14
Sam m’a appelée alors que je me maquillais.
— Salut, toi, ai-je répondu. Tu as bien mis le chèque à la banque ?
— Tu me l’as ordonné à peu près un million de fois, alors oui, je l’ai fait, pas de souci là-dessus. Je voulais te dire que j’ai eu un coup de fil complètement loufoque de ta copine Amelia. Elle a dit qu’elle m’appelait, moi, parce que toi, tu refuserais de lui parler. Elle a dit que c’était au sujet de ce truc, que tu as trouvé. Elle a fait des recherches. Le… cluviel d’or ? a-t-il ajouté d’un ton très hésitant.
— Oui ?
— Elle ne voulait pas en parler au téléphone, mais elle m’a dit de te demander de vérifier tes mails de toute urgence. D’après elle, tu ne le fais jamais. Apparemment, elle est convaincue que tu ne répondrais pas si tu voyais son numéro s’afficher sur ton téléphone.
— Je vais regarder ma messagerie tout de suite.
— Sookie ?
— Oui ?
— Tout va bien ?
Absolument pas.
— Mais oui, Sam. Merci d’avoir fait office de répondeur.
— No problem.
Amelia avait assurément trouvé le moyen d’attirer mon attention. J’ai sorti le cluviel d’or de son tiroir pour l’emporter avec moi vers le petit bureau du séjour, là où j’avais installé l’ordinateur. Ah oui, j’avais pas mal d’e-mails.
La plupart n’étaient bons qu’à supprimer, mais il y en avait effectivement un d’Amelia, et un autre de Maître Cataliades, arrivé deux jours plus tôt. Là, je ne m’y attendais pas.
J’étais si curieuse que je l’ai ouvert en premier. Le message était assez long. Il allait cependant droit au but.
Mademoiselle Stackhouse,
J’ai bien reçu votre message sur mon répondeur. Je suis en voyage, afin d’éviter que certains individus ne me retrouvent. J’ai de nombreux amis, mais également des ennemis en grand nombre. Je vous surveille de près, tout en évitant, je l’espère, d’être intrusif. Vous êtes la seule personne que je connaisse à avoir autant d’ennemis que moi. J’ai fait du mieux que je le pouvais pour vous maintenir hors de portée de cette engeance du diable, Sandra Pelt.
Malgré tout, elle n’est pas encore morte. Prenez garde.
Je pense que vous ne saviez pas que j’étais un grand ami de votre grand-père Fintan.
J’ai connu votre grand-mère également, même si je n’étais pas aussi proche d’elle. En fait, j’ai rencontré votre père, sa sœur et votre frère Jason. Il était trop jeune pour s’en souvenir.
Vous également, la première fois que j’ai posé les yeux sur vous. Tous m’ont déçu. Sauf vous.
J’imagine que vous avez trouvé le cluviel d’or, car j’ai entendu ce terme dans l’esprit d’Amelia quand je l’ai rencontrée à la boutique. Je ne sais pas où votre grand-mère l’avait caché. Je sais simplement qu’elle en a reçu un, car c’est moi qui le lui ai transmis. Si vous l’avez découvert, je me permets de vous conseiller d’être prudente à l’extrême quant à son utilisation. Réfléchissez une fois, puis deux fois, puis une troisième fois avant de relâcher son énergie. Vous pourriez changer le monde, vous savez. Toute altération magique d’une série d’événements peut avoir des répercussions inattendues sur l’Histoire. Je vous contacterai de nouveau dès que ce sera en mon pouvoir, et je passerai peut-être vous expliquer tout cela plus en détail. Tous mes vœux de survie vous accompagnent.
Desmond Cataliades, avocat, votre sponsor.
Ah. Comme dirait Pam, Zob de Zombie ! Maître Cataliades était donc mon sponsor, l’étranger ténébreux qui était venu rendre visite à Gran. Mais que signifiait tout ceci ? Il disait avoir lu dans l’esprit d’Amelia. Était-il télépathe, lui aussi ? J’avais la nette impression que j’étais loin de tout savoir. Il ne m’avait mise en garde qu’au sujet de Sandra Pelt et du cluviel d’or, mais il préparait certainement le terrain pour une Grande Conversation Funeste, c’était gros comme une maison. J’ai relu le message par deux fois, espérant en extraire une information concrète concernant le cluviel d’or, mais c’était peine perdue, il fallait bien l’avouer.
Puis j’ai ouvert le mail d’Amelia avec une profonde appréhension mâtinée des restes de mon indignation. Son esprit était manifestement grand ouvert aux intrusions, et elle y conservait beaucoup d’informations à mon sujet. Ce n’était pas sa faute. J’ai résolu cependant de ne plus partager de secret avec elle.
Sookie,
Je suis désolée pour tout. Tu sais bien comme j’ai tendance à ne pas réfléchir avant d’agir. Et c’est ce que qui s’est passé de nouveau. Je voulais simplement que tu sois aussi heureuse que je le suis avec Bob, et je ne me suis même pas préoccupée de ce que tu pourrais en penser. J’ai tenté de gérer ta vie à ta place. Encore une fois, je suis désolée.
Quand nous sommes rentrés, j’ai fait d’autres recherches, et j’ai trouvé des informations sur le cluviel d’or. J’imagine que c’est quelqu’un de ta famille faé qui t’en a parlé. Cela fait des centaines d’années qu’il ne s’en est pas trouvé un sur terre. Ce sont des gages d’amour faé, et il faut au moins un an pour en fabriquer un. Le cluviel d’or accorde un souhait à l’être aimé. Je trouve que c’est incroyablement romantique. Le vœu doit se faire en faveur de quelqu’un que l’on aime. Ça ne peut pas concerner la paix dans le monde, ou la fin de la famine, ou quelque chose d’universel. Mais apparemment, sur un plan individuel, sa magie est tellement puissante qu’elle peut vraiment changer une vie du tout au tout. Si on offre un cluviel d’or à quelqu’un, c’est vraiment du sérieux. Pas comme des fleurs ou des chocolats.
C’est plus du niveau d’un collier de diamants, ou d’un yacht, s’ils avaient des pouvoirs magiques. Je ne sais pas pourquoi tu as besoin de renseignements sur les gages d’amour faé, mais si tu en as vu un, tu as vu quelque chose de fabuleux. Je crois même que les faé ne savent plus comment les faire.
J’espère qu’un jour tu pourras me pardonner et qu’alors, tu me raconteras toute l’histoire.
Amelia
J’ai passé un doigt sur la surface lisse de ce talisman dangereux qui était entré en ma possession. J’ai frissonné.
Attention danger, danger, danger.
Perdue dans mes pensées, je suis restée assise à mon bureau quelques instants de plus. Plus j’en apprenais sur la nature des faés, moins je leur faisais confiance. Point barre. Y compris Claude et Dermot. Et surtout Niall, mon arrière-grand-père. J’avais justement l’impression d’être sur le point de me remémorer quelque chose à son sujet, quelque chose de vraiment embêtant… J’ai secoué la tête avec impatience. Ce n’était pas le moment de m’en inquiéter.
J’avais repoussé l’instant autant que je le pouvais, mais je devais maintenant regarder certaines choses déplaisantes bien en face. Au travers de son amitié avec mon grand-père biologique, Maître Cataliades s’était impliqué dans ma vie, bien plus que je ne l’avais jamais imaginé. Il ne me le révélait maintenant que pour des raisons dont j’ignorais tout. Lorsque j’avais rencontré le démon, il n’avait pas montré le moindre signe de reconnaissance.
Tout était mystérieusement lié. Je commençais à nourrir de sérieux doutes vis-à-vis de mes parents faés. J’étais bien convaincue que Claude, Dermot, Fintan et Niall m’aimaient autant qu’ils en étaient capables – pour Claude, évidemment, ce n’était probablement qu’un peu, puisqu’il s’aimait, lui, par-dessus tout. Malgré tout, cet amour n’était pas ce que j’aurais appelé « sain et équilibré ». Le terme évoque plutôt un menu, mais c’était à mon avis le seul qui convienne.
Ma compréhension de la nature faé s’améliorait de jour en jour, et d’ailleurs, je ne doutais plus des paroles de Gran. De plus, j’étais persuadée que Fintan avait aimé ma grand-mère Adèle plus qu’elle ne l’avait jamais compris. Il l’avait adorée au-delà de ce qu’un humain peut imaginer. Il avait passé plus de temps avec elle qu’elle ne l’avait su, prenant l’apparence de son époux afin de profiter plus encore de sa présence. Il avait posé dans des photos de famille avec elle, il l’avait regardée mener sa vie quotidienne, il avait même probablement (aïe !) fait l’amour avec elle sous les traits de Mitchell. Et où se trouvait donc mon grand-père dans de pareils instants ? Était-il toujours présent de corps, mais pas d’esprit, gisant inconscient quelque part ? J’espérais que non, mais je ne le saurais jamais.
C’était sans doute préférable.
Fintan avait offert un cluviel d’or à ma grand-mère, comme gage de sa dévotion. Le talisman aurait certainement pu lui sauver la vie, mais elle n’avait probablement jamais pensé à l’utiliser. Sa foi chrétienne avait peut-être fait obstacle à sa croyance dans les pouvoirs magiques d’un objet.
Gran avait caché sa confession et le cluviel d’or au creux du tiroir secret des années plus tôt, afin de les protéger des yeux inquisiteurs des deux petits-enfants qu’elle élevait. J’étais certaine qu’après avoir caché les choses qui lui rappelaient tant sa culpabilité, elle les avait pratiquement oubliées. Que le soulagement qu’elle avait ressenti à tout avouer dans sa lettre avait été tel qu’elle s’était complètement arrêtée de s’en inquiéter. Toute l’histoire avait dû lui sembler loufoque à l’extrême, comparée aux difficultés quotidiennes qu’avait dû rencontrer une veuve chargée de l’éducation de deux petits.
Je m’imaginais que de temps à autre elle s’était dit : Il faudrait vraiment que je révèle ma cachette à Sookie. Mais naturellement, elle avait toujours supposé qu’elle avait tout son temps. C’est ce que nous pensons tous.
J’ai baissé les yeux sur l’objet si lisse que je tenais toujours. Je pensais à tout ce que je pourrais en faire. Il devait accorder un vœu, en faveur d’une personne que l’on aime.
Puisque j’aimais Éric, il m’était sans doute possible de souhaiter la mort de Victor, ce qui bénéficierait sans aucun doute à mon bien-aimé. Mais je trouvais horrifiant d’employer un gage d’amour pour tuer quelqu’un, que ce soit ou non bénéfique pour Éric. Puis une idée m’a soudain frappée. Je pouvais éliminer la télépathie de Hunter ! Il grandirait ainsi normalement ! Je pouvais contrer l’héritage involontaire que Hadley avait laissé au fils qu’elle avait abandonné.
Quelle idée fabuleuse ! Pendant trente secondes au moins, je me suis sentie enchantée.
Ensuite, bien sûr, le doute s’est installé. Était-il bon de changer la vie de quelqu’un à ce point, simplement parce que j’en avais le pouvoir ? D’un autre côté, était-il bon de laisser Hunter souffrir de la sorte et vivre une enfance aussi difficile ?
Ou alors, je pouvais me changer moi-même.
Le concept m’a choquée au point que j’ai failli m’évanouir.
Je ne devais plus y penser. Je devais me préparer pour l’Opération Victor.
Trente minutes plus tard, j’étais prête à partir.
J’ai pris la route pour le Fangtasia, consacrant tous mes efforts à maintenir à la fois le vide dans mon cerveau et la férocité dans mon esprit. Vider mon cerveau s’est avéré un peu trop aisé : j’avais appris tellement de choses ces derniers jours que je ne savais plus véritablement qui j’étais. Ce qui me mettait en colère. Par conséquent, la férocité m’est venue très facilement. J’ai chanté à tue-tête, accompagnant chaque chanson diffusée à la radio. Heureusement, j’étais seule – je chante affreusement faux. Pam aussi. Tout en conduisant, je pensais beaucoup à elle. Je me demandais si Miriam était toujours en vie.
J’avais énormément de chagrin pour mon amie vampire. Pam était si forte, si dure, si impitoyable qu’avant ces derniers temps la possibilité qu’elle puisse ressentir des sentiments plus délicats ne m’avait jamais traversé l’esprit. C’était peut-être là la raison pour laquelle Éric avait choisi Pam, quand il avait voulu commencer une lignée. Il avait perçu la similitude de leurs êtres.
Quant à Éric, je n’avais aucun doute sur son amour pour moi. Tout comme j’étais persuadée que Pam aimait sa Miriam si malade. Mais je ne savais pas si Éric m’aimait suffisamment fort pour défier les plans de son créateur et renoncer au pouvoir, au statut et aux gains financiers accrus que lui procurerait une union avec la Reine de l’Oklahoma. Apprécierait-il de jouer les Sooners[14] ?
Tandis que je naviguais dans les rues de Shreveport, je me demandais si les vampires de l’Oklahoma portaient des bottes de cow-boys et connaissaient toutes les chansons de la comédie musicale. Mais pourquoi réfléchir à de telles futilités alors que je devrais plutôt me concentrer sur ce qui m’attendait : une soirée sinistre, à laquelle je ne survivrais peut-être pas.
À voir le parking, le Fangtasia devait être bondé. Je me suis dirigée vers l’entrée de service et j’ai frappé une série de coups préétablie. Maxwell m’a ouvert. Il portait un magnifique costume d’été couleur fauve, particulièrement élégant. Les vampires de couleur subissent une transformation très intéressante, quelques dizaines d’années après leur passage. Si, dans leur première vie, leur peau était très sombre, elle prend une teinte brun clair, un peu chocolat au lait. Quant aux peaux plus claires, elles sont alors d’un écru crémeux. Cependant, Maxwell Lee n’était pas mort depuis assez longtemps. C’était encore l’un des hommes les plus noirs que j’aie jamais vus, couleur d’ébène, avec une moustache comme taillée à la règle. Nous ne nous étions jamais véritablement appréciés, mais il arborait ce soir un sourire dont la gaieté forcée confinait presque à la démence.
Il m’a accueillie d’une voix forte.
— Mademoiselle Stackhouse ! Nous sommes ravis que vous passiez ce soir ! Éric sera si content de vous voir, vous êtes tellement… appétissante !
En matière de compliments, je ne fais pas la difficile. Et « appétissante » me convenait fort bien. Je portais une robe bustier bleu ciel, assortie d’une large ceinture et de sandales blanches. Je sais qu’avec du blanc, les pieds paraissent plus grands, mais les miens ne le sont pas, alors je m’en moquais. J’avais laissé mes cheveux libres. Canon ! J’ai tendu le pied pour que Maxwell puisse admirer la mise en beauté que je m’étais administrée – Pétale de rose épicée.
— Fraîche comme une rose, a-t-il conclu.
Il a écarté un pan de sa veste pour me montrer son arme et j’ai écarquillé les yeux en signe d’admiration : il n’était pas habituel pour un vampire d’être armé. Colton et Audrina sont arrivés derrière moi. Audrina avait relevé ses cheveux, maintenus en place par ce qui ressemblait à des baguettes chinoises, et elle portait un sac à main énorme, presque aussi grand que le mien. Colton devait être armé, lui aussi, car il portait une veste – par une soirée aussi lourde et chaude, aucun humain n’en aurait fait autant s’il n’y était pas forcé. Je les ai présentés à Maxwell et, après quelques échanges de politesse, ils ont pris le couloir d’un pas nonchalant pour pénétrer dans le club.
J’ai trouvé Éric assis à son bureau. Pam s’était installée dessus, et Thalia sur le canapé.
Fabuleux ! Je me suis sentie brusquement rassurée en apercevant la vampire grecque millénaire et minuscule. Thalia était passée de l’autre côté dans des temps immémoriaux, et il ne lui restait plus une seule trace d’humanité. Elle n’était plus qu’une glaciale machine à tuer. Lorsque les vampires s’étaient révélés au grand jour, elle les avait rejoints, avec réticence, mais son mépris total pour les humains atteignait des sommets de sauvagerie qui lui avaient valu de devenir une sorte de figure culte. Il existait même un site Web sur lequel on offrait cinq mille dollars en récompense à qui fournirait une photo de Thalia en train de sourire. Personne ne les avait jamais réclamés, mais ce soir, ils auraient pu. Elle souriait.
Tout simplement terrifiant.
Éric a pris la parole, sans préambule.
— Il a accepté l’invitation. Il était méfiant, mais il n’a pas pu résister. Je lui ai dit qu’il pouvait amener autant de membres de sa suite qu’il le souhaitait, pour qu’ils puissent partager l’expérience.
— C’était la meilleure façon de procéder, ai-je dit.
— Je crois que tu as raison, est intervenue Pam. Je pense qu’il n’en prendra que quelques-uns, pour nous montrer qu’il est sûr de lui.
Mustapha Khan a toqué sur l’encadrement de la porte et Éric lui a fait signe d’entrer.
— Bill et Bubba font une petite pause dans la ruelle à deux pâtés d’ici, a-t-il annoncé en évitant notre regard.
— Mais pourquoi faire ? a demandé Éric, interloqué.
— Euh, c’est une affaire de… de chats.
Nous nous sommes tous détournés, gênés. Aucun vampire n’aimait évoquer les habitudes perverses de Bubba.
— Mais il est de bonne humeur ? Il est en forme ?
— Oui, Éric. Il est aussi heureux qu’un pasteur un dimanche de Pâques. Bill l’a emmené faire un tour dans une voiture ancienne, puis à cheval, puis dans la ruelle. Ils devraient arriver pile à l’heure. J’ai dit à Bill que je l’appellerais dès l’arrivée de Victor.
D’ici là, le Fangtasia aurait fermé ses portes au public. La foule heureuse et dispendieuse qui s’agitait sur la piste n’en était pas consciente, mais ce soir le King du rock’n’roll chanterait de nouveau, pour le Régent de la Louisiane. Qui aurait pu résister ?
Certainement pas Victor, un fan éperdu. La figurine de carton grandeur nature que nous avions vue au Vampire’s Kiss était l’indice le plus important, toute la base de notre plan.
Victor avait naturellement tenté de faire venir Bubba à son propre club, mais j’avais su que Bubba refuserait. Il voudrait rester avec Bill. Si Bill lui disait qu’il devait aller au Fangtasia, c’était là qu’il voudrait aller.
Nous sommes restés assis en silence – quoique le Fangtasia ne soit jamais véritablement silencieux : nous entendions la musique et le brouhaha des voix. C’était presque comme si les clients sentaient que ce soir était une occasion particulière, qu’ils avaient une raison de faire la fête. Ou de pousser un dernier hourra avant de périr.
J’avais apporté le cluviel d’or, tout en ayant l’impression qu’il me poussait au bord du précipice. Je l’avais glissé derrière la boucle énorme de ma ceinture et il me rentrait dans la chair de manière insistante.
Mustapha Khan avait pris position contre le mur. En plein dans son fantasme Blade, il portait lunettes noires, veste en cuir et coupe de cheveux à la Wesley Snipes. Je me demandais où se trouvait son copain Warren. Finalement, cherchant désespérément à alléger l’atmosphère, je le lui ai demandé. Il m’a répondu sans même tourner la tête.
— Warren ? Il est dehors, sur le toit du motel en face.
— Ah bon ? Pourquoi ?
— C’est un excellent tireur.
— Nous avons peaufiné ton idée, a expliqué Éric, affalé dans son fauteuil, ses pieds sur le bureau. Tout ce qui passe la porte, Warren s’en occupe.
Soudain, je me suis rendu compte que Pam ne m’avait pas adressé un seul regard. Que se passait-il ? Je me suis levée et j’ai fait un pas vers elle.
— Pam ?
Elle a secoué la tête en détournant le visage.
Je ne peux pas lire dans les esprits vampires. Mais je n’en avais aucun besoin. Miriam était morte aujourd’hui. En voyant la ligne douloureuse de ses épaules, j’ai compris que je ne devais rien dire. C’était contre ma nature de retourner m’asseoir sans lui offrir de réconfort, ne serait-ce qu’un mouchoir ou quelques mots de soutien. Mais il était dans la nature de Pam de m’attaquer si jamais je le faisais.
J’ai posé la main sur ma ceinture, à l’endroit où le cluviel d’or s’imprimait si durement dans ma peau. Pourrais-je faire un vœu et ressusciter Miriam ? J’avais beaucoup d’affection pour Pam. Je me demandais toutefois si elle satisfaisait aux conditions et pouvait être considérée directement comme un « être aimé ».
C’était comme si on m’avait accroché une bombe.
Soudain, j’ai entendu le vibrato du gong qu’Éric avait fait installer au bar. Le barman le faisait retentir un quart d’heure avant la fermeture. Tiens, je ne savais même pas qui avait repris ce poste, depuis qu’Alexeï avait tué Felicia. M’étais-je intéressée d’assez près aux affaires d’Éric, ces temps-ci ? D’un autre côté, il s’était montré lui aussi plus que distrait. Les déprédations de Victor l’avaient même détourné de l’attention qu’il portait généralement à son petit royaume. Manifestement, Éric et moi manquions de communication sur les petites choses de tous les jours. J’espérais que nous aurions l’occasion de rectifier la situation…
Je me suis levée et me suis rendue dans le bar. La souffrance de Pam me faisait trop mal, il fallait que je sorte de ce bureau.
J’ai aperçu Colton et Audrina qui dansaient enlacés sur la piste minimaliste. Immanuel était assis au bar et je me suis perchée à côté de lui sur un tabouret. Le barman est venu vers moi. C’était un mâle musclé avec une cascade de boucles dans le dos. À croquer. Un vampire, bien entendu.
— Que puis-je vous servir, ô épouse de mon shérif ? m’a-t-il demandé d’un ton cérémonieux.
— Un tonic, avec une rondelle de citron vert, s’il vous plaît. Pardon, mais je n’ai pas eu le plaisir de vous rencontrer. Quel est votre nom ?
— Jock.
— Et quand avez-vous commencé ici, Jock ?
— Je suis arrivé de Reno quand le dernier barman est mort. Je travaillais là-bas pour Victor.
Je me demandais bien de quel côté il sauterait, ce soir. Ce serait intéressant, de le découvrir.
Je n’étais pas intime avec Immanuel – en fait, je le connaissais à peine. J’ai cependant tapoté son épaule en lui demandant si je pouvais me permettre de lui offrir un verre.
Il s’est tourné vers moi avant de considérer mes cheveux avec attention. Pour finir, il a hoché la tête en signe d’approbation.
— Bien sûr. J’aimerais bien une autre bière.
— Je suis désolée, lui ai-je murmuré après avoir passé commande auprès de Jock.
Je me demandais où se trouvait le corps de Miriam. Sans doute aux pompes funèbres.
— Merci, c’est gentil.
Après une pause, il a repris :
— Pam allait le faire ce soir, sans permission. Faire passer Miriam de l’autre côté, je veux dire. Mais Miriam a simplement lâché un dernier souffle. Elle était déjà partie.
— Et vos parents ?
Il a secoué la tête.
— Il n’y avait plus que nous deux.
Après cela, il ne restait plus grand-chose à dire.
— Et si vous rentriez chez vous ? ai-je suggéré.
Je ne pensais pas qu’il serait à l’aise en plein combat.
— Certainement pas.
Je ne pouvais pas l’obliger à partir et j’ai donc siroté mon verre pendant que les clients humains s’en allaient. Le bar, presque vide, est devenu silencieux. Indira, l’une des vampires d’Éric, a fait son entrée, drapée dans un sari de cérémonie. Je ne l’avais jamais vue en costume traditionnel, et les teintes rose et vert des motifs étaient de toute beauté.
Jock lui coulait des regards admiratifs. Puis Thalia et Maxwell sont entrés par l’arrière. Ils se sont mêlés aux employés humains, affairés à faire place nette avant la seconde partie de la soirée. J’ai aidé aussi, j’en avais l’habitude. On a écarté les tables bordant la petite piste de danse et disposé à leur place deux rangées de fauteuils. Maxwell a apporté une sorte de boom-box sophistiquée. La musique pour Bubba.
Après avoir balayé la piste et la scène, je me suis mise à l’écart et suis remontée sur mon tabouret.
Ensuite, c’est Heidi, la pisteuse, qui est apparue, ses cheveux tressés en fines nattes.
Mince à l’extrême, pas très jolie, Heidi semblait toujours auréolée de douleur. Je n’avais aucune idée de ce qu’elle ferait ce soir quand le feu d’artifice nous péterait à la figure.
Tandis que Jock mettait de l’ordre derrière son comptoir, Colton et Audrina se sont avancés vers moi. Jock a paru surpris de voir des humains qu’il ne connaissait pas. Il fallait absolument trouver une explication à leur présence. Je ne voulais pas qu’il commence à avoir des soupçons.
— Colton, Audrina, je vous présente Jock. Jock, ces deux adorables personnes se sont proposées comme donateurs, au cas où Victor souhaiterait bénéficier de l’hospitalité locale. Bien entendu, nous espérons que cela n’aura pas lieu, pas en nos locaux, mais Éric ne veut pas décevoir.
— Bonne idée, a répondu Jock, toisant Audrina d’un regard gourmand. Il nous faut présenter au régent tout ce qu’il désire.
— Mais tout à fait.
Ou plutôt tout ce qu’il mérite.
Après trois quarts d’heure de travail, l’endroit était de nouveau présentable, et les derniers employés humains sont sortis par la porte de service. Colton, Audrina, Immanuel, Mustapha Khan et moi-même étions désormais les seuls êtres présents à respirer. Je me sentais extrêmement mal à l’aise. Les vamps’ de Shreveport que j’avais rencontrés depuis que j’avais commencé à sortir avec Bill se sont rassemblés : Pam, Maxwell Lee, Thalia, Indira. Je les connaissais tous plus ou moins. Victor serait immédiatement alerté si tous les vampires d’Éric étaient présents, ou s’ils étaient tous ses meilleurs guerriers. Éric avait donc appelé la petite équipe du nid de Minden : Palomino, Rubio Hermosa et Parker Cobum, les exilés de Katrina. Ils sont arrivés en trainant les pieds, l’air malheureux mais résigné. Ils se sont appuyés contre un mur. Ils se tenaient la main. C’était attendrissant, mais triste en même temps.
Le juke-box s’est interrompu. Brusquement, le silence quasi total s’est fait oppressant.
Le Fangtasia se trouve dans une zone animée de Shreveport, pleine de boutiques et de restaurants. À cette heure, cependant, même en week-end, il n’y avait plus un bruit aux alentours. Aucun d’entre nous n’avait envie d’entamer la conversation. Je ne savais pas à quoi pensaient les autres mais, pour ma part, je réfléchissais au fait que j’allais peut-être mourir ce soir. J’étais désolée au sujet de la fête de la Baby Shower. J’avais néanmoins fait tout ce que je pouvais pour qu’elle soit un succès. Je regrettais de ne pas avoir pu rencontrer Maître Cataliades pour qu’il m’explique toute l’histoire et que je comprenne mieux toutes ces nouvelles informations, que je n’avais pas eu le temps d’assimiler pleinement.
J’étais contente d’avoir donné l’argent à Sam. J’aurais voulu pouvoir lui expliquer honnêtement pourquoi j’avais dû le faire si rapidement. J’espérais que si je mourais, Jason viendrait s’installer dans ma vieille maison familiale, qu’il épouserait Michèle et qu’ils élèveraient leurs enfants là-bas. D’après les souvenirs d’enfance que j’en avais, ma mère (Michelle avec deux « l ») était complètement différente de la Michèle de Jason. Mais toutes deux avaient un point en commun : leur amour pour Jason. Si seulement j’avais dit à mon frère à quel point je l’aimais, la dernière fois que je l’avais vu.
J’avais tant de regrets. Mes erreurs et le mal que j’avais fait menaçaient de m’étouffer.
Éric s’est rapproché de moi et m’a tournée sur mon tabouret, pour mettre ses bras autour de moi.
— J’aurais tellement préféré que tu ne sois pas ici, a-t-il chuchoté à mon oreille.
Jock aurait pu nous entendre et nous ne pouvions pas discuter. Je me suis appuyée contre la fraîcheur du corps d’Éric, la tête posée sur son torse silencieux. Je ne pourrais peut-être plus jamais le faire.
Pam est venue s’asseoir près d’Immanuel. Thalia a froncé les sourcils – son expression favorite – avant de nous tourner le dos. Indira était assise, les yeux fermés, les plis gracieux de son sari lui donnant l’air d’une statue de chez Pier. Heidi nous a considérés tous deux d’un air grave. Puis elle a pincé les lèvres. Inquiète pour son avenir, allait-elle se ranger à côté de Jock ? Mais je ne l’ai pas vue lui adresser un seul mot.
Soudain, Maxwell a manifestement entendu frapper à la porte de service, un son inaudible pour mes oreilles humaines. Il a disparu pour revenir ensuite annoncer à Éric que Bill et Bubba étaient arrivés. Ils allaient demeurer dans le bureau jusqu’au moment opportun.
Très peu de temps après, j’ai entendu des voitures se ranger devant le club.
— Que le spectacle commence, a dit Pam.
Et pour la première fois de la soirée, elle a souri.