1
Une pluie fine tombait depuis sexte[10], emplissant l’air d’une brume odorante, martelant les feuillages.
Ninian, agenouillé dans le champ de pois, se releva en grimaçant.
Son dos et ses genoux étaient douloureux, ses mains égratignées et rugueuses à force d’ôter du sol cailloux et mauvaises herbes. À se demander si les pierres ne poussaient pas comme des orties !
Et si le Christ t’appelait à témoigner autrement qu’en t’isolant au moment où ta famille se réunit ? Autrement qu’en te taisant, alors que tu es si cultivé ?
Depuis trois jours, il s’efforçait de chasser de son esprit la lettre d’Azilis. C’était peine perdue. Les mots tracés par sa jumelle revenaient sans cesse à sa mémoire, s’immisçaient entre les paroles des prières, s’enroulaient la nuit autour de lui.
Était-il victime de l’appel de Satan, comme l’avait suggéré l’abbé Mewen ?
Ou, plus simplement, la proie de ses propres démons ?
Il ne manque qu’un homme de Dieu auprès du dux bellorum…
Il s’étira puis se frotta les reins. Sa lourde bure était froide et humide. Si la pluie ne cessait pas très vite – et le ciel restait obstinément gris – Ninian serait bientôt trempé jusqu’aux os.
— Déjà fatigué, frère Ninian ?
Comment ne pas percevoir dans la voix de frère Chanao un subtil mélange de moquerie et de satisfaction qui chargeait la question d’agressivité ?
— Je n’ai pas ton endurance, mon frère, répliqua Ninian avec calme. Mais je prie Notre Seigneur chaque jour pour qu’il me donne la force d’accomplir mon labeur aussi bien que toi.
Un grognement de Chanao laissa entendre qu’il faudrait à Ninian un nombre incalculable de prières avant qu’un tel miracle s’accomplît. Il tourna vers lui son visage aux traits épais. Sa lippe dédaigneuse montrait clairement son mépris.
— Évidemment, quand on a vécu entouré d’esclaves, on ne sait pas ce que c’est que travailler.
— Je pense que j’ai appris ce qu’était le travail ces deux dernières années, répliqua Ninian en reprenant sa tâche.
— Deux ans ! Qu’est-ce que c’est, après tant d’années de luxure ? Tu as encore beaucoup à te faire pardonner.
Ninian se mordit l’intérieur des joues, chassant la colère qui le gagnait.
— Je n’en doute pas, concéda-t-il, de même que je ne doute pas que l’Éternel, dans sa grande bonté, me pardonnera beaucoup. Cela dit, frère Chanao, s’il est vrai que j’ai vécu dans le luxe, je n’ai jamais mené une vie dépravée. J’ai toujours été pieux, et ma seule débauche fut de consacrer l’essentiel de mon temps à l’étude et à la lecture. Et puis je suis entré dans ce monastère à quinze ans, c’est un peu jeune pour avoir mené une vie de luxure, non ?
— Inutile de te justifier, frère Ninian. Les riches Romains commencent leurs turpitudes dès l’enfance ! Mais peu importe. Dieu voit en toi et connaît ton cœur. Il jugera. Quant à se consacrer à l’étude, ce n’est pas ce qui sauvera ton âme ! Un cœur pur a plus de prix qu’un esprit encombré de savoir.
— C’est certain, mon frère, marmonna Ninian à bout de patience. Reprenons notre labeur sans nous perdre en bavardages inutiles.
Chanao n’ajouta rien, sans doute satisfait d’avoir – une fois de plus – humilié Ninian.
Ce moine le détestait et Ninian avait mis du temps à comprendre pourquoi. « Il est jaloux, lui avait un jour affirmé le frère Pandarus. Il est né pauvre, tu es né riche. Il est ignare, tu es savant. »
Ninian ne voyait pas d’autre explication. Chanao avait ses raisons pour haïr les riches familles sénatoriales comme celles dont Ninian était issu. Et il ne manquait pas une occasion de rappeler à son condisciple qu’« il est plus facile pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille que pour un riche d’entrer au royaume des cieux[11]. » Peu importait qu’aujourd’hui Ninian fût aussi pauvre que lui !
Chanao était arrivé au monastère l’hiver précédent. Il s’enorgueillissait d’une expérience dans un ermitage d’Armorique où les règles étaient plus sévères et le mode de vie plus strict. On y vivait de baies, de glands et de champignons, on y priait les bras en croix pendant des heures, debout dans l’eau glacée d’une rivière, pour mieux se pénétrer des souffrances de notre Seigneur Jésus-Christ, on se flagellait à la moindre pensée coupable, au moindre manquement à cette vie d’ascétisme et de pénitence.
« Seuls les plus fervents sont capables de servir Dieu comme nous le faisions », répétait Chanao à ses nouveaux condisciples.
Un raid de pirates saxons avait décimé la petite communauté. Ceux qui n’avaient pas trouvé la mort sous les coups des barbares avaient été enlevés et vendus comme esclaves. Dieu avait permis à Chanao de s’échapper et de rejoindre la communauté de l’abbé Mewen.
Depuis, songeait Ninian avec amertume, Chanao exerçait son influence sur Mewen. L’abbé était fasciné par l’exaltation mystique de ce moine fruste mais malin, charpenté comme un bûcheron et plus ignorant qu’une bûche. Il voyait en lui l’incarnation d’une foi pure.
En six mois, l’ascendant de Chanao sur le monastère et sur son chef spirituel était devenu considérable. Mewen incitait les autres moines à prendre exemple sur la frugalité de Chanao, sur la foi de Chanao, sur le courage de Chanao… Le personnage affichait une humilité que Ninian devinait fausse et perverse. Et Chanao, qui savait parfaitement que Ninian n’était pas dupe, ne perdait pas une occasion de le provoquer.
La cloche sonna les vêpres[12]. Ninian rangea sa bêche et se dirigea vers la chapelle où il se glissa près de Priscus. Le jeune homme l’accueillit avec un sourire chaleureux. L’office débuta et Ninian s’efforça de chasser la révolte et la colère qui le troublaient. Il pria pour que Dieu lui donne la force de ne plus détester frère Chanao, sa grossièreté, sa saleté.
Et pour chasser de son esprit la tentation de quitter le monastère afin de rejoindre Azilis.