Chapitre 4

 

VINGT MINUTES PLUS TARD, Ben était dans ma chambre, appuyé lourdement sur mon bureau. Une main dans ses cheveux, il étudiait l’écran de mon ordinateur. Je cliquais sur chaque photo, ouvrant d’abord la première version, puis l’agrandissement qui faisait apparaître l’homme de mes rêves. Le voir sur l’écran me faisait plus d’effet que je ne l’aurais cru. Mon cœur battait si fort qu’il résonnait dans ma tête au point que je me suis demandé si Ben pouvait l’entendre.

J’ai jeté un coup d’œil vers lui pour m’en assurer, mais il ne me regardait pas. Il avait les yeux rivés sur l’écran.

— Ça t’ennuie si je prends les commandes ? a-t-il demandé fermement, une main posée sur la souris.

Je ne laissais jamais personne se servir de mon ordinateur et Ben le savait, mais en cet instant j’avais besoin de toute mon énergie pour garder mon calme. Acquiesçant, j’ai laissé Ben prendre la souris et cliquer sur toutes les photos en augmentant le zoom sur la silhouette de l’homme, ses yeux, ses lèvres…

Je tressaillis. Il fallait que ça cesse ! Je n’étais pas moi-même et je n’aurais aucune bonne explication à fournir à Ben s’il m’interrogeait.

— Clea, a-t-il commencé.

Je grimaçai, me préparant à la conversation la plus embarrassante de toute ma vie. Ben avait l’air épuisé, comme si les dix dernières minutes l’avaient vidé de son énergie. Ôtant la main de ses cheveux, il m’a regardée d’un air confus.

— Je dois te montrer quelque chose en bas.

— Ah bon ?

Je ne voyais pas ce qu’il pouvait avoir à me montrer dans ma propre maison, mais je l’ai malgré tout suivi dans l’escalier pour descendre deux étages. Puis il a tourné en direction de l’atelier de mon père.

— Ben, ai-je commencé à l’avertir.

— Je sais. Mais on doit entrer.

Je me suis retenue de hurler en l’écartant de la porte au moment où il l’a ouverte. Cet atelier avait été le refuge intime de mon père. Aussi loin que ma mémoire remonte, la règle était que soit on y entrait avec mon père, soit on frappait et on attendait sa permission. Passer du temps avec lui dans l’atelier était un honneur qui nécessitait une invitation, ce qui signifiait que la porte était restée fermée depuis un an. Entrer sans lui me faisait l’effet d’une profanation.

— Il voudrait que tu le fasses, Clea. Crois-moi, a ajouté Ben.

Pour la première fois, j’éprouvais une certaine colère envers Ben. Grant Raymond était mon père. Comment Ben pouvait-il savoir mieux que moi ce qu’il aurait voulu ? J’étais sur le point de formuler la réponse désagréable qu’il méritait, mais le visage de Ben, d’un blanc fantomatique, m’a coupée net. Quelque chose n’allait vraiment pas, et pour une raison que j’ignorais il avait besoin de m’en parler dans l’atelier. J’entrai.

Comme son bureau, l’atelier de mon père était un maelstrom de feuilles volantes, de livres et de fournitures en tout genre. Tandis que le bureau croulait sous le chaos de ses activités professionnelles, l’atelier vibrait du chahut déchaîné qu’étaient ses loisirs. La photographie numérique régnait en maître, et pas moins de trois gros moniteurs d’ordinateur se dressaient comme des îlots au milieu des rames de papier photo, des cartouches d’encre de secours et d’un amas de cordons USB. Partout, on trouvait des tomes de mythologie et d’histoire, chéris et cornés, venus des quatre coins du monde. Parmi les autres livres il y avait toutes sortes de travaux sur Shakespeare : des pièces de théâtre, des sonnets, des biographies, et des volumes de commentaires sur son œuvre.

J’avais le cœur brisé. Il me manquait tellement. Je détestais l’idée que même le plus petit de mes souvenirs de lui s’estompait, et pourtant j’avais presque complètement oublié avec quelle passion mon père s’était intéressé à Shakespeare environ six mois avant sa disparition. Ma mère était sidérée. Elle avait passé des années à supplier mon père de l’accompagner au théâtre, puis tout à coup il s’était mis à en lire voracement. Il était comme ça. Quand un nouveau sujet l’emballait, il en dévorait tous les aspects.

Ben a ouvert le placard où mon père rangeait tous ses appareils photo, de son dernier outil numérique aux objets de collection, comme les Brownie qu’il avait achetés sur eBay ou les Polaroïd One Step morts depuis longtemps qu’il n’avait jamais pu se résoudre à jeter. Voir Ben les déplacer et les cogner les uns contre les autres me faisait mal au cœur.

— Fais attention, ai-je dit.

— Désolé. J’y suis presque.

Il a poussé quelques appareils photo, puis s’est dressé sur la pointe des pieds. Penché en avant, il a appuyé sur la paroi du fond. Que faisait-il ?

— Là, a-t-il dit.

— Où ça ? De quoi parles-tu ?

Sans répondre, il a porté un marchepied jusqu’au mur opposé qui était couvert de photos encadrées. La plupart étaient des clichés que mon père avait pris lui-même, comme la 8 x 10 de ma grosse tête ronde souriante de bébé de trois mois. D’autres étaient mes œuvres, telle la fille qui portait une prothèse à la jambe et qui franchissait la ligne d’arrivée lors de sa première course de cross.

Mais alors que Ben grimpait sur le marchepied, j’ai remarqué que l’un de ces cadres était entrouvert et qu’il ressortait légèrement du mur. La photo représentait deux fioles en mauvais état, effritées et à moitié enterrées, des objets qui avaient fait de mon père une rock star parmi les adeptes du New Age. Des sites entiers et des forums de fans étaient dédiés à ces fioles, ce qui me semblait ridicule même si mon père trouvait ça formidable.

Mon père avait organisé, financé et participé à ces fouilles destinées à trouver « les anciennes fioles de l’élixir de vie », se rendant personnellement en Italie pour tout superviser. Quand les fioles avaient été déterrées, même les médias généralistes avaient annoncé la nouvelle, sans oublier de préciser qu’elles étaient effectivement très vieilles, mais également très vides. Pas d’élixir de vie. Mon père s’en moquait. Il était enchanté par la découverte, et il avait dû prendre des centaines de photos des fioles avant de les confier au Museo nazionale.

À présent, l’une de ces photos marquait le passage vers un compartiment secret que Ben connaissait et dont j’ignorais totalement l’existence. Ben ouvrit la porte en grand et ressortit un dossier débordant de documents. Il m’a rejointe à la longue table qui avait servi d’espace de travail à mon père, et a posé bruyamment le dossier.

Des photos. L’épais dossier regorgeait de photos.

— Pour quelle raison ton père t’a-t-il dit qu’il m’avait engagé ? a demandé Ben.

— Pour ton savoir, ai-je répondu.

— Mon savoir. Ça, c’est la raison pour laquelle ta mère m’a choisi. Ce que je sais n’intéressait pas ton père. Il m’a engagé pour ce que je ne savais pas et pour ce en quoi je crois.

— Je ne comprends absolument pas ce que tu veux dire. Qu’est-ce que ça signifie ?

Ben prit une profonde inspiration et se passa à nouveau une main dans les cheveux, tirant dessus comme s’il pouvait extraire les mots justes de sa tête.

— Il y a des choses qui dépassent l’entendement, a-t-il commencé, et je me suis demandé s’il cherchait à citer mon père ou s’il le faisait involontairement.

Des choses que nous devons accepter, parce que nous ne pourrons jamais les expliquer. Ton père y croyait, et c’était important pour lui que j’y croie aussi.

Je savais que mon père et Ben aimaient tout ce qui n’était pas réaliste. Il ne m’apprenait rien. À de multiples reprises, j’avais levé les yeux au ciel en assistant à leurs conversations tardives. Mais d’après Ben, mon père exigeait de lui qu’il croie en ces choses pour obtenir ce poste, et c’était étrange.

— Pourquoi ? ai-je demandé.

— Pour que je puisse te protéger, a-t-il dit avant d’ouvrir le dossier. Tu la reconnais ? a-t-il demandé en montrant la première photo de la pile.

— Bien sûr, ai-je répondu.

Elle avait été prise le jour où ma mère, Rayna et moi avions quitté l’hôpital presque dix-huit ans plus tôt. Nous étions à l’accueil, en chemin vers la sortie ma mère et Wanda dans leurs chaises roulantes, les nouveau-nés Rayna et moi sur les genoux de nos mères.

— Tu vois tous les gens dans le fond ? a poursuivi Ben.

J’ai fait oui de la tête. Mon père avait admis qu’il était trop troublé pour la cadrer correctement. Tous les quatre, nous étions dans le bas de l’image, au premier plan, tandis que d’autres personnes occupaient le reste de la photo.

— Ton père a agrandi cette photo de façon à voir tout le monde. Il a dit qu’il ne savait pas pourquoi, mais qu’il devait le faire.

Ben est passé à la photo suivante. C’était la même prise de vue, sauf que les inconnus présents à l’accueil étaient plus grands, plus nets. Je distinguais même le hall derrière l’accueil : des vagues silhouettes d’infirmiers transportant un brancard parmi d’autres personnes.

— Tu vois quelque chose de familier ? a demandé Ben.

J’ai fait non. Je ne voyais rien, mais je commençais à comprendre où tout cela allait nous conduire, et mon estomac s’est serré sous l’effet de l’anticipation.

L’air grave, Ben a retroussé les lèvres en passant à l’image suivante.

— Et maintenant ? a-t-il repris.

Des vertiges m’ont assaillie au point que j’ai dû me retenir à la table.

Il était là.

L’homme de mes rêves.

Il était dans le hall du fond, debout près des ascenseurs. Il y avait du grain sur l’image, mais c’était lui, à n’en pas douter. Et même si ça remontait à près de dix-huit ans, il était exactement comme sur mes photos. On ne lui aurait pas donné un jour de moins. Même ses vêtements étaient identiques : une veste en cuir noir sur un jean et un tee-shirt gris.

— Ton père disait qu’il ne pouvait pas l’expliquer, mais que ce garçon avait quelque chose… qui n’était pas normal.

J’ai observé l’image de plus près. L’homme était loin de ma mère et de moi, mais il regardait dans notre direction, et il n’avait pas l’air heureux. Le dos légèrement voûté, il enfonçait ses mains dans ses poches, semblant être au bord des larmes.

Ben me regardait comme s’il attendait ma réponse, mais je ne savais pas quoi dire.

— Il a l’air triste, ai-je fini par avancer.

Ben a acquiescé.

— Ça n’a rien de bizarre dans un hôpital, mais ton père était convaincu que s’il était triste, c’était à ton sujet. Ce n’était qu’une impression, mais il y croyait et il m’a dit que pendant un certain temps, il agrandissait chaque photo qu’il prenait pour l’inspecter. Il pensait que s’il avait raison, ce type finirait par réapparaître. Ça n’est pas arrivé, et ton père s’est dit que c’était ridicule. Il fallait qu’il travaille, il voulait passer du temps avec toi et ta mère… il ne pouvait pas occuper tout son temps libre à chasser les fantômes.

Ben me regardait à la dérobée, sachant qu’en temps normal je l’aurais repris en entendant ce mot. Cette fois-ci, je n’en fis rien.

— Grant m’a raconté qu’un jour, quand tu avais environ quatre mois, il travaillait sur des jpeg quand il a de nouveau eu cette impression et…

Au lieu de m’expliquer, Ben a préféré passer à l’image suivante. C’était un événement officiel. Des tables rondes étaient recouvertes de nappes et de vaisselle raffinées et ma mère portait une robe de soirée noire, des talons hauts et moi, accrochée sur sa poitrine dans un porte-bébé. Je me souvenais de cette photo. Ma mère aimait me raconter qu’elle m’emmenait partout avec elle quand j’étais bébé. Les électeurs avaient craqué pour sa façon de prouver qu’elle pouvait être totalement dévouée à la fois à son nouveau-né et à sa carrière. De toute évidence, elle travaillait dans ce sens sur cette photo, serrant la main au vice président des États-Unis et à sa femme, avec moi qui souriais comme un ange.

Sachant mieux que jamais ce que je cherchais, j’ai regardé brièvement ma mère et moi avant de passer à l’arrière-plan. Je n’ai pas eu besoin de l’observer longuement.

— Là, ai-je murmuré en indiquant une chaise à quelques tables de celle de ma mère.

L’image était petite, mais…

— Exactement, a confirmé Ben en passant à la photo suivante, qui était bien sûr un agrandissement du point précis que je venais d’indiquer. L’homme détournait la tête. Les coudes sur la table, il avait le poing droit appuyé contre sa tempe. Il n’avait pas l’air à sa place, avec sa veste en cuir et son jean en opposition totale dans cette foule en robes habillées et smokings.

— C’est difficile de le manquer, a dit Ben en exprimant mes pensées à voix haute, mais ton père a dit qu’il ne l’avait pas vu sur les lieux. Personne ne l’a vu. Ton père a demandé à plusieurs personnes. Il a fini par tirer la même conclusion que toi, quand tu as pris ta chambre en photo : le jeune homme n’était pas vraiment là.

— Il n’avait pas l’air d’être là, mais il doit y avoir une explication logique. La physique des quanta, même, quelque chose qu’on ne comprend pas vraiment, ai-je clarifié.

Ben a simplement haussé les épaules, avant de passer à d’autres photos : moi bébé, enfant, adolescente… toujours une image normale suivie d’un agrandissement qui montrait le même homme sans âge.

— Ton père m’a dit qu’au début, il était très inquiet, a poursuivi Ben en passant d’une image à l’autre, d’autant plus qu’il ne pouvait en parler à personne. Il savait que ta mère le prendrait pour un fou. Mais quand tu es devenue une petite fille, et puisque rien d’horrible ne t’était arrivé, il s’est moins inquiété, même s’il restait confus.

— Attends, celle-ci est de moi, ai-je dit en posant la main sur la pile d’images.

C’était ma première photo vraiment réussie, et je l’avais prise le jour de mon huitième anniversaire.

Nous étions à Kauai, et je tenais plus que tout à faire une promenade à cheval le long de la plage au soleil couchant. Ma mère était ravie, et pendant la balade, j’avais pris cette photo parfaite de ma mère, mon père et Rayna à cheval, dont les contours étaient soulignés par les rayons rose étincelant du soleil.

— Je sais. Ton père m’a dit qu’il se demandait si ce garçon pouvait apparaître sur tes photos, alors de temps à autre il les analysait. Et bien sûr…

Ben est passé à l’image suivante : un agrandissement de celle que je connaissais si bien, mais cadrée sur l’océan loin derrière ma mère, mon père et Rayna. Des rochers affleuraient à la surface de l’eau. Assis parmi les roches escarpées et les arêtes, l’homme.

J’ai eu l’impression de mettre une éternité avant de retrouver ma voix.

— Alors, ce garçon, ce…

J’ai failli répéter le mot « fantôme » employé par Ben, mais il est resté coincé dans ma gorge.

— Il est sur mes photos depuis toujours ?

Ben me l’a confirmé d’un signe de tête.

— Sur les photos de toi comme sur les photos que tu prends. Pas sur toutes, mais il y en a probablement plus que ça. Ton père n’a trouvé que celles qui retenaient son attention, comme celles de ton voyage qui ont attiré la tienne.

— Mais pendant tout ce temps, comment se fait-il que je n’aie rien remarqué ?

— Je ne sais pas. Peut-être que ce n’était pas le bon moment pour que tu voies ça.

— « Ça » ?

Ben a fouillé dans les volumes empilés sur les étagères remplies à craquer, avant d’extraire un énorme ouvrage à la couverture en cuir rouge craquelé dont les pages étaient lustrées par le temps.

— Qu’est-ce que c’est ? ai-je demandé.

La couverture ne portait pas de titre, juste un grand cercle gaufré.

— Ça ne va pas te plaire. Ce cercle est un ancien symbole de la vie éternelle. Le livre est un guide du monde des esprits. Ton père pensait y trouver des réponses.

J’ai regardé Ben avec méfiance, mais il s’est contenté de me tendre le livre. Je l’ai ouvert avec précaution. Les pages avaient été découpées à la main, toutes de tailles légèrement différentes, et les lettres n’étaient pas parfaitement alignées. La calligraphie d’un style ancien était grossière, difficile à lire, et presque entièrement masquée par les bordures et les illustrations dessinées à la main. Je m’arrêtai au marque page placé devant le dessin resplendissant d’un homme ailé d’une beauté saisissante. Les ailes largement déployées, il souriait d’un air protecteur à un enfant couché dans un berceau. À côté du bébé, il y avait un Post-it sur lequel mon père avait griffonné « Clea ? ? ? ».

Je levai les yeux vers Ben.

— Tu arrives à déchiffrer le titre ? a-t-il demandé. J’étudiai les lettres ornées.

— « Ange gardien » ? ai-je proposé.

Ben a acquiescé.

— C’est ce que Grant espérait, que l’homme soit ton ange gardien, te protégeant contre tout.

Je souris, en repensant qu’il était toujours protecteur dans mes rêves.

— C’est logique, songeai-je avant d’ajouter rapidement dans toute cette histoire folle et impossible. Ben a incliné la tête sans se prononcer.

— Ton père n’en était pas convaincu.

Il indiqua à nouveau le livre d’un geste et je remarquai un autre marque-page. J’eus le souffle coupé cette page était également composée d’une illustration représentant un homme ailé, mais dans les tons rouges. S’il avait le corps d’un dieu, son visage était monstrueux, et il portait un regard malveillant sur une femme endormie à l’air innocent, tout en écartant les bras, les muscles tendus par la rage alors qu’il se préparait à bondir.

Là aussi, mon père avait collé un Post-it, près de la femme endormie, mais les lettres étaient plus petites et plus timides. « Clea… ? » s’interrogeait-il.

Je fixai le titre du regard. J’avais déjà entendu ce mot mais j’avais la nette impression que dans ce contexte il n’avait aucun rapport avec la musique.

— Incubus ? ai-je demandé à Ben.

Il a acquiescé, l’air grave.

— Une âme perdue, en général celle d’un homme, devenue esprit diabolique et qui s’attache à une personne afin de la détourner du droit chemin. L’esprit est de nature… portée sur le sexe.

Il rougit en se reportant à l’image.

— Comme on le voit ici. L’incube va voir une femme et a… tu sais… des rapports avec elle pendant son sommeil.

Je restai bouche bée, me réjouissant de voir Ben détourner le regard, car des flots d’images grisantes sorties de mes rêves me revinrent en accéléré. Je retenais mon souffle malgré moi et je m’en aperçus en expirant bruyamment, puis je tentai de camoufler ce son par un rire.

— Ça n’a rien d’amusant, Clea.

— C’est absurde. Même si les esprits maléfiques existent, ne me serais-je pas rendu compte que l’un d’eux me poursuivait depuis toujours ? Est-ce qu’il ne me serait pas arrivé des choses horribles ?

— Ça peut encore arriver. Il est possible qu’il attende le bon moment. Peut-être que le moment est venu, et c’est pour ça que tu t’es mise à le voir partout.

— Donc, ce serait un esprit maléfique patient, ai-je dit avec sarcasme.

— Tu sais quel autre mot vient de la même racine latine qu’Incubus ? « Incuber ». Je crois que cette… chose n’a fait que mûrir et que maintenant elle est prête à sortir pour faire ce qu’elle veut. Et je pense que ton père serait d’accord avec moi.

— Tu n’as aucune idée de ce que mon père penserait, ai-je répliqué avec jalousie, mais je savais que c’était faux.

Durant la dernière demi-heure, Ben avait prouvé qu’il connaissait mon père bien mieux que je ne l’avais cru. Peut-être mieux que je ne le connaissais moi-même.

Ben a levé la main vers ses cheveux, puis s’est ravisé.

— Je suis désolé. Je sais que ça fait beaucoup. C’est juste que… c’est la vraie raison pour laquelle ton père m’a embauché. Quand tu as commencé à voyager, il voulait que tu aies quelqu’un à tes côtés qui sache tout ça et qui resterait vigilant, au cas où il se produirait quelque chose de bizarre. Il se faisait du souci pour toi. Moi aussi, je m’en fais.

Il s’inquiétait réellement. Je le voyais dans ses yeux. Que je croie ou non aux théories qu’il partageait avec mon père au sujet de l’homme des photos ne changeait rien au fait qu’ils voulaient l’un comme l’autre me protéger, et je devais respecter ça.

— D’accord. Alors, à ton avis, que devrions-nous faire ? ai-je demandé.

— Je pense que nous devrions annuler le voyage à Rio.

— Tu es fou ? Pourquoi ? Quel est le rapport ?

— Il n’y en a peut-être pas, mais Rio n’a pas été l’endroit le plus sûr de la terre pour ton père. Si cette chose se prépare à agir, on ne devrait pas lui faciliter la tâche en se rendant dans un endroit dangereux.

— Si tu crois vraiment que cette chose n’est pas humaine, l’endroit où je me trouve n’a aucune importance, non ? Il peut agir dans ma chambre.

Mauvais choix de mots. Je me sentis rougir, et poursuivis sans attendre.

— De plus, mon père pensait également que ce garçon pouvait être mon ange gardien. L’aurais-tu oublié ?

— Est-ce qu’il ressemble à un ange gardien ?

Il n’avait rien d’un ange gardien, mais tout ce que je savais de lui, même si ça me paraissait réel, n’était que le fruit de mon imagination… ou faisais-je erreur ?

Tout comme les anges gardiens, les incubes naissaient de l’imagination.

Je devais tout reprendre en me concentrant sur les faits. Le premier fait était que quelque chose de bizarre se passait, mais j’aurais plus de chances de trouver une explication dans un livre moderne sur la théorie des cordes que dans un vieil ouvrage traitant du monde spirituel. L’autre fait était que depuis ma naissance, mon père savait qu’il se passait cette chose d’étrange et qu’il avait omis de le dire à la personne la plus directement touchée.

— Pourquoi mon père t’a parlé de ces photos et pas à moi ? ai-je demandé.

— Nous en avons parlé. Il m’a dit que quand tu étais petite, il ne voulait pas te faire peur. Et plus tard, tu ressemblais trop à ta mère pour le croire.

Je souris. Mon père avait raison, et j’eus l’impression qu’il était avec nous dans la pièce. J’ai également compris autre chose : je le connaissais vraiment mieux que Ben. Je savais ce qu’il aurait pensé.

— Mon père savait depuis toujours, mais il a tout fait pour que ça ne m’empêche pas de faire ce que je voulais. Alors, je fais comme lui. Nous allons à Rio, ai-je affirmé.

Ben ouvrit la bouche pour protester, mais il se ravisa.

— D’accord, nous allons à Rio.

Ce soir-là, une enveloppe expédiée par ma mère a été livrée par Fedex, contenant l’autorisation notariée dont j’avais besoin pour aller au Brésil. Elle avait ajouté un petit mot disant : « Ça ne me plaît toujours pas, mais je te fais confiance, tu sais ce qui est bon pour toi. Bisous. Maman. »

Nous allions faire ce voyage.

En allant me coucher, je ne pouvais pas m’empêcher de me demander si ce que j’avais appris allait changer le contenu de mes rêves. Allais-je retrouver l’homme ? Aurait-il le même comportement ? Je mourais d’envie de le découvrir, mais malheureusement il est difficile de s’endormir quand on recherche un rêve précis. À deux heures du matin, j’ai laissé tomber et préféré jouer au solitaire dans mon lit, tout en regardant une vieille sitcom à la télé. J’avais prévu de descendre me préparer une infusion, mais ça n’est jamais arrivé.

Au lieu de ça, je me suis retrouvée Chez Dalt.

J’étais au comptoir, et j’observais le cuisinier retourner quelques steaks hachés et une grande tarte aux pommes sur le gril. La porte a grincé en s’ouvrant et, sans avoir besoin de lever les yeux, j’ai su que c’était lui. Je sentis l’ambiance changer à son arrivée, la force qu’il dégageait en traversant la salle, la chaleur de son corps alors qu’il est venu s’asseoir tout près de moi.

Le courant passait entre nous, et j’ai perçu son regard brûlant se poser sur moi sans avoir besoin de me tourner vers lui.

— Qui es-tu ? ai-je demandé.

— Tu sais qui je suis. Je suis à toi, a-t-il répondu.

Le cuisinier a habilement retourné un morceau de viande avant de l’écraser avec sa spatule. La viande a crépité et envoyé des éclats de graisse.

— Ai-je quelque chose à craindre ?

— À quoi bon ? Ça ne changerait rien à la fin de l’histoire.

Le cuisinier a posé une assiette devant moi. Un steak haché chaud et juteux, brillant de gras sur une tranche de pain rond.

Sauf que ce n’était pas un steak haché. C’était une tarentule grillée.

Le souffle court, j’ai levé les yeux vers le cuisinier. C’était Ben, des gouttes de sueur perlant sur son front. Avec un clin d’œil, il a montré la spatule posée sur le gril d’où six autres énormes araignées ont sauté avant de s’enfuir.

Terrifiée, j’ai détourné la tête pour me trouver nez à nez avec l’homme et ses yeux toujours aussi profonds et enivrants. Sauf qu’ils ressortaient d’un crâne pourrissant.

— Embrasse-moi, a-t-il sifflé.

J’ai voulu partir en courant, mais je ne pouvais pas bouger. Au moment où il s’est penché vers moi en tordant son horrible bouche, j’ai aperçu à l’intérieur une masse sans fond, comme un vide noir d’encre tourbillonnant dans le néant, dont je savais qu’elle allait m’attirer jusqu’à ce que je m’y noie…

Je me suis redressée d’un bond dans mon lit en m’apercevant avec horreur que quelque chose était accroché à mon visage. Je donnai des coups d’ongle en tous sens pour repousser cette… carte à jouer.

— Oh ! grognai-je en l’écartant.

Alors maintenant, mon amour de la nuit me donnait des cauchemars… bien. C’était mieux, vraiment. Ça pourrait m’aider à y voir plus clair.

Mais les cauchemars n’ont pas duré. Et mes fantasmes amoureux d’avant ne sont pas revenus pour autant. Les deux se sont, d’une certaine façon, mélangés. Les deux nuits suivantes, je fus la proie de cauchemars encore plus horribles, des rêves d’un réalisme épouvantable, incohérent, où rien n’avait de sens, mais où tout était incroyablement vif.

J’étais Olivia. Je me trouvais dans une belle chambre baignée de soleil. Un cercle d’amis me tenait compagnie et tous portaient des tenues si chatoyantes que les couleurs faisaient mal aux yeux.

Il était avec moi et me tenait la main. Il souriait… puis du sang s’est mis à ruisseler de son torse, de ses bras, de ses jambes… dégoulinant le long de son corps sans qu’il s’en aperçoive.

Je cherchai de l’aide du regard, mais ne vis rien d’autre que deux fioles décrépites, à moitié enterrées, celles des fouilles archéologiques de mon père. Une femme aux cheveux de jais et aux yeux noirs expressifs s’en est emparé pour me les tendre. Elle riait comme une folle malgré la longue entaille qui fendait soudain sa gorge pour laisser du sang s’échapper. Me détournant de cette vision, je me retrouvai face à Giovanni, le meilleur ami de mon amoureux.

— Giovanni ! Au secours ! Aide-nous ! ai-je crié.

— Chut ! a-t-il dit en posant un doigt sur ses lèvres. C’est mieux ainsi. Tout n’est que pour le mieux.

Je ne comprenais pas. Qu’est-ce qui était mieux ? J’avais besoin de réponses, mais il ne disait pas un mot. Il brandit une arme et je restai paralysée, incapable de faire autre chose que le fixer du regard au moment où il la pointa vers moi.

La nuit suivante fut plus étrange et encore plus surréaliste. J’étais Anneline. C’était le jour de mon mariage et j’avançais vers l’autel où se tenait l’homme, souriant de toutes mes dents. J’étais presque arrivée à ses côtés quand je me suis aperçue que celui qui m’accompagnait n’était pas mon père, mais Ben.

Non, pas vraiment Ben. On aurait dit Ben, mais il était différent. Plus large d’épaules. Plus grand ? Il s’appelait Julien. Il m’arrêta juste avant que je n’arrive devant mon fiancé. Tout en me souriant, il prit une rose à longue tige… et la planta délicatement sur ma robe, avant d’ajouter une petite pression qui lui permit de me transpercer le cœur.

Le souffle court, je sentis les épines déchirer ma chair et traverser mon corps pour ressortir de l’autre côté.

— Julien… !

Sans cesser de sourire, il m’a guidée jusqu’à l’autel. Personne ne semblait remarquer que la rose m’avait empalée. Les invités, les prêtres, mon fiancé, tout le monde souriait paisiblement pendant la cérémonie tandis que je me débattais pour respirer, le sang ruisselant désormais sur ma robe blanche. Pendant que le prêtre parlait, Julien s’est emparé d’une autre rose.

— Non, le suppliai-je sans me faire entendre.

Il m’observa avec attention avant de faire passer la fleur à travers mon corps, l’arrangeant parfaitement à côté de l’autre.

Je me tenais là, devant l’autel, accrochée à mon bouquet d’iris blancs tachés de sang, cherchant désespérément de l’aide auprès de tous ceux qui m’entouraient. Mais personne ne voyait rien, pas même au moment où je me suis écroulée sur le sol avant de sombrer dans le néant.

C’était atroce. En l’espace de quelques nuits, j’étais passée de l’envie de rêver à la crainte. Même à mon réveil, j’avais du mal à me défaire des horribles visions qui me collaient à la peau, et je commençais à avoir l’impression que ma vie normale n’était qu’un fantasme, tandis que les rêves qui me retournaient les tripes étaient ma vraie vie.

Que m’arrivait-il ?