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Azilis palpa les côtes à travers le bandage et constata que son esclave paraissait moins souffrir. Il avait bu toute la décoction.

— Parfait. Demain, tu m’accompagneras.

— Je peux aujourd’hui.

— Non, il est trop tard. Tu sais que j’aime partir à l’aube. Repose-toi. Je te ferai porter du rôti de sanglier, tu as besoin d’une viande puissante pour reprendre des forces.

Le jeune homme grattait le crâne d’Ormé posé sur ses genoux. Elle ajouta en quittant la pièce :

— Pas d’efforts ni d’entraînement, hein ? Je le répéterai à l’intendant. Si tout va bien, j’enlèverai l’emplâtre ce soir. Allez, Ormé, on y va !

Un soleil blanc écrasait la cour de la pars agricola. Elle regretta d’avoir trop dormi. Elle avait pris l’habitude de se lever aux aurores pendant la maladie de sa mère. L’insomnie la poussait à quitter la villa pour chevaucher. La terre entrouvrant ses pores, les filaments de brume, les chants des oiseaux qui semblaient plus lointains et plus sauvages : elle puisait dans ce monde nettoyé de quoi traverser le jour qui s’annonçait.

— Bonjour, domna Azilis ! Belle journée, n’est-ce pas ?

Elle salua sans aménité Fulvius, le fils de l’intendant, grand échalas aux dents jaunes et aux yeux globuleux, aussi veule et servile avec ses maîtres que dur avec les domestiques. Il lui inspirait un insurmontable dégoût. Une de ses attributions, elle le savait fort bien, consistait à rapporter à Marcus ses moindres faits et gestes. Il s’arrêta, se frottant les mains nerveusement.

— Je serais heureux de t’accompagner pendant ta promenade, domna, puisque Kian a fait une chute de cheval. Je suis désolé que sa maladresse t’ait privée de ta sortie.

— Je ne compte pas me promener aujourd’hui. Tu peux disposer.

Elle lui tourna le dos, se réjouissant intérieurement de son air dépité et partit sans rien ajouter.

 

* * *

 

Laissant derrière elle l’animation de la ferme, elle pénétra dans la pommeraie. Les arbres portaient des centaines de petites pommes, chaque jour plus charnues. C’était là que sa mère était enterrée, sous une simple croix de granit. Elle avait supplié son mari de ne pas enfermer son corps dans le mausolée familial, fier monument de marbre dressé près de la voie qui menait à Condate. Olwen ne supportait pas l’idée d’être emprisonnée entre ces pierres glacées, elle qui avait passé son enfance à courir les landes sauvages du nord de la Bretagne. Pas de sarcophage non plus, un simple linceul suffirait pour rendre son corps à la terre. Alors Appius lui avait juré qu’il serait aussi enterré dans le verger, près d’elle.

Elle était morte en paix.

Ormé s’immobilisa avec un grognement. Aneurin, debout devant la tombe d’Olwen, priait bras écartés[17], le visage tourné vers le ciel. Le cœur d’Azilis s’accéléra. Elle ne parla que lorsque les mains retombèrent, s’adressant à lui en breton.

— Bonjour, Aneurin.

Il se retourna vivement.

— Tu as sa voix, murmura-t-il. Un instant, j’ai cru que c’était elle.

Azilis, envahie d’une soudaine timidité, s’assit au pied de la croix comme elle le faisait chaque jour depuis deux ans, et il s’accroupit face à elle, les coudes posés sur les genoux, position qui lui était familière et qu’elle avait oubliée. Quelques rides autour de ses yeux creusaient sa peau hâlée par le soleil d’Orient. Elles n’existaient pas cinq ans plus tôt.

« Il doit approcher vingt-cinq ans, se dit-elle, et les années de voyage comptent double. » Malgré cela – ou grâce à cela ? – son visage grave lui semblait encore plus beau, et ces légères marques dessinaient un regard souriant et troublant.

— Pourquoi ne nous as-tu pas écrit ? Tu aurais pu faire passer un message par des marchands. Nous t’avons cru mort.

Il baissa les yeux.

— Je n’ai pas d’excuse, petite cousine.

— Caius n’a jamais voulu croire que tu l’avais abandonné. Marcus l’appelait Pénélope[18] pour se moquer de lui. Jusqu’au jour où Caius l’a envoyé par terre d’un coup de poing au menton.

Un sourire étira les lèvres d’Aneurin.

— Ça ne m’étonne pas de Caius. Qu’il m’en fasse autant le jour où nous nous retrouverons, je le mérite. Tu ne me croiras pas, et lui non plus sans doute, mais il m’a beaucoup manqué. Si seulement ton père avait accepté qu’il m’accompagne à Constantinople ! Et sur le chemin du retour, j’avais tellement hâte de le retrouver ! Tellement hâte de vous revoir tous !

— Tu as dû être déçu.

Ils regardèrent la tombe et se turent. Elle ne lui en voulait pas vraiment, elle qui avait si souvent rêvé de s’enfuir vers une vie totalement neuve.

— J’ai rapporté ceci pour toi.

Il fouilla dans une bourse de cuir qui pendait à sa ceinture et en tira une pierre grise. Elle la porta à ses narines en souriant :

— Une boule d’ambre ! Merci, Aneurin. J’aime tellement ce parfum !

Il lui tendit ensuite un anneau d’or délicatement incrusté d’émail bleu.

— J’avais acheté cette bague pour Olwen. Accepte-la à sa place.

Elle la glissa à son majeur droit.

— Merci encore. Pour elle, et pour moi.

Il la dévisagea longuement.

Elle demeura suspendue à ce regard sombre. Enfin elle balbutia :

— Tu ne m’as pas reconnue hier. J’ai beaucoup changé ?

— Tu n’as pas perdu tes yeux verts et ton air effronté. Mais je pensais trouver une demoiselle en train de tisser, voire une jeune mère. Pas une cavalière échevelée précédée d’un doux parfum de vase ! Tu t’accoutres souvent de la sorte ?

— Pour mes promenades. Une gonelle[19] et des braies, c’est plus pratique qu’une tunique longue pour monter à cheval.

Il éclata de rire.

— Évidemment ! Et ton père te laisse faire ? Les filles de ton rang ne courent pas les bois habillées en homme. Tu ne crains pas d’être attaquée ?

Elle fronça les sourcils. C’était le genre de discours que lui tenait Marcus.

— Je n’ai jamais aimé filer ou tisser. Ça faisait déjà le désespoir de ma mère quand j’avais onze ans, tu ne t’en souviens pas ?

— Oh, si. Tu voulais jouer aux mêmes jeux que ton frère, et votre père te passait tout. Mais au moins tu portais des vêtements de fille !

— Pendant la maladie de maman, j’ai pris l’habitude de partir faire de longues promenades à cheval. C’était… dur à la maison.

Ses yeux s’embuèrent.

— Je passais des heures à son chevet, il fallait que je m’évade, tu comprends ? J’ai un esclave pour veiller sur moi, un excellent guerrier. Et puis j’ai Ormé, ajouta-t-elle en caressant le poil fauve du molosse couché à ses pieds. Il égorgerait quiconque tenterait de m’attaquer.

— Ils ont déjà eu l’occasion de te protéger, n’est-ce pas ? Et tu préférerais que ça ne se sache pas.

Deux jours plus tôt, elle aurait nié sans mentir.

— Je t’en prie, Aneurin… Je n’ai que ces quelques heures de liberté. Marcus ne le supporte pas. Il craint que cela n’écarte des prétendants. Il ne rêve que de me marier pour se débarrasser de moi.

— Pauvre Azilis. Tu dois te sentir si seule.

Il lui caressa la joue et elle recula vivement. Son cœur s’était emballé. Ormé aboya, découvrant une mâchoire féroce. Elle le tira par son collier.

— Sage, Ormé ! Sage !

— Avec ce gardien, je comprends que tu sois encore sans mari. C’est le monstre à abattre pour gagner ta main ?

— Un monstre ? Je t’interdis ! Sa mère est morte après sa naissance, il ne lui aurait pas survécu si je ne l’avais pas élevé. Je ne laisserai personne lui faire de mal.

Il s’esclaffa de nouveau.

— Il me paraît de taille à se défendre ! C’est vrai, tu sais, que tu as l’âge de te marier. À seize ans Olwen avait déjà épousé Appius et mis Caius au monde. Ton père est riche, tu es… tu n’es pas trop vilaine. Si personne n’a demandé ta main, c’est que Marcus a raison. Tu effraies les garçons avec tes passe-temps virils.

Elle poussa un soupir exaspéré.

— On m’a déjà demandée en mariage, figure-toi ! J’ai toujours refusé. Je tiens à mon peu de liberté. Sans Marcus, personne ne m’ennuierait avec ça.

Il riait de plus belle. Pourquoi ne la prenait-il pas au sérieux ?

— Ça suffit ! explosa-t-elle. Ça suffit, tu entends ? Je vivrai comme il me plaira. Est-ce qu’une femme n’est rien sans mari ? Est-ce qu’une femme doit tout sacrifier ? Regarde l’épouse de Marcus : vingt ans et quatre grossesses ! Voilà à quoi s’est résumée sa vie pendant que tu t’amusais en Orient !

Puis les mots s’échappèrent de la bouche d’Azilis sans qu’elle puisse les arrêter :

— Mais si un jour j’aime un homme comme ma mère a aimé mon père, je le suivrai n’importe où. Que ce soit à Constantinople ou au fin fond de la Bretagne.

Elle s’enfuit sans attendre de réponse.

L'épée de la liberté
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