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Le repas leur parut un festin digne du palais d’un roi. On leur servit des huîtres et du crabe, du porc farci, de fines tranches de bœuf, des asperges sauvages et des fèves, des fromages variés, des pommes cuites dans du miel, le tout accompagné d’un vin capiteux. Ils engloutirent ces mets avec gourmandise sous le regard amusé de leur hôte. Quand enfin ils furent rassasiés, celui-ci se cala dans son fauteuil et les interrogea :
— Quels sont vos projets, mes amis, et en quoi puis-je vous aider ? J’ai cru deviner que vous ne comptiez pas reprendre une vie de moine…
— Tu ne te trompes pas, Sextus, confirma Ninian. Je te l’ai dit, nous étions décidés à quitter le monastère avant même cette horrible affaire.
— Mais tu ne m’as pas dit où vous comptiez vous rendre.
Ninian hésita. N’était-ce pas demander beaucoup à Sextus que d’implorer son aide financière et matérielle pour leur voyage ? Seraient-ils jamais en mesure de lui rendre l’argent qu’il y engagerait ?
— Nous voulons rejoindre la sœur de Ninian en Bretagne, déclara Priscus dont les yeux brillants trahissaient une légère ivresse.
— En Bretagne ! s’exclama Sextus.
— Nous souhaitons embarquer sur l’un de tes navires, avoua Ninian. Mais nous ne pouvons pas payer notre voyage et, une fois que nous aurons rejoint ma sœur, il nous sera difficile de te rembourser. C’est sans doute abuser de ta générosité…
— La question n’est pas là, Ninian, le coupa Sextus en levant une main rassurante. Je serais ravi si ma fortune contribuait à votre bonheur. Mais est-ce vous aider que de vous envoyer sur cette île ?
— Niniane y vit en paix et en sécurité, assura Ninian. Elle m’a envoyé une lettre dans laquelle elle m’invitait à la rejoindre.
— J’ai reçu une lettre de ta sœur, moi aussi, sans doute apportée par le même messager. Elle m’a raconté son voyage, sa rencontre avec le dux bellorum, la victoire de ce dernier contre les hordes d’Aelle… J’ai été transporté de joie de la savoir vivante et en lieu sûr. Mais cela ne signifie pas que votre voyage se passera sans encombre. Niniane a eu la chance de traverser le Mare Britannicum[19] alors que les Saxons étaient assemblés à terre pour affronter Arturus. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ils ont repris leurs habitudes de piraterie, et ils ne sont pas les seuls à écumer la mer en quête de navires à piller. Les Francs installés au nord de la Gaule ne sont pas en reste. J’ai failli perdre un de mes bateaux il y a deux semaines ! Une bataille sanglante qui a coûté la vie à la moitié de mon équipage. Il s’en est fallu de peu pour que tous périssent ou soient capturés pour être vendus comme esclaves.
Priscus tourna vers Ninian un visage inquiet. Le discours de Sextus l’avait impressionné. Sans doute n’avait-il pas clairement perçu les risques qu’ils encourraient en entreprenant un tel périple.
— Vous pourriez rester ici, reprit Sextus doucement. Je me fais vieux, je n’ai pas d’enfants… Si Dieu m’offrait l’appui de deux jeunes gens au crépuscule de ma vie, je me considérerais bénit.
Ninian demeura muet de stupéfaction. Ainsi Sextus était prêt à les garder près de lui, à les traiter comme ses fils, à leur offrir un avenir ! C’était inespéré, miraculeux même. Ninian prit la parole, la gorge serrée par l’émotion :
— Ce que tu nous proposes, Sextus, va au-delà de ce dont je rêvais en me présentant chez toi. Je savais, grâce aux échanges que nous avions eus lors de tes visites au monastère, que tu étais un homme bienveillant et pieux. Mais j’étais loin d’avoir deviné l’étendue de ta bonté. Je te remercie infiniment de la confiance que tu nous accordes. Permets-moi cependant de différer ma réponse. J’ai besoin de réfléchir à tête reposée avant de m’engager.
Sextus acquiesça.
— Prenez le temps nécessaire à la réflexion, mes enfants. Reposez-vous, retrouvez goût à la vie, pensez à votre avenir. Et quand vous aurez mûrement pesé les choses, vous me communiquerez votre décision.