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— Dépêchons-nous, répétait Kian. Il est tard.
— Pas question d’accélérer dans ton état ! Tu souffrirais trop.
Ils quittèrent la forêt sauvage où personne n’imaginait qu’elle se promenait et atteignirent bientôt des lieux plus fréquentés. Des huttes de charbonniers apparurent. Azilis devinait que, chargé de la protéger, Kian était l’objet de jalousies et que leur retour tardif pouvait susciter des commentaires. Mais tout de même, il avait la confiance de son père, maître absolu du domaine.
Ils débouchèrent en plein champ. Un groupe de paysans leur barra le passage. Sales et hirsutes, la peau tannée par le soleil et le vent, à peine moins misérables que les bandits qui les avaient attaqués près du bain de Diane, ils arrachaient des pierres à un vieux fanum[5]. Elle arrêta Luna et les observa, sourcils froncés. Il lui déplaisait de voir ces brutes détruire un ancien lieu sacré.
Elle interpella l’un de ceux qui la saluaient :
— Qui vous a autorisés à prendre ces pierres ?
— C’est notre cher et puissant maître Marcus, domna Azilis ! Nous ne faisons aucun mal. Ce n’est qu’un temple des anciens dieux.
— Marcus ? Mon frère ? C’est Appius Sennius, mon père, qui est votre maître ! Tâchez de vous en souvenir, pauvres sots, et poussez-vous de mon chemin !
Les deux cavaliers laissèrent les paysans, empruntèrent un tronçon de voie romaine puis, s’en écartant, traversèrent un haut rideau de chênes. Comme presque toutes les villae[6], la résidence d’Appius Sennius avait été construite non loin d’une route, mais assez à l’écart pour jouir d’une parfaite tranquillité. Face à eux, sur le versant d’une colline exposé au soleil, les bâtiments s’ordonnaient sagement.
« Marcus ! enrageait Azilis. À les entendre, on croirait que mon père est mort. Marcus aurait donc tout en mains ? À ce point ? » C’était pourtant encore son père qui était à la tête d’une immense fortune se comptant en terres, en têtes de bétail, en hommes et en or. Il avait même possédé des bateaux qui transportaient du vin, de l’étain et des esclaves depuis la Bretagne[7] jusqu’aux côtes d’Afrique. Les guerres sur terre et les pirates sur mer avaient fait péricliter son commerce. Mais Appius restait un des plus riches notables de la région – voire de Gaule. Son domaine, situé à trente milles[8] à l’ouest de Condate, s’était même étendu jusqu’à engloutir des villages entiers, dont les populations travaillaient maintenant pour lui.
Ce n’était pas une exception. Plus il y avait de hors-la-loi et de mercenaires, plus la population se plaçait sous la protection des puissants.
Azilis se renfrogna à la vue des murs de la villa. Une chance que Marcus soit à la chasse. Une fois de plus, il aurait fulminé contre ses sorties « indécentes pour une fille de bonne famille ». Quant à son père, il devait être encore au lit. Il se couchait si tard, et toujours saoul. Azilis s’attrista à cette pensée. Elle se tourna vers son esclave.
— J’ai réfléchi, Kian. Mieux vaut que personne n’apprenne ce qui nous est arrivé. J’aurais aimé parler de ton courage, mais ce serait risqué. Je suis désolée. En plus, ils sauront que nous sommes allés au bain de Diane, dans la forêt…
Elle ajouta à contrecœur :
— Marcus m’a plusieurs fois interdit de m’y rendre, à cause des vagabonds qui y rôdent. Il serait si heureux d’avoir eu raison ! Il persuaderait peut-être papa de m’enfermer à la maison !
— Je ne dirai rien. C’est mieux ainsi.
— Je viendrai te soigner à l’écurie ce soir et demain matin. Je dirai à l’intendant que tu es tombé de cheval, que tu dois t’abstenir d’exercices violents. Mais attention, si on te pose des questions, dis comme moi !
Un sourire éclaira brièvement le visage taciturne de Kian, toujours à demi caché par un désordre de mèches châtain.
— On ne me posera pas de questions, et il ne s’est rien passé.
— Parfait, Kian. Ce sera notre secret.
Cette fois, il eut ce rire bref qu’elle provoquait parfois chez lui sans en comprendre la raison.
— Un de plus ! déclara-t-il. Je ne t’ai pas non plus appris à poser des collets, ni à pêcher à la main dans la rivière. Et tu ne vas pas voir Rhiannon pour apprendre je ne sais quelle sorcellerie qu’une jeune fille bien née n’a pas à connaître.
— Exactement ! dit-elle, riant à son tour. Et, en t’écoutant, je me demande si je ne devrais pas te faire arracher la langue ! Tu en sais trop et tu deviens insolent !
Il lui lança un regard de côté et marmonna, comme s’il se parlait à lui-même :
— Les esclaves en savent toujours plus sur leurs maîtres que les maîtres sur leurs esclaves.
« Comme si un esclave pouvait avoir quoi que ce soit d’intéressant à cacher ! » pensa Azilis.