I
Le secrétaire particulier
La nuit était froide, tempêteuse ; il tombait une pluie glaciale ; le vent soufflait avec des beuglements sinistres ; et à ses longs cris de colère, l’Atlantique répondait par des voix plus terribles encore.
Et il faisait noir ! noir, qu’on n’apercevait rien que la blanche crête des vagues, qui s’entrechoquaient sur les côtes d’Halifax.
Quoique ancré dans une anse étroite, protégé contre les souffles de l’air par des falaises inaccessibles, le Wish-on-Wish, dansait comme s’il eût été en pleine mer.
– Je crois qu’il faudrait gagner le large, dit un matelot au patron.
– De vrai, si ça continue, nous pourrons bien nous jeter sur un de ces chicots.
– Non, dit le capitaine Lancelot, qui malgré les oscillations effrayantes du cutter, se promenait sur le pont avec autant d’aisance que s’il eût été sur la terre ferme par un temps calme ; non, dans une heure ce sera fini.
Ses deux subordonnés se turent : bien que vieux marins expérimentés l’un et l’autre, et bien que l’ouragan leur eût paru devoir persister plusieurs jours, ils avaient dans le commandant une confiance si absolue, qu’ils acceptèrent sa parole comme une certitude.
– Envoie une amarre ! ordonna celui-ci.
L’amarre fut lancée à un canot qui approchait péniblement quoique dirigé par six hommes vigoureux.
– Tu as vu la personne ! dit-il à l’un.
– Oui, capitaine.
– Elle attend ?
– Oui, capitaine.
– Au Creux-d’Enfer.
– Oui, capitaine.
– C’est bien ; amène !
Ce dialogue, échangé entre Lancelot et un des bateliers, avait eu lieu pendant que les autres cherchaient à accoster le cutter, sans se briser contre son flanc.
L’opération, qui eût été difficile dans le jour, devenait excessivement périlleuse au milieu de cette nuit sombre.
– Samson ! cria le comte.
– Oui, maître, répondit le balafré, derrière lui.
– Fais comme moi.
– Oui, maître.
Lancelot, profitant d’un moment où le canot apparaissait à une brasse environ du Wish-on-Wish, sauta légèrement dedans.
Samson en voulut faire autant, un instant après. Mais soit qu’il eût mal calculé la distance, soit qu’une vague eût alors élargi l’intervalle qui séparait les deux embarcations, il manqua son but et tomba à l’eau.
– Des bouées ! des bouées ! cria le comte aux gens du cutter ; répandez des bouées dans la baie ; allumez des torches ; cinq cents louis à qui sauvera mon pauvre Samson !
Et, s’adressant au pilote du canot :
– Au Creux-d’Enfer, dit-il.
Il fallait vraiment que la foi des Requins de l’Atlantique en leur chef dépassât toutes les bornes, pour obéir sans murmurer à cet ordre, car la mer était si mauvaise que, quelques minutes auparavant, le pilote du canot disait :
– Le bon Dieu doit nous aimer diantrement pour nous laisser revenir par une tourmente semblable. Mais s’exposer à recommencer le voyage, ce serait tenter la mort qui n’a point voulu de nous, cette fois !
De fait, aucun des marins ordinaires de la Nouvelle-Écosse ne se fût hasardé à longer la côte d’Halifax à cette heure où les éléments déchaînés se livraient sur l’Océan à une épouvantable scène de fureur.
Sans être accompagnés de leur commandant, les pirates eux-mêmes eussent hésité à l’entreprendre ; lui avec eux, rien n’était impossible, rien n’était périlleux ; ils ne doutaient que du doute.
Les matelots s’appuyèrent donc hardiment sur leurs rames, et le pilote céda au capitaine sa place à la barre.
Celui-ci dirigea le canot aussi facilement que si on avait été en plein soleil. Il voyait venir les lames, les évitait lestement ou les franchissait avec la plus grande légèreté, sans embarquer une seule goutte d’eau.
C’eût été merveille de contempler le frêle esquif bravant la rage des flots, alors que des navires de fortes dimensions eussent refusé, à tout prix, de sortir de leur mouillage.
Cependant, le comte était inquiet, vivement inquiet.
Des attaches de plus d’un genre le liaient à Samson. C’était un des seuls êtres au monde qui connussent tous ses secrets, et c’était le plus dévoué de ses serviteurs.
– Ah ! puisse-t-il n’être pas perdu, pensait-il ! J’ai promis cinq cents louis ; mais j’en donnerais vingt fois, mille fois autant pour que cet accident ne fût pas arrivé ! Je ne suis pas superstitieux, pourtant je le considère comme un triste présage.
Ils naviguaient depuis une demi-heure. Le suaire qui cachait le ciel se déchirait en pièces ; les rafales perdaient de leur violence ; les vagues diminuaient de volume ; tous les symptômes d’une embellie apparaissaient, quand une ombre, d’un noir profond, s’estompa entre deux caps énormes.
Un sourd et long mugissement, comme celui d’une cataracte, s’élevait, augmentant à mesure que le canot avançait.
– Avez-vous les lanternes ? demanda le capitaine au pilote.
– Oui, commandant ; elles sont sous le banc de l’avant.
– Allume !
Le pilote battit du briquet et alluma deux lanternes, qu’il fixa à la proue de l’embarcation.
Un fort courant l’entraînait dans un goulot entre les caps, où l’on distinguait parfaitement alors l’orifice d’une caverne.
L’onde s’y précipitait en tournoyant avec un bruit infernal.
– Sciez le courant, sciez le courant, dit Lancelot en pointant l’entrée de cette caverne.
Les matelots se mirent à ramer en arrière, afin de n’être point emportés par l’impétuosité du tourbillon.
Ainsi, le canot descendit lentement et s’engagea dans un souterrain tortueux.
À la voûte humide, suintante, pendaient des stalactites qui reflétaient leurs formes bizarres et projetaient, aux lueurs des lanternes, mille réverbérations éblouissantes comme des pierreries.
Les nocturnes mariniers firent un mille environ dans ce passage, et ils abordèrent enfin à une sorte de précipice semi-circulaire, dans lequel on apercevait les ouvertures de plusieurs autres galeries.
Un air frais et piquant indiquait que ce précipice était largement découvert à sa partie supérieure.
C’était le Creux-d’Enfer, situé, nous l’avons dit, à une courte distance d’Halifax, et qui communiquait avec l’Atlantique par divers couloirs.
– Donne-moi une lanterne, dit Lancelot au pilote.
Celui-ci s’empressa d’obéir.
– Il faudra, continua le capitaine, en prenant la lanterne, il faudra vous tenir sous la voûte, afin qu’on ne puisse distinguer votre lumière ; tu me comprends ?
– Oui, capitaine.
– Si j’ai besoin de vous, je sifflerai.
– Oui, capitaine.
– S’il était nécessaire de se presser, je tirerais un coup de pistolet, suivant l’habitude.
– Oui, capitaine.
– Si, par hasard, vous entendiez du bruit au-dessus de l’abîme, il faudrait me prévenir. Je serai dans la salle ronde.
– Oui, capitaine.
– S’il y avait urgence, un coup de pistolet, je le répète.
– Oui, capitaine.
Arthur Lancelot sauta à terre, ramena sur lui les plis d’un ample manteau et s’enfonça dans l’un des couloirs.
Au bout de cent pas, ce couloir débouchait dans une salle, faiblement éclairée par une lanterne semblable à celle que le comte tenait à la main.
Un homme, couvert d’un manteau, et masqué comme lui, s’y promenait.
– Je suis en retard, dit Arthur en lui tendant la main ; mais le temps était si affreux...
– Je m’étonne seulement, dit l’autre, que vous ayez eu la hardiesse d’affronter la mer. Sur terre j’avais peine à garder mon équilibre en venant ici.
– Voyons à nos affaires ! Que dit-on en ville ?
– Oh ! il y a du nouveau. Je ne vous engage pas à vous montrer.
– Bien au contraire.
– Si vous le faites, vous êtes perdu !
– Quoi ! vous seriez devenu poltron, Charles ? Est-ce que la diplomatie vous aurait amolli le cœur ? Je vous ai vu si audacieux quand ce pauvre Maurice...
La voix du comte s’était attendrie. Son interlocuteur l’interrompit vivement.
– Je me suis si peu amolli, que j’ai décidé de reprendre la mer. Le métier de scribe ne me va pas. Maintenant j’ai tous les secrets du gouverneur général ; je sais à fond la politique anglaise. Assez du secrétariat ! Je laisserai la plume pour le sabre. N’avez-vous pas objection à me charger encore du commandement du Caïman ?
– Non, dit Lancelot, et je ferai mieux : je vous abandonnerai le commandement des deux navires.
– Oh ! pour cela, non ; je n’y consentirai point. Vous avez sur nos gens une autorité à laquelle je ne puis prétendre ; vos talents, votre bravoure sont inappréciables. Les Requins de l’Atlantique ne reconnaissent et ne reconnaîtront jamais, tant que vous vivrez, d’autre maître que vous. Au reste, mon frère, en mourant, vous a délégué ses pouvoirs...
– Pauvre, pauvre Maurice ! murmura Lancelot d’un ton mouillé.
– C’est donc convenu ? reprit l’autre.
– Oui, dit le comte, il est convenu que vous serez chef des Requins.
– Mais vous ?
– Moi, je me retire.
Il y eut un moment de silence.
– Vous vous retirez ! répéta ensuite Charles.
– J’y suis déterminé.
– Quoi ! le dégoût ?
– Non, non, ce n’est pas le dégoût. Au contraire, elle me plaît, cette vie d’aventures. Mais... j’ai un motif... une raison majeure... Plus tard, je vous communiquerai... D’ailleurs, vous êtes décidé à vous allier aux Américains...
– Oui ; et c’est pour cela, vous le savez, que j’ai travaillé durant deux mortelles années dans l’ombre, afin d’obtenir l’emploi de secrétaire intime du gouverneur. Maintenant j’ai entre les mains les rouages de la politique coloniale. J’espère qu’avec l’aide des Yankees, et le concours de la France, nous reprendrons aux Anglais toutes nos anciennes possessions transatlantiques. Que voulez-vous, nous avons été pendant deux siècles marins de père en fils ; par conséquent les ennemis jurés de l’empire britannique ; mais je conçois peu que vous qui, depuis vingt ans, partagez si noblement, si utilement nos travaux, nos haines et nos amitiés, vous si longtemps la compa...
– Assez, Charles ! assez ! ne rappelez point des souvenirs si chers et si douloureux.
– Mais pourquoi vouloir vous retirer à la veille d’une bataille décisive ? Les cabinets de Washington et de Saint-James sont brouillés ; la guerre éclate...
– Eh ! que me fait la guerre ! s’écria Lancelot avec impatience.
– Vous avez pourtant juré sur la tombe de mon frère, de ce frère dont vous portez le nom...
– Vous me faites souffrir, Charles ! dit amèrement le comte.
– Vous faire souffrir, moi ! oh ! Dieu m’en préserve ! répliqua-t-il avec chaleur.
Arthur lui tendit affectueusement la main.
– C’est résolu, dit-il ; vous me succéderez au commandement des deux navires. Ne m’interrompez pas. Je le veux. Mais demeurez chez le gouverneur jusqu’à ce que je vous prévienne. Le cutter est en rade. Nous partirons ensemble dès que j’aurai terminé à Halifax...
– Mais n’allez pas à Halifax ! s’écria le secrétaire.
– J’irai.
– Malheureux, vous y serez pris !
– Je ne crains rien.
– Vous ne savez donc pas que vous êtes à demi découvert !
– Vous plaisantez !
– Je plaisante, dites-vous. Il serait à souhaiter ! Moi-même, on me soupçonne. Votre duel a fait sensation. Furieux d’avoir été blessé, ce misérable capitaine a répandu, sur votre compte, mille bruits absurdes. Il n’a trouvé que trop d’envieux et d’oisifs pour l’écouter. Votre départ subit, après le duel, a été diversement interprété. Le gouverneur lui-même s’en est ému. Il m’a mandé dans son cabinet, et m’a sérieusement questionné sur votre compte. J’ai répondu, comme toujours, que vous étiez fort riche, fantasque, passionné pour l’imprévu. Peu satisfait de cette réponse, il parlait de faire fouiller la maison de la rue de la Douane ; car on répétait, à qui voulait l’entendre, que vous étiez un espion du gouvernement américain. Mais, par bonheur, je me rappelais la disparition subite de la femme du vice-amiral. Supposant que c’était vous qui l’aviez enlevée...
– Vous supposiez juste, Charles.
– Supposant, dis-je, que vous l’aviez enlevée pour en faire un otage, je dis à Son Excellence que, si elle daignait me promettre le secret, je lui ferais une confidence...
– Ah ! répliqua Arthur gaiement, et vous lui dites sans doute qu’amoureux de madame Stevenson, nous avions ensemble tiré une bordée, suivant l’expression de nos matelots.
– C’est cela même, mon cher. Son Excellence trouva le tour ravissant. Elle demanda même si sir Henry l’accepterait aussi bénévolement que les autres escapades de madame son épouse. Je me félicitais de l’avoir mis hors de la voie, quand arriva la nouvelle du désastre de la flottille dépêchée d’Halifax contre les Requins, et de la mort du vice-amiral.
– Que dit-on alors ?
– Quelques hommes échappés au naufrage rapportèrent que les trois navires avaient été détruits. Les habitants d’Halifax furent consternés. Le capitaine Irving vous avait-il deviné ou ne voulait-il que vous perdre dans l’opinion publique ? Mais il prononça votre nom dans un club, en ajoutant que vous pouviez bien faire partie...
– Des Requins de l’Atlantique ! dit Arthur en riant.
– Il raconta qu’à un dîner chez Son Excellence, au cottage de Bellevue, vous aviez pris leur défense.
– Pouvais-je faire autrement ? repartit Lancelot en riant de plus en plus fort. Mais le drôle a exagéré, car je me suis contenté de nier l’existence de nos personnes.
– Quoiqu’il en soit, poursuivit le secrétaire, depuis lors beaucoup de gens vous suspectent. Moi-même, je suis l’objet d’une surveillance fort gênante, et je sens qu’il est temps de quitter la place.
– Pouvez-vous tenir encore une semaine ?
– Oh ! avec des précautions, un mois...
– Bon, bon, cela suffit. Je reparaîtrai demain à Halifax. Je ferai ma visite habituelle à Son Excellence, et saurai bien, soyez-en sûr, fermer la bouche aux braillards. N’y a-t-il plus rien autre ?
– Non ; seulement M. du Sault est fort malade. On dit sa fille souffrante aussi. La perte de leur fils...
– Il n’est point mort. Je vous en parlerai dans quelques jours... À demain, chez le gouverneur... Il va sans dire que nous ne nous sommes pas encore vus.
Ils sortirent du couloir ; le secrétaire enfila un étroit sentier qui serpentait jusqu’à la crête du précipice ; et, quand il eut disparu, Arthur Lancelot appela ses bateliers, remonta dans le canot et se replongea dans le souterrain.