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Les feuilles s’enflammèrent rapidement, ajoutant leur odeur âcre à celle du bois brûlé. Myrddin prit la coupe et but le premier. Il la tendit ensuite à Azilis et elle avala le breuvage amer à son tour. Il s’entailla le pouce, s’installa devant le feu, tendant son bras gauche pour serrer l’un contre l’autre leurs doigts blessés.
Comme lui, elle inhala les vapeurs qui s’élevaient du feu. Son pouls palpitait dans sa blessure, de plus en plus vite. Puis ce ne fut plus un pouls mais deux qu’elle sentit battre ensemble dans sa main. Dans son bras. Dans tout son corps.
Le rythme cardiaque de Myrddin s’était accordé au sien. Leurs cœurs résonnaient dans la grotte comme des tambours.
Les flammes étirèrent leurs pointes jaunes de plus en plus haut. Azilis les suivit des yeux, fascinée. Elles s’enroulaient en spirales sur les parois de la grotte, s’éparpillaient en scintillements, formaient des cercles lumineux qui s’élargissaient ou rétrécissaient selon le rythme des battements de leurs cœurs.
Elle s’aperçut avec stupeur que les dessins tracés sur la peau de Myrddin étaient semblables à ceux qui dansaient sur les murs de la grotte. Les cercles étincelants ne tourbillonnaient plus follement maintenant. Au contraire, ils s’organisaient en un tunnel à l’extrémité duquel brillait une vive lueur blanche. Elle attirait Azilis irrésistiblement.
Une sensation d’immense déchirement suivit, comme si on l’arrachait à elle-même. Puis elle s’éleva vers ce tourbillon créé de fils de flammes et de lumière et elle aperçut son corps qui s’éloignait, allongé près du feu, à côté de celui du barde.
Myrddin était près d’elle mais aussi autour d’elle et en elle. Son esprit s’était uni au sien et la guidait dans cette ascension extraordinaire. Leurs esprits vibraient à l’unisson. Il ne la laisserait pas sombrer dans le monde ténébreux qui l’avait happée après sa chute au mont Tumba. Elle resterait maîtresse de son âme et il serait son guide.
Elle eut conscience de présences dans le tunnel. D’autres êtres ? D’autres esprits ?
Un visage lui souriait à travers les mailles scintillantes. Un flot de douceur et d’amour la submergea.
« Je suis là ! Rejoins-moi ! »
Olwen disparaissait déjà. Azilis devina que son père se trouvait là aussi mais elle poursuivait sa route, happée vers le ciel, vers la pleine lune qui l’appelait sans relâche.
Puis il surgit devant elle. Aneurin. Plus beau encore que dans son souvenir. Sa chaleur l’enveloppa quand il la serra contre lui, son souffle effleura sa joue. Il était vivant, il riait, sa voix chaude murmurait à son oreille !
— Merci, petite cousine. Tu as accompli mon rêve, tu m’as donné la paix. Je veille sur toi et sur Caius. Dis-le-lui. Dis-lui que je ne l’ai jamais oublié.
Elle s’arrêta net. Un vertige la saisit. Elle tombait, les ténèbres l’enveloppaient. Une force la saisit, l’empêcha de sombrer.
— Aneurin… murmura-t-elle.
— Ce n’est pas terminé, chuchota-t-il. Concentre-toi, poursuis ta route.
Elle se battit contre l’obscurité, contre le froid qui l’envahissait. Aneurin l’exigeait.
Dans un dernier élan, elle jaillit hors de la lumière et s’éleva dans le ciel.
Une lune énorme y luisait. Le monde s’était figé, gris et noir dans une nuit trop claire et trop calme. Elle se trouvait au sommet de la gorge qu’ils avaient empruntée pour rejoindre la grotte.
Elle percevait le monde à des milles. Là-bas, sa villa endormie sous le cône du Tor. Plus à l’ouest, la mer qui séparait les côtes de Bretagne de celles de l’Hibernia[52].
Elle sentait la présence de Myrddin dans ses veines.
Ils s’envolèrent au-dessus des falaises, non comme des oiseaux mais comme le souffle du vent. Loin au-dessus d’eux, des milliards d’étoiles luisaient, poussière blanche, éclats de diamants sur le voile noir de la nuit.
— « J’ai été étoile lointaine… »
La voix de Myrddin résonnait en elle. Le vers de ce poème, qu’il lui avait récité des mois plus tôt, prenait soudain tout son sens. Comme lui, elle ne voyait pas l’étoile. Elle était l’étoile. Et le ciel. Et la roche, et la bruyère.
Elle fila vers la mer, attirée par l’étendue d’argent qui luisait sous la lune. Elle glissa au-dessus de l’eau, aperçut des mouettes bercées par les vagues, survola les côtes d’Hibernia.
Non ! Elle était aussi cette mer, cette plage, l’écume des vagues, le moindre grain de sable !
C’était une ivresse sans pareille, une plénitude absolue. Comme son corps était loin ! Comme il lui semblait étranger et lourd ! Une carapace épaisse qui l’enfermait et l’empêchait de s’unir au Monde ! Le désir de se disperser dans la brume l’envahit. Être à jamais immatérielle…
— Attention, Niniane ! Recentre-toi !
L’appel de Myrddin claqua comme un coup de fouet. Elle obéit à son injonction, rassembla les milliards de particules de son être. La Voie lactée traçait une route immense dans l’océan de la nuit.
Le cœur de Myrddin battait en elle. Ce qu’elle voyait, il le voyait aussi, il percevait sa moindre peur, son plus petit désir. Il avait accès aux secrets de son être, elle ne percevait que sa puissance et son amour pour elle.
Si elle n’avait pas été novice, elle aurait pu fouiller son âme. Mais elle utilisait toute son énergie à ne pas se dissoudre dans l’infini.
— Concentre-toi sur l’objet de ta quête.
L’espace et le temps n’existaient plus. Elle pouvait parcourir le monde à sa guise, franchir les océans, les montagnes, les déserts…
« Ninian ! pensa-t-elle. Je veux voir Ninian ! »
Sa volonté se projeta vers son frère. Elle saurait enfin s’il était en vie. Elle le rejoindrait au mont Tumba, le verrait prier avec les autres moines, ou dormir dans sa cellule au toit de chaume.
Ou elle verrait sa tombe, creusée près de celle d’Aneurin.
Elle fut aspirée par une rafale, un tourbillon glace l’emporta loin, très loin, sans qu’elle distingue rien de ce qui l’entourait.
Le visage de son jumeau apparut brusquement devant elle.
Ses grands yeux verts fixaient le vide, pleins de détresse. Ses lèvres étaient tuméfiées, ses joues creusées, son crâne avait été rasé.
Puis elle aperçut le collier de fer qui enserrait son cou, la chaîne à grosses mailles qui l’attachait à un piquet. Il y avait d’autres formes humaines autour de son frère, mais elle ne voyait que lui. Il souffrait ! Elle souffrait aussi !
— NINIAN ! NINIAN !
Elle criait son nom, très loin, dans la caverne humide et sombre.
Une tornade se dressa devant elle, l’emporta, la projeta en tous sens comme un tas de feuilles mortes. Son être se disloquait. Son âme hurla de terreur.
— NINIAN !
Elle allait disparaître, se dissoudre dans l’espace, mourir sans lui venir en aide.
Il y eut un éclair éblouissant, une énergie brutale la traversa de part en part. Myrddin la ramenait vers son corps. Il l’entraînait comme la tempête emporte une brindille.
Il y eut un choc et elle se tordit de douleur. Elle n’était que crampes, ses muscles tendus, durs comme de la pierre, la broyaient. Puis ils se relâchèrent et elle s’effondra, vide et sans force sur le sol.