13
Le chef de la sécurité ne s’est pas embarrassé de préambule : à peine assis dans la suite royale, il a balancé son pavé dans la mare.
— C’était une bombe. Une petite bombe artisanale rudimentaire. J’en saurai plus quand la police l’aura examinée. Je l’espère, du moins.
J’avais enfin réussi à caser la maudite valise bleue, le long d’un des deux lits, et j’étais contente d’en être débarrassée. Sa Majesté ne s’était pas donné la peine de me remercier. Le contraire m’aurait étonnée. C’est bien pour ça qu’on a des larbins, non ? S’il fallait les remercier chaque fois qu’on leur demande quelque chose ! Je n’étais même pas sûre que cette antiquité lui appartienne, de toute façon.
— Ça va assurément me coûter ma place, poursuivait Donati. Surtout après les meurtres du septième.
Son ton était calme, presque résigné, mais, intérieurement, il ruminait son amertume. Il ne voulait pas perdre l’assurance-maladie à laquelle son travail lui donnait droit.
— Et comment cette canette est-elle arrivée à l’étage de la reine ? Et justement à la sortie des ascenseurs ?
André se fichait éperdument de la situation professionnelle de Todd Donati. Il dardait son regard bleu glacial sur l’ex-flic. Celui-ci lui rendait la pareille, d’ailleurs, mais il y avait de la lassitude dans ses yeux.
— Pourquoi diable seriez-vous renvoyé juste parce que quelqu’un a réussi à s’introduire ici et à poser une bombe ? À moins que... vous ne seriez pas chargé d’assurer la sécurité des clients de l’hôtel, par hasard ?
Gervaise donnait volontiers dans le sarcasme, apparemment. Je ne le connaissais pas très bien, mais je commençais à me dire que ce n’était pas plus mal. Cléo lui a donné une tape sur le bras, suffisamment forte pour qu’il fasse la grimace.
Donati a manifestement préféré ne pas relever.
— Récapitulons, a-t-il repris sans se démonter. De toute évidence, quelqu’un est venu jusqu’ici et a posé une bombe dans cette plante, à côté des ascenseurs. Elle pouvait donc être destinée à la reine, puisque la porte de sa suite est la plus proche. Mais elle pouvait tout aussi bien viser n’importe quel autre occupant de l’étage. Et elle a même pu être posée au quatrième par hasard. Je pense donc que la bombe et le massacre des vampires de l’Arkansas sont deux affaires complètement différentes. Au cours des interrogatoires que j’ai menés, j’ai découvert que Jennifer Cater ne s’était pas fait que des amis : votre reine n’était pas la seule à avoir des raisons de lui en vouloir, quoique ces dernières aient indubitablement été les plus sérieuses. Il n’est pas impossible que Jennifer Cater ait posé cette bombe avant d’être assassinée ou ait payé quelqu’un pour le faire.
J’ai discrètement lorgné vers Henrik Feith. Assis dans un coin, le dernier survivant de la délégation de l’Arkansas secouait la tête avec un frémissement de barbe pathétique. J’ai essayé de l’imaginer en train de se faufiler dans les couloirs de l’hôtel, une bombe à la main : impossible. Le petit vampire semblait, quant à lui, convaincu d’avoir atterri dans un nid de vipères. Il devait déjà amèrement regretter d’avoir accepté la protection de la reine. Pour l’heure, ce n’était assurément pas une position très confortable.
— Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud, a tranché André.
Plongé dans ses pensées, il suivait vraisemblablement le fil de ses déductions personnelles.
— Ce n’était pas très sensé de la part de Christian Baruch de menacer de vous licencier maintenant, alors qu’il a plus que jamais besoin de vos services, a-t-il concédé.
— Ce type est un peu soupe au lait, a commenté Donati, avec un tel accent que j’ai soudain réalisé qu’il n’était pas de Rhodes.
Plus il était stressé, plus son accent natal reprenait le dessus. Il n’était pas originaire de Louisiane, non... Du Tennessee, peut-être ?
— Le couperet n’est pas encore tombé, a-t-il repris. Et si on réussit à découvrir le fin mot de l’histoire, je garderai peut-être mon boulot. Les candidats ne se bousculent pas, pour ce genre de job. Tant dans la police que dans les sociétés de sécurité privées, il y a beaucoup de gens qui n’aiment pas...
Bosser avec ces fichus vampires. Donati a gardé la fin pour lui – et pour moi – et s’est vivement rappelé à l’ordre : « Tu ferais mieux de t’en tenir à l’affaire en cours. »
— ... n’aiment pas les horaires et ne sont pas prêts à assumer la charge de travail nécessaire, a-t-il achevé à haute voix, à l’intention des vampires. Mais il me plaît bien, à moi, ce boulot.
Et mes gosses auront besoin de ma pension quand je mourrai. Encore deux mois, et ils seront couverts après mon décès.
Voilà ce que pensait Todd Donati. Il était venu dans les appartements de la reine de Louisiane pour me parler de l’incident de la canette de Coca (tout comme les flics et l’omniprésent Christian Baruch avant lui), mais à présent, il s’attardait pour bavarder. Bien que les vampires n’aient pas l’air de s’en rendre compte,
Donati se montrait plutôt loquace, pour un ex-flic. Cette volubilité n’était en fait qu’un effet secondaire des puissants antalgiques qu’on lui prescrivait. Ça me faisait de la peine pour lui, mais, en même temps, je me disais qu’un type qui avait tant de trucs à gérer, dans sa vie privée, ne devait pas être à cent pour cent de ses capacités dans son boulot. Quelque chose avait pu échapper à sa vigilance, au cours de ces derniers mois, à mesure que sa maladie progressait. Peut-être qu’il n’avait pas engagé les bonnes personnes. Peut-être qu’il avait omis une étape cruciale pour assurer la protection des clients de l’hôtel. Peut-être que...
J’ai soudain été submergée par une vague de chaleur : Éric approchait.
Je n’avais jamais ressenti aussi intensément sa présence. Bon sang ! Il avait dû drôlement forcer la dose, lors notre dernière... transfusion. J’en ai eu un coup au cœur. Si ma mémoire était bonne, c’était la troisième fois qu’Éric me donnait son sang. Or, trois n’est jamais un chiffre anodin. Dès qu’il était à proximité, je le sentais, mais désormais, c’était avec une acuité décuplée. Et la réciproque devait être vraie. Ça ne s’arrêtait probablement pas là, qui plus est : maintenant que le lien qui nous unissait s’était encore resserré, il fallait s’attendre à d’autres effets que je n’avais jusqu’alors pas expérimentés. Seigneur ! J’ai fermé les yeux, atterrée.
Au même moment, on a frappé à la porte, et quand, après avoir jeté un coup d’œil soupçonneux par le judas, Sigebert a ouvert, Éric se tenait sur le seuil. Je n’arrivais même pas à le regarder. Quant à le saluer, j’en étais incapable. J’aurais pourtant dû lui être reconnaissante de ce qu’il avait fait pour moi. En un certain sens, je l’étais, d’ailleurs. Comment seulement m’imaginer en train de sucer le sang d’André ? Je n’aurais jamais pu le supporter. Non, je retire ce que je viens de dire. Il aurait bien fallu que je le supporte.
Ç’aurait juste été à vomir. Il n’en demeurait pas moins qu’on ne m’avait pas demandé mon avis, et ça, je peux vous assurer que je n’étais pas près de l’oublier.
En voyant Éric s’asseoir à côté de moi, j’ai bondi du canapé comme si j’avais été piquée par un serpent, et j’ai traversé la pièce pour aller me servir un verre d’eau. Mais, où que j’aille, je sentais sa présence. Et, pour ne rien arranger, je me suis rendu compte que ce rapprochement avait quelque chose de réconfortant, comme si je me sentais plus en sécurité de le savoir près de moi.
Tous les autres sièges étant occupés, j’ai repris, la mort dans l’âme, ma place auprès du beau Viking, qui détenait à présent un peu de moi. J’étais néanmoins bien obligée de me rappeler que ce n’était pas la faute d’Éric. Le shérif de la cinquième zone avait beau être un arriviste intrigant et un redoutable politique, fermement décidé à devenir le numéro un, je ne voyais pas comment il aurait pu deviner les intentions d’André et faire en sorte d’arriver au bon moment pour raisonner ce dernier. Donc, quel que soit l’angle sous lequel on considérait la chose, je devais bel et bien une fière chandelle à M. Nordman. Ce n’était cependant pas devant la reine, et encore moins devant ledit André, que j’allais le remercier.
— Bill est toujours occupé à vendre ses petits CD en bas, m’a discrètement annoncé Éric.
— Et alors ?
— Alors, je me disais que tu te demandais peut-être pourquoi il ne s’était pas montré quand tu étais en fâcheuse posture.
— Ça ne m’a même pas traversé l’esprit.
En revanche, je me demandais bien pourquoi il mettait ça sur le tapis.
— C’est moi qui l’ai obligé à rester en bas, m’a-t-il avoué. Après tout, je suis son chef de zone, non ?
J’ai haussé les épaules.
— Je crois qu’il m’aurait tué, s’il l’avait pu, a-t-il poursuivi en esquissant un sourire. Il aurait voulu t’arracher la bombe des mains, être ton sauveur. Quinn était prêt à le faire également, d’ailleurs.
— Inutile de me le rappeler. Je me souviens parfaitement qu’il me l’a proposé.
— Moi aussi.
Il paraissait avoir du mal à s’en remettre.
— Bon. On parle d’autre chose ? ai-je proposé.
L’aube approchait, et j’avais eu une nuit franchement éprouvante. J’ai discrètement attiré l’attention d’André et je lui ai désigné Donati du menton. J’essayais de lui faire comprendre que le chef de la sécurité n’était pas dans son état normal. Pour tout dire, le pauvre avait un teint de cendre. Il était même carrément gris.
— Si vous voulez bien nous excuser, monsieur Donati... Nous apprécions votre compagnie, mais nous avons encore beaucoup de choses à voir pour organiser notre soirée de demain, a alors déclaré André.
Il avait eu beau se montrer diplomate, Donati ne s’en est pas moins raidi : il venait de se faire congédier et il l’avait parfaitement compris.
— Mais bien sûr, monsieur André, lui a répondu le chef de la sécurité. J’espère que vous allez tous profiter d’une bonne journée de repos. Nous nous verrons demain soir.
Il s’est levé avec un effort manifeste, et en réprimant à grand-peine une grimace de douleur.
— Mademoiselle Stackhouse, j’espère que vous vous remettrez très vite de cette mauvaise expérience, a-t-il ajouté.
— Merci.
Déjà, Sigebert avait ouvert la porte pour l’inviter à sortir.
Donati n’avait pas franchi le seuil qu’à mon tour, je me levais.
— Si vous voulez bien m’excuser, je vais regagner ma chambre.
La reine m’a lancé un regard perçant.
— Quelque chose vous aurait-il contrariée, Sookie ?
Pure formule de politesse de sa part, à mon avis : elle ne paraissait pas vraiment avoir envie de connaître la réponse.
— Contrariée ? Oh ! Pourquoi est-ce que je serais contrariée, on se le demande ! J’adore qu’on me fasse faire des trucs contre mon gré.
Sous mon crâne, la pression n’avait cessé de monter, et les mots jaillissaient à présent de ma bouche comme la lave d’un volcan en éruption, en dépit des instances de cette petite partie de moi qui m’exhortait, pas si bête, à la boucler.
— Alors, forcément, après, ai-je embrayé, obstinément sourde à la voix de la raison, j’adore rester à papoter avec ceux qui ont forcé ma volonté. C’est encore plus marrant !
Je perdais en cohérence ce que je gagnais en violence. J’ignore jusqu’où je serais allée si Sophie-Anne n’avait levé sa blanche main. Elle semblait « un tantinet » perturbée, comme aurait dit ma grand-mère.
— Vous présumez que je sais de quoi vous parlez et que je peux tolérer les vociférations d’une humaine à mon encontre ? a-t-elle rétorqué, cinglante.
Les grands yeux bleus d’Éric brillaient comme éclairés de l’intérieur, et il était si beau que j’aurais voulu me noyer dans son regard – mon Dieu, aidez-moi ! Je me suis forcée à regarder André, lequel m’examinait comme s’il numérotait mes abattis. Quant à Gervaise et Cléo, ils ne manifestaient qu’un intérêt poli.
— Pardonnez-moi, ai-je murmuré, revenant brutalement à la réalité.
Il était si tard, j’étais tellement crevée et la nuit avait été si mouvementée que j’ai cru, l’espace d’un instant, que j’allais tomber dans les pommes. Mais on ne s’évanouit pas, chez les Stackhouse, ni chez les fées, je suppose. C’était le moment de rendre grâce à cette infime portion de mon patrimoine génétique, d’ailleurs : en un moment pareil, je lui devais sans doute beaucoup plus que je ne l’imaginais.
— Je suis très fatiguée, ai-je plaidé.
Tout esprit de révolte m’avait brusquement désertée. Je ne souhaitais plus qu’une chose : me coucher. Je me suis traînée jusqu’à la porte dans un silence de mort. Mais alors que je la refermais derrière moi, j’ai entendu la reine dire :
— J’exige des explications, André.
Quinn m’attendait près de la porte de ma chambre. Je ne savais même pas si j’étais contente ou triste de le voir et je n’avais plus la force de me poser la question. J’ai sorti ma clé magnétique et j’ai ouvert la porte. Après avoir vérifié que ma compagne de chambre n’était pas là (je me demandais bien où elle était, vu que Gervaise était toujours chez la reine), j’ai fait signe à Quinn que la voie était libre.
— J’ai une idée, m’a-t-il posément annoncé.
Trop épuisée pour parler, je me suis contentée de hausser les sourcils.
— Si on dormait ? a-t-il suggéré.
— C’est la meilleure proposition qu’on m’ait faite de toute la journée.
Même dans mon état, il avait réussi à m’arracher un sourire. Et tout à coup, j’ai compris comme il me serait facile de tomber amoureuse de Quinn. Pendant qu’il s’éclipsait aux toilettes, je me suis déshabillée et j’ai enfilé mon pyjama – très court, rose et soyeux...
Quinn est ressorti de la salle de bains en slip, mais j’étais tout bonnement trop exténuée pour admirer le spectacle. Il s’est mis au lit pendant que j’allais me démaquiller et me brosser les dents. Comme je me glissais sous les draps, il s’est tourné sur le côté et m’a ouvert les bras. Je m’y suis blottie sans hésiter. On n’avait pas pris le temps de se doucher, mais j’ai adoré son odeur : une odeur d’être vivant, débordant d’énergie. Il sentait bon la vie.
— Belle cérémonie, hier soir, ai-je malgré tout pensé à lui dire, après avoir éteint la lampe de chevet.
— Merci.
— D’autres en vue ?
— Oui, pour le procès de ta reine – enfin, maintenant que cette garce de Cater a disparu de la circulation, qui sait s’il aura lieu ? Et demain, après le procès, il y a le bal.
— Ah ! Je vais pouvoir porter ma jolie robe ! ai-je murmuré, étonnée du petit frémissement de plaisir qui me parcourait à cette perspective. Tu es censé bosser ?
— Non, c’est l’hôtel qui organise le bal. Tu vas danser avec moi, ou tu penches plutôt pour le grand blond aux dents longues ?
— Pitié !
J’aurais préféré que Quinn ne m’y fasse pas repenser.
Mais, au même moment, il a dit :
— Oublie ça, bébé. On est là, toi et moi, maintenant, dans ce lit, ensemble, et c’est tout ce qui compte.
Ensemble, et c’est tout ce qui compte. Mmm... Voilà qui semblait prometteur.
— On t’a dit, pour moi, ce soir, non ? m’a-t-il soudain demandé.
La nuit avait été si riche en incidents de toutes sortes qu’il m’a fallu un petit moment pour me rappeler ce que j’avais effectivement découvert à son sujet... et pour me souvenir qu’il avait une demi-sœur, une enquiquineuse de première à moitié dingue, qui vivait à ses crochets et qui m’avait prise en grippe d’emblée.
Je le sentais tendu : il craignait ma réaction. Son appréhension était perceptible, tant physiquement que mentalement. J’ai essayé de choisir mes mots, de trouver une jolie façon d’exprimer ce que j’éprouvais. Mais j’étais trop fatiguée pour ça.
— Ecoute, Quinn, il n’y a pas de problème pour moi.
Je l’ai embrassé sur la joue, puis j’ai effleuré ses lèvres.
— Aucun problème, ai-je renchéri. Et j’apprendrai à aimer Frannie.
— Oh ! a-t-il soufflé, soulagé. Bon, alors... c’est bien.
Il a déposé un baiser sur mon front, et on a sombré tous les deux dans le sommeil.
J’ai dormi comme un vampire. Je ne me suis pas relevée pour faire pipi, ni même retournée dans le lit. J’ai juste vaguement émergé à un moment donné en entendant Quinn ronfler – à peine une vibration. Je me suis pelotonnée plus étroitement contre lui, et le ronflement s’est arrêté net. Il a marmonné quelques secondes, puis s’est tu.
Quand j’ai fini par me réveiller pour de bon, le radioréveil sur la table de chevet indiquait 16 heures. J’avais fait le tour du cadran. Quinn était parti, mais il avait dessiné une grosse bouche – avec mon rouge à lèvres – sur une feuille du papier à en-tête de l’hôtel qu’il avait posée sur son oreiller. Ça m’a fait sourire. Ma coturne n’était pas rentrée. Peut-être qu’elle passait la journée dans le cercueil de Gervaise... Cette pensée m’a fait frissonner.
— Moi, ce type me laisse froide, ai-je lâché tout haut, en regrettant qu’Amélia ne soit pas là pour me donner la réplique.
En parlant d’Amélia... J’ai récupéré mon portable au fond de mon sac.
Elle a décroché à la première sonnerie.
— Hé ! s’est-elle joyeusement exclamée. Quoi de neuf ?
— Qu’est-ce que tu fais, toi ? lui ai-je demandé, en essayant de ne pas trop donner dans le mal du pays.
— Je brosse Bob. Il a des nœuds.
— Et en dehors de ça ?
— Oh ! J’ai un peu bossé au bar.
— Comment ça se fait ? Sam avait besoin de toi ?
— La Confrérie organise un grand raout à Dallas, et Arlène voulait prendre un congé pour y aller avec ce crétin qui lui sert de petit copain. Là-dessus, le fils de Danielle s’est chopé une pneumonie. Sam a commencé à paniquer, et comme il se trouvait que j’étais au bar quand il l’a appris, il m’a demandé si je savais me débrouiller dans le métier. Comme je lui ai dit : « Ça doit pas être bien sorcier, hein ? »
— Merci, Amélia.
Elle s’est esclaffée.
— Pardon. J’imagine que c’est pas très sympa. D’ailleurs, c’est pas si facile que ça. Tout le monde veut te tenir la jambe, alors que tu dois te grouiller sans rien renverser sur personne. Et il faut encore se rappeler ce que chacun veut boire et qui paie la tournée. Sans compter qu’on reste des heures et des heures debout.
— Bienvenue au club !
— Et toi, comment ça va avec ton gros chat ?
Charmante façon d’appeler Quinn !
— Ça va, lui ai-je répondu, prenant par là même conscience que c’était plutôt vrai. Il a organisé une grande cérémonie hier soir : un mariage de vampires. Tu aurais adoré.
— Et qu’est-ce qu’il y a au programme, ce soir ?
— Eh bien, peut-être un procès...
Je n’avais pas envie de m’étendre sur le sujet, surtout pas au téléphone.
— ... et un bal.
— Waouh ! Tu vas jouer les Cendrillon ?
— Ça reste à voir.
— Et le boulot ?
— Je te raconterai ça quand je rentrerai, ai-je dit, mon enthousiasme soudain retombé. Je suis contente que tu aies de quoi t’occuper et que tout se passe bien.
— Au fait, Terry Bellefleur a téléphoné pour savoir si tu voulais un chiot. Tu te rappelles, quand Annie s’est fait la belle ?
Annie n’était autre que le très cher – dans les deux sens du terme – catahoula de Terry. Celui-ci avait débarqué un soir chez moi, à la recherche de la fugitive, qui, le temps qu’il la retrouve, avait fait... de mauvaises rencontres.
— A quoi ils ressemblent, ces chiots ?
— Il faut les voir pour le croire, paraît-il. Je lui ai dit que tu passerais peut-être la semaine prochaine. Mais je ne t’ai engagée à rien, rassure-toi.
— OK, tu as bien fait.
On a encore bavardé une minute, mais comme ça ne faisait pas quarante-huit heures que j’étais partie, on n’avait pas grand-chose à se raconter.
— Bon, a-t-elle conclu. Tu me manques, Stackhouse.
— Ah, oui ? Eh bien, toi aussi, tu me manques, Broadway.
— Allez, salut. Et pas de drôles de suçons dans le cou, hein ?
Trop tard.
— Salut. Et ne renverse pas la pression du shérif sur sa chemise.
— Si ça arrive, c’est que je l’aurai fait exprès.
Je me suis mise à rire. Moi aussi, j’avais plus d’une fois eu envie de lui faire un shampooing à la bière, à Bud Dearborn. En raccrochant, je me sentais de bonne humeur. Du coup, j’ai appelé le room service. Non sans quelque hésitation, je l’avoue : ce n’est pas le genre de chose que je fais tous les jours, ni même tous les ans. J’étais un peu mal à l’aise à l’idée de laisser le serveur entrer dans ma chambre. Mais Caria est arrivée juste au même moment. Des « drôles de suçons », ma compagne de chambre en avait à revendre, et elle les arborait comme des décorations tandis qu’elle s’avançait vers son lit d’une démarche nonchalante dans sa robe de la veille.
— Mmm ! Ça sent bon, s’est-elle exclamée en guise de salut.
Je lui ai tendu un croissant. Elle a bu mon jus d’orange pendant que je sirotais mon café : l’accord parfait. Caria parlait pour deux, me relatant par le menu tout ce que j’avais vécu. Elle ne semblait pas réaliser que j’étais avec la reine quand le massacre de la délégation de l’Arkansas avait été découvert, et bien qu’elle ait entendu dire que c’était moi qui avais trouvé la bombe, elle m’a tout raconté, comme si je n’avais pas été là. Peut-être que Gervaise l’obligeait à se taire et qu’il fallait que ça sorte, à un moment ou à un autre, sous peine de déborder ?
— Qu’est-ce que tu mets pour le bal, ce soir ? lui ai-je demandé, profitant d’un moment où elle reprenait son souffle.
Elle ne s’est pas fait prier pour me montrer sa tenue : une robe noire à paillettes. Enfin, robe, c’était un bien grand mot. On cherchait presque le haut, quasi inexistant, comme sur sa précédente tenue de soirée, d’ailleurs. Caria n’avait qu’une devise : mettre ses atouts en valeur.
Elle m’a retourné la question, ce qui a donné lieu à un échange d’exclamations on ne peut plus hypocrites, chacune s’extasiant devant le bon goût de l’autre.
On a été obligées d’utiliser la salle de bains à tour de rôle, ce à quoi je n’étais pas vraiment habituée. Par conséquent, quand Caria a fini par émerger, j’étais au bord de la crise de nerfs. Après ça, j’espérais juste que la ville ne serait pas à court d’eau chaude ! En dépit de l’avalanche de produits de beauté qui avaient envahi les bords du lavabo et la tablette qui le surmontait, j’ai réussi à me laver et à me maquiller dans les temps. J’aurais bien voulu me relever les cheveux pour mettre ma belle robe en valeur, mais, mes compétences en matière de coiffure se limitant à la queue-de-cheval, je me suis résignée à les laisser libres. J’ai juste forcé un peu sur le maquillage et mis les grosses boucles d’oreilles que Nikkie m’avait fait acheter en m’affirmant que c’était exactement ce qu’il me fallait. J’ai tourné la tête plusieurs fois devant le miroir pour vérifier l’effet produit. Elles avaient le même reflet argenté que les petites perles sur ma robe du soir. Robe qu’il était temps d’enfiler, me suis-je dit avec un frémissement d’impatience.
Hou la la ! Bleu glacier, entièrement rebrodée de petites perles argentées, décolletée juste ce qu’il fallait devant et dans le dos : une pure merveille ! Ladite robe de soirée étant pourvue d’un soutien-gorge incorporé, ça m’a évité d’en mettre un. J’ai d’abord enfilé un slip sans coutures, qu’on ne risquait pas de deviner sous la robe, puis des bas, ourlés de dentelle à mi-cuisse, et enfin des sandales à hauts talons argentées.
Je m’étais verni les ongles pendant que Water Woman vidait le château d’eau fédéral. Une touche finale de rouge à lèvres, un dernier coup d’œil dans la glace, et j’étais prête.
Le verdict est tombé.
— Tu es vraiment superbe, Sookie.
J’ai remercié Caria. Je savais que j’avais un sourire jusqu’aux oreilles. Rien de tel que de se faire une beauté pour se remonter le moral. A voir ma mine rayonnante, on aurait pu croire que mon cavalier allait venir me chercher, un bouquet à la main, pour m’escorter à la fête de fin d’année. C’était JB qui m’avait accompagnée au bal du bac – en dépit des nombreuses sollicitations qu’il avait reçues des autres filles de terminale : il était tellement photogénique ! Et c’était ma tante Linda qui m’avait fait ma robe.
Maintenant, fini pour moi les robes de tante Linda !
En entendant frapper, j’ai jeté un regard anxieux au miroir. Mais c’était Gervaise qui venait chercher Caria. Elle lui a souri, puis a tourné sur elle-même pour recueillir les compliments qui lui étaient dus. Gervaise l’a embrassée sur la joue. Comme je l’ai déjà dit, le personnage me laissait froide et, avec sa grosse tête au visage inexpressif et sa fine moustache, il n’était vraiment pas mon type. Mais il était généreux, je devais lui reconnaître ça : sans plus de cérémonie, comme s’il lui offrait une bricole sans valeur, il a refermé autour du poignet de Caria un bracelet en diamants. Celle-ci a d’abord essayé de réprimer son excitation. Puis, oubliant toute retenue, elle lui a sauté au cou. J’étais un peu gênée par ces démonstrations d’affection, d’autant que la plupart des petits noms dont elle l’affublait, dans son enthousiasme, étaient terriblement précis, anatomiquement parlant.
Après leur départ, je suis restée plantée au milieu de la chambre, un peu désorientée. Je n’osais pas m’asseoir – je ne voulais pas froisser ma belle robe, au risque de gâcher mon effet. Ça ne me laissait pas beaucoup de marge de manœuvre. Il s’agissait surtout de ne pas m’énerver en voyant le chantier que Caria avait laissé derrière elle. Quinn avait bien dit qu’il passerait me prendre, non ? On n’était pas censés se retrouver directement en bas, si ?
Mon sac s’est mis à vibrer. Je me suis alors souvenue que j’y avais glissé mon pager. Oh, non !
« Descendez tout de suite. Procès imminent », disait le message.
Au même moment, le téléphone a sonné.
— Navré, bébé, m’a annoncé Quinn. Au cas où tu ne le saurais pas encore, le conseil a décidé que la reine devait passer en jugement immédiatement. Dépêche-toi. On t’attend ici. Je suis vraiment désolé. Je suis chargé de l’organisation du procès : je suis obligé de bosser. Peut-être que ce ne sera pas trop long.
— Bon, ai-je murmuré, dépitée.
Et il a raccroché. Adieu le bal de conte de fées avec mon nouveau prince charmant ! Cendrillon pouvait aller se rhabiller.
Mais après tant d’efforts, je n’allais quand même pas me changer ! Tout le monde serait en tenue de soirée, de toute façon. Et même si la plus belle pour aller danser allait virer espionne en service commandé, j’avais bien le droit de mettre ma robe de princesse, moi aussi.
J’ai fait le trajet dans l’ascenseur avec un garçon d’étage. Il ne savait pas trop s’il avait affaire à une vampire ou non, et ça le rendait drôlement nerveux. C’est marrant que les gens ne puissent pas faire la différence. Pour moi, les vampires émettent une sorte de scintillement, à peine perceptible peut-être, mais qui me permet de les reconnaître à tous les coups.
Quand les portes de l’ascenseur se sont ouvertes dans le hall, André m’attendait. Je ne l’avais jamais vu aussi agité. Ça se devinait à l’infime crispation de ses doigts et parce que s’il s’était mordu la lèvre – bien que la plaie soit déjà pratiquement refermée. Jusqu’alors, André me mettait juste un peu mal à l’aise. Maintenant, il me faisait carrément horreur. Il était cependant évident que j’allais devoir faire abstraction de mes sentiments personnels.
— Comment est-ce possible ? s’est-il aussitôt exclamé. Sookie, il faut absolument que vous découvriez tout ce que vous pourrez sur le sujet. Nous avons plus d’ennemis que nous ne le pensions.
— Je croyais qu’après l’assassinat de Jennifer Cater, le procès n’aurait plus de raison d’être, puisqu’elle était l’accusatrice principa...
— C’est ce que nous croyions tous ! a coupé André. Et nous étions persuadés que, s’il y avait malgré tout procès, ce ne serait qu’une pure formalité, un simple exposé des charges abandonnées pour que la juge rende une ordonnance de non-lieu. Mais, quand nous sommes descendus, nous étions attendus. Ils ont même repoussé le bal. Glissez votre bras sous le mien.
J’ai tellement été prise au dépourvu que j’ai obéi.
— Souriez, m’a-t-il encore ordonné. Prenez un air assuré.
Et c’est ainsi que nous sommes entrés tous les deux, mon super pote André et moi, dans la salle de conférences : la tête haute et le regard fier.
Heureusement que j’étais douée pour le sourire factice et que j’avais de l’entraînement parce que, là, pour donner le change, pas question de faire dans l’amateurisme. Vampires comme larbins humains, tous s’écartaient pour nous livrer passage. Certains se révélaient d’excellents pratiquants de la gymnastique faciale, eux aussi, quoique leur sourire soit peut-être un peu figé ; d’autres avaient l’air inquiets, et d’autres encore semblaient juste un peu impatients, comme s’ils s’apprêtaient à voir un film qui avait beaucoup fait parler de lui.
À peine le seuil franchi, j’ai été immédiatement assaillie de pensées. Une véritable avalanche. Je souriais et marchais comme si de rien n’était, mais en réalité, j’étais passée en pilote automatique : j’étais tout ouïe. Belle fille... Sophie-Anne n’a que ce qu’elle mérite... Et si j’appelais son avocat ? Peut-être qu’elle serait ouverte à une proposition du roi ? Jolis seins... Un télépathe, voilà ce qu’il lui faut... on dit qu’elle couche avec Quinn... Il paraît qu’elle couche avec la reine et cette gueule d’ange d’André... Ramassée dans un bar... Sophie-Anne est finie. Elle ne l’a pas volé... Coucherait avec Cataliades... Fichu procès ! Où est l’orchestre ? Un buffet avant le bal, j’espère, avec de la vraie nourriture...
J’en passe et des meilleures. Certaines de ces pensées nous concernaient, moi, la reine et/ou André ; d’autres n’étaient que des réflexions anodines de gens las d’attendre et qui ne voulaient qu’une chose : que le bal commence.
André et moi avons donc franchi à pas nonchalants cette haie d’hostilité, laquelle s’achevait dans la salle où, la veille, avait été célébré le mariage. Cette fois, l’assistance sur place était pratiquement à cent pour cent constituée de vampires. Absence notable : celle des serveurs humains et autres employés de l’hôtel au sang chaud. Ceux qui slalomaient à travers la foule avec leurs plateaux étaient exclusivement des buveurs de sang. Il allait se passer des choses, en ces lieux, auxquelles de simples mortels ne pouvaient assister. Si tant est que ce soit possible, mon anxiété s’en est encore accrue.
Quinn n’avait manifestement pas perdu son temps : l’estrade avait été entièrement réaménagée. La monumentale croix égyptienne avait disparu, et deux pupitres avaient été disposés de part et d’autre de la scène. A l’emplacement où les jeunes mariés avaient échangé leur sang, à peu près à mi-chemin entre les deux lutrins, se dressait à présent une sorte de trône dans lequel une vieille femme aux cheveux blancs hirsutes était assise. Je n’avais jamais vu d’immortel qui ait été vampirisé à un âge aussi avancé, et quoique je me sois bien juré de ne plus jamais lui adresser la parole, c’est ce que j’ai dit à André.
— C’est la Grande Pythonisse, m’a-t-il répondu d’une voix absente.
Il scrutait l’assistance, sans doute à la recherche de Sophie-Anne. J’ai repéré Johan Glassport. Il allait avoir son heure de gloire, finalement. Le reste de la délégation de Louisiane était avec lui, sauf la reine, Éric et Pam, que j’avais aperçus près de la scène.
André et moi avons pris place au premier rang, à droite. Le premier rang de gauche était occupé par une bande de vampires qui n’étaient pas vraiment nos copains. À leur tête se trouvait Henrik Feith. Le petit chaton effrayé s’était transformé en une boule de nerfs brûlante de haine. Il nous a fusillés du regard. Un peu plus, et il nous crachait dessus.
— Qu’est-ce qui lui prend, à celui-là ? a marmonné Cléo Babbitt en se laissant choir dans le siège à ma droite. La reine lui propose de lui accorder sa protection, alors qu’il se retrouve seul et sans défense, et c’est comme ça qu’il la remercie ?
Cléo avait une classe folle dans son smoking. La sobriété du tailleur-pantalon lui allait bien. Son petit chéri humain faisait beaucoup plus féminin, à côté d’elle. Je me suis d’ailleurs demandé ce qu’il faisait là, dans une assemblée composée de Cess et de vampires à une écrasante majorité. Assise derrière moi, Diantha s’est penchée pour me taper sur l’épaule. Elle avait revêtu un bustier rouge à volants noirs et une jupe en taffetas noir, également à volants. Elle tenait à la main une console de jeux.
— Contente de vous voir, m’a-t-elle lancé avec son débit de mitraillette habituel.
Je me suis efforcée de lui sourire, mais elle s’était déjà replongée dans son jeu vidéo.
— Qu’est-ce qu’on deviendra, si Sophie-Anne est reconnue coupable ? a soudain demandé Cléo.
Silence dans les rangs.
Eh bien, oui, que nous arriverait-il, si Sophie-Anne était reconnue coupable ? Vu la vulnérabilité actuelle de la Louisiane, et avec le scandale qui entourait la mort de Peter Threadgill, on était plutôt en mauvaise posture, pour ne pas dire franchement en danger.
Je ne sais pas pourquoi je n’avais pas réfléchi à la question avant, mais le fait est que ça ne m’avait même pas effleurée.
Bill venait de rejoindre le petit groupe qui entourait la reine. Je l’ai vu s’agenouiller devant elle, tout comme Éric et Pam. André a aussitôt bondi de son siège et, dans un de ces déplacements éclair propres aux vampires, a traversé la salle pour se prosterner lui aussi devant sa souveraine. Sophie-Anne se dressai ! face à eux, telle quelque déesse antique acceptant l’hommage qui lui était dû. Cléo a suivi mon regard. J’ai cru surprendre un imperceptible haussement d’épaules. Cléo n’avait pas l’intention de s’incliner devant qui que ce soit.
— Qui forme le jury ?
La vampire en smoking m’a répondu en désignant du menton un groupe de cinq de ses congénères assis juste au pied de l’estrade, face à la Grande Pythonisse.
— Le roi du Kentucky, la reine de l’Iowa, le roi du Wisconsin, le roi du Missouri et la reine de l’Alabama.
Je n’avais rencontré que le roi du Kentucky et la reine de l’Alabama, dont je n’avais pas oublié la duplicité.
L’avocat de la partie adverse est venu retrouver Johan Glassport sur la scène. Quelque chose en lui me faisait penser à maître Cataliades, et quand il a hoché la tête dans notre direction, j’ai vu ce dernier le saluer.
— Une relation quelconque entre ces deux-là ?
— Ils sont beaux-frères, m’a répondu Cléo.
Je me suis demandé à quoi ressemblait une démone. Elles ne pouvaient quand même pas toutes ressembler à Diantha.
En costume gris, chemise blanche et cravate lie-de-vin, Quinn a alors sauté sur l’estrade, un long bâton sculpté à la main. Il a fait signe à Isaiah, le roi du Kentucky, qui, comme flottant dans les airs, l’a rejoint sur la scène. Avec un grand geste théâtral, Quinn lui a ensuite remis son bâton. Kentucky, qui avait manifestement fait un effort vestimentaire par rapport à la soirée précédente, a frappé le plancher avec. Toutes les conversations se sont tues, et Quinn a reculé dans l’ombre.
— Mes pairs m’ont élu maître de cérémonie de cette audience, a annoncé Isaiah d’une voix de basse qui portait aisément jusqu’aux coins les plus reculés de la salle. Conformément aux traditions de la communauté à laquelle, comme tous les vampires ici présents, j’appartiens, je vous invite à assister au procès de Sophie-Anne Leclerq, reine de Louisiane, accusée du meurtre de son époux, Peter Threadgill, roi de l’Arkansas.
La voix profonde et grave de Kentucky ne rendait la chose que plus solennelle. Il avait bien appris sa leçon.
— J’appelle les avocats des deux parties à se préparer.
— Je suis prêt, a répondu le beau-frère de Cataliades. Je suis Simon Maimonides et je représente le royaume décapité de l’Arkansas.
— Je suis prêt, a répondu à son tour l’avocat assassin de notre camp. Je suis Johan Glassport et je représente Sophie-Anne Leclerq, veuve accusée à tort du meurtre de son époux légitime.
— Grande Pythonisse, êtes-vous prête à écouter les plaidoiries ? a repris Isaiah en se tournant vers la vieillarde.
L’ancêtre a tourné la tête vers lui.
— Mais elle est aveugle, non ? ai-je chuchoté à ma voisine.
— De naissance.
— Comment se fait-il qu’elle soit juge ?
Les coups d’œil noirs que m’ont lancés les vampires alentour m’ont vite rappelé que leur ouïe exceptionnelle rendait tout effort de discrétion inutile et que la seule façon de rester polie envers eux était encore de me taire.
— Oui, a répondu la Grande Pythonisse. Je suis prête à entendre les plaidoiries.
Elle avait un accent très prononcé que j’aurais été bien incapable d’identifier. Un mouvement d’impatience a parcouru la salle.
OK. Que le spectacle commence !
Bill, Eric et Pam sont allés s’aligner le long du mur, tandis qu’André reprenait sa place auprès de moi.
Isaiah a réitéré ses coups de bâton.
— Faites entrer l’accusée, a-t-il déclaré avec l’emphase de rigueur.
Flanquée de deux gardes, Sophie-Anne s’est alors avancée vers l’estrade, menue et fragile dans la magnifique robe pourpre qu’elle avait revêtue pour le bal. Le choix de cette couleur royale était-il une pure coïncidence ? Sans doute pas. J’avais l’impression que Sophie-Anne était de ceux qui orchestrent eux-mêmes leurs « coïncidences ». Sa robe, somptueuse, avait des manches longues et même une traîne.
— Qu’elle est belle ! s’est exclamé André dans un souffle plein de révérence.
Je n’ai pas renchéri – j’avais mieux à faire que de me pâmer devant la reine. Les gardes de service n’étaient autres, en l’occurrence, que les deux Britlingens. Prévoyantes, elles avaient fourré une armure de soirée dans leurs bagages transdimensionnels : aussi noire que la précédente, elle scintillait légèrement, comme des eaux sombres ondoyant sous la lune, et moulait tout aussi intimement leur corps d’athlète. Clovatch et Batanya ont soulevé la reine pour la poser sur l’estrade, puis se sont postées en retrait. D’où elles étaient, elles étaient à la fois proches de l’inculpée et de leur employeur : une position stratégique, à leurs yeux, je suppose.
— Henrik Feith, la parole est à vous, a lancé Isaiah, sans plus de cérémonie.
Passionné, interminable, le plaidoyer de Henrik n’était qu’un chapelet d’accusations. En résumé, il prétendait que Sophie-Anne n’avait épousé son roi et apposé sa signature au bas du contrat de mariage que pour mieux le manipuler et le pousser vers son fatal trépas, exploitant sans vergogne le tempérament angélique du souverain de l’Arkansas et la véritable adoration qu’il vouait à sa nouvelle reine. À l’entendre, on aurait pu croire qu’il parlait de Brad et d’Angelina, et non de deux vampires multiséculaires aussi roués qu’expérimentés.
L’avocat de Henrik laissait son client déblatérer et, en dépit des affirmations hautes en couleur de ce dernier, Johan n’émettait pas la moindre objection. Il pensait (et je savais de quoi je parlais) qu’à force d’exagérer et de vociférer, Henrik finirait par devenir lassant et s’attirerait davantage l’antipathie de son auditoire que sa compassion. Si on en croyait les réactions dans l’assistance – changements de position, petits gestes agacés –, il n’avait pas tort.
— Et maintenant, a enfin conclu Henrik, des larmes roses de crocodile sur ses joues blêmes, nous ne sommes plus qu’une poignée dans tout le royaume. Celle qui a tué mon roi et son bras droit, Jennifer, m’a offert une place auprès d’elle. Et j’ai failli accepter, par peur de devenir un renégat. Mais elle n’a que mensonges à la bouche et ne veut qu’une seule chose : me tuer moi aussi.
— Ça, c’est ce qu’on lui a dit, ai-je murmuré.
— Pardon ?
Les lèvres d’André frôlaient mon oreille : pas évident d’avoir une conversation privée dans une salle remplie de vampires. J’ai levé la main pour le faire taire. Non, je ne lisais pas dans les pensées de Henrik, mais dans celles de son avocat – qui, une chance, n’avait pas autant de sang de démon dans les veines que son beau-frère. Inconsciemment, je m’étais penchée en avant, tendant le cou comme pour mieux écouter.
Quelqu’un avait persuadé Henrik Feith que la reine avait commandité son assassinat. Quant à lui, il aurait volontiers lâché l’affaire, puisque, avec Jennifer Cater, l’accusatrice principale avait disparu. Il n’était jamais monté assez haut dans la hiérarchie pour endosser un rôle de chef, encore moins la pourpre royale. Il n’en avait d’ailleurs ni la carrure ni l’ambition. Entrer au service de la reine de Louisiane lui aurait parfaitement convenu. Mais si elle avait l’intention de le tuer... il essaierait de la tuer en premier, et par le seul moyen qui lui permettrait de garder la vie sauve : la loi.
— Mais elle ne veut pas vous tuer ! ai-je protesté sans réfléchir.
Sans même m’en rendre compte, j’avais bondi de ma chaise. Dans la seconde qui a suivi, tous les regards ont convergé vers moi. C’est seulement à ce moment-là que j’ai réalisé ce que je venais de faire. Manifestement stupéfait, Henrik Feith me dévisageait.
— Dites-nous qui vous a dit ça et on saura qui a tué Jennifer Cat...
— Silence, mortelle ! a lancé une voix de stentor qui m’a fait taire sur-le-champ. Qui êtes-vous et de quel droit vous ingérez-vous dans cette audience solennelle ?
La Pythonisse était étonnamment énergique pour quelqu’un d’aussi frêle. Elle s’était penchée en avant et braquait sur moi ses yeux morts, comme si elle me fusillait du regard.
Bravo, Sookie. Te dresser seule face à un parterre de vampires et interrompre leur rituel est une excellente façon de te retrouver avec plein de vilaines taches de sang sur ta jolie robe toute neuve.
— Je n’ai aucun droit d’intervenir, Votre Honneur, ai-je répondu, déclenchant l’hilarité de Pam. Mais je connais la vérité.
— Oh ! Je n’ai donc plus aucun rôle à jouer dans ce procès, alors ? a croassé la Grande Pythonisse avec son accent d’un autre âge. J’ai été bien bête de quitter le refuge de ma caverne pour venir rendre la justice !
Si elle le disait...
— Je connais peut-être la vérité, mais je serais bien incapable de jouer les juges, ai-je humblement reconnu.
Pam a ricané de plus belle. Ne me demandez pas comment, mais j’étais sûre que c’était elle.
Éric a soudain quitté son poste à ses côtés, se détachant du petit groupe qu’ils formaient, Pam, Bill et lui, pour s’avancer vers moi. Je pouvais sentir sa présence, ce calme, cette puissance inébranlable, tout près. Je ne sais pas par quel moyen, mais il me donnait du courage, je le sentais. Insensiblement, il me communiquait sa force, alors même que j’avais encore les jambes qui tremblaient. Et, tout à coup, j’ai eu un terrible soupçon, une révélation que j’ai prise de plein fouet. Éric m’avait donné tellement de sang qu’à présent, je remplissais les conditions requises pour passer, hémoglobinement parlant, pour un vampire. En conséquence de quoi, les limites habituelles de mon don avaient été repoussées, au point même de franchir la ligne rouge : ce n’était pas dans les pensées de l’avocat de l’Arkansas que je lisais, c’était dans celles de Henrik, directement !
— Dans ce cas, venez donc me dire ce que je dois faire, m’a alors aimablement proposé la Grande Pythonisse, caustique.
C’est qu’elle cultivait l’art du sarcasme, l’ancêtre !
J’aurais bien eu besoin d’une ou deux semaines pour me remettre du choc que je venais de subir et je bouillais, prise d’une envie de meurtre décuplée : j’aurais dû tuer André, après ce qu’il m’avait fait, et peut-être Éric aussi – même si je savais qu’une partie de moi l’aurait pleuré.
Cléo m’a pincée violemment.
— Pauvre imbécile ! a-t-elle fulminé. Vous allez tout gâcher.
J’ai remonté le rang jusqu’à l’allée centrale, marchant sur les pieds de Gervaise en passant. J’ai délibérément ignoré le regard noir qu’il me lançait et la réaction de Cléo. Qu’étaient ces deux-là, comparés aux autres puissances qui risquaient de se disputer ma dépouille ? De la roupie de sansonnet ! Éric a pris position derrière moi : mes arrières étaient assurés.
Tout en m’approchant de l’estrade, je me suis demandé ce que Sophie-Anne pensait du tour inattendu que prenait son procès. Difficile à dire : j’étais trop concentrée sur Henrik et son démon d’avocat.
— Henrik croit que la reine a décidé de le faire assassiner. C’est ce qu’on lui a dit pour le pousser à l’accuser, ai-je expliqué, parvenue juste derrière les chaises des jurés, Éric à mes côtés. Cela dit, sa réaction est compréhensible. C’est de la légitime défense de sa part.
— La reine n’a pas prévu de me tuer ? s’est écrié Henrik, que cette information semblait tout à la fois remplir d’espoir, d’incertitude et de rancœur envers celui qui l’avait trompé.
Et quand on est un vampire, avec visage de marbre et impassibilité de rigueur, ce n’est pas une mince affaire d’exprimer tout ça, croyez-moi.
— Non. Elle était parfaitement sincère quand elle vous a proposé de vous prendre à son service.
Je me trouvais pratiquement en face de lui, à présent, et je le regardais fixement pour essayer de bien lui enfoncer ça dans le crâne, malgré la peur panique qui le paralysait.
— Qu’est-ce qui me dit que vous ne mentez pas, vous aussi ? Vous travaillez pour elle, après tout.
— Peut-être pourrais-je, éventuellement, avoir mon mot à dire ? est alors intervenue la Grande Pythonisse, d’un ton on ne peut plus sarcastique.
Oups ! Le silence a envahi la salle. Un silence glacial.
— Êtes-vous voyante ? m’a-t-elle demandé, en parlant lentement pour que je puisse bien la comprendre.
— Non, madame, je suis télépathe.
De si près, la Grande Pythonisse paraissait encore plus vieille. Jamais je n’aurais cru qu’on puisse avoir l’air aussi âgé.
— Vous lisez dans les pensées ? Les pensées des vampires ?
— Non, madame. Les vampires sont les seuls dont je ne peux pas lire les pensées, me suis-je empressée de préciser. C’est dans l’esprit de l’avocat de M. Feith que j’ai réuni les pièces pour reconstituer le puzzle.
Maître Maimonides n’a pas vraiment semblé ravi d’entendre ça.
— Tous ces faits vous étaient connus ? a demandé la Grande Pythonisse en tournant son regard vide vers l’avocat.
— Oui. Je savais que M. Feith se croyait menacé de mort.
— Et vous saviez également que Sophie-Anne Leclerq lui avait proposé de le prendre à son service ?
— Oui, il m’avait fait part de cette... généreuse proposition.
Avec tant de scepticisme dans le ton, il ne fallait pas être devin pour savoir ce qu’il en pensait.
— Et vous avez mis en doute la parole de la reine des vampires de Louisiane ?
Ça, ça l’a scotché, Maimonides.
— J’estimais de mon devoir de protéger mon client, Grande Pythonisse, a plaidé l’avocat, se drapant dans sa dignité avec juste ce qu’il fallait d’humilité pour ne pas s’attirer le courroux de la juge.
— Mmm...
La Grande Pythonisse semblait aussi convaincue que moi.
— Sophie-Anne Leclerq, c’est à présent à vous de nous présenter votre version des faits, a-t-elle aussitôt enchaîné. Voulez-vous procéder à leur énoncé ?
— Ce qu’a dit Sookie est exact, a aussitôt confirmé la reine. J’ai effectivement offert à Henrik secours et protection, ainsi qu’une place à mon service. Quand nous en arriverons à l’audition des témoins, c’est elle que vous entendrez comme unique porte-parole de la défense : elle a assisté à la bataille qui a opposé les gens de Peter aux miens. Bien qu’ayant découvert qu’en m’épousant, Peter nourrissait de secrets desseins, je n’ai jamais levé le petit doigt contre lui, jusqu’a ce que ses sujets passent à l’attaque, la nuit de notre grande fête. Les circonstances ont fait qu’il n’a pas pu choisir le moment idéal pour passer à l’action – idéal pour lui, j’entends –, ce qui explique que tous les siens aient péri, alors que les miens ont, pour la plupart, survécu. Il a même lancé cette offensive en présence d’innocents qui n’étaient pas des nôtres, a ajouté Sophie-Anne en réussissant à paraître à la fois choquée et attristée (un vrai tour de force, pour une vampire). Il m’a fallu tous ces longs mois pour étouffer l’affaire.
J’avais cru parvenir à éloigner presque tous les humains et toutes les Cess avant le début du carnage, mais apparemment, il en était resté quelques-uns dans les parages.
— En outre, depuis cette nuit fatidique, vous avez subi de lourdes pertes.
La Grande Pythonisse affichait une flagrante compassion.
J’ai commencé à sentir que le procès était joué d’avance. Les dés étaient pipés, et ce en faveur de la reine de Louisiane. Cela expliquait qu’Isaiah, son plus ardent courtisan, ait été nommé président du jury et maître de cérémonie.
— Comme vous venez de le dire, j’ai subi des pertes considérables, qui ont touché tant mes sujets que les caisses de l’État, a reconnu Sophie-Anne. C’est bien pourquoi j’ai plus que jamais besoin de l’héritage de mon époux, auquel j’ai légitimement droit, en vertu des termes de notre contrat de mariage. Il avait cru, naguère, hériter du riche royaume de Louisiane. Aujourd’hui, c’est moi qui ne serais que trop heureuse de me voir léguer le pauvre royaume de l’Arkansas.
La reine s’est alors tue, laissant s’installer un profond silence.
— Dois-je appeler notre témoin à la barre ? a finalement demandé Johan Glassport.
Il semblait bien hésitant, pour un avocat. Mais, dans une salle d’audience pareille et devant un tel juge, on comprenait pourquoi.
— Mlle Stackhouse, que voici, a été témoin de la mort de Peter Threadgill, a-t-il ajouté en me tendant la main pour m’inviter à monter sur l’estrade.
Sophie-Anne paraissait détendue. En revanche, non loin de moi, sur ma gauche, Henrik Feith agrippait les accoudoirs de son fauteuil.
Nouveau silence. La crinière blanche de la vampire sans âge cachait son visage, tandis qu’elle semblait contempler ses genoux. Puis elle a relevé la tête, et ses yeux morts se sont braqués droit sur Sophie-Anne.
— L’Arkansas est légitimement à vous et, désormais, vous revient de droit, a-t-elle soudain décrété, d’un ton presque détaché. Je vous déclare innocente du meurtre avec préméditation de votre époux.
Eh bien... euh... Youpi ! J’étais assez près de la reine pour voir ses yeux s’écarquiller de stupeur et de soulagement et de Johan Glassport pour surprendre le petit sourire goguenard qu’il adressait à son pupitre. Simon Maimonides a dévisagé les jurés pour savoir comment ils prenaient la chose. Comme personne ne protestait, il s’est résigné avec un haussement d’épaules désabusé.
— À présent, à vous, Henrik, a subitement croassé la Grande Pythonisse. Votre sécurité étant désormais assurée, dites-nous qui vous a raconté ces mensonges.
Henrik ne semblait pas rassuré du tout. Il paraissait même mort de peur – une peur légitime, comme la suite devait le prouver – tandis qu’il venait prendre place à côté de moi.
Quelque chose a soudain fendu l’espace.
L’expression qui s’est alors peinte sur son visage blafard était celle de l’horreur absolue. Il a baissé les yeux, et tout le monde a suivi son regard. Un fin projectile de bois lui sortait de la poitrine. Comme il levait la main pour s’en saisir, il a commencé à tanguer. Un tel événement, chez les humains, aurait immanquablement déclenché une panique générale. Mais les vampires se sont tous jetés au sol dans un silence quasi complet. Seule la Grande Pythonisse hurlait parce qu’elle voulait savoir ce qui se passait et d’où venait cette tension qu’elle sentait dans la salle. Les armes à la main, les deux Britlingens ont traversé l’estrade d’un bond pour venir se poster devant le roi du Kentucky, en position de combat ; André a littéralement volé au secours de sa reine ; Quinn m’a sauté dessus pour me protéger... et s’est pris la deuxième flèche. Elle était destinée à Henrik, naturellement. Précaution bien inutile, d’ailleurs : Henrik n’avait pas heurté le sol qu’il était déjà mort.