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J’ai fourré mes vêtements crasseux et nauséabonds dans le panier à linge. J’allais devoir les faire tremper avec un bon produit avant même de les laver. Je n’allais pas les jeter avant qu’ils soient propres et que je puisse évaluer leur état. Je ne me sentais pas très optimiste quant à mon pantalon noir. Il était roussi, ce que je n’avais remarqué qu’en le retirant. La peau sur mes cuisses endolories était rose. Ce n’est qu’à ce moment que je me suis souvenue que mon tablier avait pris feu.

En étudiant mes jambes, j’ai pensé que j’avais eu de la chance. Les étincelles avaient pris sur mon tablier, pas mon pantalon, et Sam était intervenu très rapidement. Je lui étais maintenant reconnaissante de vérifier les extincteurs tous les ans, d’aller à la caserne les faire remplir par les pompiers, et d’avoir fait installer des alarmes à incendie. Une brève vision de ce qui aurait pu se passer m’a soudain terrassée.

Respire, me suis-je dit en séchant mes jambes. Respire bien à fond. Concentre-toi sur cette sensation de propreté. J’avais ressenti une immense sensation de bien-être à me laver pour attaquer la puanteur et à faire mousser mes cheveux avant de les rincer pour éradiquer les derniers relents.

Cependant, mes pensées enfiévrées suivaient leurs cours sans que je puisse les en empêcher : la petite silhouette aperçue par la fenêtre du Merlotte, courant vers le bar, tenant quelque chose à la main. Féminine ou masculine ? Je n’avais pas pu le distinguer, mais pour moi, il s’agissait d’un SurNat. Et probablement d’un ou d’une hybride. Mes soupçons gagnaient du terrain au fur et à mesure que je réfléchissais à la vitesse et à l’agilité du coureur, à la force de son tir si juste. La bouteille avait été projetée avec une violence dont aucun humain n’aurait été capable, faisant voler la vitre en éclats.

Je n’en étais pas sûre à cent pour cent. Mais les vampires n’aiment pas manier le feu.

Leur condition les rend particulièrement inflammables. Un croqueur choisissant un cocktail Molotov comme arme ? Il aurait fallu qu’il soit très sûr de lui. Ou complètement inconscient.

Rien que pour cette raison, j’étais prête à parier que l’agresseur était un hybride d’une sorte ou d’une autre. Garou ou métamorphe. Bien évidemment, il existe d’autres créatures surnaturelles, telles que les elfes, les faés et les gobelins. Et tous sont bien plus rapides que les êtres humains. À mon grand regret, pourtant, je n’avais pas eu le temps de vérifier l’esprit de l’attaquant, ce qui aurait été décisif : l’esprit des vampires m’apparaît comme un grand vide, un trou dans l’éther. Je ne peux pas lire les faés non plus, dont l’esprit est pourtant différent. Pour ce qui est des hybrides, je vois clairement les pensées de certains, et pour d’autres, pas du tout. Mais je les repère facilement à leurs cerveaux brûlants et très actifs.

Je ne suis pas une personne indécise, en principe. Tout en finissant de me sécher avec précaution et en démêlant mes cheveux mouillés – leur nouvelle longueur me semblait très inhabituelle – je réfléchissais. Serait-il bien sage de partager mes soupçons avec Éric ?

Quand un vampire est amoureux, ou même simplement s’il se sent possessif, sa conception de son devoir de protection peut devenir plutôt extrême. Éric adorait le combat. Il se dominait souvent avec peine pour équilibrer sa conscience politique d’une situation avec son instinct, qui le poussait à se ruer dans la mêlée en brandissant un sabre. Je ne pensais pas qu’il se précipiterait pour attaquer la communauté des hybrides. Étant donné son état d’esprit actuel, il me semblait néanmoins plus avisé de garder mes idées pour moi. Au moins jusqu’à ce que j’aie pu réunir des preuves établissant une certitude, dans un sens ou dans l’autre.

J’ai enfilé un pantalon de pyjama et un tee-shirt des Lady Falcons de Bon Temps. Après un dernier coup d’œil langoureux à mon lit, j’ai délaissé ma chambre pour rejoindre l’étrange assemblée qui se tenait dans ma cuisine. Éric et Pam dégustaient du sang de synthèse dont ils avaient trouvé des bouteilles dans mon réfrigérateur, et Immanuel sirotait un Coca. J’étais effarée de ne pas avoir pensé à leur proposer des rafraîchissements, mais Pam, remarquant mon expression, m’a lancé un regard appuyé. Elle s’en était chargée toute seule. Je lui ai fait un signe de tête reconnaissant avant de m’adresser à Immanuel :

— Je suis prête, maintenant.

Déployant sa maigre silhouette pour se lever de sa chaise, il a indiqué le tabouret.

Cette fois-ci, mon nouveau coiffeur a déplié une petite cape toute fine pour me protéger les épaules avant de l’accrocher à mon cou. Il a peigné mes cheveux, les étudiants avec soin. J’ai tenté de sourire à Éric pour lui montrer que la situation n’avait rien de grave, mais le cœur n’y était pas. Pam fronçait les sourcils en regardant son portable. Visiblement, le dernier texto lui avait déplu.

Apparemment, Immanuel avait passé le temps en coiffant les cheveux de Pam. Sa crinière pâle et lisse était retenue par un bandeau bleu, dégageant son visage. Elle avait tout d’Alice au pays des Merveilles. Elle n’était pas en robe bleue avec un tablier blanc, mais elle portait néanmoins du bleu pâle : un fourreau style années 1960 et des escarpins à talons hauts. Et des perles.

— Qu’est-ce qui se passe, Pam ? ai-je lancé, tout simplement pour briser le silence oppressant. Tu as reçu un texto désagréable ?

— Rien ne se passe, a-t-elle grondé en retour tandis que je m’appliquais à ne pas sursauter. Rien de rien. Victor est toujours notre chef. Notre position ne s’améliore pas. Personne ne répond à nos requêtes. Où est Felipe ? Nous avons besoin de lui.

Éric l’a toisée avec fureur. Oups. Il y avait des nuages dans le ciel. Je ne les avais jamais vus en désaccord aussi profond.

À l’exception de Pam, je n’avais pas rencontré de vampires de la lignée d’Éric. Elle était partie seule après avoir passé avec lui ses premières années en tant que vampire. Elle s’était bien débrouillée, mais d’après ce qu’elle m’avait raconté, elle s’était montrée plutôt satisfaite de revenir auprès de lui. Il l’avait appelée à la rescousse pour l’aider à gérer la Cinquième Zone, lorsque la reine l’avait nommé au poste de shérif.

L’atmosphère tendue commençait à affecter Immanuel, dont l’esprit dévoilait une concentration vacillante. Aïe. Il était tout de même en train de me couper les cheveux…

— On se calme ! ai-je lancé sévèrement.

— Et tout ce bazar, dans ton allée, c’est quoi ? a demandé Pam, son accent britannique soudain en évidence. Sans parler de ton séjour et de ta véranda. Tu fais un vide-grenier ?

Manifestement, elle était fière d’utiliser la bonne terminologie.

— Voilà, c’est presque fini, a murmuré Immanuel, ses petits coups de ciseaux devenant plus frénétique que jamais, en réponse au climat orageux.

— Pam, tout est sorti de mon grenier, ai-je répondu, contente de pouvoir parler de choses aussi ordinaires et espérant contribuer à un retour au calme. Claude et Dermot m’aident à le vider pour le nettoyer. Je vais voir des antiquaires avec Sam demain matin.

Enfin, on devait y aller. Je ne sais pas s’il va pouvoir, finalement.

— Et voilà ! s’est écriée Pam à l’attention d’Éric. Elle vit avec d’autres hommes. Elle fait des courses avec d’autres hommes. Tu fais un sacré mari, toi !

Éric a bondi par-dessus la table, les mains tendues vers la gorge de Pam.

En un instant, ils roulaient tous deux à terre, visiblement déterminés à s’infliger le pire.

Je ne savais pas si Pam pouvait à proprement parler amorcer des mouvements d’attaque pour faire du mal à Éric, car c’était lui qui l’avait créée.

Elle se défendait avec fureur malgré tout. La limite entre les deux n’est pas facile à déterminer…

Je n’ai pas pu me dégager à temps pour éviter des dommages collatéraux. Il semblait inévitable qu’ils s’écrasent contre le tabouret – ce qu’ils ont fait. Projetée pour les rejoindre sur le sol, je me suis cogné l’épaule contre le comptoir. Doué d’une certaine intelligence, Immanuel a sauté en arrière, sans lâcher ses ciseaux. Excellente initiative d’ailleurs, car l’un des vampires aurait pu s’en saisir pour s’en servir. Ou alors, les lames brillantes auraient pu s’enfoncer dans une partie quelconque de mon anatomie.

J’ai senti la main d’Immanuel m’attraper avec une force surprenante, tandis qu’il me tirait vers le haut puis à l’écart. Nous nous sommes rués dans le séjour. Pantelants, debout au milieu de la pièce encombrée, nous guettions le couloir dans la crainte que la bataille ne nous suive.

Tumulte et fracas parvenaient à nos oreilles, ainsi qu’un curieux bruit persistant que j’ai finalement identifié : un grognement incessant.

— On dirait deux pitbulls qui se battent, a fait remarquer Immanuel.

Il était d’un calme étonnant, vu la situation. J’étais vraiment contente d’avoir la compagnie d’un être humain.

— Je me demande ce qui leur prend. Je ne les ai jamais vus dans cet état.

— Pam est affreusement énervée, a-t-il expliqué à mon grand étonnement. Elle veut débuter sa propre lignée, mais pour une raison vampiresque quelconque, elle n’en a pas le droit.

Je n’en croyais pas mes oreilles.

— Mais comment le savez-vous ? Pardon si je vous semble impolie, mais je passe beaucoup de temps avec Pam et Éric, et je ne vous avais jamais vu…

À mon grand soulagement, Immanuel ne s’est pas vexé de ma franchise.

— Pam sort avec ma sœur. Ma sœur Miriam. Ma mère est très pratiquante, a-t-il ajouté. Et un peu folle. Voilà la situation : ma sœur est malade et ça empire sérieusement. Pam voudrait vraiment la faire passer de l’autre côté avant que ce soit trop grave. Si Pam ne se dépêche pas, Miriam n’aura plus que la peau et les os, pour toute l’éternité.

Je ne savais plus quoi dire.

— Qu’est-ce qu’elle a, comme maladie ?

— Elle a une leucémie.

Le visage d’Immanuel demeurait détendu mais je pouvais lire la douleur, la terreur et l’angoisse dans son esprit.

— Alors c’est comme ça que vous avez rencontré Pam ?

— Eh oui. Notez qu’elle a raison malgré tout : je suis le meilleur coiffeur de Shreveport.

— Je vous crois, et je suis désolée pour votre sœur. J’imagine que personne ne vous a expliqué pourquoi Pam n’a pas encore pu faire passer Miriam de l’autre côté…

— Non, on ne m’a rien dit, mais je n’ai pas l’impression que ce soit Éric qui bloque tout.

— Probablement pas, effectivement. Je me demande si je ne devrais pas intervenir, ai-je dit d’un air songeur, tandis qu’un hurlement aigu nous parvenait de la cuisine parmi le tintamarre ambiant.

— À votre place, je ne ferais rien.

— J’espère bien qu’ils ont l’intention de payer pour tous les dégâts dans ma cuisine !

Je voulais qu’il me croie en colère, plutôt qu’effrayée.

De son côté, Immanuel a pris un ton dégagé :

— Vous savez, il pourrait lui ordonner de se tenir tranquille. Et elle serait bien obligée de lui obéir.

Il avait raison. Éric était son créateur. Pour Pam, un ordre venant de lui ne pouvait être désobéi. Quoi qu’il en soit, ma cuisine était en cours de destruction. Et quand je me suis rendu compte qu’Éric aurait pu interrompre le processus à tout moment, j’ai perdu mon calme.

Immanuel a bien tenté de me retenir, mais j’ai foncé pieds nus dans la salle d’eau de l’entrée pour prendre une cruche, je l’ai remplie d’eau froide et me suis ruée dans la cuisine – je boitais un peu, après ma chute du tabouret, mais j’ai réussi. Éric, perché sur Pam, la rouait de coups. Son propre visage était ensanglanté. Pam agrippait ses épaules, tentant de le tenir à l’écart. Sans doute avait-elle peur qu’il ne la morde.

Je me suis mise en position, estimant la trajectoire. Une fois sûre de moi, j’ai jeté l’eau froide sur les vampires en pleine folie.

Cette fois-ci, je m’attaquais à un feu d’une tout autre nature. Alors que l’eau froide s’écrasait sur son visage, Pam a laissé échapper un cri strident, comme une cocotte-minute. Éric a craché quelques mots ignobles dans une langue qui m’était inconnue.

Bien campée sur mes jambes, cruche à la main, je leur ai rendu leurs regards furieux sans me démonter. Puis j’ai tourné les talons pour repartir.

Me voyant revenir en un seul morceau, Immanuel, surpris, s’est mis à secouer la tête.

De toute évidence, il ne savait plus s’il devait m’admirer ou me considérer comme une imbécile.

— Vous êtes complètement dingue, vous. Mais au moins, j’ai réussi à faire quelque chose de vos cheveux. Venez me voir un jour, je vous ferai un balayage – et pour un bon prix. Je suis le plus cher, à Shreveport, a-t-il ajouté d’un air détaché.

— Ah. Eh bien merci, j’y penserai.

Épuisée par ma journée et ma crise de furie – la peur et la colère, ça vous met à plat – je suis allée me trouver une place dans un coin de mon canapé, tout en indiquant la méridienne à Immanuel – tous les autres sièges de la pièce étaient couverts de retombées provenant du grenier.

En silence, nous guettions l’émergence d’une nouvelle bagarre dans la cuisine. À mon grand soulagement, le bruit n’a pas repris. Après un instant, Immanuel s’est excusé :

— Je partirais bien, mais c’est Pam qui a la voiture.

— Pas de souci, ai-je répondu en étouffant un bâillement. Je suis désolée de ne pas avoir accès à la cuisine. Je pourrais vous offrir à boire ou à manger s’ils sortaient de là.

Il a secoué la tête.

— Merci, mais le Coca, c’était parfait. Et je ne mange pas grand-chose. Vous pensez qu’ils font quoi, là ? Ils baisent ?

J’espérais que mon visage ne trahissait pas à quel point j’étais choquée. Effectivement, quand Éric avait créé Pam, ils avaient été amants pendant un temps. Et d’ailleurs, elle m’avait raconté à quel point elle avait apprécié cette phase de leur relation. Au cours des décennies toutefois, elle s’était découvert un penchant plus marqué pour les femmes.

Première chose. D’autre part, Éric m’avait maintenant épousée, même s’il s’agissait d’une union à la vampire, non contractuelle. Et j’étais pratiquement certaine que même dans un mariage vampire-humain, les ébats avec une autre partenaire que l’épouse, dans la cuisine de ladite épouse, étaient exclus.

D’un autre côté…

Rien que d’imaginer Éric avec quelqu’un d’autre, il me prenait une envie de lui arracher toute sa crinière dorée. Jusqu’à la racine. Par poignées entières.

— Pam préfère généralement les dames, ai-je indiqué, avec plus d’assurance que je n’en ressentais.

— On va dire qu’elle est omnisexuelle, a proposé Immanuel. Ma sœur et Pam ont déjà pris un homme au lit avec elles.

— Ah euh, d’accord, ai-je émis, en levant la main pour lui intimer de s’arrêter.

Je n’avais pas besoin de plus de détails.

— Vous êtes un peu coincée, pour quelqu’un qui sort avec un vampire, a observé Immanuel.

— Eh bien… oui, je le suis.

Je n’avais jamais pensé que je l’étais mais, comparé à Immanuel et à Pam, on pouvait en effet estimer que j’étais puritaine.

Mais, de mon côté, j’estimais plutôt que j’avais un sens de l’intimité plus évolué.

Enfin, Pam et Éric sont arrivés dans le séjour et nous nous sommes penchés en avant sur nos sièges, ne sachant pas à quoi nous attendre. Le visage des deux vampires était impassible. Leur posture défensive m’indiquait toutefois qu’ils avaient honte de leur perte de sang-froid.

Avec un zeste d’envie, j’ai constaté que leurs blessures guérissaient déjà. Éric était échevelé et l’une de ses manches de chemise avait été arrachée. La robe de Pam était déchirée et elle tenait ses chaussures à la main – l’un de ses talons était cassé.

Éric a ouvert la bouche mais je lui ai coupé la parole.

— Je ne sais absolument pas à quoi vous jouiez, mais je suis fatiguée et ça m’est totalement égal. Je vous tiens tous deux pour responsables de tout ce que vous avez cassé et je vous demande de quitter la maison immédiatement. J’annulerai votre invitation si nécessaire.

Éric a pris une expression rebelle. Il avait certainement prévu de passer la nuit chez moi. Ce soir, toutefois, pas question.

J’avais aperçu des phares remontant l’allée, et je me doutais que Claude et Dermot étaient arrivés. Je ne pouvais en aucun cas recevoir des faés et des vampires en même temps. Ils sont aussi forts et féroces les uns que les autres mais, pour les vampires, les faés ont un parfum irrésistible. C’est la même chose que des chats avec de l’herbe à chats. Je n’avais pas la force de subir une bataille supplémentaire.

— La porte, ai-je répété en voyant que les vampires ne s’exécutaient pas. Allez zou ! Merci pour la coupe, Immanuel. Éric, j’apprécie les efforts que tu as déployés pour veiller à mes soins capillaires…

J’ai très certainement mis une pointe de sarcasme plus que légère dans ce commentaire.

— … mais tu aurais dû réfléchir un peu avant de dévaster ma cuisine.

Sans plus attendre, Pam a fait signe à Immanuel avant de l’entraîner vers la sortie. J’ai pu discerner une expression amusée sur le visage du jeune homme. Quant à Pam, elle m’a lancé un regard lourd de sous-entendus. J’ai bien compris qu’elle m’adressait un message, mais j’avais beau réfléchir, je n’ai pas saisi sa signification.

Puis Éric s’est adressé à moi. Il paraissait étrangement troublé.

— Je pourrais te tenir dans mes bras pendant que tu dors. Tu as été blessée ? J’en suis désolé.

À un autre moment, j’aurais accepté ces rares excuses, mais pas ce soir.

— Rentre chez toi, Éric. Nous parlerons quand tu sauras de nouveau te contrôler.

C’était là une réprimande terrible pour un vampire et son dos s’est raidi. Pendant un instant, j’ai cru que j’allais devoir gérer un conflit de plus. Mais il a fini par sortir. Une fois sur la véranda, il s’est retourné :

— Je te parlerai bientôt, ma femme.

J’ai haussé les épaules. Pas de problème. J’étais bien trop épuisée et à cran pour lui adresser un regard plein de tendresse. Il me semble qu’il s’est installé en voiture avec Pam et le coiffeur pour rentrer à Shreveport. Il devait être trop meurtri pour voler.

Mais que diable se passait-il entre Pam et Éric ?

J’essayais de me dire que ce n’était pas mon problème. Au fond de moi, cependant, je me rendais bien compte que ça l’était. Et pas qu’un peu.

Claude et Dermot sont entrés par l’arrière un instant plus lard, humant l’atmosphère ostensiblement.

— Fumée et vampire, a décidé Claude en levant les yeux au ciel. Et on dirait qu’un ours est passé par ta cuisine pour trouver du miel.

— Je ne sais pas comment tu fais pour les supporter, a repris Dermot, ils ont une odeur douce et amère à la fois. Je ne sais pas si j’adore ou je déteste, en fait, a-t-il ajouté en se tenant le nez d’un geste théâtral. Et n’y aurait-il pas comme un effluve de cheveux brûlés ?

— C’est bon, les mecs, les ai-je interrompus d’un ton las.

Je leur ai fait un résumé de l’incendie au Merlotte et de l’échauffourée dans ma cuisine.

— Alors faites-moi juste un bisou, et laissez-moi aller me coucher – et plus de commentaires sur les vampires !

— Ma nièce, te serait-il agréable que nous dormions avec toi ? a demandé Dermot dans le langage fleuri d’un faé qui ne passait pas vraiment beaucoup de temps avec des humains.

Pour un faé, la proximité d’un autre faé est à la fois curative et apaisante. Même avec la quantité réduite de sang faé qui coulait dans mes veines, je trouvais la présence de Claude et de Dermot réconfortante. Au début, quand j’avais rencontré Claude et sa sœur Claudine, je n’avais pas remarqué que plus je les fréquentais et plus ils me touchaient, mieux je me sentais. Lorsque Niall, mon arrière-grand-père, m’avait prise dans ses bras, une véritable vague d’amour m’avait envahie. Quoi qu’il ait pu faire, et même si je doutais du bien-fondé de ses décisions, je ressentais cet amour chaque fois qu’il m’approchait. J’ai eu un bref moment d’abattement en me souvenant que je ne le reverrais probablement plus jamais.

Mais l’épuisement m’avait gagnée et vidée de toute émotion.

— Merci, Dermot. Mais je crois que je vais aller au lit toute seule, ce soir. Dormez bien, les garçons.

— Toi aussi, Sookie, m’a souhaité Claude en retour.

Décidément, la courtoisie de Dermot déteignait sur mon cousin, généralement grognon.

 

Je me suis réveillée le matin suivant au son de coups frappés à ma porte. Hirsute et les yeux ensommeillés, je me suis traînée à travers le séjour pour inspecter le judas. C’était Sam.

J’ai ouvert en lui bâillant au nez.

— Sam ? Que puis-je pour toi ? Viens, entre.

Il a parcouru mon séjour encombré d’un regard, réprimant visiblement un sourire.

— On ne va plus à Shreveport ? a-t-il demandé.

— Oh mince ! me suis-je exclamée, tout à coup réveillée. Avant de m’endormir, je me suis dit que tu ne pourrais pas, à cause de l’incendie au bar. Mais tu peux quand même ? Tu veux y aller ?

— Absolument. Le capitaine des pompiers a parlé à mes assurances, et ils ont commencé les papiers. Entre-temps, Danny et moi, on a sorti la table brûlée et les chaises, Terry s’est mis à travailler sur le sol, et Antoine s’assure que tout est en état de marche dans la cuisine. J’ai déjà vérifié qu’on avait d’autres extincteurs prêts à fonctionner.

Puis son sourire s’est évanoui.

— Encore faut-il que j’aie des clients à servir. Les gens ne vont plus venir au Merlotte s’ils ont peur de se faire incinérer.

Et je ne pouvais pas vraiment leur en vouloir. Nous n’avions vraiment pas besoin de l’incident de la veille. Vraiment pas. Il pourrait bien précipiter le déclin du bar.

— Alors il faut qu’ils attrapent la personne qui a fait ça, ai-je déclaré d’un ton positif. À partir de là, les gens sauront qu’il n’y a plus de risque, et on aura de nouveau du boulot.

Claude a descendu l’escalier, le visage boudeur.

— C’est bruyant, par ici, a-t-il grommelé en passant vers la salle d’eau du couloir.

Même avachi et en jean tout froissé, Claude marchait avec une grâce qui ne faisait que souligner la splendeur de son physique. Sam a laissé échapper un soupir, secouant insensiblement la tête tandis qu’il observait Claude qui remontait le couloir d’un pas fluide, comme s’il avait des roulements à bille dans les hanches.

— Hé ! l’ai-je interpellé après avoir entendu la porte se fermer. Sam ! Il ne t’arrive pas à la cheville !

— Il y a des mecs… a commencé Sam, décontenancé. Oh… laisse tomber.

Ce qui m’était plutôt difficile : je voyais bien, à l’esprit de Sam, qu’il se sentait, non pas vraiment envieux, mais plutôt attristé, face au magnétisme physique de Claude. Pourtant, il savait comme tout le monde que Claude était un emmerdeur de première.

Je lis les esprits des hommes depuis des années. Et ils sont plus semblables à ceux des femmes qu’on ne pourrait le penser. Sauf quand on parle moteurs, bien entendu. J’allais rassurer Sam en lui disant qu’il était super beau, qu’il ne se rendait pas compte à quel point les femmes au bar se languissaient de lui, et puis je me suis ravisée. Je devais respecter l’intimité des pensées de Sam. Généralement, en raison de sa double nature, ce qui se passait dans la tête de Sam y restait… plus ou moins. Je percevais son humeur et, de temps à autre, une pensée, mais rien de plus précis, ou très rarement.

— Allez, je vais faire du café.

Je suis entrée dans la cuisine, Sam sur les talons, et me suis arrêtée net. La bagarre de la veille m’était sortie de la tête.

— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? m’a demandé Sam en contemplant les dégâts, désarçonné. C’est Claude qui a fait ça ?

— Non. Éric et Pam. Oh putain de zombies ! me suis-je écriée, en reprenant l’un des jurons préférés de Pam.

J’ai commencé à rire en ramassant des objets ici et là – finalement, la situation n’était pas si désastreuse.

Je ne pouvais cependant m’empêcher de penser que Claude et Dermot auraient pu avoir la gentillesse de faire de l’ordre dans la pièce avant d’aller se coucher. Rien que pour me faire plaisir. Mais bon, après tout, ce n’était pas leur cuisine.

J’ai rétabli une chaise, et Sam a remis la table en place. J’ai pris le balai et la pelle pour ramasser le sel, le poivre et le sucre qui crissaient sous mes pieds, et j’ai pris note du fait que je devrais passer au Wal-Mart pour acheter un nouveau grille-pain si Éric ne m’en faisait pas apporter un aujourd’hui. Mon présentoir à serviettes avait été brisé – alors qu’il avait survécu à l’incendie, dix-huit mois auparavant. Soupir.

— Au moins, la table n’a pas été abîmée.

— Et il n’y a qu’un seul pied de chaise de cassé, a ajouté Sam. Éric va faire réparer ou remplacer tout ça, non ?

— J’imagine que oui.

La cafetière était intacte, ainsi que les mugs accrochés à leur support juste à côté – ah non, finalement, l’un d’eux s’était brisé. Au moins, il m’en restait cinq. Largement assez.

J’ai préparé le café. Pendant que Sam sortait la poubelle, je suis retournée dans ma chambre pour me préparer rapidement. Je m’étais douchée la veille et je n’ai eu qu’à me brosser les cheveux et les dents, avant d’enfiler un jean et un tee-shirt « Fight Like a Girl[7] ».

Pas la peine de me maquiller : Sam m’avait déjà vue sous mon jour le moins avantageux, à de nombreuses reprises.

À mon retour, Dermot était avec lui dans la cuisine. Il avait dû aller en ville, car tous deux partageaient des donuts tout frais. Claude, lui, était encore sous la douche.

J’ai fixé la boîte de beignets avec envie, mais mon jean était vraiment trop serré ces temps-ci. Poussant un soupir martyrisé, je me suis versé un bol de Spécial K, que j’ai parsemé de faux sucre avant d’y rajouter du lait à 2 %. En voyant que Sam avait envie de faire un commentaire, je l’ai arrêté net en plissant mes yeux. Souriant largement, il s’est appliqué à terminer son donut à la confiture tandis que je m’adressais à Dermot.

— Dermot, on part à Shreveport dans quelques minutes. Si tu as besoin de ma salle de bains…

Je la lui proposais parce que Claude laissait celle du couloir dans un état de saleté innommable.

— Je te remercie, ma nièce, a répondu Dermot en me baisant la main. Et ta chevelure est resplendissante, en dépit de sa nouvelle longueur. Éric a eu raison d’amener quelqu’un hier pour s’en occuper.

Sam secouait la tête lorsque nous sommes montés dans son pick-up.

— Sook, ce type-là te traite comme une reine.

— Lequel ? Tu veux dire Éric ou Dermot ?

— Pas Éric, a fait Sam d’un ton qu’il voulait neutre. Dermot.

— Ouais, je sais. Dommage qu’il soit de ma famille ! Mais de toute façon, il ressemble beaucoup trop à Jason.

Sam m’a répondu d’un ton sérieux.

— Pour un faé, ça, ce n’est pas un obstacle.

— Arrête ! Tu rigoles, non ?

Son expression m’indiquait qu’il ne plaisantait pas et m’a immédiatement dégrisée.

— Écoute, Sam, Dermot ne m’a jamais regardée comme si j’étais une femme, et Claude est gay. Entre nous, c’est strictement familial.

Nous avions tous dormi dans le même lit, mais il n’y avait jamais rien eu d’autre qu’une présence réconfortante de leur part, même si, au début, j’avais trouvé la situation étrange.

Je m’étais persuadée que j’étais tout simplement embarrassée de préjugés purement humains. Mais à entendre Sam, je révisai mon opinion à toute vitesse. Avais-je tort ?

Effectivement, Claude adorait se promener partout dans le plus simple appareil, et il m’avait même raconté qu’il avait déjà couché avec une femme – très franchement, je m’étais imaginé qu’il y avait un autre homme dans l’histoire.

Sam m’a lancé un regard.

— Je te le répète : il se passe des choses spéciales, dans les familles faés.

— Je ne veux pas être impolie, mais comment le sais-tu ?

Si Sam avait fréquenté des faés, il s’était bien gardé de me le révéler.

— J’ai lu pas mal de choses pour me renseigner, après avoir rencontré ton grand-père.

— Tu t’es renseigné ? Mais où ?

J’aurais bien aimé en savoir plus sur mon héritage faé, si ténu soit-il. Dermot et Claude avaient décidé de se séparer de leur famille faé – je ne savais d’ailleurs pas si c’était entièrement volontaire, de leur part. Ils s’étaient montrés extrêmement silencieux sur les mœurs et coutumes des faés. Mis à part quelques commentaires dénigrant les trolls et les lutins, ils ne parlaient pas de leur race – du moins devant moi.

— Ah, euh… Les hybrides ont une bibliothèque. Nous avons conservé les archives de notre histoire et de nos observations sur les autres SurNat. Toutes ces traces nous ont aidés à survivre. Nous avons toujours conservé un endroit, sur chaque continent, où nous pouvions nous rendre pour lire et étudier les autres races. Maintenant, tout est sous forme électronique. J’ai juré de ne rien montrer à quiconque. Si je le pouvais, je te laisserais lire le tout sans problème.

— Alors je n’ai pas le droit de lire vos archives, mais tu as le droit de m’en parler ?

Ce n’était pas ironique de ma part. Très honnêtement, je trouvais le sujet intéressant.

— Dans certaines limites.

Sam rougissait. Je ne voulais pas faire pression sur lui. Il était évident qu’il avait déjà repoussé les limites pour moi.

Nous sommes demeurés chacun perdu dans ses pensées pendant tout le reste du trajet. Éric étant mort pour la journée, je demeurais seule avec moi-même, ce que j’appréciais, généralement. Ce lien avec Éric ne me donnait pas à proprement parler l’impression d’être possédée, mais pendant la nuit je pouvais sentir sa vie se dérouler en parallèle avec la mienne. Je savais s’il travaillait ou se disputait avec quelqu’un, s’il était satisfait ou concentré sur sa tâche. Je ne lisais pas dans sa vie comme dans un livre ouvert, mais j’étais simplement consciente de lui.

— Bon, alors notre incendiaire d’hier soir, a soudain repris Sam, abrupt.

— Mouais. À mon avis, c’était un hybride, non ?

Sam a hoché la tête en silence.

— Alors il ne s’agit pas de haine raciale, ai-je conclu aussi posément que possible.

— Pas au sens humain du terme, a-t-il précisé. Malgré tout, je crois vraiment qu’il s’agit de haine.

— Un motif financier peut-être ?

— Je n’en vois aucun. Je suis assuré, mais je suis le seul bénéficiaire en cas d’incendie du bar. Évidemment, ça m’empêcherait de travailler pendant quelque temps, ce qui rapporterait du business pour les autres bars du coin. Mais franchement, je ne pense pas que ce soit un motif – ou tout du moins un motif suffisant, a-t-il rectifié.

Puis il a ajouté, avec une pointe d’amertume :

— L’ambiance au Merlotte a toujours été familiale, plutôt que déjantée. Rien à voir avec le Vic’s Redneck.

Il avait raison.

— Alors c’est peut-être personnel. Quelqu’un ne t’aime pas, Sam, ai-je repris, avant de me rendre compte que la phrase sonnait d’un ton trop agressif. Je veux dire, ai-je ajouté précipitamment, que quelqu’un veut t’atteindre en démolissant ton affaire. Pas toi en tant que métamorphe. Toi en tant que personne.

Étonné, Sam a réfléchi :

— Non, je ne vois vraiment rien…

— Euh… Est-ce que Jannalynn pourrait avoir un ex qui voudrait se venger, par exemple ?

— Je ne vois vraiment personne qui puisse m’en vouloir de sortir avec elle, a réfuté Sam, de plus en plus surpris. Et Jannalynn est plus qu’à même de s’exprimer toute seule.

Ce n’est pas le genre de fille que j’aurais pu forcer à sortir avec moi…

Effectivement ! J’ai réprimé un éclat de rire et me suis excusée d’avoir évoqué sa vie privée :

— J’essayais juste de couvrir toutes les possibilités.

— Pas de souci. Mais bon, la vérité, c’est que je ne me souviens pas d’avoir vraiment fâché qui que ce soit.

Moi non plus, et je le connaissais depuis des années.

Puis nous sommes arrivés chez les antiquaires, dont la boutique avait été aménagée au sein d’un ancien magasin de peintures, dans une rue autrefois animée du quartier des affaires.

Les baies vitrées de la devanture étincelaient de propreté et les pièces qu’on y avait placées étaient superbes. La plus impressionnante était ce que ma grand-mère appelait un buffet de chasse, un meuble lourd et richement sculpté, presque aussi grand que moi. Dans l’autre vitrine, on avait disposé une collection de jardinières – ou peut-être de vases. Colorée de bleu et de vert aux tonalités marines, celle qu’on avait posée au centre, manifestement une pièce de choix, était décorée de chérubins. Je la trouvais parfaitement hideuse. Mais il fallait avouer qu’elle avait un certain style.

Avec Sam, nous avons considéré l’étalage pensivement avant d’entrer. Quand nous l’avons ouverte, la porte a fait sonner une cloche – une vraie, pas un appareil électronique.

Une femme assise sur un tabouret derrière le comptoir a levé le regard en repoussant ses lunettes sur son nez.

— Quel plaisir de vous revoir, monsieur Merlotte, a-t-elle dit en lui adressant un sourire étudié. Je me souviens de vous. Je suis contente que vous soyez revenu.

« Mais en tant qu’homme, vous ne m’intéressez pas ». Elle était douée.

— Merci, madame Hesterman. Voici mon amie, Sookie Stackhouse.

— Bienvenue chez Splendide, a répondu Mme Hesterman. Appelez-moi Brenda. Que puis-je pour vous aujourd’hui ?

— Nous sommes là pour deux choses, a dit Sam. Moi, je suis venu voir les pièces dont vous m’avez parlé lorsque vous m’avez appelé…

— Et moi, je viens de vider mon grenier et j’ai quelques petites choses. J’ai pensé que vous pourriez y jeter un œil. Il faut que je me débarrasse de certains objets que j’ai descendus – je ne veux pas avoir à tout remonter, ai-je expliqué en souriant.

— Vous avez une maison de famille depuis longtemps ?

Il s’agissait pour elle de m’encourager à lui donner des indices sur l’intérêt que pourraient présenter les trésors accumulés par ma famille.

— Nous vivons dans cette maison depuis environ cent soixante-dix ans, l’ai-je rassurée.

Son sourire s’est instantanément épanoui.

— Ce n’est qu’une vieille ferme, pas une demeure. Mais certains articles vous plairont certainement, ai-je ajouté.

— Oh, mais j’adorerais venir voir tout ça, m’a-t-elle assuré, même si elle exagérait clairement son enthousiasme. Nous prendrons rendez-vous dès que j’aurai aidé Sam à choisir un présent pour Jannalynn. Elle qui est si moderne ! Qui aurait pu penser qu’elle s’intéresse aux antiquités ? Quelle adorable jeune fille !

Ah. J’ai retenu ma mâchoire, qui menaçait de tomber disgracieusement. Sa Jannalynn était-elle la même que la mienne ?

Dès que Brenda nous a tourné le dos pour aller chercher un trousseau de petites clés, Sam m’a donné un coup de coude en me lançant une grimace d’avertissement. Je me suis immédiatement recomposé un visage tout lisse, tout en battant des cils à son intention. Il a détourné le regard aussi vite, mais j’ai bien vu qu’il souriait malgré lui.

— Sam, j’ai mis de côté quelques pièces qui plairaient sans doute à Jannalynn, a dit Brenda en nous menant vers une vitrine, ses clés cliquetant à ses doigts.

L’étalage était plein de petites choses, de jolies petites choses. Pour la plupart, je ne pouvais même pas les identifier. Je me suis penchée pour les examiner.

— Qu’est-ce que c’est ? ai-je demandé en montrant des objets ciselés.

Ils me semblaient dangereusement pointus – est-ce qu’on pourrait s’en servir pour tuer un vampire ?

— Ce sont des épingles à chapeau et des fibules – pour fixer écharpes et lavallières.

Il y avait également des boucles d’oreilles, des bagues et des broches, ainsi que des boîtes – émaillées, perlées et peintes, disposées avec soin. Des tabatières, peut-être ? J’ai lu l’étiquette qui dépassait discrètement sous un écrin ovale en écaille et argent. J’ai serré les lèvres pour ne pas m’exclamer.

Tandis que je me posais toutes sortes de questions sur ces articles, Brenda et Sam comparaient les mérites d’une paire de boucles d’oreilles art déco en nacre avec ceux d’un réceptacle à cheveux victorien[8] en verre moulé-pressé, avec couvercle en laiton émaillé.

Un… réceptacle à cheveux ?

— Qu’en penses-tu, Sookie ? m’a demandé Sam, dont le regard passait d’un objet à l’autre.

J’ai examiné les boucles d’oreilles art déco, de petites perles en larme accrochées à une monture en or rose. Je trouvais le réceptacle très joli également, même si je n’avais aucune idée de ce que Jannalynn pourrait bien en faire. De nos jours, qui pourrait bien vouloir mettre ses cheveux de côté dans un réceptacle, et pour quel usage…

— Elle pourra porter ses boucles pour les faire admirer, ai-je finalement fait remarquer. Il est plus délicat de se vanter d’avoir reçu un… réceptacle à cheveux.

Brenda m’a regardée de travers. D’après ses pensées, j’étais maintenant clairement casée dans la catégorie des grossiers ignorants. Tant pis.

— Le réceptacle est plus ancien, a hésité Sam.

— Mais moins personnel. À moins d’être né à l’époque victorienne.

Tandis que Sam comparait ces deux petites merveilles à la magnificence d’un badge de police de New Bedford, 70 ans d’âge, je me suis promenée dans la boutique en regardant les meubles. J’ai ainsi découvert que je n’étais pas particulièrement emballée par les antiquités. Et un défaut de plus, un. Quelle banalité ! Ou alors, c’était parce que je vivais au milieu de meubles anciens. Rien chez moi n’était neuf à part la cuisine. Et encore : c’était à cause de l’incendie. Si les flammes ne l’avaient pas dévoré, j’utiliserais encore le vieux réfrigérateur de Gran. Il fallait bien dire toutefois que ce dernier ne me manquait pas !

En apercevant ce qu’une étiquette désignait comme un meuble à cartes marines, j’ai ouvert l’un des fins tiroirs. Une mince feuille de papier y était restée.

— Regardez-moi ça, a fait la voix de Brenda Hesterman derrière moi. Et moi qui pensais que je l’avais bien nettoyé. Prenez-en de la graine, mademoiselle Stackhouse. Faites bien attention de vérifier toutes vos affaires et de retirer tous les papiers et autres objets. N’allez pas nous vendre quelque chose dont vous n’auriez pas voulu vous séparer.

En me retournant, j’ai vu que Sam tenait un paquet emballé. Pendant que je m’étais perdue dans mon exploration, il avait effectué son achat à mon grand soulagement, il avait dû choisir les boucles d’oreilles, car le réceptacle était revenu à son emplacement.

— Elle va adorer les boucles, elles sont magnifiques, lui ai-je dit très honnêtement.

Le temps d’un instant, ses pensées se sont brouillées pour devenir presque… pourpres.

Mais pourquoi penser à des couleurs ? Étrange. J’espérais bien que ce n’était pas dû à la drogue Shaman que j’avais prise pour les loups-garous.

J’ai rassuré l’antiquaire :

— Je vérifierai tout très soigneusement, Brenda.

Nous avons pris rendez-vous pour le surlendemain. Elle m’a assuré qu’elle trouverait ma maison isolée grâce à son GPS, tandis que je la mettais en garde contre la longueur de l’allée qui traversait les bois : certains visiteurs avaient cru qu’ils s’étaient perdus.

— Je ne sais pas encore si je viendrai ou si ce sera mon associé, Donald, a ajouté Brenda. Peut-être tous les deux.

— Je serai heureuse de vous recevoir, lui ai-je répondu. Si vous avez un problème ou si vous devez changer la date, tenez-moi au courant.

 

— Tu crois vraiment qu’elle va les aimer ? m’a demandé Sam une fois dans le camion.

Nous avions passé nos ceintures et le sujet était revenu à Jannalynn.

Je me suis étonnée :

— Mais bien sûr ! Pourquoi ?

— J’ai bien l’impression que je suis à côté de la plaque, avec Jannalynn. Tu veux t’arrêter pour déjeuner, au Ruby Tuesday sur la rue Youree ?

— Bonne idée, oui. Mais Sam, pourquoi tu penses ça ?

— Je lui plais. Je veux dire, ça se voit. Mais elle pense toujours à la meute.

— Tu as l’impression qu’elle accorde plus d’importance à Alcide, c’est ça ?

C’était bien ce que je percevais dans la tête de Sam – mais j’avais peut-être manqué de tact et il a rougi en avouant :

— Euh, oui, peut-être.

J’ai tenté de garder un ton neutre en poursuivant :

— Elle fait un excellent Second de meute, et elle était vraiment excitée d’avoir ce poste.

— Tu as raison.

— Tu aimes bien les femmes de caractère, toi…

— C’est vrai, j’aime les femmes qui ont de la force, m’a-t-il répondu en souriant, et je n’ai pas peur de celles qui sont différentes. Les femmes ordinaires, ça ne marche pas vraiment, avec moi.

Je lui ai retourné son sourire.

— J’ai vu ça ! Écoute, Sam, je ne sais pas vraiment quoi dire, concernant Jannalynn. Elle serait vraiment idiote de ne pas t’apprécier. Célibataire, beau, et propriétaire d’une belle affaire ? Et en plus, tu ne te cures même pas les dents à table ! Rien à jeter !

Puis j’ai pris mon courage à deux mains. Je voulais changer de sujet, mais sans vexer mon patron.

— Dis, Sam, tu sais, ce site Web sur lequel tu surfes pour te renseigner ? Tu crois que tu pourrais trouver pourquoi je me sens plus faé, quand je passe plus de temps avec les membres faé de ma famille ? Je veux dire… je ne suis pas en train de me transformer en faé ? C’est impossible, non ?

— Je vais voir ce que je peux trouver là-dessus, m’a-t-il répondu après un silence tendu. Mais on va d’abord essayer d’en savoir plus avec tes copains de chambrée. Ils devraient quand même te donner toutes les informations que tu veux. Ou alors je peux les aider à le faire en leur cassant la tête.

Et il parlait sérieusement.

— Ils m’aideront, ai-je affirmé d’un ton faussement assuré.

— Où sont-ils en ce moment ?

J’ai jeté un œil à ma montre.

— À cette heure-ci, sûrement au club. Ils règlent toutes leurs affaires avant l’ouverture.

— Alors c’est là qu’on va, a dit Sam. Kennedy fait l’ouverture pour moi, ce soir. Et toi, tu prends plus tard, ce soir, c’est bien ça ?

— Absolument, ai-je répondu en abandonnant mes projets pour l’après-midi.

Ils n’avaient rien d’urgent, finalement. Si nous déjeunions au Ruby Tuesday, nous ne serions pas à Monroe avant 13 h 30, mais j’aurais le temps de rentrer pour me changer avant d’aller au travail. Entre-temps, nous étions arrivés. Après avoir passé ma commande, je me suis excusée un instant. Pendant que j’étais aux toilettes, mon portable a sonné. Je ne réponds pas dans ces cas-là – moi, je n’aimerais pas parler à quelqu’un et entendre une chasse d’eau… Le restaurant étant très bruyant, j’ai décidé de rappeler à l’extérieur. J’ai fait un signe de la main à Sam et suis sortie pour composer le numéro, qui me semblait vaguement familier.

— Salut, Sookie, m’a saluée Rémy Savoy. Comment tu vas ?

— Impeccable. Et comment va mon petit garçon préféré ?

Rémy avait été marié à ma cousine Hadley, dont il avait eu un fils, Hunter. Il entrait en maternelle à l’automne. Après l’ouragan Katrina, Rémy et Hunter avaient emménagé dans la bourgade de Red Ditch – grâce aux bons offices d’un de ses cousins, Rémy avait trouvé du travail là-bas, dans un chantier de bois.

— Il va très bien. Il fait de gros efforts pour respecter ton règlement. Dis-moi, est-ce que je peux te demander un service ?

— Dis toujours.

— J’ai commencé à sortir avec une certaine dame, du nom d’Erin. On avait envie d’aller au tournoi de pêche au black-bass[9] à côté de Bâton Rouge, ce week-end. Et on, euh, on espérait que tu pourrais garder Hunter. Il s’ennuie quand je pêche plus d’une heure.

Ah. Rapide, ce Rémy. Kristen, c’était plutôt récent, et elle était déjà remplacée. Mais je pouvais comprendre. Il n’était pas désagréable à regarder, c’était un excellent charpentier, et il n’avait qu’un seul enfant. En plus, sa femme était décédée et il n’y avait donc pas d’histoires de divorce difficile. Ce n’était pas un mauvais parti, dans une ville comme Red Ditch.

— Rémy, je suis sur la route pour l’instant. Je te rappelle un peu plus tard – il faut que je vérifie mes horaires de boulot.

— Super, merci beaucoup, Sookie. À plus tard.

Quand je suis rentrée à l’intérieur, on était en train de nous servir.

— C’était le père de Hunter, au téléphone, ai-je dit à mon patron après le départ du serveur. Rémy a une nouvelle petite amie, et il voulait savoir si je pouvais garder Hunter ce weekend.

J’ai eu l’impression que, pour Sam, Rémy était en train de m’exploiter, mais qu’il ne pensait pas avoir le droit de me dire ce que j’avais à faire.

— Si j’ai bonne mémoire, tu travailles samedi soir, a-t-il fait remarquer.

En plus, c’est le samedi soir que je fais mes plus gros pourboires.

J’ai hoché la tête en réfléchissant. Pendant le repas, nous avons parlé des négociations de Terry avec un éleveur de chiens catahoulas à Ruston. Sa chienne Annie avait fait une fugue lors de ses dernières chaleurs. Cette fois-ci, Terry entendait contrôler la grossesse.

Entre les deux hommes, les pourparlers en étaient presque arrivés aux fiançailles. La conversation m’a fait penser à quelque chose qui m’avait toujours intriguée. Je ne savais pas trop comment poser la question à Sam, mais ma curiosité l’a emporté.

— Tu te souviens de Bob le chat ? ai-je demandé.

— Bien sûr. C’est le type qu’Amelia avait métamorphosé en chat par accident, non ? Et son amie Octavia l’a retransformé en humain.

— Absolument. Alors en fait, tu vois, pendant qu’il était chat, il était noir et blanc. Vraiment mignon, comme chat. Mais Amelia a trouvé une femelle dans les bois, avec une portée de chatons. Et certains étaient noir et blanc. Bon. Alors je sais, c’est spécial, mais elle s’est mise en colère avec Bob parce qu’elle pensait que, enfin, il était devenu, euh, papa…

— Alors ta véritable question, c’est « est-ce que ça se fait », chez nous ? a fait Sam en prenant un air dégoûté. Mais non, Sookie ! On ne peut pas. Et on n’en a pas envie. Personne chez les hybrides ne le ferait. Et même s’il y avait une rencontre d’ordre sexuel, il n’y aurait pas de grossesse. Je crois qu’Amelia a accusé Bob à tort. D’un autre côté, il faut bien dire qu’il n’est pas – n’était pas vraiment hybride. La magie l’avait totalement transformé.

Sam a haussé les épaules et semblait extrêmement mal à l’aise. J’ai eu honte.

— Je suis désolée, c’était franchement grossier de ma part.

Sam a pris un air dubitatif.

— J’imagine qu’il est naturel de se poser la question. Mais quand je porte ma seconde peau, je ne pars pas faire des chiots.

Là, j’étais affreusement gênée.

— Je t’en prie, accepte mes excuses !

En voyant à quel point j’étais embarrassée, il s’est détendu et m’a gentiment tapoté l’épaule.

— Ne t’inquiète pas, ce n’est pas grave.

Puis il m’a demandé ce que j’avais l’intention de faire avec le grenier, maintenant que je l’avais vidé, et nous avons parlé de choses et d’autres jusqu’à ce que l’atmosphère soit redevenue tout à fait normale entre nous.

J’ai rappelé Rémy alors que nous étions sur l’autoroute.

— Je suis désolée, Rémy, mais ce week-end, ça ne marche pas, pour moi.

Et je lui ai expliqué que je devais travailler.

— Pas de souci, m’a-t-il répondu très calmement. C’était juste une idée. Écoute, ça m’embête, mais j’ai autre chose à te demander. Hunter doit visiter la maternelle la semaine prochaine. L’école organise ça tous les ans pour que les gamins puissent se faire une idée de l’endroit où ils iront à la rentrée. Ils rencontrent les instits et font le tour des salles de classe, de la cantine et des sanitaires. Hunter m’a demandé si tu voudrais bien venir avec nous.

J’en suis restée la bouche grande ouverte – heureusement que Rémy ne pouvait pas me voir.

— C’est dans la journée, je suppose. Quel jour ?

— Mardi prochain, à 14 heures.

Si je n’étais pas sur l’équipe du déjeuner, c’était faisable.

— Il faudra que je vérifie mon emploi du temps, mais a priori, c’est possible. Je te rappelle ce soir.

J’ai refermé mon portable et raconté cette seconde demande de service à Sam.

— On dirait bien qu’il a attendu de te demander le service le plus important en second. Pour te pousser à venir.

J’ai éclaté de rire.

— Je n’y avais pas pensé jusqu’à ce que tu le dises ! Les circuits imprimés de mon cerveau ne sont pas si tordus. Mais maintenant que j’y pense, ce n’est pas improbable.

J’ai haussé les épaules avant d’ajouter :

— Ce n’est pas que ça m’ennuie vraiment. Je tiens à ce que Hunter soit heureux. J’ai passé du temps avec lui, et pas suffisamment à mon goût, d’ailleurs.

Hunter et moi étions semblables, mais personne ne pouvait le voir. Nous étions tous deux des télépathes. C’était notre secret. Je ne voulais pas que Hunter soit en danger si son potentiel était découvert. Pour ma part, en tout cas, ça ne m’avait apporté que des ennuis.

— Alors pourquoi tu t’inquiètes ? Parce que je le vois bien, que tu es inquiète.

— C’est juste que ça va sembler… bizarre. Les gens de Red Ditch vont penser que Rémy et moi, on sort ensemble. Que je suis presque la mère de Hunter. Et puis… Rémy vient de m’annoncer qu’il sort avec une femme qui s’appelle Erin. Erin ne va peut-être pas aimer ça.

Je ne savais plus vraiment quoi dire. Cette visite de l’école ne me semblait pas une très bonne idée. Mais si cela faisait plaisir à Hunter, pourquoi pas ?

— Tu as l’impression qu’on te force la main, de ne plus contrôler la situation ? m’a demandé Sam avec un sourire un peu désabusé.

Décidément, nos conversations prenaient un drôle de tour, aujourd’hui.

— Effectivement, ai-je avoué. Quand je suis intervenue dans la vie de Hunter, je n’avais jamais imaginé qu’il dépendrait de moi pour quoi que ce soit. En fait, je n’ai jamais vraiment fréquenté d’enfants. Rémy a une grand-tante et un grand-oncle à Red Ditch. C’est pour cela qu’il a emménagé ici après Katrina. Ils avaient une maison vide à louer. Mais ils sont trop âgés pour garder un enfant de l’âge de Hunter pendant plus d’une heure ou deux, et l’autre cousin est trop occupé pour pouvoir aider Rémy.

— Il est sympa, Hunter ?

— Ah oui, il est adorable, ai-je répondu en souriant. Et tu sais quoi ? Quand Hunter est venu chez moi, lui et Claude se sont vraiment bien entendus. J’étais vraiment surprise.

Sam m’a jeté un regard en coulisse.

— Mais tu ne voudrais pas vraiment le confier à Claude pendant des heures, si ?

Après un instant de réflexion, j’ai admis :

— Non, c’est vrai.

Sam a hoché la tête, comme si je venais de confirmer quelque chose.

— Parce que Claude est bien un faé, après tout…

Son ton de voix interrogateur me disait également qu’il pensait que Claude pouvait être dangereux pour un enfant.

J’ai réfléchi à la façon dont je pourrais le rassurer.

— Oui, Claude est bien un faé. Il n’est pas de notre espèce. Tu sais, les faé adorent les enfants. Mais ils n’ont pas les mêmes références que la plupart des humains. Un faé va vouloir faire plaisir à un enfant, ou faire ce qu’il pense être bénéfique, et pas nécessairement ce qu’un bon chrétien ferait.

J’avais l’impression d’exprimer des idées de très petite envergure, et plutôt provinciales. Mais c’était bel et bien ce que je ressentais. J’avais envie d’ajouter que je n’étais pas forcément une bonne chrétienne, loin de là. Et que les non-chrétiens n’étaient pas forcément mauvais. Et aussi que je ne pensais pas que Claude ferait du mal à Hunter. Mais Sam et moi nous connaissions depuis longtemps. Il me comprenait à demi-mot.

— Très bien. Je vois que nous sommes sur la même longueur d’onde, a-t-il dit.

J’étais soulagée, même si je me sentais mal à l’aise avec nos pensées.

Il faisait une très belle journée, le printemps se préparant à laisser place à l’été. J’ai tenté d’en profiter à fond pendant tout le trajet vers Monroe. Sans véritable succès.

Mon cousin Claude était propriétaire du Hooligans, un bar à strip-tease situé aux abords de Monroe, à la sortie de l’autoroute. Cinq nuits par semaine, le spectacle offert était celui qu’on attend généralement dans ce type d’endroit. Le club était fermé le dimanche. Mais le jeudi, c’était la Soirée Dames. C’est alors que Claude montait sur scène. Il n’était pas le seul homme à se produire, bien sûr. Il y avait au moins trois autres strip-teaseurs qui venaient régulièrement, à tour de rôle, et le club accueillait souvent un invité. Il y avait un véritable circuit pour les hommes strip-teaseurs, m’avait dit mon cousin.

— Tu es déjà venue le regarder ? m’a demandé Sam alors que nous arrivions à la porte de service.

Ce n’était pas le premier à me poser la question. Je commençais à me demander si je n’étais pas anormale : je ne ressentais aucune envie irrépressible de me ruer à Monroe pour regarder des mecs se déshabiller…

— Non. J’ai déjà vu Claude tout nu. Mais je ne suis jamais venue ici pour le voir exercer sa profession. Il paraît qu’il est bon.

— Tout nu ? Tu veux dire chez toi ?

— La pudeur ne fait pas partie des priorités de Claude, ai-je rétorqué.

Sam a pris un air à la fois mécontent et surpris – pourtant, c’était lui qui m’avait suggéré plus tôt que les faés pouvaient ne pas considérer que la sexualité avec un membre de leur famille était interdite.

— Et Dermot ? a-t-il demandé.

— Dermot ? Je ne pense pas qu’il ait un numéro de strip-teaseur, ai-je répondu, désorientée.

— Je veux dire – il ne se balade pas tout nu chez toi, quand même, si ?

— Pas du tout. Apparemment, c’est une prérogative claudienne. En plus, ce serait vraiment dégoûtant, que Dermot fasse ça. Il ressemble tellement à Jason…

— Mais ça ne va pas du tout, ça, a marmonné Sam. Il faut que Claude reste dans son pantalon.

— Je m’en suis occupée, ai-je répliqué d’un ton acerbe.

Je voulais rappeler à Sam que la situation ne le regardait pas.

C’était un jour de semaine et le club n’ouvrait pas avant 14 heures. Je n’étais jamais venue au Hooligans. Il ressemblait à n’importe quel autre petit club ordinaire. Il se situait un peu à l’écart, dans un parking de bonne taille, avec des murs bleu électrique et une enseigne voyante rose vif. De jour, les endroits qui vendent de l’alcool et de la chair fraîche ont toujours cet aspect un peu défraîchi. Et d’ailleurs, la seule autre boutique des environs était un magasin de vins et spiritueux. Claude m’avait donné des instructions pour le cas où je passerais ici un jour. Le signal secret consistait à frapper quatre coups à intervalles réguliers. Cela fait, j’ai porté mon regard au loin sur les champs. Le soleil dardait ses rayons sur le parking, annonçant les chaleurs qui ne tarderaient plus. Anxieux, Sam se balançait d’un pied sur l’autre. Puis la porte s’est ouverte.

Avec un sourire automatique, j’ai dit bonjour en passant le seuil. Puis j’ai réalisé avec un coup au cœur que le portier n’était pas humain. Je me suis arrêtée net.

J’avais supposé que Claude et Dermot étaient les seuls faés qui restaient aujourd’hui en Amérique, depuis que mon arrière-grand-père avait rappelé tous les faés dans leur propre dimension et fermé la porte. Pourtant, je savais également que Niall et Claude communiquaient de temps à autre, car Niall m’avait fait passer une lettre par Claude. Malgré tout, j’avais délibérément évité de poser des questions. Les expériences que j’avais vécues avec ma famille faé, avec tous les faés, s’étaient avérées à la fois merveilleuses et horrifiantes. Vers la fin d’ailleurs, elles s’étaient situées surtout à l’extrémité horrifiante de l’échelle.

Le portier s’est montré tout aussi surpris que moi. Ce n’était pas un faé à proprement parler, mais pourtant bien une créature faérique. J’avais déjà vu des faés se limer les dents pour imiter celles de cet être : deux ou trois centimètres de long, effilées et légèrement incurvées vers l’intérieur. Loin d’être pointue, la silhouette de ses oreilles était naturellement plus plate et ronde que celle des oreilles humaines. L’impression étrange qu’il dégageait se trouvait légèrement adoucie par ses cheveux denses et fins, d’une riche teinte auburn. Cette chevelure lisse couvrait tout son crâne, sur environ huit centimètres de longueur. On aurait dit la fourrure d’un animal plus qu’une coiffure.

— Vous êtes quoi ? avons-nous demandé en même temps.

Dans un autre univers, la situation aurait pu sembler comique.

— Qu’est-ce qui se passe ? a demandé Sam dans mon dos, me faisant sursauter.

J’ai finalement pénétré dans le bâtiment, Sam sur mes talons, et la lourde porte de métal a claqué dans notre dos. Après la lumière éblouissante du soleil, la lumière des néons interminables qui éclairaient l’entrée me semblait encore plus blafarde.

— Moi c’est Sookie, ai-je prononcé pour briser le silence.

— Vous êtes quoi ? a insisté la créature.

Embarrassés, nous nous faisions face dans le couloir droit.

La tête de Dermot est soudain apparue dans l’encadrement d’une porte.

— Salut, Sookie ! Je vois que tu as rencontré Bellenos.

Il s’est avancé vers nous, et a remarqué mon expression.

— Ne me dis pas que tu n’avais encore jamais vu un elfe !

— Moi, en tout cas, jamais, et merci de t’en inquiéter, a marmonné Sam, sarcastique.

Il en savait bien plus que moi sur l’univers des SurNat. J’en ai déduit que les elfes, ça ne courait pas les rues.

J’avais beaucoup de questions concernant la présence de Bellenos, mais après mon manque de tact avec Sam, je n’étais pas certaine de savoir les poser.

— Pardon, Bellenos. Non, je n’avais jamais rencontré d’elfe. Mais j’ai déjà vu des faés se limer les dents pour qu’elles ressemblent aux vôtres. Ravie de vous rencontrer, ai-je articulé avec grande difficulté – car je ne l’étais pas. Et je vous présente Sam, mon ami.

Sam et Bellenos se sont serré la main. Ils avaient à peu près la même taille et la même corpulence. Mais les yeux en amande de Bellenos étaient brun foncé, de la même teinte que les taches de rousseur qui parsemaient la peau laiteuse de son visage. Ces yeux étaient curieusement écartés – ou alors, c’était peut-être son visage aux pommettes anormalement larges qui produisait cet effet… L’elfe a souri à Sam et j’ai brièvement aperçu ses dents de nouveau. Je me suis détournée avec un frisson.

L’une des portes ouvertes donnait sur une grande loge. Sous un miroir brillamment éclairé, un comptoir courait d’un mur à l’autre, croulant sous un monceau d’accessoires divers – fards en tous genres, brosses à maquillage, séchoirs à cheveux, fers à boucler, lisseurs, éléments de costumes, rasoirs, magazines, perruques, mobiles… tout ce que laissent derrière eux les gens qui vivent de leur apparence. Quelques tabourets de bar étaient disséminés dans la pièce, au milieu des fourre-tout et des chaussures.

Dermot s’était déjà éloigné et nous appelait :

— Venez dans le bureau.

La pièce en question était étriquée, ce qui m’a déçue : le bureau de Claude le fabuleux, l’exotique, n’était qu’un petit espace réduit, encombré et sans fenêtre. Claude avait une secrétaire, vêtue d’un tailleur de chez JC.Penney, très « femme d’affaires ». Sa présence ici dans un bar à strip-tease n’aurait pu être plus incongrue. Dermot, visiblement le maître des cérémonies aujourd’hui, nous a présentées :

— Nella Jean, voici notre chère cousine, Sookie.

Nella Jean était brune et ronde, et ses yeux couleur chocolat noir me rappelaient ceux de Bellenos. Fort heureusement, ses dents n’avaient rien d’anormal. Son cagibi était situé juste à côté du bureau de Claude – il était si minuscule qu’on l’avait certainement aménagé dans un placard. Après un regard hautain pour Sam et moi, Nella Jean s’est retirée dans ses appartements. Elle a tiré sa porte d’un geste ferme, comme si elle savait que nous allions commettre des actes répréhensibles et qu’elle ne voulait pas y être mêlée.

Bellenos a refermé la porte de Claude et nous nous sommes retrouvés à cinq dans une pièce déjà trop petite pour deux. J’entendais la musique provenant du club et me suis demandé ce qui s’y passait. Les strip-teaseurs font-ils des répétitions ? Et Bellenos ? Qu’en pensaient-ils ?

— Alors, pourquoi cette visite surprise ? a commencé Claude. Même si je suis enchanté de te voir bien sûr.

Il n’était absolument pas enchanté – pourtant, il m’avait invitée plus d’une fois à passer au Hooligans. À voir sa moue boudeuse, toutefois, il avait manifestement cru que je ne viendrais que pour le voir s’effeuiller sur scène. Évidemment, Claude est persuadé que le monde entier rêve de le voir se déshabiller, me suis-je dit. Son humeur était-elle simplement due au fait qu’il n’appréciait pas les visites en général ? Ou avait-il quelque chose à me cacher ?

— Il faut que tu nous dises pourquoi Sookie se sent devenir faé, a expliqué Sam brusquement.

Les trois mâles faériques se sont retournés vers lui d’un bloc.

— Et pourquoi serait-ce nécessaire ? l’a interrogé Claude. Et en quel honneur te mêles-tu de nos histoires de famille ?

— Parce que Sookie aimerait savoir, et qu’elle est mon amie, a rétorqué Sam d’un ton ferme, le visage déterminé. Vous feriez mieux de l’éduquer au fait d’être de sang mêlé, au lieu de vivre chez elle comme des parasites.

Je ne savais plus où me mettre. Je n’avais pas compris que Sam était si révolté que mon cousin et mon grand-oncle vivent chez moi. Il n’avait pas à exprimer son opinion ici.

D’autant plus que Claude et Dermot ne se comportaient pas en parasites. Ils faisaient des courses et prenaient grand soin de faire le ménage derrière eux. Parfois. Effectivement, ma facture d’eau avait subi une grosse augmentation et j’en avais même parlé à Claude, d’ailleurs. Mais je n’avais pas eu d’autres frais supplémentaires.

— Et je dirais même, a rajouté Sam tandis que les faés continuaient de le fixer en silence, que vous restez à ses côtés pour vous assurer qu’elle devienne de plus en plus faé, c’est bien ça ? Vous encouragez cette partie d’elle-même à prendre de la vigueur. Je ne sais pas comment vous le faites, mais je sais pertinemment que c’est ce que vous faites. Alors je vous pose la question : c’est juste pour la chaleur, pour profiter de sa compagnie ? Ou vous avez des plans secrets qui concernent Sookie ? Un complot faé ?

La voix de Sam semblait maintenant gronder.

Automatiquement, j’ai pris leur défense.

— Claude est mon cousin, et Dermot mon grand-oncle. Ils n’essaieraient pas de…

Mes mots se sont éteints d’eux-mêmes. J’avais pourtant bien appris, ces dernières années, à quel point il était stupide de se baser sur de telles suppositions. Croire qu’un membre de votre famille ne pouvait pas vous faire de mal était un postulat d’une parfaite imbécillité.

Soudain, Claude a interrompu le cours de mes pensées :

— Venez voir le club.

En un tour de main, il nous avait fait sortir de son bureau et nous menait dans le couloir.

Il a ouvert la porte de communication vers le club. Sam et moi y sommes entrés.

Pour moi, tous les bars et les clubs se ressemblent – des tables, des chaises, quelques tentatives de décoration, un bar, une estrade avec des barres verticales et une cabine pour gérer le son. Effectivement, le Hooligans n’avait rien de différent.

Mais toutes les créatures qui se sont tournées vers la porte à notre entrée, toutes sans exception, étaient faériques. Chacune, même celles qui auraient pu passer pour un être humain – et c’était le cas pour la plupart – montrait au moins une trace de sang faé. La superbe rousse était mi-elfe. Elle s’était fait limer les dents. Et le grand, plus loin, si long et si mince – je n’avais aucune idée de ce qu’il pouvait être.

— Bienvenue, notre sœur, a fait une silhouette blonde de genre et d’espèce indéterminés. Tu es venue pour te joindre à nous ?

J’ai fait un effort démesuré pour lui répondre.

— Ce n’était pas dans mes intentions.

Je suis revenue précipitamment dans le couloir en poussant Sam et j’ai fermé la porte derrière nous. Puis j’ai attrapé Claude par le bras.

— Nom de Dieu, qu’est-ce qui se passe, ici ?

Il n’a pas bronché et je me suis tournée vers mon grand-oncle.

— Dermot ?

Après un instant, Dermot a brisé le silence.

— Sookie, notre adorée, ce soir, lorsque nous serons rentrés, nous te raconterons tout ce que tu dois savoir.

— Et lui ? ai-je demandé en désignant Bellenos du menton.

— Il ne sera pas des nôtres, a dit Claude. Bellenos dort ici, c’est notre gardien de nuit.

On ne prend un gardien de nuit que par crainte d’une attaque. Encore des ennuis.

Oh non.