The Project Gutenberg EBook of Les Nez-Percés, by Émile Chevalier
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Title: Les Nez-Percés
Author: Émile Chevalier
Release Date: June 14, 2006 [EBook #18585]
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES NEZ-PERCÉS ***
Produced by Rénald Lévesque
LES NEZ-PERCÉS
A M. DUFLOT DE MOFRAS,
L'intrépide voyageur, le savant hydrographe, dont les admirables travaux sur l'Orégon ont, les premiers, initié la France aux richesses naturelles de l'Amérique septentrionale,
L'auteur reconnaissant,
H.-E. CHEVALIER.
Château de Maulnes, août 1562.
LES NEZ-PERCÉS
PAR
ÉMILE CHEVALIER
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 18 A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1867
CHAPITRE PREMIER
POIGNET-D'ACIER—NICK WHIFFLES
—Castors et loutres! voilà un sac qui est tonnerrement lourd, capitaine. Il y a au moins la charge de deux hommes. Tenez, c'est tout au plus si je puis le remuer. Et pourtant Nick Whiffles n'est pas une poule mouillée, ô Dieu, non! Que diable ferez-vous donc de tout cet or-là?
—Soyez sans inquiétude, mon brave, je trouverai aisément son placement, répondit le capitaine en souriant.
—Aisément! aisément! mais il y a là de quoi acheter toutes les femmes de la création, et ce n'est guère ce qui vous tente, vous, car jamais on ne vous a vu tourner les yeux sur une squaw. Ce n'est pas comme mon oncle le grand voyageur dans l'Afrique centrale; lui, il aurait fait dix fois le tour du monde pour rencontrer un beau brin de fille. Il en avait toujours comme ça cinq ou six douzaines à ses trousses, oui bien, je le jure, votre serviteur!
Et Nick Whiffles, abandonnant un gros sac de cuir de buffle qu'il avait vainement essayé de soulever, plongea sa main dans une blague en peau de vison pendue sur sa poitrine, retira une poignée de tabac et s'en bourra la bouche.
—Vous ne l'avez pas connu mon grand-père? demanda-il au bout d'un instant.
—Je croyais que vous parliez de votre oncle?
—Oncle ou grand-père, ça ne fait rien, capitaine. C'était un fameux touriste, comme ou dit aujourd'hui. Il avait un fier cheval, allez! Ensemble ils parcoururent la terre, la mer, tout le globe. Est-ce que vous les avez rencontrés dans vos excursions?
—Non, ami Nick, non, répliqua le capitaine, riant de la franche bonhomie avec laquelle le trappeur débitait ses bourdes.
—Alors, c'est un malheur; car vous étiez fait pour vous entendre avec eux, dit celui-ci d'un ton de regret sincère. Voyez-vous, mon parrain était aussi fort que vous…
—C'était donc votre parrain?
—Ai-je dit parrain?
—Mais il me semble…
—Alors c'est que c'était mon parrain, riposta Nick Whiffles sans sourciller. Il était courageux comme un bison, rusé comme un carcajou; mais pourtant il avait un défaut, un grand défaut de nature: mon oncle manquait de vigueur dans les bras et dans les jambes. Un enfant l'aurait renversé à terre.
—Comment! s'écria Poignet-d'Acier, donnant cours à
un accès d'hilarité.
Comment! tout à l'heure vous disiez qu'il était aussi robuste que
moi!
—Ai-je dit cela? Castors et loutres, je me suis trompé, capitaine! Lui aussi robuste que vous! Peuh! mon grand-père était mou, capitaine! et poltron… poltron! Un lièvre lui aurait fait virer les talons! ô Dieu, oui!
Là-dessus, l'honnête trappeur porta sa gourde à ses lèvres et but une copieuse gorgée.
—Délicieux whisky! dit-il en faisant
voluptueusement claquer sa langue
contre son palais, délicieux! On n'en fait pas de meilleur au
fort
Columbia. Encore une gobe que ces vermines d'Indiens ne me voleront
pas.
Voulez-vous y goûter, capitaine?
Poignet-d'Acier fit avec la tête un geste négatif.
—Voyons, Nick, il faut nous hâter, dit-il ensuite.
—Comme de raison, capitaine. Mais, je l'avoue, ce coquin de sac est trop lourd pour mes épaules.
—Prenez-en un autre; je transporterai celui-ci.
—Ah! vous, c'est différent. Je ne sais pas ce que vous ne feriez pas, capitaine; vous êtes le plus vigoureux, le plus habile, le plus infatigable de tous les chasseurs du Nord-Ouest. Ce sera une maudite perte pour nous autres francs trappeurs quand vous serez parti, et les gens de la compagnie de la baie d'Hudson seront, bien capables d'allumer un feu de joie, car vous leur avez donné fièrement du fil à retordre. A votre place, je ne les quitterais pas comme ça, moi. Ont-ils un peu cherché à vous assassiner, hein? Depuis Pad et Joe [1]…
[Note 1: Voir la Tête-Plate.]
—Bon, bon! laissons cela, interrompit brusquement Poignet-d'Acier, dont le front se rembrunit aussitôt, comme si ces réminiscences lui eussent été pénibles.
—A votre aise, capitaine. Je me tais sur ce chapitre, quoique j'en aurais long à dire. Mais ça n'empêche pas que ça me peine de vous voir partir comme ça! Je m'étais fait à vous comme à mes chiens, et je m'en vais maintenant être tout aussi désorienté que la première fois que j'ai quitté les établissements [2].
[Note 2: Les trappeurs du Nord-Ouest nomment établissements les lieux habités par les gens civilisés.]
—Pourquoi ne m'accompagneriez-vous pas?
—Pourquoi? pourquoi? répliqua le trappeur en secouant la tête; ah! c'est que Nick Whiffles ne peut pas plus se passer du désert que le désert ne peut se passer de Nick Whiffles, ô Dieu, non! Qui est-ce qui tiendrait les Peaux-Rouges en respect si je m'en allais? Qui est-ce qui délivrerait le pays des coyotes, des ours gris et de tous les damnés serpents à sonnettes qu'on découvre à chaque pas? Non, capitaine, non je ne peux pas abandonner comme ça les territoires de chasse. Quand je le ferai, ce sera pour monter là-haut, chez notre Maître à tous. D'ailleurs je n'aime ni vos villes, ni vos hommes civilisés. On y trouve plus d'hypocrisie et de méchanceté que parmi les Indiens. Les premiers ne tuent pas toujours par le corps comme les seconds, mais ils assassinent, ils torturent chaque jour par l'esprit, et cela avec impunité sans que la loi les poursuive, sans que l'opinion publique les mette au pilori. Au contraire, quand un blanc a bien volé ses semblables, en usant de finesse et en ne froissant pas trop ce que vous appelez des lois, quand il a fait sa fortune au préjudice d'autrui par la médisance, la calomnie, en ruinant des familles, réduisant le père et la mère à la mendicité, les fils à l'opprobre, les filles à la prostitution, on l'approuve, on le louange, on l'admire, on lui accorde des honneurs, des récompenses, des statues! Ça peut paraître beau, mais ça n'est pas juste et ça ne me va pas. Voilà, capitaine, pourquoi je préfère demeurer au milieu des sauvages. Et puis, ma foi, quand on a une carabine à la main, quelques livres de poudre et de plomb dans sa gibecière, et la liberté d'aller où l'on veut, je ne vois pas trop ce qu'on pourrait désirer. Est-ce que la terre ne vous fournit pas toujours un coin de gazon pour en faire votre matelas, et est-ce que le beau ciel, avec ses millions d'étoiles, n'est pas une couverture splendide pour vous abriter? Ah! capitaine, c'est une bonne et joyeuse vie que la vie que nous menons ici! Vous vous ennuierez vite quand vous serez rentré au Canada, c'est moi qui vous le dis; oui bien, je le jure, votre serviteur!
Nick Whiffles décocha cette tirade tout d'une haleine, sans permettre à son interlocuteur de l'arrêter. Aussi, en terminant, éprouva-t-il le besoin de se lubrifier le gosier.
—Est-ce que vous n'êtes pas de mon avis, capitaine? dit-il après avoir donné une tendre caresse à son flacon.
—Vous pouvez avoir raison, dit Poignet-d'Acier en se promenant pensivement dans la pièce où se passait cette scène.
C'était une grande salle oblongue qui semblait avoir été taillée dans le roc vif. Ses parois, d'un ronge terne, annonçaient une formation porphyritique. Pour tout ameublement elle avait une table carrée, des bancs grossiers et quelques caisses en bois de cèdre. Des armes, carabines, fusils doubles, pistolets, couteaux, harpons, arcs, flèches, étaient fixées en trophées à la muraille, le long de laquelle s'étalaient plusieurs sacs en cuir de grande capacité.
Chacun de ces sacs était, gonflé par les objets qu'il contenait et fermé hermétiquement. Aux quatre coins on voyait un large cachet de cire rouge représentant un chien rongeant un os avec cette devise à l'exergue:
Je
Svis Vn Chien Qvi Ronge un O
En
le rongeant, je prends mon repos.
Vn
temps viendra, qui n'est pas venv,
Que
je mordray qui m'avra mordv.
Cet emblème et ces vers étaient la reproduction exacte d'une inscription qui existe encore au-dessus de la porte d'une maison de la rue Buade, à Québec[3].
[Note 3: Voir la Huronne. Chapitre VIII.]
Une lampe en terre rouge éclairait la chambre souterraine, qui n'avait aucune fenêtre et dans laquelle on remarquait deux portes en face l'une de l'autre.
—Raison! répondit le trappeur à Poignet-d'Acier, je crois bien que je pourrais avoir raison. Est-ce que Nick Whiffles n'a pas toujours raison? Je vous dis que vous reviendrez dans la Colombie, capitaine, et vous y reviendrez. Mais, à votre place, moi, je ne retournerais même pas au Canada. Vous voulez faire la guerre aux Anglais, faites-la donc ici. Avec cet or que vous avez extrait des mines du mont Sainte-Hélène, vous seriez à même de fonder une société plus puissante que celle de la baie d'Hudson, et vous chasseriez ces brigands d'Anglais du pays quand vous le voudriez. A quoi bon, je vous le demande, aller au Canada? Votre or ne vous y servira pas à grand'chose, car vos ennemis ont là, dans leurs citadelles et dans leurs forts, des troupes nombreuses et aguerries auxquelles il vous sera peut-être bien difficile de résister. Quelles ressources, quels hommes aurez-vous à leur opposer? Nos compatriotes ne sont sans doute pas aussi bien préparés à la révolte que vous vous l'imaginez. Ce n'est pas que je veuille médire des Canadiens-Français. Castors et loutres, pour courageux et hardis, ils le sont; ce sont aussi les plus intrépides chasseurs du désert. Ils dirigent leurs canots mieux que qui que ce soit au monde, et comme tireurs, il n'y a guère que Nick Whiffles qui puisse les égaler; mais voyez-vous, capitaine, je les connais, les Canadiens-Français, tout Irlandais que je suis Dans leurs villages, sous la main de leurs prêtres, ils ne valent pas une vieille chique (excusez l'expression). Aujourd'hui ils seront avec vous, et demain, ils marcheront contre vous, si leur curé le commande. Dans notre île, en Irlande, c'est la même chose. Dans mon temps, moi aussi j'ai voulu faire des révolutions. Ça m'a presque valu la corde. On ne m'y reprendra plus, ô Dieu non! Suivez mon conseil, capitaine; moquez-vous des Anglais du Canada, et la guerre, une guerre à mort à ceux de la baie d'Hudson! Oh! pour cela, vous pouvez compter sur moi, ma carabine et mes chiens; deux fines bêtes qui ont horreur des Anglais comme un chat de la moutarde, vous savez!
Cette comparaison du bon trappeur amena un sourire
sur les lèvres de
Poignet-d'Acier.
—Je vous suis reconnaissant de votre proposition, Nick, repartit-il, mais je ne puis pour l'instant l'accepter. Plus tard… car vous avez dit vrai, je reviendrai. Mes pressentiments m'en avertissent. Oui, je reverrai encore le désert. Pour le moment, il faut se rendre là-bas et faire un effort. Mon devoir, ma vengeance me l'ordonnent! Je réussirai. N'ai-je pas cet or qui aplanit tous les obstacles? cet or que j'ai cherché si longtemps, dont la découverte a coûté la vie aux seules créatures qui m'aient sincèrement aimé, et dont l'extraction, l'amoncellement dans ces caves ont encore exigé tant de peines, tant de misères et tant d'années, car voilà plus de dix ans que j'ai perdu Jacques et cette pauvre Indienne… Enfin je tiens ce métal si convoité, je le tiens! tous ces sacs en sont pleins. Il y en a la pour des millions de dollars. Dans deux heures le navire que j'ai acheté à des pécheurs yankees mettra à la voile, et dans quelques mois le capitaine Poignet-d'Acier redeviendra Villefranche, l'ex-notaire de Montréal, l'ennemi juré de toute la race anglo-saxonne!
En articulant ces paroles, l'aventurier avait oublié la présence de Nick Whiffles; il s'était animé, ses yeux étincelaient; la colère, la colère sourde, violente, accentuait vivement ses traits: les poings crispés, le corps frémissant, frappant le sol du pied, il était terrible à voir.
—M'est avis tout de même que vous allez les entortiller dans un tas de damnées petites difficultés, capitaine, dit Nick qui l'avait examiné une minute en silence.
—Je veux les expulser de toute l'Amérique du Nord, s'écria véhémentement Poignet-d'Acier, et si ce n'est à coups de fusil, ce sera à coups de bâton. Ils paieront pour toutes les infamies dont ils nous ont abreuvés depuis qu'ils se sont emparés du Canada.
—Mais seul, comment ferez-vous? hasarda le trappeur.
—Seul! répéta le capitaine avec un rire sardonique, te figures-tu donc que je sois seul avec cela?
Et il frappa du bout de sa carabine sur un des sacs de cuir qui sonna bruyamment.
—Oui, reprit-il, avec cela on n'est jamais seul; on commande des légions, des armées, des empires, l'univers! J'aurai des soldats; j'en aurai tant que je voudrai au Canada, aux États-Unis, partout. Et si je ne puis triompher par la force ouverte, les conjurations, les sociétés secrètes ne me donneront-elles pas la victoire? Allons, allons, Nick Whiffles, ayez confiance en moi. J'ai ce qu'il faut pour vaincre, je vaincrai. Mais ne perdons pas davantage notre temps à jaser. L'heure de la marée approche, je veux lever l'ancre à son retour. Ainsi, dépêchons-nous d'embarquer les sacs. Surtout faites toujours bien attention que les matelots ne se doutent pas que c'est de l'or. Nous serions sûrs d'une révolte à bord avant huit jours, si…
—Soyez tranquille, capitaine. On les a tellement grisés, qu'ils sont tous couchés dans l'entrepont, vos matelots. Il n'y a que les engagés et moi qui sachions ce que renferment ces poches de cuir. Houp! en voilà une qui pèse au moins deux cents livres!
—Faut-il vous aider à la charger?
—Oh! que non, capitaine, ce serait bien le diable si Nick Whiffles ne parvenait pas à mettre un pareil fardeau sur son dos, répondit le trappeur en s'arcboutant pour placer un des sacs sur son épaule.
—Y est-il? demanda Villefranche.
—Oui, répliqua Nick, mais c'est un peu dur. Les cailloux m'entrent dans les chairs comme des clous. Dire qu'on se donne tant de mal pour des bêtises comme ça! ajouta-t-il en aparté.
—Ainsi, dit Poignet-d'Acier, vous vous rappelez mes instructions?
—Parfaitement, capitaine. Je descendrai les sacs au bâtiment, et je les remettrai à Louis-le-Bon qui les arrimera.
—C'est cela; mais vous suivrez le sentier à gauche, près de l'ancienne entrée du souterrain.
—Celle que vous avez bouchée en 1822 avec Jacques?
—Celle-là même.
—Les Indiens ont dû avoir joliment peur quand ils ont entendu l'explosion; car vous aviez fait jouer une mine, n'est-ce pas, capitaine? On m'a conté cela dans le temps au fort Caoulis.
—Oui, mais hâtez-vous, dit Villefranche d'une voix brève, comme si ce souvenir lui était importun.
Le trappeur soupesa deux ou trois fois le sac pour l'assujettir plus solidement sur son omoplate, prit sa carabine à la main, examina l'amorce, et sortit de la salle en fredonnant le refrain de la chansonnette:
Ann, Mary-Ann… etc.
Ayant traversé un long couloir faiblement éclairé par quelques fissures pratiquées ça et là entre les rochers, il arriva au bout de cinq minutes à l'entrée de la caverne. Elle ouvrait sur un ravin profondément encaissé entre des masses de porphyre et était masquée par d'épais buissons de houx.
En débouchant, Nick Whiffles jeta un coup d'oeil rapide dans le ravin, pour s'assurer que personne ne l'observait, puis il remonta d'un pas agile l'escarpement, malgré la pesanteur de sa charge.
On était alors au commencement de l'automne. Il faisait beau, quoique le ciel fût marqueté par un réseau de petits nuages blancs comme le lait, qui se pourchassaient d'orient en occident. Une riche prairie étalait comme un cachemire de l'Inde ses brillantes couleurs au sommet de la falaise. Mille plantes odoriférantes embaumaient l'air, et des oiseaux, tapis sous les feuilles mordorées des arbres, ramageaient joyeusement, remplissant l'espace de leurs notes cristallines.
—Et dire qu'il y a des gens qui préfèrent l'atmosphère écoeurante des villes et leur bruit discordant à ces enivrantes senteurs, à cette harmonieuse musique! pensait le trappeur, en s'avançant de toute la vitesse de ses grandes jambes vers un gros cap au delà duquel l'oeil planait sur un magnifique cours d'eau, lequel, embrasé par les chauds rayons du soleil, ressemblait à une immense cuve d'or en ébullition.
Tout à coup, et tandis que Nick Whiffles terminait sa réflexion, un cri aigu on plutôt un hurlement sinistre frappa son oreille. Il s'arrêta, arma sa carabine sans déposer son sac, et s'approcha du bord du cap. Au premier cri avaient succédé des clameurs épouvantables, que redisaient en lugubres échos les rochers du voisinage. Puis on entendit des plaintes déchirantes, des imprécations en français, en anglais, en indien; puis des détonations successives et le fracas d'un combat acharné.
Le trappeur arriva à l'extrémité d'une plate-forme étroite, d'où la vue plongeait perpendiculairement sur le fleuve. Un spectacle étrange, hideux, se présenta soudain à lui.
A cent pieds au-dessous de la pointe qu'il occupait, se balançait coquettement un joli brick de cinq à six cents tonneaux. Une nuée de canots, faits avec des troncs d'arbre, des peaux de buffle, ou même des nattes de jonc, entouraient ce brick. Les canots étaient montés par de grands Indiens osseux, tout nus, couverts de peintures effroyables, avec des colliers de griffes d'ours ou de coquillages à leurs cous, et des anneaux ou des os de poisson passés dans la cloison du nez. Pour armes ils avaient des arcs, des flèches, des massues, des lances, des javelots. La plupart portaient au bras gauche un bouclier ovale; quelques-uns étaient munis de carabines; tous avaient les cheveux relevés au sommet de la tête, serrés au moyen d'une corde, et retombant en une grosse touffe semblable à la queue d'un cheval sur leurs épaules cuivrées. Leurs embarcations se pressaient de plus en plus autour du navire, sur lequel ils faisaient pleuvoir une grêle de flèches. Plusieurs même, s'accrochant aux chaînes d'ancrage et aux porte-haubans, commençaient à l'escalader et assommaient à coups de tomahawks les malheureux matelots qui, attirés par le bruit, se montraient aux ouvertures des écoutilles.
Surpris par cette attaque imprévue et presque tous avinés, ceux-ci songeaient à peine à se défendre, et périssaient misérablement sans avoir recouvré leur raison. Quelques-uns cependant, réfugiés sur le gaillard d'arrière, faisaient bonne contenance et répondaient vaillamment aux agresseurs.
—Les Nez-Percés! Ours et buffles! le bâtiment est perdu, murmura Nick Whiffles en apercevant les Indiens. Je cours prévenir Poignet-d'Acier, car, par malheur, il a fait enivrer ses gens, à l'exception du capitaine et du second, pour qu'ils ne fussent pas témoins de l'embarquement de cet or, et ils seront incapables de résister.
Il jeta son sac à terre, le cacha sous des débris de niche et revint précipitamment à la caverne.
—Qu'y a-t-il? Qu'avez-vous? interrogea Poignet-d'Acier, en le voyant entrer tout effaré.
—Les Nez-Percés ont assailli votre brick! Ils sont plus de deux cents!
—Qu'allons-nous faire? répondit Nick.
CHAPITRE II
POIGNET-D'ACIER.—NICK WHIFFLES.—OLI-TAHARA.
—Les Nez-Percés ont assailli le brick! répéta l'aventurier en tressaillant d'étonnement.
—Oui, capitaine; je viens de les voir, ils étaient en train de monter à l'abordage.
—Mais comment, comment cela?
—Ma foi, je l'ignore; tout ce que je puis vous dire, c'est qu'en arrivant au-dessus du gros cap, j'ai entendu des cris, et puis j'ai aperçu ces vermines qui tuaient nos gens.
—Qui les tuaient, tandis que le brick a du canon à son bord!
—Vous savez bien que, d'après votre ordre, on avait enivré les matelots.
—Mais le capitaine, le second, et, Louis-le-Bon, et nos trappeurs?
—Ah! eux, c'est différent; ils se battent comme de beaux diables sur le tillac. Ça ne leur servira guère, à moins d'un prompt secours, car…
—Combien, dites-vous, sont ces sauvages?
—Plus de deux cents, capitaine, ô Dieu oui!
—Deux cents! Mais par quel moyen ont-ils pu surprendre le bâtiment?
—Oh! fit Nick, ça n'a pas dû être difficile. Ils seront arrivés durant la nuit, se seront cachés dans les îles voisines, et, au jour, ils auront tout d'un coup cerné le vaisseau. Peut-être bien aussi qu'ils ont des complices parmi les hommes de l'équipage.
—Non, tous les hommes me sont dévoués, dit Poignet-d'Acier. Il faut aller à leur aide: les armes pendues à cette muraille sont chargées. Prenez-en autant que vous en pourrez porter, et suivez-moi.
Après cet ordre donné d'un ton ferme et qui déjà ne trahissait plus aucune indécision, le capitaine passa à sa ceinture plusieurs pistolets dont il renouvela les amorces, saisit un fusil à deux coups, et sortit avec Nick Whiffles de la chambre souterraine.
Un quart d'heure ne s'était, pas écoulé lorsqu'ils atteignirent la petite esplanade dont nous avons parlé dans le chapitre précédent. Depuis la retraite du trappeur le tableau avait singulièrement changé d'aspect. A présent les canots étaient vides et amarrés, les uns aux flancs du brick, les autres à la poupe des premiers. Ainsi attachés, ils couvraient littéralement le fleuve aussi loin que le rayon visuel pouvait s'étendre, car pendant l'absence de Nick, une nouvelle escadrille d'embarcations était venue renforcer celle qu'il avait d'abord distinguée. Tous ces bateaux, peints de couleurs tranchantes et décorés à leur poupe d'un hibou les ailes déployées, avaient une apparence fantastique et redoutable, qu'assombrissaient encore les légions de sauvages dont le navire était encombré. On eût dit, à les voir se démener, gesticuler, vociférer, une bande de démons vomis par l'enfer. Non-seulement ils envahissaient, le pont d'une extrémité à l'autre, mais ils chargeaient les agrès du vaisseau au point que les mâts en pliaient. Autour des écoutilles, la presse était plus compacte. Ils se foulaient, se bousculaient et se battaient souvent mortellement pour pénétrer dans l'entrepont, d'où ils ne ressortaient plus, une fois entrés. Aux trous réservés aux cabillots le long du bastingage, ils avaient attaché les malheureux marins qui, revenus de leur ébriété, contemplaient avec effroi ce hideux spectacle. Leur sort ne pouvait être douteux; ils seraient emmenés par les Peaux-Rouges, scalpés, puis brûlés à petit feu, après avoir essuyé d'horribles cruautés. Les cadavres du capitaine et de quelques autres blancs, qu'on apercevait dépouillés de leurs chevelures, sur la dunette, et contre lesquels les vainqueurs exerçaient encore leur barbarie disaient assez qu'il ne serait pas fait de quartier aux prisonniers.
Tapi avec Nick derrière un rocher, Poignet-d'Acier considérait attentivement cette scène affreuse. Ils étaient tout au plus à une demi-portée de fusil du brick. Mais, quoiqu'ils pussent saisir parfaitement tous les détails du drame, ils échappaient entièrement à la vigilance inquiète des Indiens qui, de temps en temps levaient les yeux du côté du cap, comme s'ils appréhendaient la venue d'un ennemi.
—Les vermines! dit Nick Whiffles, je gagerais que c'est par hasard qu'ils ont découvert le navire. Ils étaient sans doute partis pour une expédition contre les Seummaques ou les Clallomes, ô Dieu oui!
—Vous n'y êtes pas, dit Poignet-d'Acier, ils sont en guerre avec les Chinouks. Je l'ai appris par Oli-Tahara. Je savais même que les deux tribus devaient se rencontrer dans ces parages; mais je ne pensais pas que les Nez-Percés pussent arriver avant demain, sans quoi j'aurais levé l'ancre hier.
—Mais, capitaine, allez-vous les laisser égorger ainsi tout votre monde, piller le vaisseau, et peut-être bien l'incendier?
—Non, répliqua résolument le chasseur.
—Alors, repartit Nick, je m'en vas commencer par faire parler la poudre, oui bien, je le jure, votre serviteur!
—Gardez-vous-en bien! fit vivement Poignet-d'Acier, en abaissant la carabine que le trappeur allongeait par-dessus la roche pour tirer.
—Pourtant…, insista-t-il surpris.
—Pas encore, pas encore! Les coquins sont descendus dans l'entrepont, ou probablement ils se gorgent de viandes et de liqueurs, suivant leur habitude. Tout à l'heure ils seront ivres. Alors, nous aviserons, vous comprenez?
—Oh! tout à fait, capitaine; vous parlez comme un livre. C'est comme mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique centrale; il disait…
—Chut! dit Poignet-d'Acier, se couchant à terre et collant son oreille contre le roc; chut! il me semble entendre un piétinement dans la ravine.
—Un piétinement dans la ravine! est-ce que ce serait une nouvelle troupe de ces nègres rouges?
—Silence donc, ami Kick!
Les deux aventuriers se turent, retinrent leur respiration et écoutèrent pendant une minute.
De la fondrière où se trouvait l'orifice de la caverne, venait en effet un son sourd comme celui produit par la marche d'un grand nombre d'hommes sur un sol excavé. On le percevait distinctement à travers les glapissements du fleuve autour des canots, et le vacarme des Indiens sur le brick.
—Ce ne sont pas des Nez-Percés, dit Poignet-d'Acier, car le bruit s'élève du nord, et ces sauvages n'oseraient pas se hasarder sur les territoires de chasse des Chinouks.
—Alors ce seraient les Chinouks eux-mêmes, repartit Nick.
—Ou peut-être un parti de Clallomes.
—Des Clallomes! que diable voudraient-ils?
—Ne sont-ils pas en guerre avec ces brigands de Nez-Percés?
—Oui, mais vous oubliez leur amour pour Merellum, depuis la mort de Ouaskèma. Ils savent que je l'ai enlevée, que je veux la ramener aux établissements, et ils ont juré de me la ravir.
—En ce cas, dit Nick, ils se joindront à nous, puisque la petite est sur le navire que les Nez-Percés ont attaqué.
—Hum! n'y comptez pas, répondit Poignet-d'Acier en tendant son regard vers la ravine. Pauvre Merellum! ajouta-t-il un instant après avec un accent désolé; Pauvre Merellum! Qu'est-elle devenue dans cette bagarre? Ils l'auront souillée ou tuée, car on ne la voit pas paraître. Ah! je ne sais quel sort infernal m'a été jeté à ma naissance; mais toutes les femmes que j'aime font mon malheur, et je fais le malheur de toutes celles qui m'aiment. Quelle épouvantable destinée! Allons! allons… pas de faiblesse! je n'appartiens plus à l'amour, plus à l'affection; mais je me dois à la vengeance! oh! oui, à la vengeance! Et tant que j'aurai un souffle de vie, ce sera pour crier malédiction sur les Anglais!
—Capitaine, dit Nick, ils approchent. Si j'allais faire une petite reconnaissance?
—Non, répondit Poignet-d'Acier, qui avait instantanément refoulé ses émotions avec cette facilité qu'ont les gens habitués à se commander; non, j'irai moi-même. Veillez ici. Et surtout ne tirez pas, nous serions perdus, ajouta-t-il en se glissant à plat ventre vers le ravin.
—Perdus! perdus! Oh! il y aurait bien encore moyen de se dépêtrer de cette maudite difficulté, surtout si j'avais ici mes chiens que j'ai laissés au fort Vancouver. Une sottise de ma part; je n'en fais jamais d'autres, ô Dieu non!
Après ce jugement, plus que modeste, porté sur sa personne, Nick Whiffles s'allongea sur la roche et se remit à observer les Indiens qui commençaient à sortir de l'intérieur du bâtiment et sautaient sur le pont avec des contorsions inimaginables et en poussant des cris assourdissants.
—Les vermines! s'en donnent-ils du plaisir! marmottait Nick. Mais vous payerez les violons, mes drôles! Ah! si le capitaine avait voulu, je vous ferais danser une autre danse que celle-là! C'est moi qui vous le dis! Mais il a des idées à lui, le capitaine! Comprend-on qu'il souffre que ces ivrognes lui boivent tout son rhum,—un vrai rhum de la Jamaïque, encore!—au lieu de les soûler avec l'eau de la Colombie, ce qui ne coûterait ni grand'peine, ni grand plomb! A nous deux, je suis sûr que dans deux heures nous aurions nettoyé le navire de toutes ces ordures! Mais qu'est-ce que j'entends? On dirait qu'on m'appelle…
Se tournant du côté de la fondrière, il aperçut le capitaine qui lui faisait signe d'approcher.
Le trappeur se hâta d'obéir.
Il rejoignit son compagnon sur le bord de la pente.
—Nous sommes sauvés, lui dilt celui-ci, en indiquant du doigt une longue file de sauvages qui cheminaient au fond du ravin en portant des canots sur leurs épaules.
—Les Chinouks! exclama Nick.
—Oui, les Chinouks, commandés par Oli-Tahara. Le voilà, en tête de la colonne, monté sur son buffle blanc.
—Oh! je le reconnais bien, capitaine. Mais pensez-vous qu'il nous prête son appui?
—J'en suis sûr, ami Nick. D'abord vous savez qu'il est en hostilité avec les Nez-Percés, qui ont ruiné les loges des Chinouks sur la rivière Caoulis, et puis il m'a témoigné de l'amitié du jour où il a tué Ouaskèma, en voulant la délivrer d'un carcajou qui s'était élancé sur elle, près du ruisseau où j'ai découvert la mine d'or.
—Je m'en souviens, capitaine, je m'en souviens.
—Tenez, Oli-Tahara nous a remarqués. Il nous fait des signes; descendons vers lui.
Les deux aventuriers se précipitèrent en bas de l'escarpement, après avoir élevé les bras en l'air et croisé les mains au-dessus de leurs têtes, pour annoncer leurs intentions pacifiques. Cependant, malgré cette déclaration, quelques flèches furent décochées contre eux. Aucune heureusement ne les atteignit, et ils arrivèrent, sains et saufs, en avant de la troupe, près d'un homme de haute taille qui montait un bison blanc, à la crinière épaisse, bouclée, noire comme le jais.
C'était Oli-Tahara ou le Dompteur-de-Buffles, fils d'un Canadien-Français et d'une Indienne tête-plate, et chef suprême de la grande tribu des Chinouks, cantonnée le long de la rivière Colombie, dans l'Amérique septentrionale.
Tandis que ses subordonnés n'avaient pour tout vêtement que la kalaquarte, court jupon en fibres d'écorces de cèdre, Oli-Tahara portait, comme Poignet-d'Acier et les chasseurs blancs du Nord-Ouest, une tunique en peau de bête fauve brodée avec des piquants de porc-épic, des mitas ou jambières en cuir d'orignal et des mocassins, sur lesquels étaient figurées de véritables mosaïques en verroterie ou ouampums.
Il avait la tête nue, les cheveux redressés comme un panache et plantés, depuis le sommet du front, jusqu'au-dessous de la nuque, de plumes d'aigle, emblème de sa dignité.
Des pistolets d'arçon pendaient à sa ceinture; sur son dos se balançait une longue carabine à la crosse enrubannée et garnie de plumes de colibris. Dans sa main droite il faisait tournoyer un lourd tomahawk en forme de croissant, fixé à son poignet par un cordeau de ouatap et armé à son centre d'un fer de lance gros, court, et tranchant. Sa main gauche tenait un calumet dont le tuyau était entouré de deux peaux de serpent entrelacées et le fourneau en talc vert, décoré d'hiéroglyphes.
Pour diriger son buffle, qu'il manégeait du reste à merveille, il n'avait d'autre aide que ses jambes.
—Sois le bien venu, mon frère, dit-il en, présentant, son calumet au capitaine.
Poignet-d'Acier prit la pipe, tira trois bouffées qu'il exhala vers le soleil levant et la rendit au métis.
Celui-ci l'aspira trois fois à son tour, chassa la vapeur dans la même direction, et, sans mot dire, offrit le calumet à Nick Whiffles. Le trappeur l'accepta, poussa trois fois aussi de la fumée à l'est et remit l'instrument à Oli-Tahara.
Désormais les deux chasseurs étaient sacrés pour toute la bande chinouks.
—Bien des lunes se sont écoulées, la neige a blanchi la terre et la verdure l'a rhabillée depuis que le Dompteur-de-Buffles n'a vu son frère, le grand chef blanc, dit le Bois-Brûlé [4] en tendant la main à Poignet-d'Acier.
[Note 4: Nom que les Canadiens-Français ont donné aux métis à cause de la couleur de leur peau.]
—Oui, répliqua ce dernier, je ne l'ai pas rencontré aussi souvent que je l'aurais voulu, car je t'estime; tu es brave, tu es habile, tu es digne de commander la noble tribu des Chinouks.
Cette adroite flatterie eut tout le succès qu'en attendait le capitaine. Oli-Tahara, les narines gonflées, l'oeil étincelant de plaisir, tourna la tête vers les guerriers pour voir l'effet qu'avait produit sur eux le compliment de Poignet-d'Acier, réputé dans tout le désert américain, de la baie d'Hudson au Pacifique, et des Grands-Lacs jusqu'au mont Saint-Elias, limite des possessions russes, comme le plus intrépide voyageur qui eût jamais parcouru ces immenses solitudes.
—J'ai besoin de tes services, mon frère, reprit aussitôt le capitaine.
—Je te les donnerai volontiers dès que je serai de retour d'une expédition que les vaillants chinouks ont entreprise contre les Nez-Percés, ces lâches fils d'esclaves qui ont envahi et dévasté nos loges, alors que nous étions allés faire la récolte des racines de ouappatous.
—C'est précisément, au sujet des Nez-Percés que je réclame ton concours.
—Oui bien, je le jure, votre serviteur! appuya Nick, qui s'impatientait du silence forcé auquel l'obligeaient ces préliminaires.
—Que mon frère parle; l'oreille d'Oli-Tahara est ouverte à ses discours, dit tranquillement le métis.
—Les Nez-Percés, répliqua Poignet-d'Acier, ont attaqué un navire qui m'appartient. Ils ont égorgé ou réduit en captivité mes gens, et, en ce moment, enivrés d'eau-de-feu, ils dansent et chantent sur le pont du vaisseau.
—Où est ta maison de bois flottante? demanda le Dompteur-de-Buffles avec un calme inaltéré.
—A deux mille pas d'ici.
—Les Nez-Percés sont-ils nombreux?
—Plus de deux fois cent.
—Et ils ont des canots?
—Oui.
—Que mon frère attende, dit le métis. Oli-Tahara va tenir un conseil avec les chefs des valeureux Chinouks.
Il s'éloigna, rassembla autour de lui quelques Indiens, délibéra avec eux pendant cinq minutes et revint près des chasseurs blancs.
—Mon frère, dit-il à Poignet-d'Acier, tu marcheras avec moi.
Ayant dit, il sauta à terre et son buffle se mit paisiblement à brouter l'herbe.
Cependant les Peaux-Rouges se formèrent en trois détachements: l'un retourna sur ses pas, un autre continua d'avancer dans le ravin; le dernier, sous les ordres d'Oli-Tahara, et guidé par Poignet-d'Acier, monta la côte en prenant l'esplanade pour but de sa marche.
Le plan du Dompteur-de-Buffles était fort simple. Il voulait attaquer les Nez-Percés par trois points à la fois: en tête, en flanc et en queue. La fondrière n'était autre chose qu'un ancien lit de la Colombie desséché, ou canon. L'arc décrit par ce canon n'avait guère qu'un demi-mille de développement. Ainsi, chacun des partis devait gagner son poste à peu près en même temps. Du haut de l'esplanade, le chef donnerait un signal convenu à l'avance et les engagements auraient lieu simultanément.
Déjà la troupe d'Oli-Tahara atteignait le faîte de la colline. Couchés à terre, de peur d'être aperçus par leurs ennemis, les Chinouks rampaient, sans bruit vers les crêtes de la falaise. Ils supputaient intérieurement le nombre des chevelures qu'ils enlèveraient aux Nez-Percés, et tous se promettaient de leur faire payer cher les rapines dont ils les accusaient. Poignet-d'Acier, Oli-Tahara, Nick Whiffles n'étaient plus qu'à quelques pieds de l'esplanade. Ils distinguaient les canots des Nez-Percés et la flèche du grand-mât du brick. Leurs carabines étaient prêtes. Ils allaient en presser la détente et avertir par là les Chinouks que l'heure des représailles avait sonné, quand une explosion formidable, et qui secoua le cap comme un tremblement de terre, vint glacer de terreur les assaillants. Excepté Oli-Tahara et les deux aventuriers, tous les autres, saisis d'une terreur panique, soudaine, irrésistible, se levèrent et se jetèrent pêle-mêle dans la fondrière avec des hurlements désespérés.
En moins d'une minute, il n'y en eut plus un seul sur l'esplanade.
—Ah! s'était exclamé Poignet-d'Acier en entendant l'effrayante détonation; ah! les misérables, ils ont fait sauter le navire!
Et ses regards avides fouillaient à travers les nuages de fumée qui s'élevaient de la rivière au-dessous d'eux. Des hurlements de douleur retentissaient sur la grève. C'était une horrible cacophonie, des plaintes déchirantes, des lamentations à briser le coeur le plus dur.
Peu à peu, lorsque les tourbillons de vapeur se furent dissipés, un théâtre épouvantable de désolation s'offrit aux yeux. La rivière était jonchée de fragments de bois et de débris de cadavres pantelants. Ses eaux étaient teintes de sang. Elles charriaient, au milieu de charpentes, d'instruments de toute sorte, des corps mutilés: les uns décapités, les autres amputés d'un ou de plusieurs membres; ceux-ci morts, ceux-là vivant encore et disputant leur existence aux flots. Il y en avait dont les vêtements avaient pris feu et qui brûlaient sur l'abîme liquide en essayant de se hisser sur quelque madrier. Les Peaux-Rouges étaient mêlés aux Visages-Pâles, et tous ceux qui respiraient cherchaient à se sauver les uns par les autres. Ils s'accrochaient à tout, les Indiens aux blancs, les blancs aux Indiens, même aux tronçons humains et sanglants qui surnageaient encore. Là aussi, le mourant saisissait le vif, se cramponnait à lui, fichait ses ongles dans ses chairs, l'arrêtait entre ses dents quand les mains lui manquaient, et l'entraînait fatalement avec lui dans le gouffre inexorable.
Pour compléter cette sombre peinture, les vautours, si nombreux dans ces contrées, accoururent de tous les points de l'horizon, et, sans être intimidés par les clameurs des victimes de la catastrophe, ils fondirent sur elles, qu'elles fussent animées ou inertes, se plantèrent des bandes sur les têtes, sur les épaules, lacérant les faces, crevant les yeux et joignant leurs piaillements sinistres aux râlements d'agonie de tous les malheureux blessés.
Poignet-d'Acier et Nick Whiffles s'étaient empressés de descendre sur la plage pour tâcher d'en secourir quelques-uns. Mais le courant à cet endroit était impétueux. Tous les canots avaient été mis en pièces ou disperses par l'explosion, et le fleuve ne rejetait sur le rivage que des cadavres, bientôt bientôt scalpés par les Chinouks, revenus de leur effroi, et rassemblés maintenant en groupes au bord de la Colombie.
—A moi! à moi! Nick Whiffles! cria tout à coup un blanc, qui luttait de toutes ses forces avec un Indien à une centaine de pas de la rive.
Le Peau-Rouge l'avait étreint par-dessous les aisselles et ne voulait pas le lâcher, malgré les rudes coups de coudes que l'autre lui assénait dans la poitrine, car il paralysait ses mouvements et devait infailliblement le noyer avec lui, si le blanc ne parvenait pas à s'en débarrasser.
—A moi, Nick! à moi! au secours! répéta-t-il d'un ton défaillant.
—Castors et buffles! je reconnais cette voix-là, dit le trappeur, c'est celle de Louis-le-Bon! On ne peut le laisser mourir comme ça! Cette vermine d'Indien va le faire caler! Oh! je ne supporterai pas ça. Je n'aime pas à répandre le sang, ô Dieu non! mais ma foi, tant pis!
E prononçant ce monologue, Nick épaulait sa carabine. Il ajusta le Nez-Percé qui s'attachait au corps de Louis-le-Bon, fit feu, et le crâne du sauvage vola en éclats.
L'infortuné ne proféra pas un soupir; ses nerfs se détendirent, il flotta un instant sur l'eau et puis s'enfonça pour ne plus reparaître, pendant que Louis-le-Bon nageait rapidement vers la plage.
—Merci, ami Nick, tu m'as tiré une fameuse épine du pied, dit-il en serrant la main du chasseur.
—Tu pourrais dire du dos, ça serait plus juste, mon
cousin, répliqua
Nick avec un accent narquois qui lui était particulier.
—Que s'est-il passé? intervint Poignet-d'Acier.
—Ah! capitaine, des choses à faire frémir.
Et il raconta que les Nez-Percés, ayant, surpris le navire, l'avaient envahi, puis, qu'ils s'étaient enivrés et avaient, par mégarde, mis le feu à un tonneau de poudre en voulant brûler de l'eau-de-vie à la manière des trappeurs canadiens.
—Quel saut, capitaine! s'écria-t-il en terminant. Parole, je ne croyais plus remettre la patte sur le plancher des…
—Et Merellum! interrompit Poignet-d'Acier.
—Ah! pour elle, la chère enfant du bon Dieu! je crains bien…
Et Louis-le-Bon essuya une larme avec le revers de sa main calleuse.
—Elle est morte, n'est-ce pas? dit le capitaine d'un ton altéré.
—Hélas! fit son interlocuteur en levant les yeux au ciel.
—Encore une espérance de déçue, une haine de plus pour grossir le poids de mes haines contre l'Angleterre, mâchonna Poignet-d'Acier en regardant, avec une sorte de colère, la Colombie qui achevait d'emporter les derniers vestiges de ce terrible accident.
Après une minute de muette contemplation, l'aventurier passa la main sur son front, puis il se redressa, calme, impassible. Cet homme énergique, qui réunissait en lui toutes les forces que la nature accorde à ses créatures les plus privilégiées, avait pris une nouvelle détermination.
S'adressant aux deux trappeurs:
—J'ai résolu, leur dit-il, de retourner à Québec par terre pour y fréter un autre navire. Quoique le voyage soit de deux mille lieues, j'aime mieux l'entreprendre immédiatement que d'attendre au printemps prochain le retour des vaisseaux américains qui font la traite sur la côte du rio Columbia, car peut-être ne trouverais-je pas un bâtiment à acheter. Une chance comme celle que j'ai eue à la saison dernière ne se rencontre pas deux fois de suite. Vous, Nick, et vous, Louis-le-Bon, consentirez-vous à m'accompagner?
—Jusqu'aux établissements, ça me va, capitaine, répondit le premier, mais au delà, ô Dieu non!
—Et moi je dis comme mon cousin Nick, ajouta le second.
Poignet-d'Acier s'approcha alors d'Oli-Tahara:
—Mon frère, lui dit-il, les Nez-Percés sont cause de la mort de Merellum, la fille chérie de Ouaskèma, tu te rappelles? Elle était à bord de ce vaisseau qu'ils ont fait sauter. Je te laisse le soin de la venger!
—Si les Nez-Percés ont causé la mort de Merellum, Oli-Tahara ne reposera pas sa tête sous un wigwam, tant que soufflera un des lâches descendants de cette infâme tribu, répliqua le chef d'une voix tonnante. Mais pourquoi mon frère ne vient-il pas avec nous mettre le feu à leurs loges?
—Mes affaires m'appellent vers l'est, repartit le capitaine.
—Que Yas-soch-a-la-ti-yah soit propice à mon frère! Mais que mon frère se souvienne d'Oli-Tahara, car il est son ami. Il a juré sur le sang de Ouaskèma de le servir, et il tiendra son serment.
—Je te remercie, dit Poignet-d'Acier. Dans douze lunes, nous nous reverrons. N'oublie point Merellum! Adieu!
Après ces mots, le chasseur blanc et le Dompteur-de-Buffles échangèrent une poignée de main, puis le premier, suivi des deux trappeurs, remonta le cours de la Colombie, tandis que l'autre s'apprêtait à la traverser avec ses guerriers.
CHAPITRE III
UN MARIAGE CHEZ LES NEZ-PERCÉS
Un mois avant ces événements mémorables qui agirent si puissamment sur les destinées des Nez-Percés, un mariage s'était célébré dans le principal village de cette tribu. Molodun, le Renard-Noir, chef renommé par son courage et son habileté, épousait Lioura, la Blanche-Nuée, vierge aussi réputée pour sa beauté que Molodun l'était pour sa valeur.
Le village des Nez-Percés était situé à trente milles environ du fort anglais de ce nom, sur le bord de la partie du rio Columbia appelée la Grande-Combe, entre les rivières Voila-Voila au sud, et Saaptim au nord. A cette époque, c'est-à-dire en 1834, il se composait de trois ou quatre cents huttes, distribuées sans ordre dans une plaine stérile bordée à l'ouest par des prairies mouvantes, entrecoupées de lacs d'eau saumâtre, et fuyant à l'est, vers une région volcanique horriblement convulsionnée.
Les habitations étaient en boue, recrépies avec de la fiente de buffle. Elles affectaient la forme d'un carré long, percé à son extrémité supérieure pour livrer issue à la fumée. Des peaux de bison séchées au soleil tenaient lieu de portes. Des canots en écorce ou creusés dans des troncs d'arbre, au moyen de cailloux rougis au feu, des harpons, des filets en corde de ouatap; des armes de chasse et de guerre; de longues lignes faites avec des joncs étaient étalés pêle-mêle devant les huttes, autour desquelles on voyait circuler des troupes d'hommes entièrement nus, de femmes à à demi vêtues et d'enfants des deux sexes dans l'appareil le plus primitif. Tous étaient généralement beaux et bien faits, quoique défigurés par une profusion de peintures multicolores et des ornements grossiers en os, en corne, en minéral, qui descendaient parfois jusque sur leur poitrine. Des bandes de chiens sales et décharnés vaguaient librement à l'entour des cabanes, près desquelles on remarquait encore, attachés à des pieux, des chevaux d'une race petite, mais vigoureuse et pleine d'ardeur, qui hennissaient bruyamment et cherchaient à briser leur longe.
Comme le soleil touchait à son méridien, quatre jeunes gens arrivèrent, par quatre chemins différents, sur la place du village, sorte de carré, ayant deux cents pas sur chaque côté.
C'était
Iribinou, l'Ours-Gris;
Vomotiroe, le
Ravisseur-de-Scalpes;
Micamopou, la
Flèche-Infaillible;
Molodun, le
Renard-Noir.
Les trois premiers étaient armés d'un arc en corne de mouton des montagnes et d'une seule flèche. Nul habillement ne cachait leurs membres musculeux, oints de graisse, comme ceux des lutteurs antiques.
En débouchant sur la place, tous les quatre coururent ensemble à un gros tas de gypse qu'on avait amoncelé au milieu et s'y roulèrent à qui mieux mieux pendant quelques minutes. En se relevant, ils étaient blancs comme la neige. Une foule de curieux s'était assemblée sur la place. Elle poussa des cris de joie. Alors les quatre jeunes gens ramassèrent, près de la couche de gypse, quatre masques qui y avaient été déposés et s'en couvrirent le visage. Ces masques faits avec de l'écorce de platane étaient exactement semblables, ce qui acheva de rendre les Indiens méconnaissables, car ils avaient à peu près la même taille.
Cela fait, ils se rangèrent devant la porte d'une maison. A travers cette porte entre-bâillée, se projeta un bras charmant quoique brun. Il tenait un sac de peau d'antilope à demi ouvert. Chacun des sauvages plongea la main dans le sac et en retira un caillou qu'il montra, sans le regarder, aux spectateurs. Trois de ces cailloux étaient gris, le quatrième noir. Il appartenait à Vomotiroe, le Ravisseur-de-Scalpes. Le bras avait aussitôt disparu et la cabane s'était refermée.
Les jeunes gens laissèrent retomber leurs masques.
Vomotiroe a perdu! dirent-ils d'une seule voix.
Celui-ci n'articula pas une parole; mais, fronçant les sourcils et se mordant les lèvres de dépit, il se planta sur le seuil de la porte de la hutte, le bras droit tendu et le caillou noir, que le sort lui avait donné, maintenu entre le pouce et l'index.
Ses compagnons, ou plutôt ses rivaux, allèrent se poster à cinquante pas de lui, bandèrent leurs arcs et y ajustèrent leurs flèches. Chacune des flèches se distinguait par un empennement particulier. Ils devaient tirer tour à tour. Celui qui toucherait le caillou épouserait la vierge retirée dans la loge devant laquelle se passait cette scène; mais celui qui, par malheur, atteindrait le porteur de la cible deviendrait l'esclave de ce dernier. Dans le cas où deux ou trois des adversaires frapperaient le caillou noir, on recommencerait la partie, en s'éloignant, chaque fois, de deux pas du but, les conditions restant toujours les mêmes, à savoir: la fille pour le vainqueur, l'esclavage pour le maladroit qui blesserait celui que la fortune n'avait pas favorisé dans le choix des lots. (On conçoit que le sac renferme autant de cailloux que de concurrents, et que les filles attendent généralement qu'elles en aient plusieurs avant de se décider à servir d'enjeu.)
Tels sont les préliminaires d'une cérémonie nuptiale chez les Nez-Percés. Ce n'est pas tout, car nous verrons bientôt que ce qui suit est plus bizarre encore.
Iribinou, l'Ours-Gris, tira le premier comme le plus âgé; sa flèche siffla dans l'air, effleura le pouce de Vomotiroe et s'enfonça dans la porte de la cabane, d'où jaillirent des éclats de rire ironique.
L'Ours-Gris était mis hors de lice. Il s'empressa de se sauver; mais il fut relancé par les huées de la multitude, qui lui aurait même donné la chasse et lui aurait fait payer cher son inhabileté, si la curiosité ne l'avait retenue sur la place.
Micamopou, la Flèche-Infaillible, vint ensuite. Des murmures flatteurs partis de la foule l'accueillirent. On comptait probablement qu'il remporterait la victoire. Il se campa d'un air fier et assuré, en véritable conquérant, sourit à ses approbateurs, visa une seconde et lâcha son trait. Mais à ce moment même, une bouffée de vent souleva un tourbillon de gypse et le poussa dans les yeux de Micamopou. Cette circonstance fâcheuse lui fit faire un léger mouvement, la flèche dévia de quelques lignes et perça l'index d'Iribinou, qui exhala un hurlement de triomphe, s'élança sur le maladroit, lui arracha violemment l'anneau qu'il avait au nez, et lui fit, avec la flèche qu'il avait retirée de son doigt blessé, une profonde incision cruciale sur l'épaule.
Ce sont là les signes du servage chez ces peuplades.
D'assourdissantes clameurs de mépris s'élevèrent autour du malheureux Micamopou. Les femmes et les enfants lui jetèrent de la boue et des ordures. Et, malgré les invectives dont on l'accablait, il fut obligé de s'accroupir au centre de la place, jusqu'à ce qu'il plût à son maître de l'emmener.
Celui-ci s'était remis en position, et tenait, de nouveau, le caillou noir entre ses doigts ensanglantés.
Molodun, le Renard-Noir, éleva lentement son arc à la hauteur de ses yeux. En le faisant, il tremblait un peu. L'attention de la foule était puissamment excitée. C'est que Molodun était le dernier rejeton d'une longue suite de guerriers illustres chez les Nez-Percés. Quoique âgé de vingt-cinq hivers à peine, il s'était déjà rendu redoutable à leurs ennemis les Pieds-Noirs et les Chinouks, qui ne prononçaient son nom qu'avec terreur. Vingt chevelures pendues dans sa cabane disaient éloquemment sa valeur. Son cou, ses épaules, ses bras, ses jambes étaient rayés de colliers de griffes d'ours, et son arc était fait avec la dent d'un narval qu'il avait tué lui-même dans une excursion à la baie d'Hudson. Cette particularité ajoutait à sa renommée, car on sait que le narval inspire aux tribu sauvages de l'Amérique du Nord un effroi superstitieux Du reste, Molodun, le Renard-Noir, était doué d'un beauté rare, bien que sa taille fût gigantesque, il mesurait six pieds de hauteur, mais ses proportions étaient admirablement prises. Elles annonçaient la force jointe à l'agilité, l'ardeur du sang unie à son abondance. Les lignes de son visage ne manquaient ni de noblesse ni d'agrément. Cependant il avait les lèvres un peu grosses et les narines fort développées, indice certains d'une nature inflammable et sensuelle. Ses yeux pétillants, pleins de feu, confirmaient dans cette opinion.
La couleur foncée, presque noire de sa peau, avant qu'il l'eût blanchie dans la couche de gypse, lui avait valu son nom.
Si Molodun était ému en apprêtant son arme, il recouvra bien vite son sang-froid. Sa flèche partit l'on entendit un son sec, et elle tomba avec le caillou noir aux pieds d'Iribinou, qui s'empressa d'aller prendre son esclave et de partir avec lui, tandis que la foule acclamait tumultueusement l'heureux Molodun.
On le prit, on le hissa sur les épaules, et on le porta à un ruisseau où quatre vigoureux Indiens le plongèrent à diverses reprises. Quand il fut bien lavé, on le transféra dans une loge en forme de rotonde. Elle ne recevait de l'air que par la porte. Un grand feu était allumé à l'intérieur et y répandait une fumée qui eût asphyxié tout autre qu'un Peau-Rouge. Autour de ce feu chauffaient de gros cailloux. Les quatre Indiens entrèrent dans la hutte avec Molodun. On leur passa des vases en écorce remplis d'eau, et ils fermèrent hermétiquement la porte; puis, sur les cailloux rougis à blanc, ils versèrent l'eau, qui dégagea d'épaisses vapeurs. Ce procédé fut renouvelé pendant une heure. Ensuite le jeune chef, baigné de transpiration, sortit brusquement de la loge aux Sueries [5] et courut se jeter de nouveau dans le ruisseau.
[Note 5: C'est le terme employé par les Canadiens-Français.]
Il y demeura seul pendant dix minutes, après quoi il se rendit à la cabane qu'il avait coutume d'habiter et s'y tint, sans boire ni manger, pendant deux jours et deux nuits.
Durant ce temps, la hutte devant laquelle avait eu lieu le tir des prétendants ne fut pas ouverte. Mais aux sons et aux chants qui s'en échappèrent, il était facile de juger qu'on y faisait fête.
Le soir du deuxième jour, comme le soleil se couchait dans un lit de pourpre et d'azur, Molodun quitta son wigwam.
Se tête était ornée de plumes d'aigle, et sa longue chevelure, peignée avec soin, flottait en ondes épaisses jusqu'à ses pieds. Une peau de caribou, blanchie à la pierre-ponce et enjolivée de broderies en rassade était gracieusement drapée comme un manteau sur ses épaules.
Le sagamo ne portait aucune arme; néanmoins, dans ses mains il tenait des couvertes écarlates qu'il avait troquées avec les chasseurs blancs contre les produits de sa chasse, des colliers de ouampums et de tiacomoshak, des robes d'hermine, de renard argenté, et son grand arc en dent de narval, mais sans une seule flèche.
Les couvertes, les colliers, les pelleteries étaient des présents de noce pour sa fiancée, la belle Lioura, la Blanche-Nuée; l'arc était destiné au père de celle-ci. Ce n'était pas sans regret que Molodun s'en séparait, car lui aussi croyait à sa vertu magique; mais le père de Lioura l'avait exigé en échange de la main de sa fille, et l'amour du jeune homme pour Lioura avait triomphé de sa répugnance à se dessaisir d'un objet aussi précieux.
Molodun s'achemina vers la loge de la Blanche-Nuée.
En y arrivant, il déposa ses présents à la porte et frappa avec la paume de la main droite.
—Le coyote! le coyote! crièrent aussitôt plusieurs voix de femmes à l'intérieur de la hutte.
Il frappa une seconde fois.
—Le coyote! le coyote! répétèrent les voix avec irritation.
—Ce n'est plus le coyote, dit-il; c'est Molodun, le chef aimé des Nez-Percés, qui a battu ses rivaux et qui vient réclamer Lioura, la vierge que son coeur a choisie.
—Mais, fut-il répondu d'un ton moqueur, qu'est-ce qui prouve que le coeur de Lioura a choisi Molodun?
—Molodun est prêt à subir les épreuves auxquelles Lioura voudra le soumettre.
—Que Molodun essaye d'entrer.
Alors le sagamo tira la porte à lui. Elle céda. Et, dans la hutte, il put voir une douzaine de jeunes filles échevelées, les vêtements en désordre, qui brandissaient, qui un javelot, qui une pique, qui une flèche, qui un couteau de silex. Furieuses, elles le reçurent l'insulte et la menace à la bouche. Derrière elles apparaissait Lioura, plus furieuse, plus menaçante que les autres.
Molodun devait l'enlever à ses compagnes. Ce n'était pas une tâche facile, car il lui fallait d'abord dénouer; et dévider, sans le briser, un interminable lacis de ouatap, que les jeunes squaws avaient enchevêtré, comme des rets, entre les pieux auxquels était fixée la porte en cuir de buffle.
Sans prendre garde aux injures et aux coups de ces mégères, Molodun se mit bravement à l'oeuvre. Malgré l'obscurité île la nuit qui tombait, rapidement, malgré la lutte qu'il avait à soutenir, malgré le brouillamini des cordes, il parvint à délier le filet, et s'avança dans la loge où régnaient des ténèbres impénétrables. Son succès fut salué par un redoublement de cris. Toutes les femmes se précipitèrent comme des furies sur lui, le lardèrent avec leurs armes, l'égratignèrent avec leurs ongles, le mordirent à belles dents et lui firent cent plaies, cent contusions, jusqu'à ce qu'il eût réussi à saisir Lioura et à l'emporter sur la place, où les Indiennes le poursuivirent encore à coups de pierres.
Lioura ne demeurait pas inactive. De ses pieds, de ses poings elle meurtrissait son ravisseur, le traitant de lâche, de loup-cervier, et se débattant de toutes ses forces pour échapper à ses étreintes.
Mais Molodun semblait insensible aux reproches comme aux blessures. Continuant agilement sa course du côté du ruisseau, il s'y plongea sans hésiter avec son cher fardeau, nagea à l'autre rive, aborda et se dirigea vers les bois.
Si, malgré la profondeur de la nuit, il eût pris une des compagnes de Lioura pour elle, la première serait devenue sa femme, car les sorciers nez-percés auraient jugé qu'Atalapas ou l'Être-Créateur l'avait voulu ainsi.
Dès qu'ils eurent franchi le cours d'eau, Lioura changea de manières. Se pendant mollement au cou de Molodun, et caressant de la main ses cheveux humides, elle sécha son visage sous des baisers brûlants.
Cependant elle ne soufflait pas une parole et le sagamo arpentait la forêt avec la vélocité de l'antilope. Son coeur battait haut, sa respiration était haletante, ses membres frissonnaient et il allait toujours devant lui, sans dévier de sa route.
Nonobstant son jeûne prolongé; ses fatigues, le sang qu'il perdait par les coupures dont les jeunes filles l'avaient labouré, il fit de la sorte quatre lieues sans broncher, sans reprendre haleine.
Il parvint à la porte d'une cabane construite avec des branchages, dans une clairière, l'ouvrit, déposa Lioura sur une couche de mousse et se laissa choir.
Molodun était épuisé. Mais s'il se fût arrêté avant d'atteindre la loge nuptiale, il eût perdu tous les avantages qu'il avait précédemment remportés, et sa fiancée aurait été libre de retourner chez ses parents.
En tombant, il s'était évanoui. Quand il reprit connaissance, il vit Lioura agenouillée à côté de lui et pansant délicatement ses blessures avec des herbes aromatiques.
Le jour avait succédé à la nuit.
Molodun ne pouvait faire un mouvement. Ses membres étaient rigides. Il avait la tête lourde, les lèvres enflammées par une fièvre intense. Il demanda à boire.
La jeune squaw lui servit une tasse d'eau de riz sauvage coupée avec du sucre d'érable. Il but délicieusement ce breuvage rafraîchissant et la remercia par un regard humide d'amour.
—Mon maître est-il content de la Blanche-Nuée? demanda-t-elle.
—Molodun l'aime depuis deux hivers, il est heureux que la Blanche-Nuée soit devenue sa femme.
—Il n'a jamais aimé qu'elle? interrogea Lioura en fixant sur lui un regard scrutateur.
Le sagamo tressaillit, et sa femme poursuivit d'un ton qu'elle s'efforçait vainement de rendre calme:
—Molodun a aimé une autre femme. Il l'aime peut-être encore. Lioura l'a appris la nuit dernière dans un songe. Elle a vu cette femme qui a le visage pâle, et qui commande les Clallomes depuis la mort de Ouaskèma. Et l'Esprit du songe lui a dit que cette femme serait fatale à Molodun s'il ne l'amenait comme esclave à Lioura.
—L'Esprit, du songe a dit vrai, répondit le chef. Molodun a aimé une squaw blanche. Mais elle l'a repoussé; il ne l'aime plus.
A cette imprudente déclaration, un éclair de courroux brilla sur le visage de l'Indienne.
—Si, dit-elle, Molodun ne l'aime plus, il cédera à
la prière de la
Blanche-Nuée.
Et comme il ne répliquait pas, elle ajouta:
—Lioura aime son maître. Elle sait que cette face pâle lui sera funeste. Voilà pourquoi elle la demande au Renard-Noir.
—Il la donnera à Lioura, repartit le sagamo en fermant les yeux.
Il s'endormit sans remarquer l'expression féroce qui scella, un instant, la physionomie de la jeune femme dès qu'il eut fait cette promesse, dont ses sens affaiblis ne lui permirent pas alors de bien comprendre l'importance.
Au bout de quinze jours, Molodun fut guéri. Il rentra au village avec Lioura. Les Nez-Percés se préparaient à une grande expédition contre les Chinouks qui les avaient fréquemment attaqués en les accusant d'avoir ravagé leurs cantonnements. Deux cents guerriers entrèrent en campagne. Ils s'embarquèrent sur la Colombie dans leurs canots de troncs d'arbre et descendirent à toute vitesse vers l'embouchure du fleuve.
Ils étaient commandés par Molodun.
Avant de partir, Lioura lui avait dit entre deux baisers:
—Souviens-toi, mon cher seigneur, que tu as juré de me ramener la squaw blanche!
—J'ai juré et je tiendrai ma parole, ô ma douce amie! répondit le sagamo, tout entier sous l'empire de l'amour dont l'avait enivré la belle Indienne depuis leur mariage.
Le trajet, des Nez-Percés s'effectua sans incident digne d'être rapporté, de la rivière Saaptim jusqu'au cap de la Roche-Rouge, à vingt milles environ de l'estuaire du rio Columbia.
Mais, à cette place, un canot qu'on avait dépêché en avant pour reconnaître la côte, vint annoncer qu'un gros navire, appartenant aux Visages-Pâles, était amarré derrière une île voisine. Les éclaireurs déclarèrent, en outre, qu'il y avait fort peu de monde à bord du vaisseau. C'était une nouvelle agréable pour les Nez-Percés. Le bâtiment devait constituer une excellente prise. Ils résolurent de s'en emparer. Malheureusement, le hasard, qui favorise souvent les mauvais desseins aussi bien que les bons, servit les sauvages à souhait. Le navire était ce brick où Poignet-d'Acier voulait embarquer les trésors qu'il avait recueillis dans les mines de la Caoulis. Se défiant des matelots, il avait ordonné qu'on les grisât pour qu'ils n'assistassent pas au transport des sacs d'or sur le vaisseau. Les sauvages eurent donc bon marché de l'équipage, quoique le capitaine, son second et quelques trappeurs dévoués à Poignet-d'Acier se fussent défendus comme des lions.
Monté un des premiers à l'abordage, le Renard-Noir entra dans une cabine pour la piller. Mais, après avoir enfoncé de son genou robuste la porte de cette cabine, il ne fut pas peu surpris d'y trouver la femme blanche à laquelle obéissaient les Clallomes.
—Merellum! s'écria-t-il en se jetant sur elle.
La jeune fille tenta de le repousser. Efforts inutiles. Il lui lia les pieds et les mains, la bâillonna, l'enveloppa dans une couverture, la prit entre ses bras comme un paquet, redescendit dans son canot en appelant à lui deux Indiens dont il se croyait sûr et fit force rames vers l'île que ses gens et lui avaient quittée un quart d'heure auparavant.
Au moment où ils débarquèrent, le brick sauta avec un vacarme comparable à la décharge simultanée de vingt pièces d'artillerie.
CHAPITRE IV
MERELLUM
Le cap de la Roche-Rouge, au pied duquel avait eu lieu l'explosion, se dresse, comme je l'ai dit, à quelques lieues seulement de l'embouchure du rio Columbia ou rivière Colombie, sur le territoire de ce nom, à l'ouest des Montagnes-Rocheuses, par le 47° de latitude nord. Le cours d'eau, qu'il serait plus convenable d'appeler fleuve que rivière, peut avoir en cet endroit quatre à cinq milles de large. Il est littéralement parsemé d'îles, d'îlots et de bancs de sable, les uns mouvants, les autres fixes. Ces sables et ces îles hérissées de rochers à fleur d'eau, nommés chicots par les Canadiens-Français, rendent son parcours excessivement dangereux. De plus, la violence des eaux, la fréquence des tempêtes dans ces parages, le peu de certitude des sondages, ont acquis; l'estuaire de la Colombie une sinistre renommée chez les navigateurs.
En amont du cap de la Roche-Rouge, entre une large batture, dans laquelle il plonge sa base, et la pointe Astoria, sur l'autre rive du fleuve, on voit un archipel verdoyant, tout panaché de beaux arbres et festonne par de longs roseaux et des joncs qui ont quelquefois plus de cent pieds de longueur, avec lesquels les Indiens fabriquent leurs lignes à pêcher. Le brick se trouvait à une courte distance de cet archipel, qui avait servi à abriter les Nez-Percés pendant qu'ils complotaient sa capture.
Ce fut dans une des îles dont il se compose que Molodun, le Renard-Noir, conduisit Merellum.
Il venait d'atterrir avec ses gens et de déposer la jeune fille sur le gazon, quand le navire vola en éclats.
Le bruit foudroyant de la détonation les terrifia. Croyant qu'elle était due à une cause surnaturelle et que la mort allait les saisir, les Nez-Percés se laissèrent tomber sur le sol, en baissant la tête et croisant les mains sur leurs yeux, comme faisaient jadis les Égyptiens à l'approche d'un ennemi invincible.
Ils demeurèrent sans bouger dans cette posture pendant près d'une heure.
Merellum elle-même était tremblante et pensait que sa dernière heure allait sonner. Elle appartenait cependant à la race blanche. Des Canadiens établis dans la Colombie, lui avaient donne le jour. Mais ils étaient morts pendant sa plus tendre enfance. Une Indienne clallome, Ouaskèma, l'avait adoptée et élevée jusqu'à l'âge de dix ans. Alors, Ouaskèma fut tuée accidentellement, disaient, les uns, volontairement, disaient les autres, par Oli-Tahara, le Dompteur-de-Buffles, qui en était amoureux et jaloux[6]. Merellum lui succéda au commandement des Clallomes, et, malgré son extrême jeunesse, les gouverna avec prudence pendant plusieurs années. Au bout de ce temps, Poignet-d'Acier, qui l'avait prise en affection et qu'elle chérissait à l'égal d'un père, lui offrit de l'emmener avec lui au Canada. Merellum s'ennuyait au désert. Le sang de ses pères parlait en elle. La proposition du capitaine fut acceptée avec bonheur. Mais il n'était pas facile de la mettre à exécution. Les Clallomes tenaient à leur souveraine. Ils voyaient d'un mauvais oeil ses rapports avec Poignet-d'Acier. C'était, prétendaient-ils, le méchant génie de leur tribu. Ouaskèma l'avait aimé, et Ouaskèma avait payé de son existence cette passion désapprouvée par l'Esprit-Suprême. Aussi les Clallomes surveillaient-ils de près le capitaine. Cependant Merellum et lui parvinrent, à tromper leur vigilance; la jeune fille fut embarquée et cachée à bord du brick, dans la nuit qui précéda le jour où il devait partir, et, sans l'attaque des Nez-Percés, elle abandonnait pour toujours peut-être ses trop fidèles sujets.
[Note 6: Voir la Tête-Plate.]
A l'époque où nous la retrouvons, Merellum, la Petite-Hirondelle avait une vingtaine d'années. Elle était blanche comme le lait, et à peine une légère teinte rosée colorait ses joues. Ses traits n'étaient point réguliers, mais ils plaisaient dans leur ensemble par l'expression de douceur et de bienveillance qu'on y lisait. Une chevelure superbe, dans laquelle elle aimait à se draper comme dans un manteau; de beaux yeux bleus, ordinairement rêveurs, mais qui pouvaient s'animer et darder des éclairs au moment du péril, achevaient d'en faire une des créatures exceptionnelles dont l'influence magnétique, inanalysable, s'impose despotiquement à ceux qui les entourent. Elle avait d'ailleurs une taille au-dessous de la moyenne; quoique d'un dessin correct, ses membres étaient grêles. Enfin, au premier aspect, elle vous semblait d'une délicatesse souffreteuse. Mais cette apparence était décevante, décevante comme l'air de nonchalance qui caractérisait habituellement son visage. Sous une enveloppe chétive, Merellum cachait une âme finement trempée; et, sous sa carnation satinée, se déployait un réseau de muscles et de nerfs dont la flexibilité et la solidité eussent fait envie à un gladiateur romain. En un mot, elle était brave comme l'aigle, souple comme la panthère; mais elle ne résistait pas aux fatigues prolongées. A un moment donné, les forces de son corps et de son esprit la trahissaient. Le ressort se détendait brusquement, et elle n'était plus qu'une enfant faible, endolorie, cherchant le repos. La prostration durait peu toutefois, surtout si des circonstances nouvelles, pressantes, changeaient le cours de sa vie. Une contre-réaction s'opérait bientôt en elle, et Merellum reprenait sa fermeté, sa vaillance. Les émotions aiguës l'agitaient comme un courant électrique; et quand on la croyait chancelante, elle se relevait tout à coup galvanisée, prête à recommencer la lutte, à affronter les dangers avec un redoublement d'énergie.
Au moment de son enlèvement, Merellum était vêtue d'une tunique en peau d'élan, frangée avec des passementeries écarlates et enrichie de broderies en grains bleus d'aioqua. Des mocassins élégants emprisonnaient ses pieds mignons, une sorte de béret, en fibres d'écorce de cèdre, était coquettement posé sur sa tête et laissait courir sur ses épaules les ondes de son opulente chevelure.
En abordant, on lui avait enlevé le bâillon qui couvrait sa bouche.
La première, elle revint de la stupeur que lui avait causé l'explosion du vaisseau.
Se tournant du côté de Molodun avec un regard dédaigneux, elle lui dit ironiquement:
—Merellum croyait que le Renard-Noir était plus brave que les vils esclaves dont il est le chef; mais elle s'est trompée. Le Renard-Noir n'a pas plus de courage que les hiboux que sa tribu a choisis pour emblème. Il lui faut plus de deux fois cent guerriers pour prendre une femme, et, quand il l'a en son pouvoir, après s'en être emparé par la ruse, il fuit devant ses ennemis comme un chevreau devant les chiens. Le Renard-Noir est un lâche!
A cet outrage, Molodun se redressa, transporté de fureur.
—La Petite-Hirondelle a la langue trop longue,
s'écria-t-il, le
Renard-Noir la lui rognera et la donnera à manger aux
volverennes.
—Si la langue de la Petite-Hirondelle est trop longue, celle du Renard-Noir est trop courte, car il n'a pas osé dire à la Nuée-Blanche qu'il l'avait épousée par dépit de ce que la Petite-Hirondelle avait méprisé son amour, répliqua hardiment Merellum.
—Tu mens, face pâle maudite! je ne t'aime pas, je ne t'ai jamais aimée! reprit le chef en grinçant des dents.
—Ah! ah! je mens! tu dis que je mens, fils de louve! Et Merellum avec un rire moqueur; tu dis que je mens! Et qui donc a offert en présent à la Petite-Hirondelle cette robe de peau de daim que je porte? N'est-ce pas le Renard-Noir?
Le sarcasme alla droit au coeur du sagamo; il bondit comme s'il eût été mordu par une vipère.
Les deux Indiens qui l'avaient accompagné l'examinaient avec une surprise mêlée de défiance, car ils ne l'avaient jamais vu aussi patient. Ses indomptables colères étaient même, si je puis m'exprimer ainsi, proverbiales dans la tribu.
Cependant un orage, terrible s'amassait dans le coeur de Molodun; à ses traits contractés, ses lèvres frémissantes, ses narines largement dilatées, aux veines énormes qui, comme des cordes bleuâtres, grossissaient à ses tempes, il était facile de prévoir que la tempête ne tarderait pas à éclater avec une violence d'autant plus grande qu'elle aurait été plus longtemps concentrée.
Il pétrissait le soi sous ses pieds, et rayait avec ses ongles le manche de son tomahawk.
Loin d'intimider Merellum, cette irritation semblait lui plaire. Elle jouait avec elle comme une chatte avec une panthère.
—Eh bien! dit-elle en riant, n'ai-je pas dit vrai? La langue du Renard-Noir n'est-elle pas trop courte? Elle ne peut pas répondre. Que dirait la Nuée-Blanche si elle savait que le Renard-Noir a donné cette robe à la Petite-Hirondelle?
C'en était trop; Molodun, fou d'exaspération, poussa un hurlement féroce, et, brandissant sa massue, il se rua sur la jeune fille pour l'en frapper.
Calme et toujours souriante, elle attendait le coup mortel sans faire un mouvement pour l'éviter, mais un des Nez-Percés arrêta le bras du chef.
—Mon fils oublie que cette face pâle ne lui
appartient pas, dit le
Peau-Rouge.
Molodun bondit sur lui-même, et tournant sa rage contre le téméraire, il lui lança le tomahawk à la tête. Par bonheur, l'autre se jeta à terre, et l'arme alla briser une pointe de rocher, à vingt pas de distance.
Le sauvage s'était relevé avec une merveilleuse impassibilité! C'était un vieillard blanchi par les hivers et que sa sagesse avait mis en honneur chez les Nez-Percés.
—Que Molodun, dit-il froidement, apaise le bouillonnement de son sang et qu'il ouvre ses oreilles aux discours de la prudence. Le buffle, une fois échauffé par l'animosité, perd sa force et son habileté. Il en est de même de l'homme. Mon fils veut-il m'écouter?
Parle donc, dit le chef d'un ton sombre, en fixant sur Merellum des regards durs comme des flèches de métal.
—Vieux chêne décrépit, toi qui as si bonne mémoire,
souviens-toi,
cria-t-elle à l'Indien, de rapporter à la Nuée-Blanche que la
Petite-Hirondelle est parée d'une belle robe de peau d'élan dont
le
Renard-Noir lui a fait cadeau.
—Tais-toi, pie babillarde, ou je t'écrase le crâne avec mon talon, vociféra Molodun en levant le pied sur elle.
Mais Merellum poursuivant ses sarcasmes:
—C'est bien ainsi que je t'avais jugé, quand tu rôdais autour de mon wigwam, et que tu te traînais à mes genoux en me demandant mon amour! Tu me menaces, parce que je suis attachée, incapable de te répondre! Mais ose donc me délier les pieds et les mains! Ose me prêter une arme, et je te ferai fuir, comme un poltron, avec ces deux coyotes! Oui, je ferai cela, moi, une femme! et j'appellerai mes esclaves pour qu'ils scalpent vos chevelures, que j'enverrai à ton épouse, la Nuée-Blanche! Oh! la malheureuse, qui s'est mariée à ce carcajou!
Molodun n'aurait pu entendre la moitié de ces sanglantes injures sans y mettre un terme en tuant celle qui les proférait, si ses compagnons ne l'eussent entraîné à quelques pas, où ils l'entretinrent un instant.
Tu sais, lui dit le vieillard, que tu as promis cette face pâle à ma fille Lioura.
—Oui, appuya l'autre, tu as promis de la ramener prisonnière à ma soeur; elle n'est donc pas à toi, mais à ta femme, la Nuée-Blanche, qui en fera son esclave ou la sacrifiera à Scoucoumé, s'il lui plaît.
—Puisque le père et le frère de mon épouse le veulent ainsi, qu'ils partent avec ma captive, moi j'irai rejoindre mes guerriers, répliqua le chef d'un ton sombre.
Craignant qu'il ne revînt sur son consentement, les deux autres se hâtèrent de transporter Merellum dans le canot.
Pendant qu'ils remontaient péniblement le fleuve, elle cria à Molodun:
—Renard-Noir, tu as la finesse d'un lynx; ce que tu fais là est bien fait. La Petite-Hirondelle le récompensera en disant à ta femme comme tu l'aimes, et en lui montrant cette magnifique robe, don d'un précieux amour.
Quand le canot eut disparu, le sagamo se frappa la poitrine et poussa une exclamation rauque. Puis il se promena un moment sur la grève, en réfléchissant profondément. Sa démarche était saccadée, il allait par soubresauts. Tout en lui dénotait, une agitation extraordinaire. Il aimait Merellum! Et cet amour qu'il s'était flatté d'avoir étouffé venait de se réveiller. La beauté de la jeune fille, la disparité de sa couleur avec celle des Indiennes, sa hardiesse, tout, jusqu'aux injures dont elle l'avait flagellé, concourait à rallumer une passion assoupie, mais qui n'avait jamais cessé de brûler dans son coeur. Comme ses charmes effaçaient ceux de Lioura! La comparaison n'était pas soutenable pour la pauvre squaw! Et puis, l'eût-elle été, Molodun possédait la Nuée-Blanche; il la connaissait par coeur; tandis que la Petite-Hirondelle, c'était l'inconnu, le mystère, la chose désirée qu'il n'avait pu, qu'il ne pouvait avoir! En fallait-il davantage pour que le sagamo, naturellement passionné, se reprît à aimer Merellum avec une vivacité nouvelle?
S'il l'eût tuée dans un paroxysme de fureur, il n'eût assurément pas longtemps pleuré sa mort. Mais, elle vivante, elle en sa puissance, elle qui l'avait ignominieusement repoussé, qui le bafouait quelques minutes auparavant, il ne pouvait s'empêcher de vouloir la soumettre à son caprice et de songer à obtenir par la ruse ou par la force ce qu'elle avait refusé à ses instantes prières. Il l'avait cédée avec répugnance à son beau-père et à son beau-frère, se doutant bien que Lioura ne l'avait demandée que pour assouvir la jalousie qui la consumait; car Lioura aimait déjà Molodun alors que celui-ci recherchait vainement Merellum en mariage, et elle savait qu'il n'avait aspiré à elle qu'après avoir été éconduit par sa rivale. Aussi la rencontre des deux femmes devait-elle être terrible, et le Renard-Noir craignait que la Nuée-Blanche n'égorgeât sur-le-champ la Petite-Hirondelle. Cependant, comme la première était vindicative, cruelle, concentrée et vaniteuse, il espérait qu'elle attendrait le retour des guerriers pour la traîner au supplice. Alors, pensait-il, il aviserait au moyen de sauver Merellum si elle consentait à se donner à lui.
Satisfait de cette conclusion, Molodun ramassa son tomahawk et se fraya un passage à travers un buisson d'amélanchiers qui masquait une petite anse où, le matin, les Nez-Percés avaient laissé quelques canots, suivant la coutume des sauvages qui, en route, cachent quelquefois ça et là le surplus de leurs approvisionnements pour les cas imprévus.
Arrivé sur la grève, le chef jeta les yeux autour de lui. On peut s'imaginer sa surprise en remarquant que le gros navire, qui n'était pas éloigné de plus d'un mille de l'île, avait disparu. Le vent soufflait de l'est, et le Renard-Noir n'avait pu entendre les cris des victimes de l'explosion. Mais il aperçut bientôt des débris d'embarcation flottant à la dérive, quelques Indiens qui tâchaient de gagner à la nage les îlots de l'archipel; puis, en dirigeant sa vue au nord, un essaim de Chinouks répandus sur le bord septentrional du fleuve.
Sans deviner la cause de la dispersion de son escadrille, Molodun comprit que les Nez-Percés avaient essuyé un revers terrible. Les monceaux de cadavres entassés sur la rive et les sanglants trophées qui pendaient aux ceintures de ses ennemis, lui firent croire qu'ils étaient les auteurs de ce désastre.
Alors, frappé d'épouvante, il se hâta de cacher les canots dans un hallier, puis il grimpa sur un grand cèdre, dont les rameaux gigantesques s'allongeaient quarante ou cinquante pieds au-dessus de la Colombie, et se mit en observation.
Le soleil penchait déjà à l'horizon. La brise mollissait et l'air était d'une transparence qui permettait de distinguer les objets à plus d'une lieue devant soi.
Molodun voyait parfaitement les Chinouks. Ils se disposaient à traverser le fleuve.
Leurs canots furent lancés à l'eau, et ils naviguèrent vers la rive méridionale. Quand toutes les embarcations eurent quitté la plage, Oli-Tahara, monté sur son buffle blanc, poussa bravement l'animal au milieu des vagues et le maintint à cent brasses environ de la flottille. En remarquant la position qu'il prenait, Molodun sentit le sang affluer à son cerveau. Depuis bien des années il était l'ennemi acharné d'Oli-Tahara, et depuis bien des années aussi, il convoitait ce buffle, l'orgueil de son maître, l'effroi des Nez-Percés et des Clallomes! S'il pouvait tuer le métis et s'emparer de la redoutable bête! quelle gloire pour lui! quelle vengeance pour sa tribu! quelle splendide dépouille à jeter aux pieds de Merellum, qui, elle aussi, devait haïr Oli-Tahara, puisque les Clallomes étaient en guerre fréquente avec les Chinouks!
Cependant le métis dirigeait sa course vers l'archipel, afin d'éviter, autant que possible, l'impétuosité du courant. Molodun, qui ne perdait pas un de ses mouvements, calcula bientôt qu'il passerait probablement à la pointe de l'île et près du cèdre sur lequel il était posté. Cette conjecture l'engagea à se porter plus avant sur la branche, presque à son extrémité et au-dessus d'un endroit où croissaient des joncs assez élevés dont il étêta un grand nombre, en se suspendant par les pieds au rameau.
Cette opération terminée en un clin d'oeil, le Renard-Noir se blottit de nouveau sous l'épais feuillage du cèdre.
Déjà les premiers canots doublaient l'île. Les Chinouks riaient à gorge déployée en se rappelant les incidents de la «danse que les Nez-Percés avaient faite en l'air.» Leurs esquifs étaient remplis d'armes et de scalpes provenant de ces derniers.
Molodun n'avait pas besoin de ces discours et de ces tableaux pour s'exciter aux représailles. Vingt fois, tandis que les Chinouks longeaient le rivage, il fut sur le point de se précipiter dans un de leurs canots et de massacrer ceux qu'il contenait. Mais l'espoir de faire un meilleur coup le retint. Il attendit que tous les bateaux eussent défilé; puis ses yeux se rivèrent sur Oli-Tahara qui, ne soupçonnant aucunement le danger qu'il courait, approchait de plus en plus de l'île.
La respiration bruyante du buffle ne tarde pas à se faire entendre. Il fend l'onde avec une majestueuse rapidité, lève la tête, renifle l'air, pousse un meuglement.
—Qu'y a-t-il, mon brave Tonnerre? On dirait que tu flaires quelque chose, demande le métis en promenant autour de lui un regard nonchalant.
Mais il n'aperçoit rien, le soleil est couché, le crépuscule se fait.
—C'est sans doute, ajoute-t-il, quelqu'un de ces chiens de Nez-Percés qui se sera réfugié dans cet îlot. Bah! nous n'avons pas le temps de nous arrêter pour lui.
Le taureau continue de nager. Les roseaux desséchés ploient et cassent avec bruit sous son large poitrail.
Il n'est plus qu'il une brasse du cèdre où se tient le chef nez-percé; il exhale un second beuglement. Oli-Tahara s'inquiète; il a vu une ombre singulière se réfléchir dans l'eau; il relève la tête.
A ce moment, Molodun, son couteau dans la main droite, fond sur lui comme un vautour sur sa proie. Mais le buffle fait un écart; Oli-Tahara jette un cri retentissant, et l'assassin, au lieu de tomber sur la croupe de l'animal, glisse dans le fleuve, après avoir enfoncé son arme dans le dos du Dompteur-de-Buffles qui s'évanouit en perdant des flots de sang.
Au cri du blessé, les Chinouks accoururent. Quelques-uns le transportèrent sur l'île, d'autres se mirent à la recherche du meurtrier. Mais ils eurent beau plonger dans le fleuve, ou fouiller les roseaux et les massifs d'amélanchiers, ils ne purent le trouver, quoique l'île eut tout au plus un demi-mille de circonférence.
La nuit était tombée.
Pour se consoler de leur insuccès, ils déclarèrent unanimement qu'il avait dû se noyer, et s'assemblèrent autour d'Oli-Tahara. Le métis respirait encore. Le couteau qui l'avait frappé n'était heureusement pas empoisonné. Cependant le jeesukaïn chargé de panser sa blessure ne pouvait répondre qu'elle n'était point mortelle.
Ces circonstances firent ajourner l'expédition des Chinouks contre le village des Nez-Percés, sur la rivière Saaptim.
CHAPITRE V
LIOURA
Le Renard-Noir ne s'était pas noyé; et s'il n'avait reparu à la surface du fleuve pour porter de nouveaux coups au métis, c'est qu'en enfonçant sous l'eau, il avait reçu du buffle un coup de pied à la jambe.
Le coup fut assez violent pour paralyser un instant le membre atteint. Molodun se laissa aller au fond du fleuve, et quand l'engourdissement de jambe eut cessé, au bout de trois ou quatre minutes, il était trop tard pour retourner à la charge, car les Chinouks avaient dû s'élancer au secours de leur chef.
Notre Nez-Percé se trouvait à quarante ou cinquante pieds au-dessous du niveau de la Colombie. Il s'avança à travers les roseaux dont il avait tranché le sommet, en coupa un, après l'avoir fortement pressé avec son pouce et son index à quelques centimètres au-dessus de la section et le prit entre ses lèvres hermétiquement comprimées autour du bout, en desserrant la ligature formée par ses deux doigts, qu'il appliqua aussitôt sur ses narines pour les fermer. Alors il essaya de respirer par la bouche, le roseau devant lui servir de conduit aérien; mais soit que celui qu'il avait choisi n'eût pas été étêté, soit que la tige fût stricturée sur sa longueur, Molodun ne réussit pas à obtenir l'air dont il commençait à éprouver un vif besoin. Il réitéra plusieurs fois son opération sans plus de succès. Il souffrait déjà horriblement et était presque résolu à revenir à fleur d'eau, au risque de tomber au pouvoir de ses ennemis, lorsqu'une dernière tentative lui réussit. Un roseau, qui avait presque un pouce de diamètre près de sa racine, était creux jusqu'à son extrémité supérieure, laquelle se trouvait en pleine communication avec l'atmosphère. S'en étant servi de la manière que j'ai dite, l'Indien put soulager ses poumons et en renouveler assez efficacement le jeu [7].
[Note 7: Si extraordinaire que paraisse ce fait, il se renouvelle assez fréquemment chez les sauvages de la Colombie.
Chose à peu près semblable et bien plus merveilleuse a, du reste, eu lieu il y a quelques années au bagne de Toulon. Un forçat nommé Fichon réussit à s'évader en restant près de trois jours caché dans un réservoir d'eau. Il recevait l'air nécessaire à sa respiration au moyen d'un tuyau de cuir dont l'orifice supérieur était attaché au-dessus de la surface de l'eau. (Voir l'Intérieur de bagnes, par Sers.)]
Cela fait, il s'étendit sur le sable, et, pendant une heure, demeura immobile.
La nuit était arrivée. On ne distinguait plus les objets au fond de l'eau. La position de Molodun n'était ni commode, ni longtemps supportable. Il jugea qu'il fallait essayer de regagner la terre.
Lâchant le roseau qui lui avait été d'une si grande utilité, il revint à flot. Heureusement pour lui, les ténèbres étaient profondes, et un brouillard épais couvrait le fleuve. Il aperçut les feux que les Chinouks avaient allumés sur l'île, mais ceux-ci ne le remarquèrent point. Après avoir erré, durant quelques minutes à l'aventure, ne sachant trop où diriger sa course, il entendit un bruit de pagaies. Bientôt un canot se montra à quelques brasses de lui. La première pensée du Renard-Noir fut de se jeter de côté pour éviter cette embarcation qui pouvait être montée par des Chinouks, mais déjà elle était si près qu'il découvrit un hibou sculpté à sa proue.
Le canot appartenait évidemment aux Nez-Percés.
Molodun s'en approcha eu faisant un signe de reconnaissance. Aussitôt il fut recueilli à bord. Il n'y avait sur le canot que deux Indiens: Iribinou, l'Ours-Gris, l'ancien prétendant de Lioura, et un autre.
—Pourquoi mon frère nous a-t-il quittés? demanda Iribinou à Molodun.
—Afin de poursuivre le Dompteur-de-Buffles, répliqua-t-il.
—La langue de mon frère a tourné du mauvais côté, reprit l'Ours-Gris d'un ton railleur. Mon frère a conduit ses guerriers à un piège pour s'emparer d'une face pâle, et ensuite il s'est sauvé.
—C'est faux! s'écria le Renard-Noir.
—Mon frère le prouvera aux jeesukaïns de la tribu! Plus de deux fois cent de ses vaillants jeunes hommes ont été tués et scalpés par les Chinouks.
—Tu mens! hurla Molodun en serrant la poignée de son couteau qu'il n'avait pas quitté.
—Oui, dit Iribinou, quittant sa pagaie et se dressant dans le canot, oui, tu nous a trahis pour satisfaire tes passions. Tu nous a fait assommer comme un troupeau de buffles sans défense, et tu viens maintenant de chez les Chinouks qui sont là, dans cette île, recevoir le prix de ta perfidie!
A ces mots, Molodun cessa de se contenir, il s'élança sur Iribinou.
L'autre sauvage continuait de ramer avec un calme imperturbable.
La lutte ne fut pas longue. Iribinou n'était pas de taille à se mesurer avec le Renard-Noir. Mais ce dernier ayant glissé sur le fond humide du bateau, tomba à genoux et laissa échapper son couteau. Cependant il se releva avec l'agilité d'une panthère, et, avant que l'Ours-Gris eût pu profiter de son avantage, il l'avait saisi par les hanches et renversé au milieu du rio Columbia, où il disparut bientôt en proférant des cris de vengeance.
Ces cris eurent un écho dans l'île; le houp de guerre des Chinouks y répondit. Plusieurs canots furent détachés à la poursuite des Nez-Percés. Mais, à la faveur de l'obscurité, Molodun les mit en défaut. Le lendemain matin, il campa près du fort Vancouver, et, dans la soirée, rejoignit son beau-père sur le bord de la rivière des Sables-Mouvants. Ce dernier y était retenu par quelques avaries qu'avait essuyées son canot. On avait délié les pieds de Merellum, mais sans lui rendre la liberté de ses mains. La jeune fille conservait toujours sa dédaigneuse fierté. Elle accueillit Molodun le sarcasme aux lèvres. Le sagamo était sombre; son esprit roulait de sinistres projets.
—Le malheur s'est étendu sur notre tribu depuis que j'ai épousé ta fille, dit-il au vieillard. Si tu n'avais pas exigé en présent mon arc en dent de narval, et si je n'avais pas eu la faiblesse de te le donner, ce qui a eu lieu ne serait pas arrivé. Il faut que tu me le rendes.
—Cet arc est à moi, il ne me quittera pas, répliqua fermement le père de Lioura.
Alors, s'écria le Renard-Noir d'une voix tonnante, je répudierai ta fille et épouserai cette face pâle.
Il montrait la Petite-Hirondelle assise sur une roche.
—Tu ne l'épouseras pas, et tu garderas ma fille! répondit le vieillard d'un ton décidé.
—Et qui donc oserait m'en empêcher?
—Moi, misérable trompeur qui m'as abusée par tes fausses protestations d'amour! répondit une voix vibrante et acerbe derrière lui.
Molodun se retourna tout d'une pièce et se trouva
face à face avec
Lioura, la Blanche-Nuée.
Ce n'était plus la voluptueuse créature, si complaisante, si bénévole, qui l'avait si tendrement soigné dans la cabane nuptiale; mais une femme courroucée, hargneuse, dure, inflexible. Il fallait la voir, la terrible squaw! Il fallait la voir avec ses petits yeux ronds, embrasés de lueurs fauves, ses traits contractés, ses lèvres pincées, tout son corps frémissant d'indignation. Il fallait entendre les palpitations désordonnées de son sein, les sons éraillés qui éructaient de sa bouche, avec une haleine aussi chaude que si elle sortait d'une fournaise.
Tout brave qu'il fût, Molodun recula devant cette furie.
—Ah! dit-elle, le Renard-Noir a pris la Nuée-Blanche comme un pis-aller; il s'est repu de ses caresses, et maintenant il en a assez, maintenant il voudrait la répudier! Et il croit qu'il le pourra! Non, non! que le Renard-Noir ait meilleure opinion de sa femme. Elle l'aime trop pour le quitter ainsi. Elle restera avec lui, sans partage, tant qu'elle vivra, et comme preuve, elle le suivra désormais à la chasse, à la guerre, partout! Le Renard-Noir est-il content? ajouta-t-elle avec un rire ironique.
—Lioura élève trop haut la langue; Molodun la lui rabaissera, repartit le chef avec une rage concentrée.
—La Blanche-Nuée, répliqua-t-elle sans s'émouvoir, aime le Renard-Noir, mais elle méprise ses colères.
Le chef lui jeta un regard gros de ressentiment.
—Oui, reprit-elle imperturbablement, la Blanche-Nuée méprise ses colères quand elles sont injustes. Le Renard-Noir sait bien que Lioura descend d'une vaillante famille et qu'elle a place au conseil des guerriers. Ce qu'elle réclame est équitable, c'est l'amour de son seigneur. Elle fera tout pour l'obtenir. Elle priera même son père, l'Aigle-Gris, de rendre au Renard-Noir l'arc magique dont il lui a fait présent.
Cette promesse sembla apaiser un peu le courroux de Molodun, car il dit d'une voix radoucie:
—Si la Nuée-Blanche fait cela, je l'aimerai, et je lui donnerai deux tuniques en peaux de castor.
—Pourquoi pas aussi cette belle robe en cuir de daim dont, tu m'as fait hommage? intervint Merellum en riant aux éclats.
Lioura ne l'avait pas encore aperçue, car la Petite-Hirondelle se trouvait placée derrière elle.
Elle tressaillit, regarda du coté d'où venait le son et s'écria avec un accent de joie cruelle:
—La face pâle! la face pâle!
—Oui, dit Molodun, heureux de détourner à son bénéfice l'irritation qu'il avait soulevée, oui, la face pâle que le Renard-Noir avait juré de ramener à son épouse chérie! Il a tenu sa parole; Lioura l'en récompensera-t-elle?
Mais il parlait en pure perte. Sa femme ne l'entendait pas. Elle avait bondi comme une tigresse; et, tremblante de fureur, les prunelles flamboyantes, elle dévorait des yeux la jeune fille.
Bientôt elle se jeta sur elle, lui sillonna le visage avec ses ongles, mit en lambeaux son vêtement, et lui mordit les épaules avec des rugissements de bête fauve.
Elle haletait, elle écumait; elle frappait sa rivale des poings et des pieds; elle ramassait des cailloux pour lui en meurtrir le corps et l'aurait tuée sur-le-champ, si l'Aigle-Gris ne se fût interposé.
Loin de chercher à se défendre ou à apaiser la mégère, Merellum l'excitait par ses révélations empoisonnées.
—Pourquoi, disait-elle en crachant au visage de l'Indienne, pourquoi déchirer cette belle robe qu'il m'a donnée? Elle t'irait si bien! Il te prendrait pour moi, car il me voit partout! Il m'aime tant! Hier encore il me le répétait devant ton père! Frappe plus fort. Tu ignores la manière de torturer tes ennemis. Les femmes nez-percés ne savent ni aimer ni défendre leur amour. Elles sont lâches comme leurs époux. Oh! que tu as la main molle! Je te défie bien de me faire crier.
Molodun contemplait froidement en apparence cette scène.
Toutefois il veillait soigneusement à ce que Lioura ne portât pas un coup dangereux à la Petite-Hirondelle, et il se disposait même à l'arrêter, quand l'intervention de l'Aigle-Gris lui épargna cette épineuse besogne.
Mais il s'en fallait de beaucoup que la Nuée-Blanche fût satisfaite. Elle se débattait entre les bras de son père, tentait de se dégager pour se ruer encore sur la pauvre Merellum, et se confondait en imprécations effrayantes contre sa victime, contre son mari, contre celui qui la retenait. Elle lui échappait déjà quand son frère parut.
Renolunc, le Castor-Industrieux, était allé à la chasse. Il rapportait sur ses épaules un jeune peccari, sorte de sanglier fort commun à l'ouest des Montagnes-Rocheuses. En voyant ce qui se passait, il fronça le sourcil, et, se plaçant devant sa soeur:
—Lioura, dit-il, n'est pas fidèle à sa parole; pourquoi n'a-t-elle pas attendu dans sa loge le retour des Nez-Percés?
—Lioura avait hâte de saluer leur triomphe sur les Chinouks. Elle a quitté l'ienhus (village) il y a cinq nuits. Elle voulait être la première à recevoir de son mari les chevelures qu'il avait enlevées à ses ennemis.
Renolunc branla la tête d'un air incrédule.
—Ma soeur, répondit-il, sait habilement préparer son discours. Mais elle ne réussira pas à tromper son frère. Elle est venue ici poussée par sa jalousie contre cette peau blanche. Ma soeur a soulevé le courroux des Esprits. Ils lui avaient défendu de se mettre en route avant l'arrivée des guerriers nez-percés, et ils lui avaient ordonné d'attendre dans sa hutte que Molodun lui amenât l'esclave qu'il lui avait promise.
—J'ai vu un ouiarou [8] en songe…, commença la Blanche-Nuée.
[Note 8: Présage.]
Renolunc frappa du pied en s'écriant avec sévérité:
—Tais-toi, femme! tais-toi! Tu seras l'auteur de la ruine de ta tribu. C'est moi, grand autmoin des Nez-Percés, qui le prédis. Car tu es subtile comme la vipère, venimeuse et traîtresse comme elle. Cette face pâle est ton esclave, mais je t'enjoins de ne lui faire aucun mal avant notre arrivée à l'ienhus.
Le Castor-Industrieux exerçait, par sa qualité de premier devin, un pouvoir presque absolu sur tous ses congénères. Lioura murmura quelques paroles d'excuse, en coulant obliquement sur Merellum un regard haineux; puis les trois Indiens se mirent à dépecer le peccari, pendant que la Nuée-Blanche, assistée de l'Indien qui avait accompagné Molodun, ramassait des branches sèches pour allumer du feu.
Le temps était sombre, le ciel marbré de nuages noirs aux franges violacées qui roulaient péniblement vers le couchant. Cependant l'air était au repos. A peine un léger souffle ridait-il à de longs intervalles les ondes verdâtres de la Colombie. Des myriades de moucherons flottaient au-dessus. A chaque moment on entendait un son sec et court. C'était quelque poisson qui sautait hors de son élément pour happer les moucherons. Des hirondelles de mer passaient et repassaient à la surface des eaux que rasait aussi, de temps en temps, avec un cri aigu, le pivert au plumage miroitant. Des nuées de sauterelles chantaient et sautillaient dans les herbes, sur le rivage, et dans le lointain on entendait les jappements des coyotes, que traversait par moment, comme le canon traverse les bruits de la fusillade, le lugubre grondement d'une panthère.
—La nuit sera orageuse, mon frère, dit Molodun à Renolunc.
—Oui, répliqua-t-il, je vais dresser des cabanes pendant que tu feras cuire le gibier.
—Je t'aiderai, mon frère; Lioura s'occupera de la viande.
Depuis le retour de son fils, l'Aigle-Gris fumait son calumet, accroupi sur une pointe de rocher qui dominait le fleuve.
Avec deux morceaux de bois sec, rudement frottés l'un contre l'autre, Lioura fit du feu; de chaque côté de son petit bûcher, elle planta à terre des bâtons fourchus, au-dessus desquels elle plaça un quartier de peccari embroché à une branche de houx.
Son frère et son mari ayant construit deux huttes, tandis que la venaison rôtissait, la petite troupe se hâta de manger avant l'arrivée de la tempête. Merellum se restaura avec autant d'appétit que les autres, malgré les oeillades haineuses que ne cessait de lui décocher la squaw nez-percé.
Le tonnerre grondait à grand fracas quand ils terminèrent leur repas. Bientôt les nuages amoncelés à l'occident crevèrent, et une pluie diluvienne s'échappa de leur sein.
Renolunc rajusta les liens qu'on avait ôtés à Merellum pour qu'elle pût prendre part au festin, puis il la porta dans une hutte, où son père, le compagnon de Molodun et lui ne tardèrent pas à se retirer.
La nuit déploya son manteau sur la Colombie; il pleuvait toujours à torrents.
Le Renard-Noir et Lioura s'étaient couchés sous l'autre cabane. Le premier était brisé de fatigue. Il s'endormit bien vite. Mais la jalousie brûlait le coeur de sa femme. Elle demeura éveillée. Une pensée de vengeance l'obsédait. Elle essaya d'y résister. Ce fut en vain. Cette pensée revenait sans cesse plus cuisante, plus enivrante que jamais. Cédant enfin à sa passion, Lioura se glissa sans bruit hors de la hutte, et se dirigea vers celle où reposait sa rivale.
Les deux loges étaient séparées par une pelouse large de quinze à vingt pas. On ne voyait ni ciel ni terre, mais l'instinct guidait Lioura.
Elle marcha droit au but, puis elle écouta. Des respirations sonores lui apprirent que tout dormait dans la cabane de Merellum. Lioura affermit dans sa main un couteau dérobé à son mari, et ses regards luttèrent d'intensité avec les ténèbres pour découvrir la place occupée par la jeune fille.
La devinant plutôt qu'elle ne la voit, elle entre, elle va frapper!
Mais alors un choc violent fait tomber la Nuée-Blanche à la renverse.
Elle se sent étranglée, elle pousse un cri étouffé; un homme l'a chargée sur ses épaules. Il l'emporte à travers la foret.
CHAPITRE VI
IRIBINOU
Le cri de détresse pousse par Lioura n'a pas été entendu. Il s'est perdu dans les bruits de la tempête qui redouble de violence et siffle âprement entre les rameaux des arbres.
Le ravisseur a chargé sur son épaule la jeune femme évanouie et desserré un lasso qu'il lui avait jeté autour du cou.
Il dévore l'espace.
Après un quart d'heure d'une course effrénée, il ralentit son allure, tourne à gauche et se rapproche du fleuve dont les voix grondeuses font un effrayant duo avec les roulements du tonnerre.
La pluie a cessé de tomber. Quelques étoiles, et parfois un rayon de lune timide apparaissent entre les gros nuages noirâtres qui s'entrecroisent en tous sens à la voûte céleste. Des éclairs les déchirent fréquemment et découvrent, à mille pieds au-dessous de la côte, le rio Columbia brisant ses vagues courroucées aux angles des rochers.
Guidé par ces lueurs éblouissantes, l'homme qui a enlevé Lioura prend un étroit sentier sur la pente de la falaise et commence à descendre. Le sentier est rocailleux, escarpé. Il semble avoir été pratiqué par les chèvres des montagnes et les grosses-cornes plutôt que par des êtres humains. Mais celui qui le parcourt en ce moment a le coup d'oeil perçant, le pied agile et solide. Il devine les moindres obstacles, franchit habilement tous les mauvais pas.
Que la fondre éclate sur sa tête et fasse trembler les masses granitiques; que la Colombie hurle devant lui comme une Lydie déchaînée et paraisse vouloir l'attirer dans ses noirs abîmes, il ne s'en inquiète pas, et marche, sans hésiter, sans trébucher. Où va-t-il ainsi? car bientôt il sera au niveau du fleuve. Déjà les flots rejaillissent jusqu'à sa hauteur et le baignent d'une poussière liquide. Mais le voici qui fait une oblique à droite, traverse un bouquet de sapins chétifs, et si pressés les uns contre les autres qu'il est obligé de se courber en deux pour ne pas se heurter à leurs rameaux inférieurs; puis il remonte, pendant deux minutes, le flanc du cap, dépose son fardeau sur le sol, détourne deux grosses pierres, reprend Lioura dans ses bras et entre dans une grotte ou quelques tisons agonisants répandent une clarté douteuse.
Une fois dans cette grotte, il plaça l'Indienne sur un lit de mousse et mit la main sur son coeur pour s'assurer qu'elle respirait encore, car elle n'avait pas fait un mouvement depuis l'instant où il l'avait, renversée avec son lasso.
Mais la vie n'était pas éteinte en elle. Son évanouissement même se dissipait. Bientôt, elle bégaya des mots incohérents. Alors il lui garrotta les poignets et les pieds et sortit de la caverne dont il boucha l'entrée.
En reprenant ses sens, Lioura ne fut pas peu surprise de se trouver seule en ce lieu qui lui était, complètement inconnu. Le feu achevait de mourir. Ses réverbérations rougeâtres, que le vent chassait de coté et d'autre, donnaient un aspect étrange aux objets.
La jeune femme se crut d'abord transportée dans le monde des Esprits.
Ensuite, elle chercha à rassembler ses souvenirs et à les coordonner.
L'image moqueuse de la face pâle lui apparut la première et réveilla toutes ses fureurs.
—Oh! tu ne m'échapperas pas! Je te tuerai et je mangerai ton coeur! s'écria-t-elle en essayant de se lever.
Alors seulement Lioura s'aperçut que ses membres étaient attachés.
Elle poussa une exclamation de stupeur!
Puis elle se rappela sa tentative pour égorger sa rivale et un étranglement subit qui l'avait paralysée.
Quelle était la cause de cet étranglement! Son mari l'avait-il guettée et assassinée? Cela devait être. La douleur qu'elle éprouvait encore au cou ne contribuait pas médiocrement à l'entretenir dans cette supposition. Mais pourquoi ces liens? car les Indiens ne croient pas aux punitions dans l'autre monde.
Lioura s'adressait cette question quand le jour parut.
La caverne était parfaitement éclairée par des crevasses. La grotte ne différait en rien de celle qu'elle avait coutume de voir sur la terre. Aussi, à mesure que la lumière y pénétrait, la jeune femme sentait-elle se dissiper l'idée qu'elle avait passé dans le royaume d'Yas-soch-a-la-ti-yah.
Elle se disait même que Molodun l'avait enfermée dans cette caverne pour la punir de sa jalousie, et elle s'apprêtait à lui reprocher durement son audace, quand un bruit de pas se fit entendre.
Lioura ne doutait point que ce ne fût son mari.
Elle se dressa sur son séant et arma ses yeux de colère.
Un Indien, un Nez-Percé entra dans la grotte!
—Iribinou! s'écria la Blanche-Nuée au comble de l'étonnement.
C'était, Iribinou en effet, et c'était lui le ravisseur de Lioura.
Il l'avait aimée passionnément, il l'aimait plus passionnément encore depuis qu'elle était devenue la femme d'un autre; car son insuccès n'avait fait, comme c'est souvent le cas, qu'ajouter de nouveaux aliments à la flamme dont il était consumé.
En rencontrant Molodun sur le rio Columbia, sa première pensée fut de l'abandonner. Mais il réfléchit que le chef, qui était excellent nageur, pourrait bien gagner une île et retourner à la tribu où il le ferait condamner par ses guerriers. C'est ce qui décida Iribinou à le recevoir dans son canot. Au surplus, il espérait dénoncer Molodun dès qu'il serait arrivé au cantonnement des Nez-Percés, et lui imputer l'affreux désastre dont ils avaient été victimes.
On se souvient de sa dispute avec le sagamo et de la rixe qui s'ensuivit.
Jeté à l'eau par le Renard-Noir, l'Ours-Gris plongea, se dirigea hardiment entre deux eaux, vers les canots des Chinouks qui encombraient l'archipel, en détacha un, au moment de la confusion où ses cris, en tombant dans le fleuve, avaient plongé leurs ennemis, et alla aborder sur la rive méridionale.
Avant cet incident, Iribinou enviait Molodun; dès lors il le détesta, et, dans le coeur de tout Indien, l'aversion appelle la vengeance.
L'Ours-Gris ne songea donc plus qu'à se venger.
Il avait un moyen facile qui satisfaisait ses plus vifs désirs: enlever la belle Lioura, la femme de Molodun, pendant que tous les hommes valides de l'ienhus étaient absents.
Pour cela, il fallait se hâter de revenir au village.
Iribinou abandonna son embarcation, sachant bien qu'il faudrait plus de temps pour remonter le fleuve que pour faire la route à pied.
Le surlendemain matin, il atteignit l'embouchure de la rivière des Sables-Mouvants dans la Colombie. Il allait la traverser quand il aperçut un canot qui s'approchait du rivage.
Iribinou se cacha dans le bois et épia les arrivants.
C'était l'Aigle-Gris, son fils et Merellum.
Les deux premiers débarquèrent dans une baie profonde dominée par une éminence, transportèrent la jeune fille sur la berge, et se mirent en devoir de réparer leur canot dont les flancs étaient percés en plusieurs places.
La beauté de la Petite-Hirondelle fit une profonde impression sur l'Ours-Gris. Il savait l'amour qu'elle avait inspiré à Molodun, et soupçonnait, avec raison, celui-ci d'en être encore violemment épris. Ne valait-il pas mieux la lui ravir que sa femme?
L'entreprise était moins périlleuse, et sa réussite porterait probablement à Molodun un coup plus terrible que s'il perdait Lioura. La face pâle n'était, du reste, pas à dédaigner, et l'Ours-Gris, qui n'avait sans doute pas des prétentions excessives à la constance, se disait qu'après tout les charmes de la Petite-Hirondelle valaient bien ceux de la Nuée-Blanche.
Le drôle n'avait vraiment, pas mauvais goût.
A la façon dont l'Aigle-Gris et son fils se mirent à l'ouvrage, Iribinou comprit qu'ils passeraient la nuit dans l'endroit où ils venaient d'aborder. Alors, comme il n'était pas probable que son plan d'enlèvement pût être exécuté en plein jour, il résolut de chercher une retraite quelconque pour y attendre l'heure favorable.
Un cap boisé s'élevait à peu de distance en aval du fleuve. Il était hérissé de saillies et d'anfractuosités. Parmi les fissures qui le sillonnaient, Iribinou eut bientôt trouvé l'asile dont il avait besoin.
Après s'être fait un lit avec des branches de pin, recouvertes de mousse, et après s'être reposé quelques heures, il se leva frais et tout prêta accomplir son projet. Mais d'abord, d'un coup de flèche, il abattit un chevreau qu'il dépouilla immédiatement. De la peau, il s'enveloppa les pieds afin de dépister par de fausses empreintes ceux qui pourraient le poursuivre, puis ayant consulté le vent et reconnu qu'il soufflait vers l'ouest, c'est-à-dire dans une direction opposée à celle de l'Aigle-Gris, il alluma du feu et fit griller une tranche de venaison.
Une fois restauré, Iribinou retourna à son premier poste d'observation. Il s'était, par précaution, muni d'un lasso fabriqué avec les débris de la peau du chevreau.
En approchant du campement, il reconnut à sa grande
surprise la voix de
Lioura.
Témoin ensuite de sa scène de jalousie, des mauvais traitements qu'elle infligea à Merellum et de la sévère réprimande de Renolunc, il prévit ce qui allait se passer.
Lioura ne pardonnerait pas à la face blanche, elle essaierait de la tuer; car femme froissée dans son amour-propre, surtout en présence d'une rivale, est impitoyable, qu'elle appartienne à la race rouge, noire ou blanche, qu'elle soit sauvage ou civilisée.
Cette rencontre inattendue modifia le dessein de l'Ours-Gris.
—J'aurai l'une ou l'autre, si je ne puis les avoir toutes les deux, se dit-il.
Et il attendit.
La tempête le servait à souhait.
Il n'eut pas de peine à opérer le rapt de Lioura, quoique sa perpétration eût réclamé une audace et un sang-froid inouïs. Cependant, maître de la Nuée-Blanche, il n'était pas rassasié. Ce premier succès l'avait mis en appétit, si je puis m'exprimer ainsi. Sûre d'elle, il partit de nouveau avec l'intention de s'emparer aussi de la Petite-Hirondelle.
Mais, cette fois, l'attente de l'Ours-Gris fut déçue. Il eut beau rôder autour des huttes, l'occasion de capturer Merellum ne se présenta point.
Le lever de l'aurore l'obligea de battre en retraite, et il revint à la caverne, où son apparition fut, comme on l'a vu, un sujet, de stupéfaction pour Lioura.
—Oui, répondit-il à son exclamation, c'est moi, Iribinou, qui ai apporté ici la Blanche-Nuée, parce qu'elle a été indignement outragée par des lâches dont l'un, son époux, ne mérite pas ce haut honneur, l'autre, son frère, lui a lancé des insultes et des menaces au lieu de la défendre et de la protéger. Moi, j'ai pris le parti de ma soeur, qui est plus belle, plus parfumée que la rose des prairies, et dont le coeur a la suavité des rayons de miel. Si la Blanche-Nuée que j'aime, que j'ai toujours aimée, daigne consentir à habiter mon wigwam, je vengerai les affronts qu'on lui a faits. Elle recevra, si elle veut, de ma main, les chevelures de ceux qui l'ont offensée et la face blanche que Molodun a prise dans le grand canot des Visages-Pâles pour en faire sa femme.
Lioura s'attendait si peu à cette étrange déclaration que d'abord elle demeura atterrée.
L'Ours-Gris prit son silence pour une approbation tacite, et il se pencha vers elle afin de sceller par un baiser le contrat, passablement aléatoire, qu'il lui proposait.
Mais aussitôt l'Indienne, se jetant sur lui, saisit sa joue entre ses dents aiguës et lui arracha le morceau.
Iribinou lâcha un cri de douleur et la repoussa si rudement, qu'elle tomba sur le roc nu et se fit une blessure au front. Incapable de se relever à cause des liens qui entouraient ses poignets et ses chevilles, elle l'accabla d'insultes.
—Va-t'en, lâche carcajou! va-t'en! Les hommes te font peur et tu surprends les femmes dans la nuit. Ce n'est pas une plume d'aigle qu'il faut à ta chevelure, mais une plume de pingouin. Va-t'en! Tu es lâche, tu es vil; je te méprise! Tiens! regarde le sang qui coule de ta joue, c'est du sang de lapin. Oh! le hardi guerrier qui s'attaque aux squaws! le noble ami qui vole la femme de son ami, car tu te disais l'ami de Molodun, serpent venimeux! Et tu pensais que je t'écouterais! Tu t'imaginais que la Nuée-Blanche ouvrirait l'oreille à tes odieux discours, que la jalousie l'aveuglerait au point de lui faire accepter tes laideurs pour des beautés, tes couardises pour des bravoures! Mais tu ne sais donc pas que tu es vieux, vilain, bête et méchant! Tu ne sais donc pas que je te hais autant que j'aime Molodun…
Ne prononce pas son nom, ou je te tue! s'écria l'Ours-Gris en la frappant du pied.
—Beau courage que le tien, reprit-elle, beau courage! Tu es bien fort, n'est-ce pas, Iribinou? et ton nom sera cité parmi les vaillants de la tribu. Tu as battu une femme! une femme attachée qui ne peut se servir de ses mains ou de ses pieds! Oh! le grand exploit! que d'honneur il te rapportera! Pourquoi ne prends-tu pas aussi ma chevelure? Elle figurerait bien à ton bras. Allons, tire ton couteau, scalpe-moi et va porter ce brillant trophée à Molodun. Il saura t'en récompenser. Tu n'oses pas! Tu sais pourtant bien que j'aime Molodun…
—Et lui ne t'aime pas! répondit l'Ours-Gris avec un ricanement farouche.
—Tu as menti! Il m'aime!
—Et la face blanche?
Lioura tressaillit.
—N'a-t-il pas dit, continua sardoniquement Iribinou, n'a-t-il pas dit, au dernier soleil couchant, qu'il te répudierait et qu'il l'épouserait!
—Ta langue est croche, répliqua-t-elle d'un ton sourd.
—Tu l'as entendu comme moi, insista le Nez-Percé. Molodun te l'avait promise pour esclave; mais il la ramène avec la résolution d'en faire sa femme et de t'offrir à elle.
—Jamais! jamais!
Iribinou gagnait du terrain; il partit d'un éclat de rire moqueur.
—Il ne l'aime plus, dit-elle après un moment de silence; il me l'a juré.
—Il ne l'aime plus! Tu dis qu'il ne l'aime plus? C'est sans doute pour cela qu'il s'est sauvé avec elle aussitôt qu'il l'a retrouvée sur le grand canot des Visages-Pâles.
—Oui, c'est à cause de cela, car Lioura l'avait demandée et il s'empressait de la lui conduire.
—Quand le cerf est fatigué de sa compagne, il va ranimer ses ardeurs auprès d'une biche plus jeune, dit ironiquement l'Ours-Gris. Que répondrait la Blanche-Nuée si je lui apprenais que Molodun est à présent seul avec la face blanche?
A ces mots, Lioura frissonna, ses yeux lancèrent un éclair; puis elle se calma et dit d'un ton incrédule:
—Tes ruses sont mauvaises, Iribinou; la squaw est dans la même cabane que mon frère et mon père.
—Je te dis que Molodun est en tête-à-tête avec elle.
—Tu mens! répliqua-t-elle avec un rire fiévreux.
—Que donnera ma soeur la Blanche-Nuée à l'Ours-Gris s'il lui prouve la vérité de son discours?
—Tu mens! répéta-t-elle en grinçant des dents.
Mais ayant réfléchi une minute, Lioura reprit d'une voix insinuante:
—Et comment mon frère pourrait-il me prouver la vérité de son discours?
—En montrant à la Nuée-Blanche…
—En me montrant Molodun?…
—Oui, Molodun avec la face pale et lui promettant de l'épouser.
—Oh! non, non! c'est impossible! exclama la malheureuse femme.
—Ma soeur n'ose pas s'en assurer? dit Iribinou d'un air dégagé.
—Ce n'est pas vrai! Tu me trompes; je te dis que tu me trompes!
L'Ours-Gris devina qu'il avait vaincu Lioura. Il reprit doucement:
—Que me donnera ma soeur si je lui…
—Tout ce que tu voudras! interrompit-elle d'un accent affolé.
Le sauvage l'embrassa dans un regard humide de lubricité.
—Que ma soeur attende! dit-il.
—J'attendrai, répondit sourdement Lioura.
Il se baissa, la prit dans ses bras, la replaça sur le lit et sortit précipitamment de la grotte dont il ferma avec beaucoup de soin l'orifice.
En offrant à Lioura de lui montrer son mari et Merellum en conversation amoureuse, l'Ours-Gris s'était bien un peu avancé. Mais voici la réflexion qui lui avait dicté son offre: «Molodun a remarqué la disparition de la Nuée-Blanche. Il en a averti son beau-père et son beau-frère. Ceux-ci se sont mis à sa recherche. Quant à lui, il est probable qu'il est resté avec la Petite-Hirondelle, sous prétexte de la garder, mais évidemment pour tenter de la séduire. Si les deux premiers sont partis avec l'Indien qui accompagnait Molodun, ils doivent être loin à cette heure, car j'ai tracé une piste qui se perd assez avant dans l'intérieur des terres. Donc, en bâillonnant Lioura pour l'empêcher de crier, et en lui liant simplement les mains, je la conduirai jusqu'à une éminence couverte d'arbres, d'où elle pourra voir ce qui se passe près du campement sans être aperçue. Et alors, si mes conjectures sont justes, si Molodun et la face pâle sont ensemble, Lioura sera à moi.»
Ses souhaits furent en partie exaucés. Quand il arriva en vue de la baie, le Renard-Noir était seul près de Merellum, à qui il semblait parler chaleureusement.
Ivre de joie, l'Ours-Gris courut chercher la Nuée-Blanche, la mena sur l'éminence:
—Et maintenant que ma soeur regarde et qu'elle dise si la langue de l'Ours-Gris n'est pas droite! s'écria-t-il d'un air triomphant.
—Lioura regarde et elle ne distingue que les cabanes, répliqua l'Indienne en haussant les épaules et en lançant à Iribinou un coup d'oeil de mépris.
—Que les cabanes! fit-il en examinant la baie.
Lioura avait raison. Molodun et Merellum n'y étaient plus.
A cet instant, des cris farouches retentirent
autour d'Iribinou et de la
Nuée-Blanche.
CHAPITRE VII
LES CAPTIFS
Vingt tomahawks étaient déjà levés sur les deux Nez-Percés.
L'Ours-Gris voulut résister; un coup de massue l'étendit à terre.
Le soir même, Lioura et lui, prisonniers des Clallomes, étaient l'un et l'autre attachés dans des huttes séparées, au village du Long-Sault, distant de vingt milles de la jonction de la rivière des Sables-Mouvants avec la Colombie.
Les Clallomes étaient en guerre avec les Nez-Percés. La mort attendait leurs captifs, mais ils voulaient une occasion solennelle pour les livrer au bûcher. La venue des Chinouks, leurs alliés, qui depuis longtemps avaient projeté une incursion sur les territoires de chasse des Nez-Percés, devait leur fournir cette occasion. On espérait qu'ils arriveraient le lendemain. Et, dans cette attente, on avait dressé un grand banquet de graisse d'ours, viande d'orignal, chair de poisson et cônes d'arbre à pain. Mais le lendemain parut sans amener les Chinouks. C'était extraordinaire, car la ponctualité de leur chef Oli-Tahara était connue de toutes les tribus indiennes à l'ouest et à l'est des Montagnes-Rocheuses.
Les Clallomes inquiets dépêchèrent des messagers dans la direction du cap de la Roche-Rouge. Quelques jours se passèrent sans que l'on entendît parler d'Oli-Tahara ou des députés qu'on lui avait envoyés. Ces derniers revinrent enfin au village. Les rumeurs qu'ils rapportèrent parurent étranges. Ils avaient appris que l'élite des guerriers nez-percés avait été engloutie dans le rio Columbia, sans qu'on pût savoir comment, et que le chef des Chinouks, blessé d'une manière mystérieuse aussi, s'était vu forcé d'ajourner son expédition.
Les ambassadeurs ajoutèrent encore qu'on prétendait
que leur souveraine
Merellum avait, au milieu de cette catastrophe, été enlevée par
Yas-soch-a-la-ti-yah, le génie protecteur des Clallomes.
Malgré cette déclaration, les partisans de la Petite-Hirondelle se réunirent en conseil et résolurent de ne point élire d'autre sagamo suprême avant qu'on eût la certitude qu'elle avait pris place dans le monde des Esprits.
Le supplice des captifs nez-percés fut différé et remis au printemps suivant, car il était probable qu'à cette époque les Chinouks déterreraient de nouveau la hache de guerre et viendraient demander du secours aux Clallomes.
Lioura et Iribinou demeurèrent donc quelques mois dans leurs cabanes respectives, sans être trop molestés. Ils reçurent des vivres en quantité suffisante pour ne pas mourir de faim, et, sauf quelques parades, auxquelles ils furent traînés à travers les huées d'une multitude de femmes et d'enfants, leurs souffrances furent supportables.
Mais, vers la fin de l'hiver, on annonça tout à coup que cent traîneaux, tirés par des chiens, s'avançaient sur le village clallome.
Ils n'en étaient plus guère éloignés que de vingt milles pas au dire des éclaireurs.
A l'un de ces traîneaux était attelé un bison blanc porteur d'une superbe crinière noire.
Et dans ce traîneau qui marchait en tête, avec autant de légèreté et de rapidité que ceux menés par les chiens, dans ce traîneau se tenait Oli-Tahara, le fameux Dompteur-de-Buffles.
La nouvelle fut saluée par de joyeuses acclamations.
Le village fut aussitôt animé d'un mouvement insolite. Les guerriers apprêtèrent leurs armes; les squaws se parèrent de leurs plus beaux atours.
Puis, au centre de la place, ils établirent deux échafauds ayant sept pieds de long sur six d'élévation. Quatre poteaux, soutenant une sorte de plancher h claire-voie, au milieu duquel se dressait une longue perche, en formaient toute la structure.
Sous cette claire-voie, les Indiennes disposèrent des troncs d'arbre secs, jusqu'à une hauteur de quatre pieds.
Des vases en fibres de cèdre remplis de résine furent rangés autour des échafauds.
Et ensuite on débarrassa des neiges dont elle était obstruée, la place qui pouvait avoir cinq cents pas de circuit.
Vers le milieu du jour, trois mugissements successifs, partis du nord, annoncèrent l'arrivée d'Oli-Tahara avec sa troupe de Chinouks.
Le temps était sec, l'air assez vif, le ciel d'un bleu pâle, mais sans rayon de soleil.
Dès que les Chinouks furent signalés, les Clallomes se portèrent confusément à leur rencontre.
Dans chacune des huttes du village, on s'était mis en frais pour faire honneur aux alliés. Mais Oli-Tahara déclara que ni lui ni ses guerriers ne participeraient aux festins, car tous avaient résolu de ne point s'arrêter sous une cabane avant d'avoir tiré des Nez-Percés un vengeance signalée.
Le métis avait les traits altérés. Il paraissait toujours souffrir de sa blessure.
Les Clallomes lui dirent qu'ils étaient prêts à marcher sous ses ordres contre leurs ennemis, mais que, comme ils possédaient deux prisonniers nez-percés, ils désiraient les sacrifier à Scoucoumé, pour apaiser son courroux.
Oli-Tahara demanda si ces prisonniers étaient de famille noble. On lui répondit que l'un était Lioura, la femme aimée de Molodun, l'autre, Iribinou, l'Ours-Gris, chef renommé.
—L'épouse de Molodun! s'écria-t-il. Ah! qu'il me sera doux de la voir brûler!
Pour un motif ou pour un autre, il n'avait dit à personne que c'était le Renard-Noir qui avait tenté de l'assassiner, le soir de l'explosion du brick; mais l'inimitié qui, depuis des années, régnait entre les Chinouks et les Nez-Percés, expliquait assez bien la haine du Bois-Brûlé contre ces derniers pour que l'on comprît qu'il dût se réjouir d'assister au sacrifice de la femme de leur principal sagamo.
Les captifs furent amenés sur la place.
Sur leur passage, ils eurent à essuyer les invectives de leurs ennemis, et surtout des femmes, qui les accablèrent de mauvais traitements. Celles-ci leur lançaient des glaçons à la tête; celles-ci se faisaient un jeu cruel de leur enfoncer dans le dos des armes rougies au feu; d'autres les échaudaient avec de l'eau bouillante; d'autres, plus acharnées encore, leur enlevaient des lambeaux de chair qu'elles mangeaient en dansant devant les victimes et poussant d'affreux hurlements.
Mais c'était surtout à Lioura que s'adressait la férocité frénétique de ces monstres.
On s'attaquait avec une fureur inouïe à la pauvre squaw; on lui couvrait le corps de blessures et de contusions; on lui déchirait les seins, on lui faisait endurer tous les tourments que la barbarie la plus sauvage peut inventer.
Cependant, elle et son compagnon étaient froids, méprisants. On eût dit, à les voir s'avancer imperturbablement vers l'échafaud, au milieu de cette foule de brutes à face humaine, que leurs membres étaient de silex et leur esprit d'acier.
Oli-Tahara avait fait ranger dans l'enceinte ses longs traîneaux de frêne, en forme de conque, tout bariolés de peintures et recouverts de robes de buffles ou d'ours.
Chacun était monté par cinq ou six guerriers enveloppés dans des fourrures; les attelages, composés de quinze à vingt chiens, aussi maigres et squelettiques que des loups, festoyaient à l'envi avec des jappements, des aboiements, des grondements assourdissants, aux alentours du village, où on leur avait distribué les os et les entrailles des pièces de gibier préparées pour leurs maîtres.
Ne pouvant pénétrer sous les loges, ceux-ci n'en faisaient pas moins régal dans leurs traîneaux.
Les captifs franchirent la ligne des légers véhicules, puis ils furent hissés et attachés sur les échafauds à la perche fixée au milieu.
Les Clallomes leur avaient coupé les cheveux et arraché les anneaux qu'ils portaient au nez.
Oli-Tahara contemplait avec une volupté farouche Lioura, toute meurtrie et toute saignante, mais calme, résignée, superbe.
Un autmoin, un tambourin à la main, un vase de terre plein de fine poudre de cèdre allumée dans l'autre, s'avança avec force contorsions grotesques, et en tirant de son instrument des sons divers, vers l'échafaud réservé à l'Ours-Gris.
Avec quelques pincées de sa poudre, jetées sur des branches de sapin, il alluma le bûcher, aux furibondes clameurs de la cohue.
Les flammes pétillèrent ardentes, inflexibles, avec des craquements sinistres.
Pour accroître leur intensité, l'autmoin versa des flots de résine sur le bois, et des langues embrasées montèrent jusqu'aux pieds du malheureux Nez-Percé.
Insensible à la douleur de leurs morsures, il entonna bravement son chant de mort:
«L'Ours-Gris s'en va avec bonheur aux territoires de chasse qu'occupent maintenant ses ancêtres, car il a vu les Clallomes s'unir aux plus insatiables destructeurs de leur race, les Chinouks.
«Les Clallomes ont la timidité des colombes; ils se sont placés sous la protection des milans; mais les milans dévoreront les Clallomes, comme ils dévorent les colombes.
«Ni ceux-ci ni ceux-là ne savent faire souffrir leurs ennemis. Leurs armes n'ont pas de pointe; leur feu n'a pas d'ardeur; les pierres qu'ils lancent à l'Ours-Gris ne lui font aucun mal.
«Il se moque d'eux, car il leur a pris deux fois quinze chevelures, et leurs femmes ont, pendant dix fois trois lunes, préparé sa couche.
«Les Clallomes deviendront la proie des Chinouks, comme ces derniers deviendront ensuite la proie des vaillants Nez-Percés, et de même qu'Oli-Tahara, ce sang-mêlé qui commande les Chinouks, a tué Ouaskèma, la vierge souveraine des Clallomes, ainsi les Nez-Percés tueront……»
Iribinou ne put achever sa prédiction, car Oli-Tahara, craignant de nouvelles révélations qui auraient compromis son alliance avec les Clallomes, lui fracassa le crâne d'un coup de carabine.
Les flammes envahissaient déjà de toutes parts le corps du Nez-Percé, qui tomba avec le poteau auquel il était lié, dans un tourbillon d'étincelles et de fumée.
Il semblait que Lioura n'attendît que la mort de son compagnon pour invectiver à son tour la foule des tourmenteurs.
—Oui, s'écria-t-elle, les Clallomes se sont alliés au meurtrier d'Ouaskèma, et ils périront tous par lui, comme Merellum, leur face pâle, périra par Molodun, le chef illustre des Nez-Percés.
Ces mots produisirent une révolution soudaine parmi les bourreaux. Ils se turent et se regardèrent avec une surprise mêlée de doute.
—Cette squaw ne dit pas vrai! s'écria l'un. La Petite-Hirondelle défie la colère des Nez-Percés.
—Elle est au pouvoir de Molodun! reprit Lioura fière de l'émotion que ses paroles avaient causée.
—Non, non, non! Qu'on la brûle, clamèrent plusieurs femmes en lapidant la captive avec tous les projectiles qui leur tombaient sous la main.
L'autmoin s'approcha aussitôt pour allumer le bûcher.
Alors Lioura éleva la voix et cria de toutes ses forces:
—Oui, votre face pâle est entre les mains de Molodun le grand chef des Nez-Percés; oui, il vous l'a ravie. Il lui coupera les cheveux comme vous avez coupé les miens; il déchirera ses oreilles comme vous avez déchiré les miennes; il lui tranchera le nez, il lui entaillera la poitrine avec son couteau, comme vos viles squaws ont entaillé la mienne; et quand il sera rassasié de son corps, il le livrera à ses esclaves! Clallomes, odieux et stupides assassins! croyez-vous qu'ainsi la femme du Renard-Noir sera assez vengée?
Lioura voulait, par ces apostrophes, aiguillonner davantage encore l'irritation de ses ennemis.
Elle réussit parfaitement, car, repoussant l'autmoin qui portait, le feu sacré, ils se ruèrent confusément sur l'échafaud, en arrachèrent les supports, s'emparèrent de la jeune femme par vingt mains avides, enfiévrées, et qui l'auraient instantanément mise en pièces, si Oli-Tahara, se jetant à bas de son traîneau, et fendant la presse, ne l'eût arrachée à la bande meurtrière et rapportée dans le véhicule, où il la plaça à côté de lui en disant de sa voix puissante:
—Mes frères et vaillants guerriers clallomes, il ne faut brûler ni tuer cette squaw; vous devez la garder comme otage. Elle vous a dit que Merellum était captive de son époux, le perfide Molodun qui, n'osant regarder un ennemi en face, se met en embuscade pour l'assaillir. Eh bien! si Merellum est captive de Molodun, nous garderons Lioura jusqu'au retour de l'expédition, afin que, devenu notre prisonnier, il soit témoin du supplice que nous ferons subir à sa femme, après l'avoir livrée, devant lui, aux outrages de nos esclaves.
Des murmures désapprobateurs repoussèrent cette proposition.
Les Indiennes même, plus rancunières, plus passionnées que les hommes, ne craignirent pas d'exprimer hautement leur mécontentement.
Quelques-unes portèrent l'audace jusqu'à s'avancer sournoisement vers le traîneau d'Oli-Tahara pour lui arracher la Blanche-Nuée; mais sans s'émouvoir des criailleries ni de ces tentatives maladroites, le métis poursuivit en dominant la foule par un regard superbe:
—Mes frères comprendront qu'il est de leur intérêt de remettre à une autre lune la mort de Lioura; mais s'ils ne le comprenaient pas, Oli-Tahara ajouterait que c'est sa volonté.
Le ton des murmures haussa aussitôt.
Les Clallomes, étonnés et indignés qu'un étranger, un sang-mêlé, osât venir leur dicter des lois chez eux, s'entre-regardèrent et proférèrent des menaces à mi-voix. Plusieurs même protestèrent par des cris contre la déclaration du Bois-Brûlé. Les plus hardis bandèrent leurs arcs. Mais les Chinouks dépassaient du double le nombre des Clallomes. Leur attitude était déterminée. Un seul mot, un seul geste d'Oli-Tahara, et ils mettraient le village à feu et à sang.
La résignation et l'obéissance étaient, pour l'instant, la meilleure tactique.
La majorité des Clallomes le devina et resta silencieuse.
Cependant trois ou quatre chefs ne purent contenir leur ressentiment; ils essayèrent de faire une trouée à travers la multitude et de s'approcher du Dompteur-de-Buffles avec l'intention de le frapper.
Mais, quoiqu'il vît parfaitement leur mouvement, il continua en les laissant arriver à lui:
—Je le répète à mes frères, il leur importe de garder avec soin l'épouse de Molodun, s'ils veulent retrouver leur brave souveraine, celle qui lit dans l'avenir et qui parle le discours qu'Yas-soch-a-la-ti-yah lui a appris; il leur importe de la conserver en sûreté s'ils veulent être agréables à Merellum; mais comme garantie qu'il ne lui sera fait aucun mal jusqu'à mon retour, je la prends pour esclave.
—Toi, misérable bâtard! Non, tu ne l'auras pas, car elle m'appartient! C'est moi, le Loup-Cervier, qui l'ai faite captive! s'écria brusquement en se dressant devant Oli-Tahara, son bras armé d'un tomahawk, un des jeunes gens qui s'étaient glissés vers lui.
Mais aussitôt un son sourd et mat se fit entendre: des fragments d'os volèrent, avec des flots de sang et des lambeaux de cervelle, sur les spectateurs, et le Loup-Cervier tomba sans pousser un cri.
La terrible massue du métis lui avait, défoncé le crâne.
Cet exemple modéra la fougue des jeunes Clallomes et augmenta la terreur dans les rangs des autres.
—Oui, reprit Oli-Tahara d'une voix impassible, je prends pour esclave la femme de Molodun. Elle restera, durant notre absence, dans ce village, et chacun de ses habitants m'en répondra sur sa chevelure.
Puis s'adressant à Lioura:
—Que la Blanche-Nuée répète à son maître ce qu'elle disait il y a un moment sur le bûcher.
—La Blanche-Nuée n'a d'autre maître que Molodun, répliqua-t-elle orgueilleusement.
—Elle est l'esclave d'Oli-Tahara; et avant que le soleil se soit couché deux fois cinq soirs, la chevelure de Molodun pendra à la ceinture d'Oli-Tahara, dit-il en haussant les épaules.
—C'est la tienne qui pendra, avec celle de la face blanche, dans le wigwam de Molodun, riposta l'Indienne.
—Merellum est donc vraiment en son pouvoir?
—Oui, s'il ne l'a déjà donnée à ses chiens, ricana Lioura.
Les Clallomes se remirent à hurler, en réclamant à grandes clameurs la mort de la Nez-Percé.
Mais le Dompteur-de-Buffles, couvrant de sa voix les vociférations de la sauvage assistance:
—Elle est à moi! tonna-t-il; si l'un de vous touche à un cheveu de sa tête, je le rôtirai vif, lui et toute sa famille. Qu'on se souvienne que jamais Oli-Tahara n'a manqué à une parole donnée!
Cela dit, avec la pointu de son couteau, il marqua brutalement d'une figure de fer de flèche émoussé l'épaule de Lioura.
La douleur de cette incision n'arracha pas un cri à la victime, mais elle se débattit autant qu'elle put, quoique sans succès, entre les mains de deux robustes Chinouks qui la maintenaient pendant l'opération.
C'est que cette figure déshonorait à jamais Lioura, car elle est un des signes de l'esclavage chez les tribus indiennes qui habitent les bords du rio Columbia.
CHAPITRE VIII
LE CAPTIF BLANC
La disparition de Lioura une fois connue, les trois Nez-Percés s'étaient remis à sa recherche.
D'abord ils avaient pensé qu'elle s'était un peu éloignée du camp pour ramasser des cônes d'arbre à pain ou arracher des racines de Ramassas, espèces de bulbes abondantes sur les bords du rio Columbia et dont les Indiens sont très-friands.
Mais cette supposition ne dura guère.
Renolunc remarqua sur le sol humide et près de la loge où il avait couché avec son père, Merellum et l'autre sauvage, nommé Cuir-de-Boeuf, de fortes empreintes, mêlées à des impressions plus molles et beaucoup plus petites.
Les premières lui firent présumer qu'un animal de l'espèce des daims était venu rôder dans le camp, car Iribinou avait, eu soin de marcher sur les talons et la paume des mains; mais les secondes révélaient un pied de femme, et le rebroussement du gazon, sur un espace assez considérable devant la cabane, apprit à Renolunc une partie de la vérité.
Sa soeur avait été enlevée après une courte lutte.
Des traces de pas, lourdes et profondes, retournant vers l'ouest, disaient que le ravisseur, quel qu'il fût, avait emporté sa proie sur son épaule gauche, car ces traces étaient encore plus creuses du côté gauche que du côté droit.
Un Indien ne pouvait se méprendre à de pareils indices.
Qui avait pu commettre ce coup? Pas un ennemi de la tribu, assurément. Il se serait attaqué aux chefs plutôt qu'à Lioura. Les soupçons de Renolunc tombèrent sur Molodun. Il s'imagina que son beau-frère avait tué la Nuée-Blanche pour épouser Merellum. Cette conjecture fut toutefois de peu de durée, comme la précédente. Si le Renard-Noir était sorti de sa hutte, les marques de cette sortie seraient visibles. Et puis il n'était pas probable qu'il eût songé à se défaire ainsi de sa femme sous les yeux du frère et du père de celle-ci. Non; d'ailleurs, son étonnement en ne la trouvant plus près de lui était trop naturel pour être simulé.
On ne pouvait donc raisonnablement l'accuser de cette disparition.
Ces diverses pensées avaient traversé le cerveau de Renolunc avec la rapidité de l'éclair. Il appela l'Aigle-Gris et le Renard-Noir pour tenir conseil. La délibération les occupa cinq minutes au plus. Il fut convenu que les trois chefs se mettraient en quête de Lioura, et que Cuir-de-Boeuf garderait Merellum pendant leur absence.
Ils partirent aussitôt, en suivant les empreintes qui allaient à l'ouest.. Mais, après un quart d'heure de course, la piste se perdit tout à coup dans un labyrinthe de pas de toute nature et de toute grandeur se dirigeant de côté et d'autre.
Le ravisseur avait évidemment voulu dérouter la sagacité des poursuivants.
Ceux-ci décidèrent de se séparer et de prendre chacun une voie particulière.
Molodun avait accepté avec joie cette résolution proposée par Renolunc. Le sort de sa femme l'intéressait médiocrement. Il n'eût pas été fâché qu'on ne la retrouvât plus. Tous ses désirs, toutes ses aspirations étaient maintenant pour Merellum.
Une fois libre, il se hâta de retourner vers elle
et d'éloigner
Cuir-de-Boeuf sous un prétexte futile.
La Petite-Hirondelle était plus pâle encore que d'habitude. Elle souffrait vivement des blessures que lui avait faites, la veille, sa cruelle rivale. Molodun la transporta doucement hors de la hutte, lui délia les mains et pansa ses plaies avec le suc de certaines plantes cueillies sur le rivage du fleuve.
Ces soins ne firent aucune impression sur l'esprit de la jeune fille. Triste et rêveuse, elle laissait son adorateur la servir, sans même daigner lui adresser un mot de remercîment. Molodun n'en continua pas moins de lui prodiguer ses attentions avec une sollicitude dont il n'était certes pas coutumier.
La croyant mieux disposée en sa faveur, il commençait à lui renouveler ses déclarations et ses offres de mariage, quand Cuir-de-Boeuf reparut subitement.
—Les Clallomes! les Clallomes! s'écria-t-il.
Au nom de la tribu qu'elle commandait, Merellum tressaillit et leva les yeux.
Dans le lointain, sur le faîte d'un gros cap, on distinguait, à travers les arbres, une bande de guerriers.
A leur vue, la Petite-Hirondelle sentit un rayon d'espérance réchauffer son coeur. Mais cette lueur bienfaisante s'éteignit, aussi vite qu'elle brilla.
—Les Clallomes! répondit Molodun en regardant anxieusement autour de lui.
—Oui, reprit Cuir-de-Boeuf, oui, noble sagamo. Ils sont tout près d'ici, devant toi. Tu peux les apercevoir.
—Pousse mon canot à l'eau! dit le Renard-Noir en saisissant Merellum dans ses bras et la transportant dans l'embarcation, que l'autre Indien s'empressait de mettre à flot.
Heureusement pour les deux Nez-Percés, la rivière des Sables-Mouvants est masquée, à son embouchure dans la Colombie, par une pointe de granit, à l'abri de laquelle ils naviguèrent aisément, sans que les Clallomes pussent les découvrir.
Ceux-ci, du reste, opérèrent la capture d'Iribinou et de Lioura au moment où les autres s'embarquèrent, et ils étaient trop empressés de ramener leur prise au village pour chercher à faire de nouveaux prisonniers.
Molodun et Cuir-de-Boeuf rainèrent toute la journée, sans s'arrêter autrement que pour manger quelques racines de jonc, assez semblables à des oignons par le goût, et qui croissent en grande quantité le long des rives de la Colombie et de ses affluents.
Le temps était beau, pas un nuage au ciel, pas une vague sur le fleuve, qui coulait paisiblement, en folâtrant autour d'une multitude d'îles colorées de mille nuances harmonieuses par les dernières caresses du soleil d'automne. Le paysage était tour à tour joli ou grandiose, égayé par les richesses d'une nature féconde ou accentué par les lignes abruptes d'une côte fortement tourmentée, qui fermait l'horizon à droite ou à gauche comme un impénétrable rideau.
Assise à l'arrière du canot, Merellum se tint muette tant que dura le trajet. Aux rares questions que lui adressa Molodun, elle se contenta de répondre par des signes de tête.
Vers le soir, ils firent halte à la dalle [9] du mont Hood, dont le sommet neigeux se dressait superbement à soixante milles de distance, faisant presque face au mont Sainte-Hélène, situé à peu près aussi loin, sur la rive opposée de la Colombie.
[Note 9: On appelle dalles les endroits où les cours d'eau se resserrent entre des rives rocheuses fortement escarpées.]
La plage était aride. Le gibier manquait complètement, et les Indiens n'avaient pris terre à cet endroit que parce qu'au delà, il était impossible de remonter le fleuve en canot sur l'espace de cinq à six milles.
La dalle du mont Hood offre une suite de rapides et de cascades qui obligent les voyageurs à faire un portage, c'est-à-dire à aborder, charger le canot sur leurs épaules et à franchir ainsi, par terre, ces dangereux écueils.
A défaut de venaison, Molodun voulut se procurer du poisson, car ils étaient sans vivres, et Merellum avait à peine touché aux bulbes de jonc qu'il lui avait présentées.
Par bonheur, l'éperlan des Canadiens, nommé eulekon par les Indiens de la Colombie, espèce de poisson blanc fort délicat, se montrait par bandes si innombrables à la surface des eaux qu'on eût dit qu'elles roulaient des lamelles d'argent.
Molodun eut promptement fabriqué un bo-ro-po, espèce de harpon, forme d'un morceau de bois long de trois à quatre pieds, avec un manche en ayant six ou sept. Au premier, courbé en figure de croissant, et fixé par son milieu au manche, on adapte des dents en corne, silex ou épines, suivant les circonstances, et on a l'instrument dont se servent les riverains de la Colombie pour pécher l'eulekon.
Il faut vingt minutes au plus à un Indien expérimenté pour façonner un bo-ro-po.
La manière de remployer est si simple que c'est, à peine si elle demande une explication. On saisit le bo-ro-po à deux mains et on le plante sur les eulekons, qui sont transpercés par les dents dont il est garni. Mais la dextérité et la rapidité avec lesquelles les Nez-Percés en font usage est vraiment merveilleuse. En quelques minutes, ils remplissent un canot d'éperlans. Et ce précieux poisson leur est aussi profitable comme combustible que comme aliment, car, une fois sec, il brûle parfaitement, en répandant une clarté brillante, qui permet d'en faire des torches. On conçoit de quelle importance il est pour le haut du rio Columbia, au milieu de régions volcaniques presque entièrement dépourvues de bois.
Molodun n'eut pas de peine à faire bonne pêche.
On alluma du feu, et chacun se mit à manger les poissons demi-crus, après les avoir flambés à la flamme pétillante des joncs, seule matière que nos trois personnages eussent alors pour entretenir leur brasier.
Le Renard-Noir couvait de ses regards la Petite-Hirondelle; mais quoiqu'elle répliquât quelquefois aux paroles dont il la poursuivait, elle était toujours réservée, dédaigneuse, insensible à ses prévenances.
Le soleil s'était couché derrière les falaises. L'azur du firmament se fonçait et se pointillait de constellations étincelantes. Sur la terre, par effluves vaporeuses, descendaient les ombres. Les bruits du jour avaient cessé. L'on n'entendait plus que le sifflement des fusées liquides que le fleuve lançait en lutinant sur ses grèves sablonneuses, et, à de longs intervalles, les notes vibrantes de l'oiseau moqueur, ce rossignol du Nouveau-Monde, perché sur quelque branche d'un magnolia éloigné. Les mouches à feu, allumant leurs nocturnes lanternes, annonçaient que l'heure du repos était venu. Le foyer mourant n'avait plus que des lueurs fugitives et rougeâtres; Cuir-de-Boeuf dormait profondément, et Merellum accroupie à terre, les coudes sur les genoux, le menton dans ses mains, réfléchissait sans doute aux vicissitudes de sa destinée, tandis que le Renard-Noir, placé en face d'elle, la dévisageait avec des yeux embrasés de luxure, en songeant aux moyens d'assouvir sa passion, quand, tout à coup, des sons de pas lui firent tourner la tête dans la direction du mont Hood.
Cuir-de-Boeuf se réveilla aussitôt.
—J'ai entendu marcher, dit-il.
Molodun posa un doigt sur ses lèvres.
Ils écoutèrent avec attention, en collant l'oreille contre le sol.
La Petite-Hirondelle ne disait mot, mais au mouvement de ses paupières, qui se redressèrent, et au rayonnement de son regard qui se tendit du côté de la montagne, il eut été facile de voir qu'elle aussi avait saisi le son et était aux aguets.
—Ce sont des Indiens, murmura Cuir-de-Boeuf au bout d'un instant.
—Mon frère a dit juste, fit Molodun en relevant la
tête, ce sont des
Indiens; mais…
—Il y en a trois, reprit le premier.
—Non, il n'y a pas trois Indiens. L'oreille de mon frère l'a mal informé. Il y a deux Indiens et un Visage-Pâle.
—Je croyais, dit Cuir-de-Boeuf, que c'était une squaw, la femme de l'illustre Molodun, qui revenait avec son frère et…
—Ce n'est pas elle, interrompit sèchement le Renard-Noir. Il y a deux Peaux-Rouges et un Visage-Pâle. Il n'y a que les Visages-Pâles pour appuyer ainsi sur leurs talons en marchant.
A ces mots, Merellum ne put retenir un mouvement de joie.
—Si c'était Poignet-d'Acier! pensait-elle.
Les deux Nez-Percés apprêtaient leurs armes, car le bruit des arrivants devenait de plus en plus distinct. Les éclats de leurs voix commençaient à être perceptibles.
—Je reconnais ces Indiens. Ils sont nos alliés et appartiennent à la tribu des Arcs-Plats, dit bientôt Molodun.
Cuir-de-Boeuf, se figurant être agréable au sagamo, mit alors la main devant sa bouche et imita le cri du hibou, signe de ralliement chez les Nez-Percés.
Mais il s'en fallut de beaucoup que son intention plût au Renard-Noir.
—Pourquoi, dit-il violemment, en frappant son compagnon avec le manche de son couteau, pourquoi mon frère appelle-t-il ici les Arcs-Plats? Qu'avons-nous affaire d'eux? Mon frère ne sait-il pas que je voulais être seul avec cette face blanche? Si Molodun entre en colère, tout le poids de sa colère retombera sur Cuir-de-Boeuf.
L'insulté ne répondit pas, mais il coula sur son chef un regard vindicatif plus éloquent qu'une menace verbale. Ce clignement d'yeux ne fut point remarqué par Molodun; il n'échappa cependant pas à Merellum, qui se promit intérieurement de profiter des dispositions de Cuir-de-Boeuf, si une occasion se présentait.
Les inconnus avaient répliqué au cri de ce dernier par un cri exactement semblable.
Il n'était plus temps de les éviter. Tout en grommelant contre l'indiscrétion de son subordonné, Molodun se détermina à faire contre fortune bon coeur.
Puissants par eux-mêmes, les Arcs-Plats comptaient de nombreux auxiliaires, les Coeurs-d'Alène, les Pends-d'Oreille, les Serpents, les Indiens-de-Sang et ces terribles Pieds-Noirs, dont la sinistre renommée remplissait tout le pays, à l'ouest comme à l'est des Montagnes-Rocheuses.
Il importait donc à Molodun de ménager les Arcs-Plats, surtout à un moment où il allait avoir besoin de toutes ses forces pour repousser l'invasion des Chinouks et de leurs alliés les Clallomes.
Ordonnant à Cuir-de-Boeuf de ranimer le feu, il confectionna une torche avec des eulekons.
Puis il alluma un calumet pour faire accueil aux hôtes que le hasard leur envoyait et s'assit, avec une certaine majesté, les jambes croisées sous lui devant le foyer.
Deux Indiens de petite taille, mais musculeux et trapus comme les gens accoutumés à la vie des montagnes, ne tardèrent pas à se montrer au détour d'un sentier bastionné par des rochers inaccessibles.
Ils poussaient devant eux un blanc en costume de trappeur, mais dont les vêtements en désordre indiquaient ou une longue course dans des chemins difficiles, ou une lutte acharnée avec des ennemis, ou l'une et l'autre.
—Molodun, grand sagamo des Nez-Percés, salue ses frères les Arcs-Plats, dit le Renard-Noir aux Peaux-Rouges, en présentant sa pipe au plus âgé.
Ils étaient couverts de bonnets et de tuniques en peau de grosses-cornes. Sur l'épaule, ils portaient un carquois plein de flèches d'une longueur peu commune et un arc.
Cet arc, en bois de daim et fort développé, avait cela de particulier qu'il était aplati sur le sens de la corde au lieu de l'être sur celui de la convexité, d'où le nom d'Arcs-Plats, sous lequel les sauvages qui font usage de cette arme sont connus dans le désert américain.
—Le Sauteur-d'Abîmes remercie son frère Molodun, dont il a entendu vanter la sagesse et l'habileté, répondit l'Indien, en acceptant le calumet que lui tendait le chef nez-percé.
Il aspira une seule bouffée, la chassa du côté du couchant, et rendit la pipe à Molodun.
Celui-ci, ayant de nouveau aspiré une bouffée,
offrit la pipe à l'autre
Arc-Plat, qui dit en la recevant:
—Le Cerf-des-Montagnes est heureux de faire la connaissance de Molodun, car il a appris à estimer sa valeur et son intrépidité.
Ensuite il aspira et souffla un nuage de fumée.
La présentation était faite.
Les Arcs-Plats s'accroupirent près de Molodun, après avoir attaché le trappeur blanc à une roche.
Ils racontèrent qu'ils avaient pris ce trappeur dans une récente rencontre avec les Visages-Pâles de la Compagnie de la baie d'Hudson, et qu'ils le conduisaient à la rivière Caoulis, pour l'échanger aux Summaques contre le fils du Sauteur-d'Abîmes.
Ils voyageaient depuis plus de deux fois cinq jours et étaient à court de vivres. En route, ils avaient été contraints de se nourrir de tripe de roche [10] et de chair de pélican. Encore ces aliments malsains leur manquaient-ils depuis vingt-quatre heures.
[Note 10: Voir la Huronne.]
Molodun les restaura libéralement avec le produit de sa pêche. Puis il leur conseilla de traverser sur-le-champ la Colombie, parce que, disait-il, les Clallomes rôdaient dans le voisinage.
Les Arcs-Plats étaient fatigués, et, de plus, alourdis par un copieux repas. Ils auraient préféré se reposer jusqu'au jour et continuer leur voyage le lendemain.
Ce plan ne souriait pas au Renard-Noir; car il
contrariait ses vues sur
Merellum. Il combattit vigoureusement le projet de ses
convives.
—Mais, s'écria enfin le Cerf-des-Montagnes comme objection irrésistible, mais nous n'avons pas de canot, et mon frère Molodun sait bien qu'il n'y a pas ici de bois pour en construire.
—Molodun le sait, reprit tranquillement le chef nez-percé, mais il a un canot à lui; il le prêtera avec plaisir à ses frères les Arcs-Plats.
—Mon frère ne peut se passer de son canot, ajouta le Sauteur-d'Abîmes.
—Non, répliqua le Renard-Noir. Mais mon serviteur
ira avec les
Arcs-Plats et ramènera le canot.
Et, du doigt, il montra Cuir-de-Boeuf, qui feignait de s'être endormi.
Pendant ce temps, Merellum et le trappeur s'examinaient curieusement et avec plus d'intérêt même que ne comportait la conformité de leurs infortunes.
Ce dernier avait une vingtaine d'années; il était bien fait et beau. Malgré les ténèbres, malgré la poussière et la boue dont sa figure était maculée, la Petite-Hirondelle le voyait. Quant à lui, debout, vis-à-vis de la charmante souveraine des Clallomes, éclairée par les rouges lueurs du feu, il oubliait sa position, ses souffrances, pour admirer ce noble et gracieux visage auquel la douleur, stoïquement supportée, avait ajouté un attrait de plus.
Le coeur du jeune homme s'élança tout de suite vers celui de Merellum, et Merellum ne se détourna pas de ce coeur qui accourait à elle.
Électrisée par l'ardente contemplation du trappeur, elle pencha la tête sur sa poitrine et se prit à rêver.
A quoi pensait-elle donc, la pauvre Petite-Hirondelle, quand un cri d'angoisse vint lui déchirer le sein?
Frissonnante, elle releva les paupières.
Hélas! les deux Arcs-Plats entraînaient brutalement le jeune Visage-Pâle vers le canot de Molodun.
Une minute après, on n'entendait plus que le bruit monotone et régulier des pagaies frappant l'onde en cadence.
Merellum restait seule sur le rivage de la Colombie avec le Renard-Noir.
Avait-elle été le jouet d'une hallucination?