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En attendant le retour de Gwynnan, Petrus envoya des espions à Portus Adurni. Ceux-ci revinrent avant le fauconnier, porteurs de nouvelles fraîches : les environs de la ville avaient été razziés, de nombreux villageois avaient été tués ou faits prisonniers. Le port était tenu par une vingtaine de bateaux saxons arrivés sans nul doute en renfort après la prise de la ville. Et, bien sûr, des guetteurs postés sur les murs surveillaient les alentours jour et nuit. La partie ne s’annonçait pas aussi facile qu’espéré.
L’arrivée d’une vingtaine de cavaliers du fort de Glenum, puis une semaine plus tard de Gwynnan à la tête de cinquante archers rendirent l’espoir aux hommes d’Arturus. Grossie des fantassins de Venta et des deux cents cavaliers que dirigeaient Caius et Petrus, l’armée qui se mit en marche était assez nombreuse pour impressionner l’ennemi. Mais Kian remarqua avec inquiétude l’équipement hétéroclite des fantassins, les harnais romains usés, les pilums[44] et les glaives sans doute hérités de leurs pères et grands-pères.
Ils quittèrent Venta trois heures avant l’aube, s’éclairant de flambeaux pour suivre la route qui descendait vers la mer. Des bœufs tiraient les charrettes chargées de machines de siège : un bélier, une catapulte et deux onagres. Dans l’obscurité à peine repoussée par les torches, le martèlement des pas et des sabots surgissait du néant, comme si une légion fantôme s’enfonçait dans la nuit.
L’aube se leva, et avec elle un vent d’ouest au parfum d’algues et de sel. Ils firent halte à la vue des murailles de Portus Adurni. La bannière ornée du cheval blanc d’Aelle avait remplacé le dragon rouge de Bretagne.
— Le litus saxonitum[45], grogna Caius en crachant par terre. Il n’a jamais mieux porté son nom !
La route était bordée de terres humides envahies d’ajoncs. Un échassier s’envola lourdement non loin de Kian. À l’exception des mouettes et des grands corbeaux qui planaient au-dessus de la ville, elle semblait endormie.
— Ils nous attendent, décréta Petrus.
— Eh bien, ne soyons pas impolis, rétorqua Gwynnan, les yeux brillants. Nous avons assez abusé de leur patience.
— Prêt, tueur de berserker ? demanda Caius avec un sourire étincelant.
— Prêt, répondit Kian en attachant les lanières de son casque.
Contrairement à ce qui s’était passé à Sorviodunum, il ne livrerait pas ce combat seul au milieu d’inconnus. Les compagnons d’Arturus étaient devenus ses frères d’armes, et Caius un parent et ami.
Les hommes se postèrent selon l’ordre de bataille longuement préparé à Venta. Si la ville demeurait close, ils établiraient un siège. Mais si, comme le pensait Petrus, les Saxons sortaient se battre, alors il lancerait ses guerriers à l’assaut en premier après que les archers eurent tiré des volées de flèches.
Petrus avait deviné juste. Les Saxons n’étaient pas hommes à se protéger derrière des murailles. Dès que l’armée bretonne se présenta devant Portus Adurai, les portes s’ouvrirent et les hommes du nord déferlèrent sur les hommes de l’ouest.
Ce fut un combat féroce mais étrangement statique. Les deux armées s’affrontaient comme des taureaux de force égale, front contre front, sans parvenir à affaiblir l’adversaire. Les terres marécageuses qui bordaient la voie romaine jusqu’aux murailles désavantageaient les cavaliers, leurs montures s’enfonçant dans les vasières. À la moindre occasion les Saxons se jetaient sur eux, tranchaient le jarret du cheval et la gorge de celui qui le montait.
La bataille semblait ne vouloir jamais finir et la ville vomissait sans arrêt de nouveaux combattants. Un instant Kian pensa qu’ils ne parviendraient pas à forcer la défense saxonne. L’épuisement le gagnait, son bras était lourd, sa main engourdie par les coups qu’il avait portés et parés. Sa cuisse gauche avait été entaillée par une lame ennemie et saignait abondamment. La douleur viendrait plus tard. S’il survivait au combat.
Soudain Kian sentit qu’on sautait en selle dans son dos. Avant qu’il puisse réagir, on l’attrapa par les cheveux. La lumière du soleil l’éblouit, la lame d’un saex[46] frôla son cou. Et retomba.
L’homme qui le tenait à sa merci un instant plus tôt s’effondra dans la poussière.
— Tu comptes faire de ma sœur une veuve ? Surveille tes arrières, tueur de berserker ! Je ne serai pas toujours là pour te protéger !
Caius donna une claque amicale dans le dos de Kian. Celui-ci, pétrifié, lutta un instant pour reprendre son souffle.
« Je serais mort sans m’être aperçu de rien, pensa-t-il. Sans avoir vu les yeux de mon ennemi. »
La rage déferla dans ses veines, balayant la fatigue qui l’avait ralenti. Il se jeta sur la masse grouillante des Saxons avec un hurlement de bête sauvage.
Ce qui suivit ne se grava pas dans sa mémoire. Ou peut-être son esprit préféra-t-il l’enterrer dans l’oubli. Comment ils pénétrèrent dans la cité en proie à la panique, comment ils poursuivirent jusque dans la mer ceux qui s’enfuyaient, qui lui porta ce coup qui noircit sa pommette pendant des jours – tout cela, il aurait été incapable de le dire. Seules certaines images lui reviendraient à l’esprit. Une Saxonne échevelée brandissant un couteau. Les archers tirant des flèches enflammées sur les longs bateaux noirs qui fuyaient le port. Gwynnan hissant l’étendard de Bretagne, dragon rouge flottant dans la splendeur du couchant. Une embarcation en feu sombrant dans une mer calme.
***
Quand la nuit tomba sur Portus Adurni, la ville était à nouveau bretonne.
Kian, entouré d’autres blessés, attendit des soins dans la cour de l’ancienne caserne romaine. Alexion recousit sa cuisse d’une main de fer, sans lui accorder un regard ni une gorgée d’alcool. Kian serra les dents, s’interdisant la moindre plainte, et s’évanouit. Il reprit conscience dans un coin de la salle, allongé près de Gwynnan qui lui tendit une gourde d’eau. Une lame avait entaillé le beau visage du fauconnier du sourcil droit jusqu’à la mâchoire.
— Toutes ces femmes qui m’ont juré un amour éternel, marmonna Gwynnan avec une grimace ironique. Elles vont regretter leurs serments !