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Ninian ferma les yeux et écouta avec ravissement le chant du merle. L’oiseau nichait dans l’un des aulnes qui bordaient l’enclos du monastère, tout près de sa cellule. Ses trilles extravagants le distrayaient quotidiennement de ses lectures et de ses prières. Un vague sentiment de culpabilité – c’était la troisième fois qu’il interrompait son travail – lui fit rouvrir les paupières.
Il ne se remit pas pour autant à bêcher. Il laissa son regard errer sur les humbles huttes de pierre, percées d’une seule ouverture, qui constituaient son univers depuis un an. La plus spacieuse servait d’église. Lorsque le premier des six moines qui vivaient ici mourrait, on enterrerait son corps près de la maison de Dieu et il y demeurerait jusqu’au jour de la résurrection. Sans doute Ninian serait-il enterré là, à moins qu’il ne quitte son ermitage pour fonder une nouvelle paroisse en Armorique.
Du champ de fèves où il travaillait, il apercevait la grande pierre d’un bleu sombre sur laquelle était gravée la Croix. L’abbé avait ainsi chassé les faux dieux que les anciens vénéraient ici. Car le mont Tumba était un endroit sacré depuis toujours. Ninian savait que cette colline et les bois qui la couvraient étaient déjà consacrés bien avant la naissance du Christ. Ici Dieu se faisait sentir dans chaque arbre, dans chaque feuille. L’air même était différent, léger, vibrant. Il s’agissait d’un de ces lieux exceptionnels où l’écran opaque qui sépare l’homme du commun de la présence divine s’efface jusqu’à disparaître. Et ceux du passé l’avaient senti. Étaient-ce les druides qui avaient érigé cette haute pierre au sommet du mont ? Était-elle plus ancienne encore ? Les Romains avaient bâti ici un temple dédié à Jupiter. Maintenant le Christ y régnait, comme il régnerait bientôt sur toute la terre, se dit Ninian en se signant.
L’heure qui séparait vêpres de complies[48] était presque achevée et, une fois encore, Ninian se reprocha de l’avoir consacrée à la rêverie plus qu’au travail. Un rien suffisait à le distraire : un papillon multicolore, l’appel du coucou, le grincement d’une branche de hêtre ou une araignée suspendue à un fil. Des prières muettes montaient alors à ses lèvres : « Merci, ô Fils du Dieu vivant, pour l’éclat du soleil sur les fleurs du noisetier ! Merci pour ce matin d’été, pour les campanules qui illuminent les sous-bois de leur éclat bleu… » Cela ne ressemblait pas aux prières qu’il psalmodiait des heures durant avec les cinq frères de sa petite communauté, mais il avait la certitude que ces remerciements adressés à Dieu dans le secret de son cœur valaient ces chants austères.
« Péché de vanité », se dit-il en soupirant.
Un hurlement le pétrifia. Le cri provenait du chemin qui reliait leur monastère à la voie romaine en contrebas. Il resta immobile, le cœur battant, les sens en alerte. D’autres cris succédèrent au premier. Des cris terribles et violents accompagnés de hennissements. Ninian se leva, bouleversé.
La sauvagerie du monde surgissait à deux pas de son havre de paix.