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Ils partirent vers l’ouest. La route filait vers un ciel d’un bleu sombre où pâlissaient les dernières étoiles. Il faisait frais. Les chevaux exhalaient des nuages de buée et les hautes herbes ployaient sous la rosée.
Le visage caché sous le capuchon de son manteau de laine, Azilis serrait les rênes de sa jument, priant pour que sa blessure lui permît de couvrir les vingt-six milles qui les séparaient de Sorviodunum. Elle avait à nouveau enfilé des vêtements masculins. Ainsi vêtue, on la laisserait plus facilement pénétrer dans le camp des hommes désireux de se joindre aux combattants. Elle avait accroché l’épée de Kian à sa selle, regrettant de ne pas savoir la manier.
L’après-midi était déjà entamé quand ils distinguèrent la haute colline où se dressait le fort, à quelques milles au nord de la petite ville qui portait le même nom. Ils avaient dû ralentir l’allure car Luna n’avait pu maintenir son rythme.
Le jour déclinait quand ils distinguèrent les remparts qui ceignaient la colline et dominaient la plaine, au croisement de quatre voies romaines.
Soudain, au détour d’un bosquet, ils aperçurent les silhouettes de milliers d’hommes regroupés au pied du fort et sur les pentes herbeuses de la colline.
Azilis craignait toujours qu’on leur interdît le passage. Il n’en fut rien. On les accueillit avec chaleur. Deux hommes armés et montés qui souhaitaient se battre contre les Saxons n’étaient pas superflus. Quand elle demanda où se trouvait le dux bellorum, personne ne s’étonna. On se contenta de préciser qu’Arturus serait sans doute trop occupé pour les recevoir.
Partout, des hommes fourbissaient des épées et des couteaux ou étrillaient des chevaux. Certains guerriers portaient d’anciennes cuirasses romaines, la plupart étaient vêtus de braies multicolores et de tuniques. Si c’était une armée, elle était fort hétéroclite et ne ressemblait en rien aux légions romaines si organisées dont Azilis avait lu les exploits dans La guerre des Gaules[57].
Attirant à peine les regards, ils gravirent lentement l’antique chemin pierreux qui conduisait à l’entrée de la forteresse. Là, deux guerriers leur barrèrent le passage avec leurs lances.
— Nous venons de Gaule pour parler au dux bellorum, lança Azilis en adoptant une voix aussi grave que possible. Nous avons une chose importante à lui confier.
Les deux hommes échangèrent un regard intrigué. Ils les détaillèrent de la tête aux pieds, prenant sans doute note de la beauté de leurs chevaux et de la richesse de leur équipement.
— Que lui voulez-vous ? interrogea l’un d’eux.
— C’est une affaire qui ne concerne que lui.
— Arturus a réuni le conseil de guerre. Il est avec ses officiers et les princes bretons. Il ne recevra personne pour l’instant.
— Mon frère, Caius Sennius, assiste-t-il au conseil ?
— Caius Sennius ? répéta l’homme en écorchant le nom de son accent breton.
En un instant, Azilis imagina qu’ils ne connaissaient pas de Caius Sennius ou, pire, que son frère était mort. Mais le visage d’un des gardes s’éclaira :
— Vous voulez parler de Kaï ?
Kaï ? Cela pouvait être un diminutif breton de Caius. Elle précisa :
— Un homme très grand aux cheveux cuivre et aux yeux verts. Un officier d’Arturus.
Les deux hommes changèrent d’attitude. Ils les considéraient maintenant avec respect.
— Il est au conseil, bien sûr, dans le bâtiment principal, derrière la garnison. Mais mieux vaut attendre la fin de la réunion pour vous présenter devant le dux.
Les gardes s’effacèrent. Ils entrèrent dans l’enceinte fortifiée. Il y régnait l’atmosphère tendue et l’agitation qui précèdent les combats. Des coups résonnaient depuis une forge où l’on pratiquait sans doute d’ultimes réparations, des hommes remplaçaient des cordes d’arc pendant que d’autres taillaient des flèches et qu’un vétéran imposait un dernier entraînement à des recrues à peine sorties de l’enfance.
Près d’un puits situé au centre de l’immense cercle dessiné par le fort, un garçon aux cheveux couleur de paille, presque un enfant lui aussi, affûtait des poignards. Azilis ferma les yeux, inspira profondément l’air aux effluves de foin, de purin et d’acier.
Les bruits s’estompèrent, les odeurs disparurent. Le temps cessa de s’écouler. Elle crut entendre la voix chaude d’Aneurin à son oreille : « Ne doute pas. Il a besoin de Kaledvour. Tu es Niniane. Tu es revenue des rives de la mort pour lui offrir l’épée de la liberté. Ne doute pas. Tu es Niniane, il a besoin de toi. »
Elle ouvrit les yeux et vit Kian l’observer avec appréhension. Elle le rassura d’un sourire.
— Trouvons un endroit tranquille où je pourrai me changer et me coiffer. Il n’est pas question que je me présente au dux bellorum ainsi vêtue. Nous devons l’impressionner, nous montrer dignes de Kaledvour. Et quand il tiendra l’épée, il s’apercevra de lui-même que cette arme possède un pouvoir unique.
Ils se dirigèrent vers les remparts. Des huttes de bois s’y appuyaient : réserves d’armes ou de nourriture, logements, cuisines… Ils attachèrent les chevaux à des piquets et Azilis s’esquiva dans l’une de ces remises pour ôter ses vêtements poussiéreux et enfiler la tunique de soie blanche qu’elle avait portée le soir où son cousin était revenu à la villa.
Kian l’aida à nouer ses cheveux sur sa nuque puis à les recouvrir d’un voile de soie arachnéenne retenu par deux petites fibules d’or et de grenats en forme d’oiseau. Elle para ensuite ses poignets avec les fines torsades d’or qui avaient appartenu à sa mère.
Azilis n’avait pas besoin de demander à Kian si sa transformation était réussie. Les regards qu’il lui lançait étaient suffisamment éloquents. Mais qu’en penseraient Arturus et les princes qui l’entouraient ?
— À Kaledvour maintenant, dit-il.
Il détacha le fourreau accroché à son dos. Il sortit la grande épée et l’admira une dernière fois, la soupesant avant de la ranger.
— Je suis heureux d’avoir eu l’occasion de m’en servir. Mais je serai plus heureux quand elle sera entre les mains d’Arturus.