14

 

 

C’est Batanya qui a tué l’assassin. À la ninja, avec un shaken – une étoile aux bords aussi tranchants que des lames de rasoir. Comme elle était face au public, elle avait parfaitement vu le seul vampire qui restait debout quand tous les autres se jetaient à terre. Un vampire qui ne se servait pas d’un arc pour envoyer ses flèches... mais les lançait à main nue. Sinon, il se serait fait immédiatement repérer. Même dans une faune pareille, un type qui se balade avec un arc, ça se remarque.

Seul un vampire peut lancer une flèche à main nue et abattre sa cible. Et peut-être que seule une Britlingen peut lancer un shaken et décapiter un vampire.

J’avais déjà vu des vampires décapités. Ce n’est pas aussi atroce qu’on l’imagine. Rien à voir avec un humain. Mais ce n’est pas très folichon non plus, et quand j’ai vu la tête tomber, j’ai eu un haut-le-cœur, de ceux qui vous coupent les jambes. Je suis tombée à genoux auprès de Quinn.

— Ça va, ça va, m’a-t-il aussitôt dit, en voyant que je l’examinais avec anxiété. Je l’ai prise dans l’épaule, pas dans le cœur.

Il a roulé sur le dos. Tous les vampires de Louisiane avaient bondi sur l’estrade à la suite d’André pour faire bloc autour de leur reine. Mais, le danger passé, ils n’ont pas tardé à se regrouper autour de nous.

Avant que j’aie eu le temps de la voir faire, Cléo s’était déjà débarrassée de sa veste et de sa belle chemise de smoking, qu’elle a roulée en boule.

— Prenez ça, m’a-t-elle ordonné en mettant la chemise bouchonnée dans ma main, qu’elle a posée d’autorité à côté de la blessure. Et préparez-vous à appuyer de toutes vos forces.

Elle n’a pas attendu ma réponse.

— Accrochez-vous, a-t-elle dit à Quinn.

Et elle l’a plaqué par les épaules pour le maintenir au sol, pendant que Gervaise retirait la flèche.

Quinn a hurlé, forcément, et les minutes qui ont suivi n’ont pas été les plus réjouissantes de ma vie. Pendant que je tentais d’arrêter l’hémorragie avec ma compresse de fortune, Cléo a remis sa veste de smoking sur son soutien-gorge de dentelle noir et a ordonné à Hervé, son familier, de sacrifier sa propre chemise. Celui-ci a obtempéré dans la seconde. La vue de ce torse nu, au milieu de toutes ces tenues de soirée, avait quelque chose de choquant – et le fait que je remarque un truc pareil, alors que je venais de voir un type se faire décapiter, de carrément hallucinant.

J’ai su qu’Eric approchait avant même qu’il ne se manifeste : déjà, ma terreur refluait. Il s’est accroupi, là, tout près. Autour de moi, c’était toujours l’effervescence. On s’agitait dans tous les sens, et devant moi, Quinn gisait, les yeux clos, rassemblant tout son courage pour ne pas crier. Pourtant, je me sentais... sinon zen, du moins assez calme pour ne pas paniquer. Et ce, simplement parce que Éric était à mes côtés.

Ça me tuait.

— Il va s’en remettre, m’a-t-il assuré.

Ça n’avait pas l’air de le réjouir outre mesure, mais ça ne semblait pas le contrarier plus que ça non plus.

— Oui.

— Je suis désolé. Je n’ai pas vu le coup venir.

— Oh ! Tu m’aurais fait un rempart de ton corps, peut-être ?

— Non, parce que j’aurais pu prendre la flèche dans le cœur et en mourir. Mais j’aurais pu te projeter à terre pour t’écarter de sa trajectoire, si j’en avais eu le temps.

Qu’est-ce que je pouvais répondre à ça ?

— Tu en viendras peut-être à me haïr parce que je t’ai épargné la morsure d’André, a-t-il posément repris. Mais des deux maux, crois-moi, je suis vraiment le moindre.

Je lui ai jeté un regard en coin.

— Je le sais, ai-je concédé, alors même que, traversant la chemise que je pressais sur sa blessure, le sang de Quinn souillait déjà mes mains. Je ne peux pas dire que j’aurais préféré me tuer plutôt que de me faire mordre par André, mais pas loin.

Ça l’a fait rire. Quinn a cligné des yeux.

— Le tigre-garou reprend du poil de la bête, a constaté Éric. Est-ce que tu l’aimes ?

— Je ne sais pas encore.

— Et moi, tu m’as aimé ?

Une équipe de brancardiers venait d’arriver. Evidemment, ce n’était pas le SAMU standard – celui-ci n’aurait pas été le bienvenu à La Pyramide de Gizeh. Il s’agissait, en fait, de lycanthropes et autres changelings qui travaillaient pour les vampires.

— Ne vous inquiétez pas. Avec nous, il sera sur pied en un rien de temps, m’a assuré leur chef, une jeune femme avec un faux air de kinkajou.

— Je viendrai le voir plus tard.

— On va s’occuper de lui, a-t-elle insisté. Avec nous, il sera entre de bonnes mains. C’est un privilège de prendre soin du célèbre Q...

— Vous pouvez y aller, a brusquement coupé l’intéressé, d’un ton qui se voulait décidé.

Mais il serrait les dents. Je lui ai pris la main.

— À tout à l’heure. Tu es vraiment le plus brave d’entre les braves, Quinn.

— Fais...

Il s’est mordu la lèvre pour réprimer un gémissement de douleur.

— Fais attention, bébé.

— N’allez pas vous faire de la bile pour elle, l’a sermonné un jeune Noir à la coiffure afro. Elle est bien protégée, a-t-il ajouté en lorgnant vers Éric.

Éric m’a tendu la main pour m’aider à me relever. Mes genoux gardaient un mauvais souvenir de leur rencontre un peu brutale avec le plancher.

Au moment où les secouristes étendaient Quinn sur la civière et la soulevaient, celui-ci a semblé perdre connaissance pour de bon. Je me suis précipitée vers lui. Mais le Noir a tendu le bras pour me barrer la route. Ses muscles étaient si bien dessinés qu’on aurait dit de l’ébène sculptée.

— Reste là, ma sœur, m’a-t-il ordonné. On prend les choses en main, maintenant.

Je les ai regardés emmener Quinn. Quand il a disparu derrière les portes, j’ai jeté un coup d’œil à ma robe. Par miracle, elle était intacte : pas une tache, pas une goutte de sang, à peine si elle était froissée.

Éric attendait toujours.

— Si je t’ai aimé ?

Je savais qu’il n’en démordrait pas, alors autant essayer de lui fournir une réponse.

— Ça se peut. Si on veut. Mais j’ai toujours su que le mec qui était avec moi n’était pas vraiment toi. Et je savais aussi que, tôt ou tard, ce mec-là se rappellerait qui il était et ce qu’il était...

— Apparemment, dès qu’il s’agit des hommes, « oui » et « non » disparaissent de ton vocabulaire.

— Tu n’as pas vraiment l’air de savoir ce que tu ressens pour moi non plus, je te ferai remarquer.

— Tu es un mystère pour moi, Sookie. Qui était ta mère ? Qui était ton père ? Oh ! Je sais : tu vas me dire qu’ils t’ont élevée du berceau à la petite enfance et que tu n’étais encore qu’une fillette quand ils sont morts. Tu m’as déjà raconté cette histoire. Mais je ne suis pas convaincu que ce soit la vérité. Et si ça l’est, à quel moment les fées sont-elles apparues dans ton arbre généalogique ? Cet héritage t’a-t-il été transmis par l’un de tes grands-parents ? Cela me paraît plausible.

— Et en quoi est-ce que ça te regarde exactement ?

— Tu sais que ça me regarde. Nous sommes liés, désormais.

— Mais il va se détendre, ce lien, non ? On ne sera pas toujours aussi proches que ça, toi et moi ?

— Mais j’aime être proche de toi. Toi aussi, tu aimeras ça, tu verras.

Mais c’est qu’il en avait l’air persuadé, en plus ! J’espérais bien qu’il se trompait. Et puis, de toute façon, pour moi, le chapitre était clos. Je me suis donc empressée de changer de sujet.

— C’était qui, ce vampire ? Celui qui a essayé de nous tuer ?

— Allons voir ça de plus près, a-t-il décrété en me prenant la main.

Je me suis laissé entraîner sans broncher : je voulais savoir.

Batanya se tenait près du corps du meurtrier, qui avait déjà commencé à se désagréger, le processus de décomposition étant beaucoup plus rapide pour un vampire que pour un humain. La Britlingen avait récupéré son shaken et l’essuyait sur son pantalon.

— Joli coup ! a dit Éric. Qui était-ce ?

Elle a haussé les épaules.

— Je ne sais pas. Le lanceur de flèches, en ce qui me concerne. Et c’est tout ce qui m’importe.

— Il a agi seul ?

— Oui.

— Pourriez-vous me dire à quoi il ressemblait ?

— J’étais assis à côté de lui, est alors intervenu un petit vampire.

Il ne devait pas dépasser le mètre soixante, et il était tout fluet, par-dessus le marché. Ses cheveux lui balayaient les reins. Si jamais il allait en prison, il ne se passerait pas plus de trente minutes avant que tout un tas de gars viennent frapper à sa porte. Ils le regretteraient, bien sûr, mais pour un œil non averti, il était l’image même du bouc émissaire.

— C’était un dur. Et il n’était pas en tenue de soirée. Pantalon de toile, chemise rayée... enfin, vous n’avez qu’à regarder.

Le corps avait beau noircir et tomber en poussière, les vêtements, eux, demeuraient intacts, évidemment.

— Peut-être qu’il avait un permis de conduire, ai-je supposé.

Chez les humains, c’était pratiquement gagné d’avance. Mais pas chez les vampires. Enfin, ça ne coûtait rien d’essayer.

Éric s’est accroupi pour fouiller les poches du décapité. Rien dans celles de devant. Sans plus de cérémonie, Éric l’a retourné. J’ai reculé précipitamment pour éviter le nuage de cendres. Il y avait bel et bien quelque chose dans la poche arrière du pantalon : un portefeuille. Et à l’intérieur, bingo ! un permis de conduire.

Il avait été établi dans l’Illinois. Dans la case « groupe sanguin », on avait fait une croix : pas de doute, c’était bien un vampire. En lisant par-dessus l’épaule d’Éric, j’ai appris que le type s’appelait Kyle Perkins. Il avait ajouté « V3 » à son âge, ce qui signifiait qu’il n’avait que trois ans d’ancienneté dans la communauté.

— Il devait faire du tir à l’arc de son vivant, ai-je murmuré, réfléchissant à haute voix. Ce n’est pas le genre de compétence qui s’acquiert du jour au lendemain. Et même si c’était son talent particulier de vampire, il manquait encore trop d’expérience en tant qu’immortel pour être aussi doué.

— Je suis d’accord avec toi, a approuvé Eric. Quand il fera jour, je voudrais que tu enquêtes dans tous les endroits où l’on peut pratiquer le tir à l’arc dans la région. Lancer des flèches à main nue, cela ne s’improvise pas. Il s’est entraîné. Et il faut une flèche spéciale. Nous devons découvrir ce qui est arrivé à Kyle Perkins et pourquoi il a accepté de venir à ce sommet pour assassiner celui qu’on lui avait désigné.

— Parce que tu crois que... que c’était un tueur à gages ?

— Oui. Il y a quelqu’un derrière tout cela, quelqu’un de très habile qui nous manipule avec d’infinies précautions. De toute évidence, ce Perkins n’était qu’une roue de secours, prévue pour le cas où le procès tournerait mal. Et si tu n’avais pas été là, il aurait pu effectivement très mal tourner. Celui qui a embauché Perkins n’a pas ménagé sa peine pour parvenir à ses fins. Il comptait sur la peur qu’il avait instillée chez Henrik Feith, mais voilà que cet imbécile d’Henrik allait le dénoncer... Perkins avait justement été payé pour l’en empêcher.

Déjà, l’équipe de nettoyage arrivait : un groupe de vampires avec un tas de produits d’entretien et un long sac plastique noir zippé. On n’allait quand même pas demander à des femmes de ménage mortelles de ramasser ce qu’il restait de Kyle ! Encore une chance qu’à cette heure-ci, elles aient toutes été occupées à faire les chambres des vampires – qui leur étaient bien sûr interdites pendant la journée.

En un clin d’œil, la dépouille de Kyle Perkins a été emballée et enlevée. Seul un dernier vampire est resté sur place pour passer un petit coup d’aspirateur à main. Que « les experts » de Rhodes la retrouvent cette piste-là, tiens !

Je me suis retournée en sentant une certaine agitation derrière moi. Les portes de service étaient toutes grandes ouvertes, et le personnel de l’hôtel envahissait la salle pour retirer les chaises. En moins d’un quart d’heure, le tribunal installé par Quinn a disparu, et tous les éléments qui avaient servi à planter le décor ont été enlevés et rangés sous les directives de sa sœur. Un orchestre a ensuite pris place sur l’estrade, pendant que la piste était dégagée et nettoyée. Je n’avais encore jamais vu ça. En entrée, un procès, un meurtre comme plat de résistance et, en dessert, le grand bal de gala. La vie continuait – enfin, plutôt la mort, en l’occurrence...

C’est Éric qui m’a arrachée à ces mornes pensées.

— Tu ferais mieux de retourner auprès de la reine, m’a-t-il conseillé.

— Ah, oui ! Elle a peut-être deux ou trois trucs à me dire.

J’ai jeté un coup d’œil alentour. Je n’ai pas tardé à la repérer. Elle était au centre d’une foule de gens qui se pressaient pour la féliciter. N’avait-elle pas gagné son procès ? Oh, ils auraient, sans aucun doute, été aussi ravis de la voir exécutée ou d’assister, du moins, à tout autre châtiment auquel, tendant le poing pouce renversé, la Grande Pythonisse l’aurait condamnée. À ce propos...

— Et la vieille aveugle, Éric, où est-elle passée ?

— La Grande Pythonisse est l’augure des origines. C’est elle que consultait Alexandre, m’a-t-il expliqué, aussi simplement que s’il me donnait la recette du brownie. Elle était si révérée qu’en dépit de son grand âge, les tout premiers vampires de son temps ont décidé de la préserver. Elle les aura tous enterrés.

Je préférais ne pas penser à la manière dont elle s’était alimentée, avant l’invention du sang artificiel. Comment avait-elle pu réussir à courir après ses proies avec sa démarche claudicante ? Mais peut-être les lui avait-on apportées, comme on donne des souris vivantes aux serpents en captivité.

— Pour répondre à ta question, a enchaîné Éric, j’imagine que ses servantes l’ont ramenée dans sa suite. On ne la sort que pour les grandes occasions.

— Comme l’argenterie, ai-je machinalement ajouté, le plus sérieusement du monde.

Et puis, tout à coup, j’ai été prise d’un fou rire. A ma grande surprise, Éric a souri aussi, de ce charmant sourire qui creusait des fossettes autour de sa bouche sensuelle. Hum ! Ce n’était vraiment pas le moment.

Chacun s’était empressé de regagner son poste auprès de Sa Majesté. Je n’étais même pas sûre qu’elle se soit aperçue de ma présence, tant elle était accaparée par ses admirateurs. Pourtant, à la faveur d’un flou dans la conversation, elle a tendu le bras en arrière pour m’étreindre légèrement la main.

— Nous nous reparlerons plus tard, m’a-t-elle glissé, avant de saluer une corpulente vampire en tailleur-pantalon intégralement rebrodé de paillettes. Maude ! Quel plaisir de vous voir ! Et comment vont les affaires dans le Minnesota ?

Au même instant, l’un des musiciens sur l’estrade, un vampire aux cheveux brillantinés, a donné un petit coup sur son pupitre pour attirer l’attention du public. Puis il s’est penché vers son micro et a pris la parole.

— Si vous êtes chauds et prêts à vous remuer, les vamps, nous, on est prêts à vous faire bouger ! Je suis Rick Clark, et voici le... Dead Man Dance Band !

Applaudissements dispersés et polis. Rick ne s’est pas démonté pour autant.

— Et pour ouvrir le bal, a-t-il enchaîné, avec l’aimable autorisation des productions Blue Moon, nous accueillons les deux meilleurs danseurs de Rhodes : Sean et Layla !

Le couple qui s’est alors avancé sur la piste était à couper le souffle – tant celui des humains que celui des vampires (pure figure de style, dans leur cas, je vous l’accorde). Ils appartenaient, pour leur part, à la deuxième catégorie, quoique de fraîche date, en ce qui concernait Layla, me semblait-il. C’était l’une des plus belles femmes que j’aie jamais vues, et l’aérienne robe de dentelle Champagne qu’elle portait découvrait des jambes de classe internationale. Son cavalier, un vampire roux, avait les cheveux aussi longs qu’elle. Chacun d’eux n’avait d’yeux que pour son partenaire, et quand on les regardait danser, ils paraissaient glisser, comme dans un rêve.

Je n’avais jamais assisté à un tel spectacle et, à en juger par la véritable fascination qu’ils semblaient exercer sur le public, je n’étais pas la seule. À la fin du morceau – ne me demandez pas lequel, je n’ai toujours pas réussi à m’en souvenir –, Sean a renversé Layla sur son bras... et l’a mordue ! Ça m’a fait un choc. Mais, apparemment, les autres spectateurs s’y attendaient. Ça ne les a pas laissés de glace pour autant : Sophie-Anne a levé des yeux brûlants vers son cher André (quoiqu’elle n’ait pas eu à les lever beaucoup, vu qu’il était à peine plus grand qu’elle), et Éric a baissé les siens vers moi avec, dans les prunelles, une de ces lueurs ardentes qui me mettent instantanément en état d’alerte maximale.

J’ai détourné la tête, bien décidée à concentrer toute mon attention sur les danseurs, et j’ai applaudi à tout rompre quand ils ont salué. Puis le groupe a entonné un autre morceau, et d’autres couples ont rejoint Sean et Layla sur la piste. Par habitude, j’ai cherché mon ex des yeux. Pas de Bill à l’horizon.

— Allons danser, m’a alors murmuré mon voisin.

Et je me suis rendu compte que je ne pouvais pas dire non.

Déjà, la reine et son futur roi nous imitaient, de même que Russell Edgington et son mari, Bart, qui semblaient presque aussi fous l’un de l’autre que Sean et sa partenaire.

Je chante peut-être comme une casserole, mais pour danser, je sais danser. Quant à Éric, il avait sans doute eu l’occasion de prendre quelques cours, au fil des siècles. Ma main s’est posée dans son dos, la sienne dans le mien. Celles qui restaient se sont trouvées, et nous nous sommes lancés. Je ne savais pas trop ce que je dansais – ça ressemblait plutôt à une valse –, mais j’avais un bon cavalier : je n’avais qu’à me laisser guider.

— Jolie robe, m’a lancé Layla au moment où on passait près d’elle.

— Merci.

Et je lui ai adressé un sourire radieux. Venant d’une femme aussi belle, un tel compliment était drôlement flatteur. Puis son partenaire s’est penché pour l’embrasser, et ils se sont éloignés en tournoyant dans la foule.

— C’est une très jolie robe, en effet. Portée par une très belle femme, a renchéri Éric.

Si étonnant que ça puisse paraître, ça m’a intimidée. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir reçu des compliments auparavant : quand on est serveuse, on n’y échappe pas. Mais la plupart s’étaient limités aux réflexions de types plus ou moins éméchés qui me disaient que j’étais « carrément mignonne », ou même, pour l’un d’eux, que j’avais de « sacrés roberts » (bizarrement, le pauvre mec en question s’était fait marcher sur les pieds par JB du Rone et par Hoyt Fortenberry, qui avait renversé son verre sur son veston par la même occasion – un regrettable accident, naturellement).

— Éric... ai-je commencé, mais je n’ai pas pu finir parce que je ne savais pas quoi lui dire.

J’étais obligée de me concentrer sur les mouvements de mes pieds. On tourbillonnait, littéralement. Ça allait si vite que j’avais l’impression de voler. Tout à coup, Éric m’a lâché la main pour m’enlacer la taille et, pendant qu’on tournait comme des toupies, il m’a soulevée de terre. Cette fois, je volais vraiment. Échevelée et grisée, je riais comme une folle. Puis il m’a lâchée, ne me rattrapant qu’à quelques centimètres du sol. Et il a recommencé, encore et encore, jusqu’à ce que le morceau s’achève et que je regagne définitivement la terre ferme.

Je l’ai poliment remercié et, comme je devais avoir l’air d’une sorcière qui venait de traverser un ouragan sur son manche à balai, je me suis excusée pour aller me recoiffer dans les toilettes.

Je me suis frayé un chemin à travers la foule, consciente que j’avais un sourire jusqu’aux oreilles qui devait me donner l’air d’une parfaite idiote, mais incapable de le réprimer. J’aurais dû être au chevet de mon cher et tendre, au lieu de danser dans les bras d’un autre jusqu’à en avoir des frissons d’émotion – et inutile de prendre le pacte de sang qui me liait à mon cavalier pour excuse, hein !

Pendant ce temps, Sophie-Anne et André avaient quitté la piste pour rejoindre un groupe de vampires. Comme il n’y avait pas d’humains avec eux, la reine ne pouvait pas avoir besoin de moi. J’ai aperçu Gervaise qui dansait avec Caria, et ça avait l’air de se passer plutôt bien. Caria attirait les regards admiratifs d’un tas d’autres vampires, ce qui devait flatter l’ego de Gervaise. Voir ses frères vampires convoiter ce qu’il possédait le comblait.

Je savais ce qu’il ressentait.

Je me suis arrêtée net.

Est-ce que je... Non, je ne pouvais pas lire directement dans ses pensées ! Bien sûr que non ! Les seules fois où j’avais intercepté des bribes de pensée chez un vampire, j’avais éprouvé une horrible sensation, comme si quelque chose de froid et de reptilien s’insinuait dans mon esprit.

Je savais pourtant parfaitement ce que ressentait Gervaise, tout comme j’avais parfaitement su ce que pensait Henrik. Était-ce juste parce que je connaissais les hommes ? Ou parce que je connaissais les vampires ? Ou était-ce parce que j’avais plus de facilité à percevoir les émotions des vampires depuis qu’Éric m’avait donné son sang pour la troisième fois ? Ou est-ce que mon don, ma faculté, ma malédiction – appelez ça comme vous voudrez – s’était accru au point de s’étendre aux vampires, maintenant que j’étais si près d’en être une ?

Non. Oh, non, non, non ! J’étais moi. J’étais un être humain. Ma peau était chaude. Je respirais. J’avais faim. J’ai pensé au fameux gâteau au chocolat de Caroline Bellefleur. J’en ai eu l’eau à la bouche. Pas de doute : humaine pur jus.

Bon, très bien. Alors, cette nouvelle affinité avec les vampires allait s’estomper avec le temps, tout comme cette force décuplée que je ressentais. J’avais eu deux « transfusions » de Bill (peut-être même plus) et trois d’Éric. Chaque fois, au bout de deux ou trois mois, les effets (forme olympique, super réactivité, sens ultra aiguisés) s’étaient dissipés. Donc, c’était ce qui allait se passer cette fois encore, pas vrai ? Je me suis ressaisie. Mais oui, forcément.

Adossé au mur, Jake Purifoy regardait les couples danser. Je l’avais vu, un peu plus tôt, entraîner une jeune et jolie vampire visiblement ravie sur la piste. Tout n’était donc pas si noir pour Jake, finalement. Ça me faisait plaisir pour lui.

— Salut, Jake, lui ai-je lancé.

— Hé ! Sookie ! Dis donc, c’était animé, ce procès.

— Oui, plutôt.

— C’était qui, ce type ?

— Oh ! Un renégat, sans doute. Éric veut que je fasse le tour des stands de tir à l’arc pour retrouver sa trace et essayer de découvrir qui l’avait engagé.

— Bien, bien. Tu l’as échappé belle. Je suis désolé, a-t-il ajouté bizarrement. Tu as dû avoir une belle frayeur.

En réalité, j’avais eu trop peur pour Quinn pour réaliser que la flèche m’était destinée. Lorsque j’en avais vraiment pris conscience, le danger était passé.

— Oui, on peut dire ça comme ça. Tu as l’air de t’amuser, en tout cas.

— Il faut bien que je trouve des compensations, maintenant que je ne peux plus me métamorphoser.

— J’ignorais que tu avais essayé.

— Si, des tas de fois...

On s’est regardés en silence un long moment.

— Bon, je vais aller chercher une autre cavalière, m’a-t-il annoncé, en guise de conclusion, avant de s’éloigner en direction d’une vampire qui faisait partie de la délégation du Texas.

Je l’avais vue avec Stan Davis. Elle a eu l’air contente que Jake vienne l’inviter.

J’ai fini par atteindre les toilettes des dames, qui étaient minuscules, bien sûr : la grande majorité des « dames » qui séjournaient à La Pyramide de Gizeh n’avaient pas besoin de telles commodités, sinon pour se recoiffer. Il y avait pourtant du personnel sur place, raffinement auquel je n’avais encore jamais eu droit, bien que j’aie déjà vu ça à la télé. Si mes souvenirs étaient bons, j’étais censée donner un pourboire à l’employée – une femme trapue à la peau sombre et au visage triste. Encore une chance que j’aie glissé quelques dollars dans ma pochette argentée, en même temps que ma clé magnétique, un ou deux Kleenex, des pastilles à la menthe et un peigne.

Quand je suis ressortie me laver les mains, Léna – puisque tel était le nom inscrit sur le badge de la préposée aux toilettes – a tourné le robinet pour moi. J’ai trouvé ça presque flippant. Je sais tourner un robinet, tout de même ! Je me suis pourtant essuyé les mains sur la serviette qu’elle me tendait. Ça devait faire partie du processus habituel. Je n’aurais pas voulu passer pour une gourde non plus. J’ai laissé deux dollars dans sa soucoupe. Elle a bien essayé de me sourire, mais ça semblait être au-dessus de ses forces. Elle avait dû passer une sale journée.

Je l’ai remerciée avant de sortir, puis, je ne sais pas pourquoi, j’ai jeté un coup d’œil dans le miroir de la porte en tournant la poignée. C’est comme ça que j’ai surpris le regard qu’elle me lançait. Si elle avait eu un pistolet à la place des yeux, j’aurais eu deux jolis petits trous entre les omoplates. Et si elle avait l’air tellement malheureuse, c’était surtout parce qu’elle avait toutes les peines du monde à cacher le dégoût que je lui inspirais.

Ce n’est jamais très agréable de savoir que quelqu’un vous déteste, surtout quand il n’y a aucune raison pour cela. Mais c’était son problème, et si elle ne voulait pas tourner ce maudit robinet pour des « putes à vampires » (direct à la source), elle n’avait qu’à changer de métier. Je m’en fichais, moi, qu’elle tourne ou non le robinet pour moi ! Je ne lui avais rien demandé, bon sang !

J’ai fendu la foule au pas de charge, jetant un coup d’œil à la reine au passage pour savoir si elle avait besoin de moi (non) et balayant les alentours du regard pour voir s’il n’y avait pas un lycanthrope ou un changeling quelconque dans les parages pour me donner des nouvelles de Quinn (non plus).

Par un heureux hasard, je suis tombée sur le sorcier météorologue, que j’avais repéré un peu plus tôt. Je dois avouer que je n’étais pas peu fière de voir mes hypothèses confirmées. Sa présence à cette soirée de gala n’était autre qu’une récompense pour services rendus – quoique je ne puisse pas découvrir qui l’avait récompensé. Monsieur Météo avait un verre à la main et une femme d’âge mûr à son bras : Madame Météo, comme je l’ai appris, après une nouvelle petite incursion dans son cerveau. Il espérait qu’elle n’avait pas remarqué le très vif intérêt qu’il portait à la superbe danseuse aux dents longues et à la jolie blonde qui venait vers eux, celle qui l’avait regardé un peu plus tôt comme si elle le reconnaissait. Autrement dit... moi. Oh, oh !

Je n’ai pas réussi à découvrir son nom, ce qui m’aurait drôlement facilité les choses. Je ne savais pas bien comment l’aborder. Sa présence devait pourtant être portée à l’attention de la reine. Quelqu’un s’était tout de même servi de lui contre elle.

— Bonsoir, ai-je lancé au couple, avec mon plus beau sourire commercial.

La femme de Monsieur Météo m’a rendu mon sourire, mais elle était sur la défensive. Dans ce genre de soirée mondaine, une jeune femme célibataire (elle avait jeté un coup d’œil à ma main gauche) n’était pas censée aborder un couple établi. Quant au sourire de Monsieur Météo, il était plutôt crispé.

— Vous vous amusez bien ?

Pitoyable, je sais.

— Oui, cette soirée est charmante, a répondu sa femme du bout des lèvres.

— Je m’appelle Sookie Stackhouse, ai-je cependant persisté, dégoulinante d’amabilité.

Elle s’est présentée à son tour, en serrant la main que je lui tendais.

— Olive Fish. Et voici mon mari, Julian.

Elle ne soupçonnait même pas les activités singulières de son époux.

— Vous êtes tous les deux d’ici ?

Je jouais les prolongations, tout en scrutant la foule aussi discrètement que possible. Je ne savais pas quoi faire d’eux, maintenant que je les avais trouvés.

— Vous n’avez pas dû regarder nos chaînes de télévision locales. Julian est le météorologue de Canal 7, m’a fièrement annoncé Olive.

— Comme c’est intéressant ! me suis-je extasiée, avec la plus grande sincérité. Si vous pouviez juste venir avec moi, je connais quelqu’un qui serait absolument ravi de vous rencontrer...

Tout en les entraînant à ma suite, je commençais cependant à avoir des scrupules. Et s’il prenait à Sophie-Anne l’envie de se venger ? Mais ça n’aurait aucun sens. L’important, ce n’était pas tant qu’il y ait un sorcier spécialisé dans les prévisions météos, mais qu’il y ait bel et bien quelqu’un qui l’avait engagé pour tirer parti de ses talents, autant dire quelqu’un qui, une fois averti par Julian Fish de l’arrivée d’un cyclone sur la Louisiane, avait repoussé le sommet jusqu’à ce que Katrina ait tout dévasté.

Julian n’était pas idiot au point de ne pas se douter qu’un tel enthousiasme cachait quelque chose, et je craignais qu’il ne me fausse compagnie avant que je sois parvenue à mes fins. La tête blonde de Gervaise, quand je l’ai repérée, avait tout de la bouée de sauvetage jetée à une naufragée, et quand je l’ai interpellé, on aurait pu penser que je le retrouvais après des mois passés à le chercher. Lorsque je suis arrivée à sa hauteur, j’avais mené mes troupes à un tel train et j’avais l’estomac noué par une telle anxiété que j’en étais tout essoufflée.

— Gervaise, Caria ! me suis-je exclamée, en déposant les Fish devant le shérif de la quatrième zone comme quelque pêche miraculeuse remontée dans mes filets. Voici Olive Fish et son mari, Julian. La reine mourait d’envie de rencontrer quelqu’un comme Julian : il fait dans la prévision météo.

D’accord, je ne l’avais pas vraiment joué fine. D’ailleurs, Julian avait blêmi. Ah ah ! Monsieur Météo n’avait donc pas l’esprit tranquille. Un peu de mauvaise conscience, peut-être ?

— Mon Dieu, mon chéri, tu ne te sens pas bien ? s’est aussitôt alarmée Olive.

— Il faut qu’on rentre, a-t-il dit précipitamment.

— Oh, non, non, non ! est alors intervenue Caria. Gervaise, mon cœur, tu te rappelles qu’André nous a dit que si on entendait parler d’un véritable expert météo, la reine et lui tiendraient absolument à lui parler, n’est-ce pas ?

Sur ces bonnes paroles, elle a attrapé les époux Fish par le bras en les gratifiant d’un sourire radieux. Olive semblait sceptique.

— Mais oui, bien sûr ! s’est écrié Gervaise, qui venait seulement de saisir de quoi il retournait. Merci, Sookie.

Et il a pris le relais, entraînant les Fish d’autorité. Je me sentais presque pousser des ailes à l’idée que les faits m’aient donné raison. En jetant un coup d’œil circulaire, j’ai aperçu Barry près du buffet. Je l’ai rejoint au moment où le groupe entonnait une reprise d’une chanson de Jennifer Lopez.

— Tu danses ? lui ai-je demandé.

Il n’a pas eu l’air très emballé, mais je l’ai tiré par la main, et on n’a pas tardé à se trémousser comme des damnés. Il n’y a rien de tel que la danse pour se défouler, évacuer les tensions et se changer les idées. Bon, je ne rivalisais pas encore avec Shakira, mais peut-être qu’avec un peu d’entraînement...

— A quoi joues-tu ?

De toute évidence, Éric ne plaisantait pas : son ton était glacial, et son air réprobateur aurait pétrifié un rhinocéros en pleine charge.

— Je danse. Pourquoi ? lui ai-je répliqué, en lui faisant signe de dégager.

Mais Barry battait déjà en retraite, en m’adressant un timide salut de la main.

— Je m’amusais, figure-toi ! ai-je protesté.

— Tu agitais ton... tes... appas devant tout ce que cette salle compte de mâles, comme une...

— Stop ! Ne va pas trop loin, mon pote ! ai-je rétorqué en pointant sur lui un index menaçant.

— Enlève-moi ce doigt de sous le nez !

J’ai respiré un grand coup, prête à lui jeter quelque horreur à la figure. C’était jouissif de sentir la colère monter en moi avec une telle violence : je n’étais pas pieds et poings liés avec M. Nordman, finalement. C’est alors qu’un bras viril m’a entouré fermement la taille.

— Vous dansez, chérie ? m’a demandé une voix inconnue avec un fort accent irlandais.

Déjà, le vampire aux longs cheveux roux qui avait ouvert le bal m’entraînait sur la piste. En m’éloignant, j’ai vu sa partenaire prendre Éric par la main pour en faire autant.

— Contentez-vous de suivre pendant que vous recouvrez votre sang-froid, ma fille. Je m’appelle Sean, au fait.

— Sookie Stackhouse.

— Enchanté de vous rencontrer, jeune femme. Vous dansez très bien.

— Merci. C’est un sacré compliment, venant de vous. J’ai vraiment adoré votre numéro, tout à l’heure.

Je sentais déjà la colère refluer.

— C’est surtout grâce à Layla, a-t-il affirmé en souriant.

Ça n’avait pas l’air évident, pour lui, de sourire. Ça le transformait pourtant complètement, faisant de ce vampire au visage taillé à la serpe, criblé de taches de rousseur, avec un nez en lame de couteau, l’un des hommes les plus sexy que j’aie jamais rencontrés.

— C’est une partenaire de rêve, a-t-il renchéri.

— Elle est très belle.

— Oh, oui ! Et aussi bien extérieurement qu’intérieurement.

— Ça fait longtemps que vous dansez ensemble ?

— Sur une piste, deux ans. Dans la vie, un peu plus d’un an.

— Vu votre accent, j’imagine que vous n’êtes pas d’ici.

J’ai jeté un coup d’œil vers Éric et sa cavalière. Le sourire aux lèvres, la ravissante Layla lui parlait avec animation. Éric faisait encore grise mine, mais il n’avait plus l’air fâché.

— Bien sûr, je suis irlandais, a répondu Sean, mais je suis ici depuis...

Il a plissé le front. On aurait cru voir du marbre onduler.

— ... une bonne centaine d’années. De temps en temps, on pense bien à aller s’installer dans le Tennessee, dont Layla est originaire, mais on n’arrive pas à se décider.

— Vous en avez assez de vivre en ville ?

— Trop de propagande anti-vampires à mon goût, dans les environs. Et ça ne s’améliore pas. La Confrérie du Soleil, le mouvement « Pas de nuit pour les morts-vivants »... Ça pousse comme des champignons, cette engeance, ici.

— La Confrérie est partout, ai-je déploré, prise de frissons à cette seule idée. Et qu’est-ce que ce sera, quand ils découvriront l’existence des Cess ?

— Oui, ça promet. Pourtant, ça ne va pas tarder. Je rencontre de plus en plus de changelings qui en parlent. À les entendre, ce serait pratiquement pour demain.

Avec toutes les Cess que je connaissais, il y en aurait au moins une qui aurait pu m’avertir, non ? Tôt ou tard, les lycanthropes et les changelings allaient bien être obligés de le révéler, leur grand secret, de toute façon. Sinon, ils risquaient de se faire prendre de vitesse : un jour ou l’autre, les vampires finiraient par vendre la mèche, intentionnellement ou non.

— Ça peut même nous mener à une guerre civile, poursuivait Sean.

— Entre la Confrérie et les Cess ?

— Ça pourrait parfaitement arriver.

— Et qu’est-ce que vous feriez, dans ce cas-là ?

— Des guerres, j’en ai traversé quelques-unes, et je ne veux pas revivre ça, a-t-il affirmé sans hésiter. Layla ne connaît pas l’Europe, et elle adorerait y aller. Alors, on irait en Angleterre. On pourrait danser, là-bas, ou, tout au moins, nous y réfugier.

Si passionnante que soit cette discussion, ce n’était pas ça qui allait m’aider à résoudre les nombreux problèmes auxquels j’étais confrontée : qui avait payé Julian Fish ? Qui avait posé la canette de Coca piégée ? Qui avait fait éliminer les vampires survivants de l’Arkansas ? Qui avait commandité l’assassinat de Henrik ? Avions-nous affaire à un seul et même criminel, l’employeur du lanceur de flèches aux dents longues ?

— À qui profite le crime ?

— Pardon ?

— Excusez-moi, je parlais toute seule. Merci de m’avoir invitée. C’est un vrai régal de danser avec vous, mais je dois retrouver un ami.

Sean a obligeamment orienté nos pas vers le bord de la piste, où nous nous sommes séparés. Déjà, il cherchait sa partenaire des yeux. En règle générale, les vampires ne restent pas longtemps en couple. Même les mariages royaux qui exigent des alliances séculaires ne requièrent des deux époux qu’une visite conjugale par an. J’espérais que Sean et Layla seraient l’exception qui confirme la règle.

J’ai décidé d’aller voir ce que devenait Quinn. Ce ne serait peut-être pas évident, vu que j’ignorais où les changelings urgentistes l’avaient emmené. J’étais encore troublée par l’effet que me faisait la présence d’Éric. Avec les sentiments naissants que j’éprouvais pour Quinn, je ne savais plus trop où j’en étais. En revanche, je savais à qui j’étais redevable : Quinn m’avait sauvé la vie.

J’ai logiquement commencé par appeler sa chambre et, logiquement, personne n’a répondu. Si j’avais été un changeling, où aurais-je bien pu emmener un tigre-garou blessé ? Pas dans une salle ouverte au public, en tout cas. J’aurais eu peur que les employés de l’hôtel ne surprennent une conversation, ou même un simple mot qui leur aurait mis la puce à l’oreille. Donc, un endroit privé. Une chambre ? Bon, alors, qui avait une chambre à l’hôtel et était susceptible d’avoir des sympathies pour les Cess ?

Mais bien sûr ! Jake Purifoy : hier lycanthrope, aujourd’hui vampire. Il se pouvait que Quinn soit chez lui. Je suis d’abord allée à la réception, où on n’a fait aucune difficulté pour communiquer le numéro de chambre d’un vampire à une humaine lambda. Mais il est vrai qu’officiellement, on faisait partie de la même délégation, Jake et moi. La réceptionniste a trouvé que j’avais une très jolie robe. Elle voulait la même.

La chambre de Jake était à l’étage au-dessus du mien. Juste avant de frapper, j’ai fait un ultime petit repérage, histoire de dénombrer les individus en présence. Simple contrôle de routine. Il y avait un vide, un trou dans l’espace (je ne sais pas comment décrire ça autrement) : pas de doute, un vampire... mais j’ai identifié aussi deux signatures mentales typiquement humaines. J’ai également surpris une pensée qui a retenu ma main au dernier moment, alors que je la levais pour frapper à la porte : «Faudrait tous les tuer. » Une simple bribe attrapée au vol. Rien avant, rien après : pas le moindre indice pour lever ou confirmer le doute qui m’étreignait soudain. J’ai donc frappé sans plus attendre. La disposition des personnes dans la pièce a immédiatement changé. C’est Jake qui m’a ouvert. Il n’avait pas l’air très accueillant.

J’arborais, quant à moi, un sourire aussi amical et désarmant que possible.

— Salut, Jake ! Comment ça va ? Je venais juste voir si Quinn n’était pas chez toi.

— Chez moi ? s’est-il exclamé, manifestement surpris. Depuis que j’ai été vampirisé, je lui ai à peine adressé la parole, Sookie. Quinn et moi n’avons plus grand-chose à nous dire.

J’ai dû faire une moue dubitative parce qu’il s’est empressé d’ajouter :

— Oh ! Ce n’est pas lui. C’est moi. Je n’arrive tout simplement pas à m’y retrouver entre ce que j’étais et ce que je suis devenu. En fait, je ne suis même plus très sûr de ce que je suis...

Il s’est subitement voûté, comme si toute la misère du monde lui tombait sur les épaules. Il avait un tel accent de sincérité que j’ai été prise d’un brusque accès de compassion.

Heureusement, il s’est vite ressaisi.

— Enfin, bref, ça ne m’a pas empêché d’aider à le transporter à l’infirmerie. Je suppose qu’il y est encore. Il y avait une certaine Bettina avec lui, un changeling, et Hondo, un lycanthrope.

Bien que vampirisé, Jake, ex-loup-garou lui-même, faisait encore la distinction entre les lycanthropes, comme lui, et les autres changelings.

Pendant tout ce temps, Jake maintenait la porte fermée, comme s’il ne voulait pas que je voie ses compagnons. Il ne pouvait pas savoir que je n’avais pas besoin de les voir pour percevoir leur présence.

Bah ! Après tout, ça ne me regardait pas. Mais c’était... louche. Comme je le remerciais et m’apprêtais à tourner les talons, ça me trottait déjà dans la tête. Loin de moi l’idée de créer à ce pauvre Jake plus de problèmes qu’il n’en avait déjà. Cependant, si, d’une façon ou d’une autre, il était impliqué dans cette espèce de conspiration qui semblait se tramer dans les dédales de La Pyramide de Gizeh, je voulais en avoir le cœur net.

Mais chaque chose en son temps. Je suis d’abord allée dans ma chambre téléphoner à la réception pour demander où se trouvait l’infirmerie, et j’ai scrupuleusement noté les indications sur le bloc-notes du téléphone. Puis j’ai emprunté l’escalier de service pour retourner en catimini espionner Jake et ses petits camarades. Mais entre-temps, les trois compères s’étaient séparés. J’ai aperçu deux humains de dos dans le couloir. Je n’en aurais pas mis ma main au feu, mais, de loin, l’un des deux ressemblait fortement à cet ours mal léché accro à son PC que j’avais vu dans la zone des bagages égarés, au sous-sol. Jake s’entretenait donc avec des employés de l’hôtel dans sa chambre. Peut-être qu’il se sentait plus à l’aise avec des mortels qu’avec des vampires, après tout...

Alors que je me faisais ces réflexions, m’apitoyant sur son sort, la porte de sa chambre s’est ouverte, et l’intéressé est apparu devant moi. Il a eu l’air un peu étonné de me voir là. Je ne pouvais pas lui en vouloir.

— Ça te dit de venir avec moi ?

— Hein ?

Vu sa mine ahurie, il était clair qu’il était encore loin de maîtriser la technique du vampire confirmé : quoi qu’il puisse arriver, visage de marbre et impassibilité.

— Voir Quinn, ai-je précisé. Comme tu disais que tu ne lui avais pas parlé depuis un moment, j’ai pensé que tu voudrais peut-être m’accompagner. Je pourrais... faciliter les choses, tu comprends ?

— C’est gentil, Sookie, mais je crois que je vais faire l’impasse sur ce coup-là. Le fait est que la plupart des Cess ne veulent plus trop me voir sur leur territoire. Quinn est au-dessus de ça, je n’en doute pas. Il n’empêche que je le mets mal à l’aise. Il connaît mes parents et mon ex, tous les gens qui font partie de ma vie d’avant et qui m’évitent maintenant.

— Oh, Jake, je suis tellement désolée ! me suis-je écriée, le cœur soudain serré. Je suis désolée que Hadley t’ait ramené à la vie, alors que tu aurais peut-être préféré jeter l’éponge. Elle t’aimait bien : elle ne voulait pas que tu meures.

— Mais je suis mort, Sookie ! Je ne suis plus le même. Et tu es bien placée pour le savoir, a-t-il ajouté en me prenant le bras pour pointer du doigt ma cicatrice, celle qu’il m’avait faite avec ses crocs de vampire. Toi non plus, tu ne seras plus jamais la même...

Sur ces mots, il m’a plantée là et s’est éloigné. Il n’avait pas l’air de très bien savoir où il allait. Il voulait juste se débarrasser de moi. Je l’ai suivi des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse au fond du couloir. Il ne s’est pas retourné une seule fois.

Déjà que je ne nageais pas dans le bonheur, ça n’a rien fait pour me remonter le moral. J’ai rejoint l’ascenseur à pas lourds pour essayer de trouver cette satanée infirmerie. La reine ne m’avait toujours pas bipée. J’en ai déduit qu’elle devait s’entretenir avec d’autres vampires, sans doute pour trouver qui avait engagé le fameux sorcier météo et, plus généralement, pour savourer son triomphe et le soulagement qui allait avec : plus de procès, un héritage incontesté, la possibilité d’asseoir son favori sur un trône convoité... Tout marchait comme sur des roulettes pour elle, apparemment.

J’avais beau essayer de ne pas l’avoir en travers de la gorge, ça avait du mal à passer. Mais peut-être que j’avais de bonnes raisons pour ça, après tout. En partie grâce à mon intervention, le procès en question avait été écourté et gagné. Or, précisément parce qu’elle avait été innocentée, Sophie-Anne n’allait-elle pas entrer en possession des biens de son défunt époux, comme prévu dans son contrat de mariage ? Et qui avait eu l’idée de faire couronner André ? Qui avait vu juste à propos de l’expert météo ? D’accord, peut-être que mon amertume se justifiait un peu. D’autant que la chance ne me souriait pas vraiment, à moi. Tôt ou tard, j’allais devoir choisir entre Éric et Quinn, parce que André m’avait forcée à me lier à ce fichu Viking ; j’avais eu l’insigne privilège de tenir une bombe pendant une éternité, et la Grande Pythonisse – révérée par la gent vampiresque au grand complet ou presque – ne risquait pas de faire partie de mon fan-club. Ah ! J’oubliais : j’avais bien failli être tuée par une flèche.

Bon. Eh bien, j’avais connu des nuits plus agitées.

L’infirmerie s’est révélée plus facile à trouver que je ne l’avais escompté : la porte était ouverte, et un rire familier s’élevait à l’intérieur. Quand je suis entrée, Quinn discutait avec la femme à la tête de kinkajou – sans doute Bettina – et le Noir – vraisemblablement Hondo. Et aussi, à ma grande surprise, avec Clovatch. Bien que toujours en armure, elle parvenait à donner cette impression de décontraction du type qui a desserré sa cravate.

— Hé ! Sookie !

Quinn m’a souri. Pas les changelings : je n’étais manifestement pas la bienvenue.

Mais ce n’était pas eux que je venais voir. Je venais voir celui qui m’avait sauvé la vie. Je me suis approchée lentement, un petit sourire aux lèvres, en lui laissant bien le temps de me regarder avancer. Je me suis assise sur la chaise en plastique près du lit et je lui ai pris la main.

— Comment te sens-tu ?

— Comme quelqu’un qui l’a échappé belle, m’a-t-il répondu gravement. Mais je vais vite me remettre.

— Pourriez-vous nous excuser un moment, s’il vous plaît ?

— J’imagine qu’il vaut mieux que je retourne auprès de Kentucky, a alors déclaré Clovatch.

Bettina, elle, avait l’air renfrogné de la remplaçante qui se voit congédiée, devant tous ses élèves, par l’arrivée impromptue de la prof titulaire. Hondo m’a jeté un regard noir.

— T’as intérêt à respecter mon frère, m’a-t-il lancé d’un ton foncièrement menaçant. T’avises pas de l’fatiguer.

— Juré, lui ai-je répondu, la main sur le cœur.

Comme il ne trouvait pas de prétexte pour rester et que Quinn voulait manifestement me parler en privé, il a fini par capituler.

— C’est fou ce que je me fais comme amis, ces temps-ci, ai-je soupiré en les regardant s’en aller.

Je me suis levée pour aller fermer la porte. À moins qu’un vampire – ou Barry – ne nous espionne dans le couloir, on allait avoir droit à un peu d’intimité.

— C’est le moment où tu me largues pour un vampire ?

Quinn se tenait parfaitement immobile, comme sur le qui-vive, et toute trace de bonne humeur avait déserté son visage.

— Non. C’est le moment où je t’explique ce qui s’est passé et où tu m’écoutes religieusement. Après, on parle.

J’avais dit ça comme si j’étais sûre de mon fait, mais rien ne me disait qu’il serait d’accord... Je sentais les battements sourds de mon cœur jusque dans mon cou. Il a fini par hocher la tête. J’ai fermé les yeux en soupirant et j’ai pris sa main dans les miennes.

— OK...

J’ai rassemblé mon courage et je me suis lancée. J’ai laissé les mots couler tout seuls, espérant qu’à la lumière de mon récit, Quinn comprendrait que, comme Éric l’avait dit, de deux maux il était bien le moindre.

Quinn n’a pas retiré sa main. Mais il n’a pas répondu à mon étreinte non plus...

— Tu es attachée à Éric ? Physiquement et mentalement attachée à Éric ?

— Oui.

— Il t’a donné son sang et tu lui as donné le tien par trois fois au moins ?

— Oui.

— Tu sais qu’il peut te vampiriser quand il veut ?

— N’importe qui peut se faire vampiriser à n’importe quel moment, Quinn. Même toi. Il faudrait peut-être qu’ils s’y mettent à trois – deux pour te tenir et un pour te saigner et te donner son sang –, mais ça peut toujours arriver.

— Dans ton cas, ça se ferait tout seul, s’il en prenait l’envie à Eric, maintenant que vous avez si souvent joué aux échanges... transfusionnels. Et tout ça par la faute d’André.

— C’est fait, c’est fait. J’aimerais bien pouvoir y changer quelque chose, j’aimerais pouvoir chasser Éric de mon existence, mais je ne peux pas.

— À moins qu’il ne se fasse planter...

J’en ai eu un tel coup au cœur que j’ai bien cru qu’il allait sauter hors de ma poitrine.

— Mais tu ne veux pas que ça arrive.

Il avait la bouche pincée, les lèvres blêmes.

— Non, bien sûr que non !

— Tu tiens à lui.

Oh, bon sang !

— Quinn, tu sais qu’on est sortis ensemble un petit moment, Éric et moi. Mais il était amnésique et il ne s’en souvient pas. Enfin, je veux dire : il le sait, mais il n’en a gardé aucun souvenir.

— Écoute, bébé, je ne sais pas quoi te dire. Je tiens à toi et j’adore être avec toi. J’aime faire l’amour avec toi. J’aime dormir avec toi, manger avec toi, faire la cuisine avec toi... J’aime pratiquement tout en toi, même ton don. Mais je n’aime pas partager.

Je ne sors pas avec deux mecs en même temps.

— Ce qui signifie ?

— Ce qui signifie : je sors avec toi, à moins que tu n’en décides autrement.

— Et qu’est-ce que tu feras, quand le grand blond aux dents longues t’ouvrira ses draps ?

— Je lui dirai que je suis déjà prise. Enfin... si tu veux bien de moi.

Quinn s’est agité dans son petit lit.

— Je suis en voie de guérison, mais j’ai encore mal...

C’était un message à double sens, ou je ne m’y connaissais pas.

— Je ne t’embêterais pas avec ça si ce n’était pas si important pour moi, ai-je insisté. J’essaie d’être honnête avec toi. Cent pour cent honnête. Tu as quand même pris cette flèche à ma place : je te dois bien ça.

— Écoute, Sookie, d’habitude, je suis de ces hommes qui savent ce qu’ils veulent, mais là... je ne sais pas. Je croyais presque qu’on était faits l’un pour l’autre...

Une drôle de lueur a fait briller ses yeux, tout à coup.

— S’il mourait, on n’aurait plus de problèmes, a-t-il maugréé dans un grondement sourd.

— Si tu le tuais, ça me poserait un sérieux problème.

Je pouvais difficilement être plus claire.

Il a fermé les yeux.

— Il faudra qu’on réfléchisse à tout ça quand je serai complètement guéri et que tu auras eu le temps de te reposer, a-t-il soupiré. Il faut que tu rencontres Frannie, aussi. Je suis si...

Seigneur, non ! J’ai bien cru qu’il allait s’étrangler d’émotion. Si jamais il se mettait à pleurer, j’allais en faire autant et je n’avais vraiment pas besoin de ça en ce moment. Je me suis penchée sur lui et j’ai effleuré ses lèvres. Mais il m’a retenue par l’épaule, et le baiser s’est précisé. Il y avait tant à explorer, et il était si chaud, si ardent... Il a soudain eu un hoquet de douleur.

— Oh ! Pardon, je...

— Ne t’avise pas de t’excuser pour m’avoir embrassé comme ça, m’a-t-il interrompue, toute envie de pleurer manifestement envolée. Il y a vraiment quelque chose entre nous, Sookie. Et je ne veux pas qu’André vienne gâcher ça avec ses histoires de vamp à la noix.

— Moi non plus.

Je ne voulais pas laisser tomber Quinn. Et pas seulement à cause du courant très haute tension qui passait entre nous. André me terrorisait, et qui savait ce qu’il avait derrière la tête ? Pas moi, en tout cas. Je ne croyais pas qu’Éric le sût non plus. Mais Éric aimait le pouvoir...

J’ai dit au revoir à Quinn, non sans regret, et j’ai quitté l’infirmerie, direction la salle de bal. J’étais épuisée et je rêvais de m’écrouler sur mon lit, mais je me sentais obligée de vérifier que la reine n’avait pas besoin de moi avant d’aller dormir.

J’ai trouvé Clovatch adossée au mur du couloir. J’ai eu comme l’impression qu’elle m’attendait. La plus jeune des deux Britlingens n’avait pas la stature de son aînée : si Batanya ressemblait à un aigle, Clovatch tenait plutôt du faucon.

— Il a l’air d’un type bien, a-t-elle soudain lâché, avec son accent haché.

J’ai eu le sentiment qu’elle n’était pas très subtile, comme fille.

— C’est ce que je pense aussi.

— Alors que, par définition, un vampire est toujours sournois et perfide.

— Par définition ? Vous voulez dire, sans exception ?

— Affirmatif.

On a marché un moment en silence. J’étais trop fatiguée pour discerner les intentions de la guerrière. Alors, j’ai décidé de lui poser carrément la question.

— Qu’est-ce qui se passe, Clovatch ? Où voulez-vous en venir ?

— Ne vous êtes-vous pas demandé pourquoi nous étions venues ici assurer la sécurité du roi du Kentucky ? Pourquoi il n’avait pas hésité à payer des sommes réellement astronomiques pour nous engager ?

— Si, bien sûr, mais je me suis dit que ça ne me regardait pas.

— Oh, mais si ! Ça vous regarde.

— Eh bien, expliquez-moi. Je ne suis pas en état de jouer aux devinettes.

— Le mois dernier, on a démasqué une espionne de la Confrérie à la cour du roi.

Je me suis arrêtée net. Clovatch m’a imitée. J’ai médité un instant cette révélation.

— Ce n’est pas bon du tout, ça.

Un peu court, je sais.

— Pas bon pour l’espionne en question, en tout cas. Mais elle a livré certaines informations avant de s’abîmer dans la vallée des ombres.

— Voilà qui est joliment dit.

— Peut-être, mais ce n’était pas joli à voir. Isaiah est de la vieille école. Moderne en apparence, mais vieux jeu sous le vernis. Il s’est bien amusé avec la pauvre fille avant qu’elle finisse par cracher le morceau.

— Vous croyez qu’on peut se fier à ce qu’elle a dit ?

— On peut s’interroger, en effet. Personnellement, j’avouerais n’importe quoi, si je pensais que ça pourrait m’épargner certains des... traitements de faveur que le roi et ses petits copains lui ont réservés.

Je n’en étais pas persuadée, quant à moi. Clovatch était plutôt du genre coriace.

— Mais je crois qu’elle a dit la vérité. D’après elle, un groupe de dissidents de la Confrérie aurait eu vent du sommet et y aurait vu l’occasion rêvée de mener au grand jour leur combat contre les vampires. Et je ne parle pas de simples manifestations et autres discours anti-vampires, mais bel et bien de leur livrer une guerre ouverte. Il ne s’agit pas là de la structure officielle de la Confrérie. Ses leaders sont trop prudents pour ça. Ils prennent bien garde à répéter : « Ô mon Dieu, non ! Nous ne cautionnons aucune violence, quelle qu’elle soit. Nous ne faisons qu’avertir les gens : frayer avec les vampires, c’est frayer avec le diable. »

— Vous en connaissez un rayon sur notre monde, apparemment.

— Je fais toujours des recherches approfondies avant d’entreprendre une mission.

J’aurais bien voulu lui demander à quoi ressemblait son monde, comment elle faisait pour passer d’une dimension à l’autre, combien elle prenait, si tous les guerriers, dans son univers, étaient des femmes ou si les mecs pouvaient aussi jouer à la bagarre et, si oui, s’ils portaient la même combinaison ultra moulante... Mais ce n’était ni le lieu ni le moment.

— Et alors ? C’est quoi, le fin mot de l’histoire ?

— Je crois que la Confrérie du Soleil essaie de mettre sur pied une offensive massive et qu’elle a choisi de passer à l’action pendant ce sommet.

— La bombe de Coca ?

— En fait, ça, c’est plutôt déconcertant. Quoi qu’il en soit, elle a été désamorcée, et à cette heure, la Confrérie doit savoir que son opération a échoué, si c’était son œuvre...

— Il y a aussi les trois vampires assassinés dans la suite de l’Arkansas.

— Je le répète : déconcertant. Pourquoi abattre leurs cartes pour une si petite mise, alors que, d’après leur espionne, ils voulaient sortir le grand jeu ? En outre, comment un être humain pourrait-il tuer trois vampires ?

— Bon. Alors, à quoi a servi la canette de Coca piégée ?

Je réfléchissais à haute voix. Et je me creusais vraiment la cervelle pour comprendre pourquoi on avait posé cet engin de mort.

On s’était remises à marcher et on était arrivées devant la salle des cérémonies. J’entendais l’orchestre.

— Eh bien, à vous faire quelques cheveux blancs, a répondu Clovatch en souriant.

— Il est possible que ça ait marché – il faudra que je vérifie devant le miroir –, mais je ne pense pas que c’était vraiment le but.

Mais Clovatch avait abouti à ses propres conclusions.

— Vous avez raison. La Confrérie n’aurait pas fait une chose pareille. Elle n’aurait pas voulu attirer l’attention avec une petite bombe, au risque de mettre en péril son opération de grande envergure.

— Donc, celui qui a posé cette bombe visait un autre objectif.

— Oui, mais lequel ?

— Voyons, si elle avait explosé, quel aurait été le résultat ? La reine en aurait été quitte pour une bonne frayeur.

— Elle ne serait pas morte ? s’est écriée Clovatch, manifestement abasourdie.

— Elle n’était même pas dans sa chambre.

— Oui, mais la bombe aurait dû exploser plus tôt.

— Comment vous savez ça ?

— Par le type de la sécurité, Donati. C’est ce que la police lui a dit. Donati nous considère un peu comme des collègues. Il aime les femmes en uniforme.

Je lui ai rendu son petit sourire entendu.

— Et c’était une bombe de faible intensité, a-t-elle poursuivi. Ça ne signifie pas qu’elle n’aurait pas fait de dégâts. Il y aurait peut-être eu une victime. Vous, par exemple. Mais toute cette affaire semble bien mal montée, et elle n’a pas donné grand-chose.

— À moins que cette bombe n’ait eu pour seul but de faire peur. D’être repérée. D’être désamorcée.

Clovatch s’est contentée de hausser les épaules.

— Je ne comprends pas, ai-je néanmoins insisté. Si ce n’est pas la Confrérie, alors qui est le coupable ?

Et que manigancent ces maudits fanatiques antivamps ? D’envahir le hall d’entrée armés de battes de base-ball ?

— La sécurité laisse un peu à désirer, ici...

— Oui, je sais. Quand je suis descendue au sous-sol pour récupérer la valise de la reine, je n’ai pas trouvé les gardes très vigilants, et je ne pense pas que les employés soient fouillés avant d’entrer. C’est fou, d’ailleurs, ce cafouillage avec les valises. Il y en a un paquet, en bas.

— Et ce sont les vampires qui ont engagé ces gens ? C’est tout de même incroyable. D’un certain côté, les vampires ont parfaitement conscience qu’on peut les tuer, et de l’autre, ils ont survécu si longtemps qu’ils se croient tout-puissants. Bon, a-t-elle conclu avec un nouveau haussement d’épaules fataliste. Il est temps de reprendre le collier.

On avait atteint la salle de réception. Le Dead Man Dance Band jouait toujours. La reine serrait André de près. Ce n’était assurément pas un hasard si ce dernier ne se tenait plus derrière elle, mais à côté d’elle : signe éloquent s’il en est. Pas assez, cependant, pour dissuader Isaiah de tenter sa chance, apparemment. Le roi du Kentucky ne perdait pas espoir. Christian Baruch était également très proche de Sophie-Anne. S’il avait été un chien, il aurait remué la queue pour plaire à sa maîtresse – il aurait bien voulu qu’elle le soit, sa maîtresse, du moins.

J’ai jeté un regard circulaire. Les têtes couronnées étaient faciles à repérer : elles étaient entourées d’une nuée de courtisans. Je ne les avais jamais vues toutes ensemble dans un même lieu. J’en ai profité pour faire le décompte. Il n’y avait que quatre reines. Les douze autres monarques étaient tous de sexe masculin. Parmi ces quatre femmes, la reine du Minnesota était manifestement avec le roi du Wisconsin. Le roi de l’Ohio avait le bras autour de la taille de la reine de l’Iowa : ils formaient donc un couple. Hormis la reine de l’Alabama, la seule reine célibataire n’était autre que... Sophie-Anne Leclerq, reine de Louisiane. Aux yeux de ses congénères, elle brillait de mille feux, peut-être même plus encore maintenant que le lourd nuage du meurtre de Peter Threadgill avait été dissipé. Les vampires semblaient avoir un certain penchant pour les veuves joyeuses...

Le petit chéri de la reine de l’Alabama a fait courir ses doigts dans son dos dénudé. Elle a poussé des petits cris de vierge effarouchée.

— Tu sais que je déteste les araignées, a-t-elle protesté sur un ton de reproche feint.

Elle avait presque l’air humaine, à se cramponner à lui comme si sa vie en dépendait. Quant à lui, il semblait content de son coup : il avait joué à lui faire peur, sachant pertinemment qu’elle ne s’en rapprocherait que davantage.

Ah, mais attends... Attends un peu... Déjà, l’idée s’était envolée, avant même que j’aie pu l’attraper.

Sophie-Anne a enfin remarqué ma présence et m’a fait un signe.

— Je crois que tous les humains sont partis se coucher, a-t-elle déclaré.

Un deuxième coup d’œil circulaire m’a permis de le vérifier.

— Qu’avez-vous pensé de Julian Fish ? lui ai-je alors demandé.

J’avais besoin d’alléger ma conscience. Je craignais qu’elle ne lui ait réservé quelque «traitement de faveur », comme disait Clovatch.

— Je pense qu’il ne comprend pas ce qu’il a fait. Pas complètement, du moins. Mais lui et moi ne tarderons pas à nous entendre.

Elle a souri.

— Sa femme et lui vont très bien, ne vous inquiétez pas, a-t-elle affirmé. Et je n’ai plus besoin de vos services pour cette nuit. Allez donc vous amuser.

Rien de condescendant là-dedans. Sophie-Anne voulait vraiment que je prenne du bon temps – et elle se fichait royalement de la façon dont j’entendais y arriver.

— Merci.

Puis je me suis rappelé que je ferais peut-être mieux d’y mettre les formes.

— Merci, madame. Vous aussi, passez une bonne nuit. À demain soir.

J’étais bien contente de vider les lieux. Enfermée dans un endroit clos et plein à craquer de vampires, je me sentais dans mes petits souliers, pour tout vous avouer. Je savais que je devais sembler appétissante à bien des convives, et je craignais de voir pointer quelques canines bien aiguisées. Pour un suceur de sang, il est plus facile de résister à la tentation tout seul qu’en groupe. Ce genre de rassemblement leur rappelle sans doute le bon vieux temps, quand on pouvait encore boire directement à la source, au lieu de devoir se contenter d’un ersatz de synthèse, créé en laboratoire et réchauffé au micro-ondes. Comme je me faisais cette réflexion, la clique des donneurs volontaires est justement réapparue, émergeant d’une porte dérobée pour s’aligner le long du mur du fond. Peu de temps après, ils étaient déjà tous très occupés et (j’imagine) comblés.

Après m’avoir sucé le sang dans le feu de l’action, Bill m’avait dit que mordre un humain dans le cou pour boire son sang après avoir été au régime Pursang pendant un mois, disons, c’était un peu comme se payer une entrecôte dans un bon resto argentin après des semaines de fast-food. J’ai aperçu Gervaise qui serrait Caria dans un coin, le nez dans son cou, et je me suis demandé si elle avait besoin d’aide. En voyant son expression extatique, j’ai compris que non.

Caria n’est pas rentrée de la nuit et, en l’absence de Quinn, je me suis mise à broyer du noir : trop de trucs me travaillaient. Apparemment, les ennuis m’attendaient au tournant, dans les couloirs de La Pyramide de Gizeh et, quelque détour que je fasse pour les éviter, je finirais par tomber dessus.

La conspiration
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