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Azilis faillit oublier Kian et sa tisane. Elle s’en souvint en retrouvant dans sa chambre le sac d’herbes de Rhiannon. L’idée de se rendre aux écuries ne l’enchantait guère. Pour faire honneur à son cousin, elle avait revêtu après son bain une tunique blanche brodée d’or et son esclave avait noué ses cheveux en un chignon compliqué d’où s’échappaient quatre longues tresses. Elle n’avait pas le temps de se changer avant le dîner. Tant pis, elle devait bien cela à son esclave.
Elle traversa le jardin qui s’étendait devant la villa, franchit le portail qui la séparait de la pars agricola et se dirigea vers les cuisines de la ferme, soulevant sa tunique pour ne pas la traîner dans la fange. Un garçon s’immobilisa, qu’un regard sévère suffit à chasser dans la porcherie. Curieux comme des chats, ces esclaves ! Elle pénétra dans le bâtiment d’où sortaient des effluves de soupe aux pois.
La cuisinière resta bouche bée à la vue de la jeune maîtresse.
— Fais chauffer de l’eau, ordonna Azilis en sentant l’hilarité la gagner. J’ai à faire ici.
Elle allait aggraver sa réputation d’excentrique, à se rendre en grande tenue dans la cuisine des communs pour faire bouillir des simples.
— Dépêche-toi au lieu de me regarder avec ces yeux de grenouille.
Azilis préleva une partie des herbes, les jeta dans l’eau. Elle devinait les regards furtifs de la cuisinière qui feignait de s’activer.
— Kian est tombé de cheval. Je lui prépare une infusion. Je reviendrai demain matin et demain soir. Ta curiosité est-elle satisfaite, servante ?
Son pichet à la main, Azilis prit la direction des écuries. Des oies la suivirent, menaçantes – elle avait toujours eu peur des oies – mais elle se força à ne pas précipiter l’allure. Derrière elle, à coup sûr, tout s’était arrêté et petits et grands l’observaient. La canicule était tombée, la ferme baignait dans une douce lumière rose, et Azilis se rendit compte qu’elle chantonnait. Elle était joyeuse pour la première fois depuis fort longtemps.
Kian logeait dans un réduit attenant à l’écurie. Une paillasse et un coffre grossier constituaient son mobilier. Un palais à côté de la pièce commune où s’entassaient les esclaves de la ferme. Appius lui avait accordé ce privilège parce qu’il entraînait les gardes au combat et parce qu’il était le garde du corps de sa fille. De plus Azilis trouvait commode d’avoir son serviteur à disposition près des chevaux.
Kian dormait. Elle l’observa en silence. Lui avait-elle jamais prêté une vraie attention ? Sans doute, à chevaucher côte à côte depuis trois ans, avaient-ils développé une forme de complicité. Mais leurs conditions respectives dressaient entre eux mille barrières. Une machine animée, voilà ce qu’était un esclave, un être sans prise sur son destin qu’on pouvait louer, vendre, à la rigueur tuer. Ninian décrétait sans cesse que l’esclavage était contraire à la foi chrétienne, puisque tous les hommes étaient frères. « Après leur mort », rétorquait Appius. Kian était fort, intelligent, discret, et savait la faire rire avec ses remarques ironiques. Cela ne lui donnait aucun droit, juste plus de prix.
Elle posa le pichet. Quel âge avait-il ? Vingt, vingt-deux ans ? Difficile de juger avec sa barbe. Des traits fins, une bouche trop grande, une cicatrice qui griffait le haut de la pommette droite, juste au-dessous de l’œil… De quelle couleur étaient ses yeux, d’ailleurs ? Comme pour répondre à son interrogation, les paupières de Kian s’ouvrirent sur des prunelles marron clair.
Il sursauta, stupéfait de la trouver penchée sur lui.
— Domna ?
— Je t’apporte ta décoction, balbutia-t-elle. Tu dois tout boire avant demain matin.
Elle rougissait d’avoir été surprise à le dévisager.
— Inutile. Je vais mieux.
— Je sais, ça ne sent pas bon, mais tu guériras plus vite, alors bois. Si tu la jettes, je le saurai, ajouta-t-elle sévèrement.
C’était pur mensonge toutefois elle espérait Kian assez naïf pour la croire. Il avala deux gorgées.
— Demain, pas de promenade. Je t’apporterai ta tisane.
— Merci. Domna, je peux te poser une question ?
— Parle.
— L’homme qui est arrivé est vraiment ton cousin ?
— Oui. Aneurin, le neveu de ma mère. Il est breton comme elle.
— D’où vient-il ?
— De Constantinople.
Elle s’assit sur le coffre. Elle avait envie de parler de son cousin, de replonger dans ses souvenirs d’enfance. Avec qui les partager sinon avec Kian ? Elle lui avait déjà tant dit sur elle au cours de leurs équipées. C’était facile de parler à l’esclave, bien plus qu’à Rhiannon qui vous jaugeait de son regard perçant. Lui écoutait en silence, interrompait à peine, ne portait aucun jugement. Parfois elle se demandait s’il comprenait. Mais cela importait peu. C’était comme si elle se parlait à elle-même.
— Aneurin est arrivé de Bretagne le jour de mes onze ans. Sa famille et sa fiancée avaient été massacrées par les Saxons. Il était le seul survivant. Il avait réussi à rejoindre un port, à s’embarquer pour la Gaule et à trouver la villa. Il avait dix-huit ans.
— Je croyais qu’Ambrosius Aurelianus avait vaincu les Saxons.
— Il a débarrassé les côtes armoricaines de ces pillards, mais pas la Bretagne… Tu ne sais rien de tous ces événements, n’est-ce pas ?
Elle marqua une pause, rassemblant ses idées. Kian réprima un sourire. Azilis allait encore se lancer dans une leçon d’histoire. La centième au moins depuis qu’il la connaissait.
— Les légions romaines ont quitté l’île il y a plus de soixante ans pour protéger la Gaule et Rome contre les barbares. Aussitôt, les Scots d’Irlande[12] et les Pictes qui vivent au nord du mur d’Hadrien[13] se sont jetés sur la Bretagne. Des chefs bretons ont alors eu l’idée d’engager des mercenaires, des guerriers angles et saxons qui reçurent des terres en récompense de leurs services. Mais ils devinrent de plus en plus avides et attaquèrent ceux qui les avaient invités. Depuis, c’est une guerre perpétuelle. Ambrosius ne les a pas vaincus mais seulement contenus hors de ses frontières, au nord et à l’est de l’île.
Kian écoutait avec attention, le menton calé dans la main.
— Ton cousin a fait étape chez vous avant de partir pour Constantinople ?
— Une étape d’un an… Il avait vécu des choses horribles. Il parlait à peine, pleurait, se réveillait la nuit en hurlant.
— Ça arrive aux guerriers les plus endurcis.
— Aneurin n’est pas un guerrier. Il est barde, comme l’étaient son père et notre grand-père.
— Barde ? murmura Kian d’un ton rêveur.
— Ma mère s’est occupée de lui. Elle lui a fait fabriquer une harpe. C’est peut-être ce qui l’a sauvé. Il en jouait des heures entières. Peu à peu il est sorti de son silence, il a chassé avec Caius. Ils ont le même âge. Ils s’adoraient malgré leurs différences. Et puis un jour Aneurin est parti. Il s’est joint à une caravane que mon père envoyait en Orient acheter des étoffes et des épices. La caravane est revenue sans lui.
Azilis se souvint des larmes qu’elle avait versées alors. Elle l’avait adoré, ce beau cousin mystérieux, et avait attendu son retour avec impatience. Elle se leva brusquement.
— Bon, je te laisse. Pas de mouvements violents. Tu es dispensé d’entraîner les gardes. Repose-toi, fais ce qui te plaît.
— Ce qui me plaît ? Depuis quand un esclave fait-il ce qui lui plaît ?
Comme le ton était franchement railleur, Azilis essaya de se fâcher.
— Gare à toi, Kian ! Si tu ne me montres pas davantage de respect, je t’envoie dans les champs servir d’épouvantail à moineaux !
Il la regarda partir avec un sourire en coin.