en souricière, et zè suis tout disposé à faire faire un plongeon à monseigneur le marquis dé la Roche. Qu'en pensé mon ami Tronchard?

—Moi, répondit le Flamand, par la barbe du bourgmestre, je pense que mon ami Molin a raison et que nous sommes des nigauds de moisir dans cette cabane comme des morues dans une tonne. Il faut en finir, je suis prêt!

—Der Teuffel, objecta un Suisse, mais nous sommes sans armes et…

—Et quoi? grogna l'Allemand.

—Et, reprit l'autre, sans quelques bonnes escopettes, nous nous ferons hacher comme chair à pâté. Prudence est mère de sûreté, rappelez-le-vous.

—Des armes, por dios! dit un Basque, ne sommes-nous pas en nombre, et ne pouvons-nous, eu un tour de main, nous rendre maîtres de l'équipage?

—Puis, troun dé l'air! n'avons-nous pas chacun un bout dé couteau! ajouta le Provençal.

—Et des bras! poursuivit le Wurtembergeois en découvrant son torse athlétique.

—Nous sommes soixante contre une trentaine, mordieu! appuya Molin.

—Tout ça est bel et bon, intervint encore le trembleur, mais…

—Mais? mais? tu as toujours des mais, toi, coeur de mouton, riposta Tronchard d'un ton impatient. Allons, vite, que signifie ton mais, ou je t'envoie souper par le sabord avec la gent poissonne?

—Chut! Né nous emportons pas, très-cer ami, dit le Marseillais. La colèré est une mauvaise conseillère. Causons comme des gens dé bonne compagnie.

—Por dios! reprit le Basque, il est heure de se lancer.

—Oui, oui, exclamèrent plusieurs voix.

—Zè vous approuvé, mes bravés.

—Et après, que ferons-nous? grommela le Suisse récalcitrant.

Ces paroles tombèrent comme un réfrigérant sur le feu des rebelles.

—Après? bast! nous aviserons, répondit insoucieusement Tronchard. Quand le plat est servi, on le mange: rien de plus naturel.

—S'il n'est pas empoisonné?

—Comment cela?

—Eh! supposons que nous ayons dépêché tout l'équipage ad patres, le pilote en tête…

—Le piloté, bagasse! ce n'est, Dieu mè pardonné! pas à lui que nous ménageons une saucé, bien au contraire, le piloté zè l'aimé et l'estimé, moi!

—Bravo, Molin, bravo, por dios! fit le Basque; tu as de l'esprit comme un docteur ès-arts, et je te promets une couronne de chanvre, en récompense…

—Né plaisantons pas, interrompit le Marseillais qui s'était constitué chef du complot. Voici ce que zè proposé. Ouvrez vos oreilles comme des portes-cochères, mes doux agneaux. Nous allons nous munir de tous les morceaux dé fer qu'on est susceptible de trouver ici, puis nous forcerons les écoutilles, et bellement nous jetterons dix sur le gaillard d'arrière, tandis que le resté se portera sur le gaillard d'avant. Les derniers s'empareront des matelots.—Mais point dé bruit, point dé sang, troun dé l'air!—les autres me suivront. Cela vous arangè-t-il?

—Oui, fut-il répliqué unanimement.

—Bien, mes adorés bijoux, continua Molin, très-bien; vous entendez le mot pour rire comme des anges; et zè pensé que nous mitonnerons parfaitement notre petite bouille-abaisse.

—Tout ça ne m'apprend pas ce que nous allons faire, dit le Suisse entêté.

—Per Baccho! lui répliqua un Sicilien, là où il n'y a plus de chats que font les rats?

—Ce qu'ils font?

—Oui, qu'est-ce qu'ils font?

—Ma foi…

—Ils gouvernent, imbécile.

—Superbe, Pepoli! ton raisonnement est superbe; tu vaux ton pesant d'or, cria Tronchard. Viens ici que je t'embrasse.

—Ce n'est pas absolument nécessaire; j'ai des moeurs moi, riposta le susnommé Pepoli, avec un geste de vierge offensée.

—Tout le mondé est-il déterminé? demanda Molin que ces digressions ennuyaient.

—Oui, hurla tumultueusement la foule des bannis. A mort le marquis de la Roche!

—Silence! silence! fit le Marseillais en étendant la main; procédons sans bruit; c'est le seul moyen dé réussir. Viens ici, Wolf.

L'Allemand courba sa taille colossale, dont l'élévation dépassait d'un pied au moins la hauteur de l'entrepont, et s'approcha du chef des conjurés.

—Tu vois ce panneau? dit celui-ci désignant du bout du doigt le couvercle de l'écoutille.

Une sorte de grognement traduisit la réponse du géant.

—Eh bien! troun de l'air, mon bravé, il nous gêné diantrement, ce panneau! conçois-tu?

—Oh! oh! der Teuffel, dit Wolf, ça n'est pas difficile. Attendez.

Prononçant ces mots, il s'arc-bouta sous la trappe de manière que ses larges épaules en touchaient les extrémités, raidit ses membres inférieurs, et, redressant lentement son échine, fit bientôt voler en éclats les ferrures du lourd lambris. Un craquement et un «ouf» de satisfaction annoncèrent cette victoire.

Le clapotis des vagues contre la membrure du Castor avait étouffé le bruit de l'effraction.

Pendant que cet orage terrible s'amoncelait dans l'entrepont, Chedotel était en proie à une lutte non moins terrible. Ses cheveux, se dressaient sur sa tête, de grosses gouttes de sueur découlaient de son front, et ses ongles labouraient sa poitrine. Tout à coup, il parut s'armer d'une résolution désespérée. Son visage se marbra de taches livides et cramoisies, ses yeux s'injectèrent de sang, et, la respiration fiévreuse, les jambes comme celles d'un homme ivre, il sortit de sa cabane et se dirigea vers celle de Guyonne.

Étendue tout habillée sur son cadre, la jeune fille s'était assoupie. Une lampe fumeuse éclairait à demi. Chedotel tremblait si fort en entrant chez elle qu'il fut obligé de s'appuyer à la boiserie pour ne pas tomber. Là, il eut une minute d'hésitation: son coeur battait à rompre sa poitrine; ses prunelles couvaient Guyonne comme le serpent couve du regard la palombe qu'il veut fasciner, et les veines de son visage gonflées par les passions semblaient près d'éclater.

Frappé par les rayons blafards de la lampe, le profil du pilote était effrayant à voir! on aurait dit un de ces démons dont on retrouve les horribles figures sculptées dans le granit des vieilles basiliques du moyen âge.

Soudain le faux Yvon s'agita faiblement sur sa couche, son bras s'arrondit autour de son cou charmant, un suave sourire fleurit sur ses lèvres demi-closes qui laissèrent voltiger le nom «Jean!»

Aussitôt l'indécision de Chedotel cessa, une ivresse aveugle s'empara de lui: il éteignit la lumière et se précipita vers le lit.

Éveillée en sursaut, Guyonne se disposait à une vive résistance, quand des imprécations affreuses retentirent au-dessus de la cabane:

—Mort au marquis de la Roche! mort au marquis de la Hoche!

V

RÉVOLTE A BORD

L'enfer, par soixante bouches, hurlait; «Mort, mort au marquis de la Roche!» et l'immensité de Dieu répondait, de sa voix solennelle: «Mort, mort au marquis de la Roche!»

La nuit était toujours belle et radieuse comme une vierge en un jour de fête, et le Castor sillait allègrement, sans plus de souci de ces vociférations épouvantables que l'aigle des rugissements de l'orage.

Sur terre, une révolte a toujours en elle quelque chose qui inspire un effroi secret, mais sur mer, une révolte commande la terreur.—Sur terre on peut fuir la révolte, on peut l'arrêter, la comprimer par mille moyens divers; sur mer la fuite est impossible: l'abîme est sous vos pas, l'inconnu sur vos têtes, la mort autour de vous! il faut affronter la révolte, la braver, la pulvériser par la force qui l'a fait naître,—par la force de l'esprit, où se livrera la furie!

Oh! c'est un affreux cataclysme, allez, qu'une révolte à bord d'un navire!

Regardez! Mille clartés fulgurantes, rouges comme le soleil s'éteignant dans les noires colères d'une prochaine tempête, entre-choquent leurs flammes fumeuses sur le pont du Castor et répandent sur le vaisseau des teintes aussi lugubres que celles d'un immense incendie. A la lueur de ce brasier apparaissent des figures étranges, des types sauvages, qu'on croirait vomis par le sombre empire dans un accès de fureur. Et ces hommes brandissent d'une main une torche, de l'autre des avirons, des barres de bois ou de fer, des anneaux de chaîne, des instruments de toute espèce! Au loin, on les prendrait pour une assemblée satanique s'apprêtant à quelque orgie infernale.

Ils surgissent tumultueusement du Castor, essaiment autour du grand mât, et, se divisant en deux bandes, se jettent l'une, conduite par l'Allemand Wolf, vers l'avant qu'occupent les matelots; l'autre, conduite par le Marseillais Molin, vers l'arrière qu'occupent le marquis Guillaume de la Roche et sa suite.

Déjà l'homme de quart au gouvernail, intimidé par l'explosion de la révolte, abandonne son poste pour chercher un refuge dans les hunes; déjà la barque, laissée sans direction au souffle des vents, roule sur elle-même et menace de chavirer, lorsque Chedotel débouche sur le tillac.

Guillaume de la Roche, Jean de Ganay, plusieurs autres gentilshommes et
Guyonne y arrivent en même temps que lui.

—Mort au marquis! mort au marquis! glapit la voix perçante de Molin.

Et un sinistre écho répond:—Mort au marquis! mort au marquis!

—Par le Christ! nous tombons à la bande, s'écrie Chedotel, remarquant que le Castor venait au vent et que la grande voile était à demi fascillée.

Et aussitôt il courut à la barre et lui imprima un vigoureux mouvement.
Peu à peu le navire se redressa et continua sa marche première.

Pendant ce temps, de la Roche apostrophait les rebelles:

—Retirez-vous, chiens! ou je vous fais tous pendre haut et court à la grande vergue pour servir de pâture aux goélands!

Cette première sommation fut couverte par les mugissements de l'insurrection.

—Vous ne comprenez point ce langage, poursuivit le marquis, eh bien! vous comprendrez peut-être mieux celui-ci.

En prononçant ces mots, il fit feu d'un des pistolets qu'il tenait à la main.

—Par la barbe de mon respectable bourgmestre, je crois que j'ai reçu l'atout, dit Tronchard en étendant les bras et s'étalant la face contre le pont.

Frappée de crainte, la foule des insurgés recula, mais pour revenir promptement, électrisée par le cri de son chef:

—Bagasse! allez-vous battre en retraite maintenant comme des moutons galeux! Vengeons notre ami Tronchard sur ce rufian de marquis et sa satanée compagnie.

—Oui, por Dios, reprit le Basque, vengeons-nous, vengeons-nous, compaings!

Les clameurs retentissaient de plus en plus. Il semblait que le Castor eût été transformé en un pandémonium. Poussé par la marée humaine qui montait toujours derrière lui, Molin se vit tout A coup transporté sur la dunette, à deux pieds de la Roche. Le premier était muni d'un long coutelas dont la lame dardait de fauves étincelles à la lueur des flambeaux. Guillaume de la Roche, occupé tout entier par l'attitude des rebelles, n'avait point observé l'évolution de son ennemi. Les yeux de Molin brillèrent comme des escarboucles, et il se rua sur le marquis. Mais avant qu'il eût pu perpétrer l'homicide qu'il projetait, un coup de hache énergiquement appliqué faisait sauter son bras que soulevait une intention meurtrière. La douleur arracha un rauquement au bandit:

—Ah! murmura-t-il en apercevant Guyonne, c'est toi qui m'as démanché, gringalet; troun dé l'air, tu as le poignet solide, mon jouvenceau… mais…

Il s'évanouit dans une mare de sang.

Une décharge de mousqueterie appela, en ce moment, ailleurs l'esprit des assaillants. Cette décharge était partie de la proue où les matelots soutenaient un rude assaut contre Wolf et les siens.

Voici ce qui s'était passé:

Au premier signal de l'émeute, l'homme du bossoir avait lancé un cri d'alarme. Tous les matelots alors, quittant leurs hamacs, avaient saisi les armes les plus à leur portée. Puis, sur l'ordre du maître d'équipage, ils s'étaient formés en bataille, et avaient attendu en silence que les rebelles eussent enfoncé la porte de leur cabane pour les accueillir par un feu croisé. Pareille réception était lien capable de dérouter les gens incertains qui avaient espéré que les matelots, loin de s'opposer à leur entreprise, se joindraient à eux. Cinq victimes que leur fit cette mousqueterie achevèrent de les consterner. Les uns se replièrent confusément sur la troupe commandée par Molin, d'autres coururent se réfugier dans l'entrepont, d'autres enfin, et le Wurtembergeois Wolf à leur tête, tentèrent de forcer le retranchement des marins.

Le désordre était à son comble sur le pont du Castor; car, dans la mêlée, la plupart des torches avaient été éteintes et les ténèbres de la nuit commençaient à reconquérir leur prédominance sur la clarté qui un instant les avait vaincues. Quelques bouts de corde goudronnée, oubliés par les héros de ce drame, agonisaient encore çà et là le long du bordage et disputaient leur faible rayonnement au retour de l'obscurité.

—Un falot! s'écria le marquis.

Guyonne descendit à la cambuse et revint avec l'objet demandé. De la Roche alluma une mèche, et s'approchant d'un pierrier que Jean de Ganay venait de braquer contre les conjurés:

—A présent, dit-il, rentrez tous dans l'entrepont ou je mets le feu à cette pièce.

Son geste, son accent étaient irrésistibles. Douter qu'il fût prêt à accomplir sa détermination eût été folie. Les rebelles obéirent en silence, à l'exception de Wolf, Pepoli et cinq ou six autres. Ceux-ci, au surplus, n'avaient pas entendu l'injonction, mais l'eussent-ils entendue, que probablement ils n'en auraient pas tenu compte. S'étant rués contre les matelots avant qu'ils eussent, eu le loisir de recharger leurs mousquetons, ils s'escrimaient avec eux d'estoc et de taille. Pour toute arme, le géant allemand n'avait qu'une barre de cabestan, mais il s'en servait, comme d'une massue, avec tant d'adresse que chacun de ses coups, équivalait à un passe-port pour l'éternité. De son côté, le Sicilien faisait merveille avec un sabre d'abordage, ramassé durant la bagarre. Leurs autres compagnons les secondaient dignement, et la victoire aurait pu tourner en faveur des proscrits sans la lâcheté du plus grand nombre.

—A toi, brigand, der Teuffel! dit Wolf en levant sa redoutable barre sur le crâne du maître d'équipage.

—Et à toi, vilaine caboche carrée! dit tout à coup en s'agenouillant dans le hamac où il s'était tenu caché, un mousse qui déchargea son pistolet au milieu du visage de l'Hercule.

—Der Teuffel!… essaya encore le colosse en tombant à la renverse.

Ce fut son dernier soupir. Avec lui expira la révolte.

VI

EXÉCUTION

Le lendemain, dans l'après-midi, le Castor présentait un triste spectacle.

Pourtant la journée était belle, le firmament pur et serein, le soleil vivifiant et chaud. La grandeur de Dieu se déployait dans toute sa magnificence autour du navire, mais le contraste même de ces majestueuses beautés ajoutait à la mélancolie de la scène que nous allons décrire.

Assis sur une estrade, revêtu de son costume de gouverneur général du Canada, et ayant à sa droite le pilote Chedotel, à sa gauche le vicomte Jean de Ganay, le marquis Guillaume de la Roche promène sur l'Océan un regard attristé. A ses pieds, enchaînés deux à deux, et entourés de marins le mousquet chargé, se tiennent tous les proscrits, à l'exception du faux Yvon. Au-dessus de leurs têtes, accrochés aux vergues se balancent huit cadavres, parmi lesquels on remarque ceux du Flamand Tronchard et de l'Allemand Wolf.

Des oiseaux de proie planent sur le navire en déchirant l'air de cris perçants, et dans la traînée d'écume que le Castor laisse en creusant son sillon, on peut distinguer à de rares intervalles un corps noirâtre, squameux, suivant la barque avec une persistance opiniâtre.

C'est un requin qui flaire la mort.

A deux heures, un roulement de tambour se fait entendre; dès lors les conversations à mi-voix, les chuchotements cessent: tous les yeux se dirigent vers une écoutille placée sous l'accastillage de proue. D'abord on voit sortir le Sicilien Pepoli, les poignets liés derrière le dos, puis le Marseillais Molin porté par deux matelots, et définitivement le Basque et un Bourguignon nommé François, dit le Buveur.

Molin, malgré la perte de son bras droit, a toute sa connaissance. Ses traits contractés par la souffrance expriment toujours la fierté, et un sourire sardonique joue au coin de ses lèvres décolorées.

Pepoli et François dit le Buveur, font assaut de quolibets.

—Corde pour corde, il me fallait toujours finir par une corde, dit le premier. Mais sur mon âme je n'imaginais pas que j'aurais la chance de mourir dans les bras d'une vierge!

—De fait, appuie le second, voici du chanvre qui fait honneur au champ qui l'a produit.

—Et au tisserand qui l'a tissé.

—Vois donc un peu, Pepoli, comme ce brave Wolf tire la langue là-haut. Dirait-on pas qu'il attend la chute d'une breusse de bière pour se désaltérer!

—Ivrogne d'Allemand, va!

—Et cet animal de Tronchard qui se fait éventrer par les oiseaux du ciel.

—Plus que ça de raffinement.

—Le gros voluptueux!

Un deuxième roulement de tambour mit fin à ces ignobles plaisanteries.

De la Roche se leva et manda:

—Nº 31, 43, 50.

—Présents, répliquèrent tour à tour Molin, Pepoli et François.

—Vous êtes condamnés tous trois à être pendus, reprit le marquis. Recommandez vos âmes à Dieu! vous avez une demi-heure! Que cet exemple serve de leçon à ceux qui tenteraient désormais de se révolter contre mon autorité.

A l'audition de cette sentence inexorable, un tressaillement de frayeur parcourut la foule des bannis. Seules les victimes ne manifestèrent aucun émoi.

—Voilà ce que j'appelle de la précision, dit Pepoli

—Et moi ce que j'appelle ne pas faire languir les gens, ajouta
François.

—Por Dios, il y a longtemps que j'avais envie de tailler une bavette avec monsieur Satanas. Comme ça se rencontre!

—Saint Bacchus, mon divin patron, faites que le vin soit là-bas aussi généreux qu'en notre Bourgogne, ajouta François.

Troun de l'air, pensa le Marseillais, zé me doutais bien que zé né ferais jamais la bouille-abaisse dans cette maudite galère de Canada.

Un troisième roulement de tambour annonça que l'heure fatale avait sonné. Tous les exilés se mirent à genoux et deux minutes après un grincement de poulie, un croassement des oiseaux de proie épouvantés, quelques sons inarticulés, tintaient le glas funèbre des trois criminels.

Pourtant la journée était belle, le firmament pur et serein, le soleil vivifiant et chaud, et la grandeur de Dieu se déployait dans toute sa magnificence autour du Navire!

VII

PILOTE

Revenons à quelques-uns de nos principaux personnages que les incidents précédemment racontés nous ont forcés de laisser dans une sorte de pénombre.

On se souvient, sans doute, que dans une tempête, Guyonne avait sauvé la vie au vicomte de Ganay; on se souvient également que, pendant la révolte, elle avait aussi sauvé la vie à Guillaume de la Roche. Ces deux traits vous ont prouvé qu'à l'héroïsme du coeur, la belle-fille de Perrin unissait l'héroïsme du courage et du sang-froid: trinité de vertus malheureusement trop peu commune chez les hommes.

Le vicomte et le marquis payèrent, l'un après l'autre, au prétendu Yvon la dette de leur reconnaissance: le premier en l'admettant parmi les serviteurs du château de poupe (ainsi se nommait à cette époque, l'arrière d'un navire); le second en rendant hommage à sa bravoure devant tout l'équipage et en lui promettant de le ramener libre en France.

La jeune fille s'était donc acquis une position meilleure que celle qu'elle aurait jamais osé espérer, et elle pouvait considérer l'avenir sans grande appréhension. Mais la fortune fait bien souvent les choses à demi. En nous donnant à pleines mains d'un côté, elle nous rogne, en gloutonne, notre part de bonheur de l'autre. Deux passions se partageaient déjà les pensées de Guyonne: elle aimait le vicomte Jean de Ganay, elle haïssait le pilote Chedotel.

Ces deux passions avaient pris naissance en même temps dans son coeur, s'y étaient enracinées ensemble et avaient grandi en s'appuyant l'une sur l'autre.

Le jour de l'embarquement, Chedotel avait brutalisé la jeune fille, Jean de Ganay l'avait prise sous sa protection: tel était le point de départ, de ce double sentiment. Depuis, le contraste l'avait cimenté et un événement que nous ne tarderons pas à faire connaître l'avait porté à son comble.

D'abord, Guyonne se méprit sur la nature de son penchant pour l'écuyer. Elle crut que c'était le résultat d'une vive gratitude; mais elle avait passé l'âge où l'on s'ignore soi-même; si son âme était restée vierge de toute tendresse étrangère à la famille, une intelligence pénétrante lui avait enseigné à chercher et à trouver la cause de ce qu'elle éprouvait. Guyonne discerna donc promptement que l'amour seul lui faisait craindre et désirer la présence de Jean de Ganay; que l'amour empourprait ses joues lorsqu'il lui adressait la parole, et faisait trembler sa voix lorsqu'elle lui répondait.

Cette découverte la remplit d'épouvante.

Quel intervalle infranchissable la séparait, elle, pauvre fille d'un pêcheur, d'un serf, de l'opulent vicomte de Ganay, fils d'un des plus puissants seigneurs de la basse Bourgogne! comment combler cet abîme! Y songer n'eût-ce pas été le comble de la démence! D'ailleurs, Jean n'en aimait-il par une autre, la, belle Laure de Kerskoên, la châtelaine aux nombreux vassaux, la beauté sans rivale, la perle bretonne?… Vraiment, vraiment elle eût été bien impudemment effrontée la jeune fille, bachelette ou damoiselle, qui eût élevé ses prétentions jusqu'à la main de l'écuyer de monseigneur de la Roche.

Hélas! l'amour a beau raisonner; quand l'objet qui l'excite en est digne, plus il accumule de persuasions pour s'étouffer lui-même, plus il prend de vie et de consistance. Moins il a de raison d'être et plus il est; plus grandes seront les distances sociales creusées entre le mobile et le moteur, et plus grande sera la force d'attraction du premier vers l'autre.

Guyonne demanda un remède à la prière; la prière enflamma son imagination et exalta son amour. Mais le cours de cet amour fut changé. Elle résolut de se dévouer à la félicité du jeune homme. Cette détermination rétablit le calme dans son âme, sans toutefois y établir une paix éternelle. Pour but, elle s'imposa le sacrifice; pour horizon, elle entrevit la volupté de la douleur concentrée. Elle s'accoutuma même à l'idée de servir un jour la femme du vicomte, en qualité de domestique, et d'élever leurs enfants. Certainement il fallait une piété robuste et un caractère solidement trempé pour se consacrer à un pareil martyre; mais, nous l'avons déjà dit, Guyonne était le type de la volonté morale incarnée. Il y a des consciences sûres d'elles-mêmes qui défient le mal de jamais entamer le bouclier qu'elles ont opposé à ses assauts.

Qu'on ne s'étonne pas, du reste, qu'en deux semaines l'amour de la poissonnière pour le vicomte eût pris d'aussi vastes proportions. En mer, le cercle des impressions est rétréci, tous les mouvements du coeur sont, à cause de cela même, bien plus violents, et la plus chétive circonstance acquiert sur nos facultés l'importance d'un véritable événement.

Le vicomte de Ganay ignorait tout, et le sexe de son libérateur, et la flamme qu'il avait allumée dans son sein. Peut-être que si un autre amour ne l'eût pas embrasé, il se serait étonné de certains mouvements d'Yvon, peut-être aurait-il remarqué que, parfois, quand il croyait ne pas être vu, il attachait sur lui ses grands yeux humides de langueur; mais l'image de Laure s'interposait toujours entre l'écuyer et le prétendu routier et jamais il ne lui vint à la pensée qu'un coeur de jeune fille aimante battait sous cet accoutrement masculin. Néanmoins, l'ayant un jour surprise, prosternée devant un crucifix et dans une attitude de dévotion qui attestait des sentiments religieux excessifs, il ne put s'empêcher de lui dire:

—Tu crois donc en Dieu?

—En Dieu, monseigneur! et qui refuserait d'y croire?.

—Trop d'ingrats, répondit l'écuyer. Mais quand on croit en Dieu, on craint de l'offenser.

—Aussi est-ce ma crainte la plus vive.

Jean de Ganay sourit, et ce sourire fit monter le pourpre aux joues de la jeune fille.

—Comment, reprit le vicomte, allies-tu la crainte de Dieu à tes relations avec des misérables perdus de vices et de débauches?

A cette question, le visage de Guyonne passa du pourpre au cramoisi et des larmes brûlantes étincelèrent au coin de sa paupière.

—C'est d'autant plus étrange, poursuivit le gentilhomme, que tu appartiens à une famille honnête, au milieu de laquelle tu n'aurais dû sucer que de bons principes.

On conçoit le coup que porta à la pauvre Guyonne cette accusation, malheureusement justifiée par les apparences. Incapable de se contenir davantage, elle éclata en sanglots.

—Allons, ne pleure pas, enfant, dit le vicomte, interprétant maladroitement l'expression de son affliction; sache te repentir et Dieu te pardonnera, comme ceux que tu as offensés sur cette terre t'ont déjà pardonné.

Un pénible soupir fut toute la réponse de la pauvre fille.

L'inculpation qui pesait sur sa tête n'était cependant que le plus minime de ses chagrins; elle avait une croix plus lourde à porter: son aversion pour Chedotel et la passion insensée de ce dernier pour elle.

Cette passion était née le jour même du départ.

Il importe, pour l'intelligence de notre narration, de relater ici quelques événements antérieurs.

Jean de Ganay arraché à la mort par Guyonne, les vêtements du libérateur et du libéré se trouvaient trempés d'eau. L'écuyer ayant changé de costume, fit donner un autre uniforme au faux Yvon. Celui-ci s'empressa de se dépouiller de ses habits humides pour endosser ceux que lui avait apportés le valet du vicomte. Le troc opéré, Guyonne remonta sur le pont, afin d'étendre son sarrau pour qu'il séchât à la brise du soir. Une poche de ce sarrau contenait le billet de Jean de Ganay pour visiter son frère Yvon à la prison de Saint-Malo. Par hasard, cette passe, qui portait simplement le nom de la solliciteuse écrit à l'encre rouge et un cachet aux armes du vicomte de Ganay, par hasard, disons-nous, cette passe vint à tomber de la poche qui la recelait, sur une vergue de rechange, où elle resta toute la nuit. Le lendemain matin Chedotel, en faisant laver le pont, aperçut l'objet, le ramassa, et laissa échapper un blasphème en voyant ce qu'il renfermait. A ce moment, Guyonne revenait chercher son sarrau. Maître Chedotel fut frappé de sa bonne tournure et de sa beauté, dont certaines apparences décelaient une nature féminine. Rapprochant alors ses propres remarques du nom qu'il avait lu sur la passe, il conçut quelques soupçons. L'espionnage lui coûtait peu, il épia le proscrit déguisé et le soir même ses soupçons étaient justifiés. Il connaissait le sexe du numéro 40.

L'idée d'un sentiment généreux ne saurait pas plus germer dans certaines âmes qu'un grain de blé dans du sable; et Chedotel avait une de ces âmes-là. Guyonne ne pouvait être suivant lui, qu'une truande qui, fatiguée de courir les bouges de Nantes ou Saint-Malo, avait voulu transporter sa misérable existence et ses faveurs banales dans un autre hémisphère. Le premier mouvement du pilote fut d'avertir Guillaume de la Roche, afin d'éviter par une incarcération immédiate de la donzelle les désordres que causerait sa présence, si elle venait à être divulguée. Puis une réflexion l'arrêta:

—Hum! fit-il en hochant la tête, ce n'est pas une laideron, Dieu me pardonne! Il y a des formes appétissantes, hum! si nous nous réservions cette poulette…

Un sourire lubrique et un claquement de la langue contre le palais achevèrent la pensée de Chedotel. Mais il ne tarda guère à s'apercevoir qu'il s'était étrangement abusé sur le compte de la jeune fille. A ses infâmes propositions, elle répondit avec une fermeté qui le stupéfia. La résistance transforma le caprice en passion, la passion en délire. Nous ne rapporterons ni ses promesse, ni ses menaces à Guyonne. On a vu de quel crime Chedotel se serait rendu coupable pour assouvir sa brutalité si l'insurrection des condamnés n'avait fait échouer cet odieux attentat. Il est maintenant aisé de concevoir la haine de Guyonne pour le pilote. N'eût-elle pas aimé Jean de Ganay de cet amour enthousiaste et pur que nous avons essayé de peindre, que la sensualité de Chedotel l'eût révoltée. Indifférent, cet homme, brute à face humaine, ne pouvait inspirer que le mépris: mais qu'il aimât ou qu'il détestât, il devait inspirer une haine, un dégoût invincibles.

Pauvre Guyonne! elle s'en voulait souvent de l'aversion que lui causait ce monstre; oui, une heure après la rébellion des bannis, la sainte jeune fille implorait Dieu en faveur du scélérat dont elle avait failli devenir victime! Sa situation était affreuse: aimer et ne pas être connue, détester et être aimée!

Il y a des tortures morales plus cruelles mille fois que les tortures physiques!

Et songer que broyée entre les roues de ce double cylindre qui l'attiraient en sens inverse, elle ne pouvait ouvrir la bouche pour crier grâce ou merci!