34

 

 

 

 

Mes lèvres sont les bords d’une blessure brûlante.

 

Pierre Louÿs.

 

 

La Nakba, la catastrophe. 750 000 hommes, femmes, enfants, se préparaient à prendre le chemin de l'exode. La terreur s était emparée des villages. On tremblait en chuchotant le mot devenu symbole : « Deir Yassine, Deir Yassine. »

Pourtant, les symptômes avant-coureurs n'avaient pas manqué. Mais les Arabes avaient espéré. Espéré quoi ?

Au lendemain du massacre, au Caire, devant l'université d'El-Azhar, un jeune homme de vingt-deux ans, monté sur une table, harangue la foule :

La preuve est faite que l'Occident est de mèche avec nos ennemis puisqu'il n'y a pas eu la moindre condamnation ! Pas un seul cri indigné ne s'est élevé de ces pays qui furent, il y a peu encore, les bourreaux des Juifs ! S'il nous reste du sang dans les veines, si nous prétendons encore être des hommes, des Arabes et des disciples du Prophète, nous devons exiger une intervention militaire de nos gouvernements, une intervention immédiate ! Nous ne serons pas les bêtes de sacrifice des sionistes !

Un tonnerre d'applaudissement éclata la place, encourageant le jeune homme à poursuivre :

Lorsque les Espagnols brûlaient des Juifs sur les bûchers parce qu'ils les tenaient pour des suppôts de Satan, qui leur a offert un refuge ? Le droit de pratiquer leur religion ? Où se sont-ils réfugiés pour fuir l'oppression des Occidentaux, Pogroms, les humiliations, les ghettos ?

Il reprit son souffle. On le sentait gagné par sa propre émotion.

Nous, les Arabes, nous nous sommes comportés avec eux comme des gens civilisés, alors que ceux qui prétendent nous donner des leçons se comportaient, eux, comme des bêtes sauvages.

Nouvelles ovations. Même les policiers partageaient l'enthousiasme de la foule. L'orateur enchaîna ensuite sur les infamies et les avanies que l'Égypte subissait depuis plus de soixante-dix ans. Il dressa un tableau étonnamment précis de la situation et acheva son discours en proclamant, poing levé :

Vive l'Égypte ! Vive la Palestine !

Nouveau tonnerre d'applaudissements. On voulut le porter en triomphe, il refusa.

Au prix de mille difficultés, Taymour Loutfi se fraya un chemin vers le jeune homme de vingt-deux ans qui venait de s'exprimer avec tant de brio.

Lorsqu'il réussit enfin à le rejoindre, il lui dit simplement :

Je t'aime, Hicham. Je t'aime, mon fils.

Et ils s'étreignirent.

 

 

*

 

 

Haïfa, 15 avril 1948

 

 

Leïla Tarboush tendit à Karim une tasse qui embaumait fleur d'oranger.

Bois, cela te fera du bien.

Karim se releva et s'adossa contre la tête de lit.

Dieu bénisse tes mains.

Elle effleura délicatement son front et dit :

Je ne m'habituerai jamais à tes yeux. Un iris marron l'autre bleu. C'est très bizarre.

Il n'émit aucun commentaire. Dans son cerveau bourdonnait toujours la scène effroyable qu'il avait vécue, hanté par des cadavres de Kassem, Wissam et Yasmina. Alors que deux brancardiers de la Croix-Rouge internationale le portaient vers une ambulance, il avait eu le temps d'apercevoir les trois corps déchiquetés entre les gravats.

Mourad et Mona étaient entrés dans la chambre.

– Tu sembles aller beaucoup mieux, constata la mère de Karim.

Elle s'efforçait d'adopter un ton léger, mais on voyait bien que le cœur n'y était pas. Ses traits restaient tendus, l'expression était lasse. Il n'est pas dans la logique de la vie que des parents enterrent leur enfant ; c'est de cette peur rétrospective qu'elle ne s'était pas remise.

Où est Soliman ? s'informa Karim.

– À Jérusalem, répondit Mourad.

Et Castel ? Nos troupes tiennent-elles toujours Castel ?

Son père mit un temps avant de répondre :

Non. Malheureusement. Le jour même où vous avez conquis le village, une fois le décès d'Abd el-Kader connu, la plupart des hommes sont retournés à Jérusalem afin d'accompagner sa dépouille. Les Juifs en ont profité pour lancer une contre-offensive dans la nuit. Depuis, ils sont maîtres de l'endroit.

Abd el-Kader est donc mort pour rien.

Il hocha la tête tristement.

Et Samia ? Abd el-Kader lui avait écrit un mot, quelques heures avant de périr. Il la confié à Soliman. Il...

Oui. Ne te fais pas de soucis. Soliman lui a remis la lettre dès son retour de Castel.

Mourad prit la main de son fils et le contempla en silence le cœur serré. Il avait mal pour lui. Mal pour cette jeune fille, Leïla, que la guerre rendait orpheline, mal surtout d'être vivant.

 

Au même instant, assise à même le sol, Samia relisait pour dixième fois les mots d'Abd el-Kader :

 

 

Ma Samia chérie,

 

Nous allons écrire une grande et glorieuse page d'histoire. Tu ne peux imaginer ce que nous avons fait, jour et nuit, de douloureux sacrifices et d'efforts. Mais, dans l'action, les hommes s'oublient eux-mêmes. Ils oublient de manger, de boire, de dormir. Ils oublient leurs parents et leurs fils. L'ennemi est fort, Samia, mais nous remporterons la victoire finale. Inch Allah !

Je glisse dans l'enveloppe un poème que j'ai composé hier soir à l'intention de notre fils, Hussein. Qu'il n'oublie pas. Qu'il n'oublie jamais !

 

Ce pays d'hommes braves,

Est celui de nos aïeux.

Sur cette terre,

Les Juifs n'ont aucun droit.

Comment pourrais-je dormir

Quand elle est aux mains de l'ennemi ?

Quelque chose brille dans mon cœur,

C'est ma patrie qui m'appelle.

 

Samia replia la feuille et la glissa dans l'échancrure de sa robe, sur son sein. Elle n'aurait jamais imaginé qu'un guerrier pût être aussi un poète.

 

 

*

 

 

Base de Ramat Gan, banlieue est de Tel-Aviv, 25 avril 1945

 

 

Menahem Begin s'assura que le micro était en état de marche et proclama :

« Hommes de l’Irgoun ! Nous allons conquérir Jaffa. No allons lancer une des batailles décisives de l'indépendance d'Israël. Sachez qui se trouve devant vous et souvenez-vous qui se trouve derrière vous ! Vous faites face à un ennemi cruel qui veut nous détruire. Des parents, des frères, des enfants sont derrière vous ! Frappez durement l'ennemi ! Visez juste ! Économisez vos munitions ! Dans la bataille, ne montrez pas plus de pitié envers l'ennemi qu'il n'en montre envers notre peuple ! Mais épargnez les femmes et les enfants ! Quiconque lève la main et se rend aura la vie sauve. Vous l'épargnerez ! Vous serez menés au combat par le lieutenant Gidi. Vous n'avez qu'une seule direction à suivre : En avant ![108] »

La bataille de Jaffa commença le lendemain. La ville fut bombardée soixante-douze heures durant.

Le 13 mai, elle capitula.

La population n'eut d'autre choix que de fuir. Sur les soixante-dix mille habitants, quatre mille environ restèrent sur place.

 

*

 

Tel-Aviv, 14 mai 1948

 

 

Dans le hall bondé du musée d'Art moderne, les cadets de l'École des officiers de la Haganah avaient de plus en plus de peine à contenir la foule. Ce vendredi 14 mai 1948 n'était pas un jour comme les autres. Pour les Juifs, c'était le 5 iYar de l'an 5708 du calendrier hébraïque. C'était aussi le jour où s'achevait le mandat britannique sur la Palestine. À minuit pile, Arabes et Juifs se retrouveraient face à face, sans les soldats de Sa Gracieuse Majesté pour les séparer.

Les murs de la petite salle étaient couverts de tableaux : les Hébreux lettrés reconnaissaient Le Juif tenant les tables de la Loi de Marc Chagall, ou Le Pogrom de Minkovski. Mais tous, sans exception, savaient qui était l'homme barbu au centre du plus grand mur, le portrait entouré de deux drapeaux blancs à bandes bleues et étoile de David : Theodor Herzl, le père du sionisme.

David Ben Gourion venait de prendre place sous le cadre. À ses côtés étaient réunis les quatorze membres du Conseil national juif et toutes les élites du futur État hébreu. À 16 heures précises, il se leva et, d'une voix sourde, lut :

« La terre d'Israël est le lieu où naquit le peuple juif. C'est là que s'est fondée son identité spirituelle, religieuse et nationale. C'est là qu'il a réalisé son indépendance et créé une culture qui a une signification nationale et universelle. C'est là qu'il a écrit la Bible et l'a offerte au monde. Contraint à l'exil, le peuple juif est resté fidèle à la terre d'Israël dans tous les pays où il s'est trouvé dispersé, ne cessant jamais de prier et d'espérer y revenir pour rétablir sa liberté nationale.

Motivés par ce lien historique, les Juifs ont lutté au cours des siècles pour revenir sur la terre de leurs ancêtres et retrouver leur État. Au cours des dernières décennies, ils sont revenus en masse, ils ont mis en valeur les terres incultes, ont fait renaître leur langue, ont construit des villes et des villages et ont installé une communauté entreprenante et en plein développement qui possède sa propre vie économique et culturelle. Ils ont recherché la paix tout en étant prêts à se défendre. Ils ont apporté les bienfaits du progrès à tous les habitants du pays et se sont préparés à l'indépendance souveraine. En 1897, le premier congrès sioniste, inspiré par la vision de l'État juif de Theodor Herzl, a proclamé le droit du peuple juif au renouveau national dans son propre pays... »

La voix de Ben Gourion s'envola au-delà de Tel-Aviv, bien au-delà du nouvel État, vers le monde arabe hébété.

Le discours n'était pas achevé qu'à Damas, Bagdad, Alexandrie, Beyrouth, au Caire, des manifestants s'en prirent aux commerces juifs, qui furent saccagés à coups de barres de fer et incendiés.

Le 15 au matin, la Syrie, le Liban, la Jordanie, l'Égypte et l'Irak déclaraient la guerre à Israël.

 

*

 

Le Caire, 16 mai 1948

 

À l'exception des noctambules invétérés et des fonctionnaires de la Maison royale, bien peu de personnes au Caire connaissaient Edmond Gahlan. Aussi les policiers qui surveillaient l'ambassade de l'URSS ne lui prêtèrent-ils pas d'attention quand il en franchit le seuil.

Il avait rendez-vous avec l'attaché militaire. C'est un personnage chagrin qui le reçut derrière un bureau métallique et en présence d'un tiers qui ne lui fut même pas présenté.

– Je suis délégué par le roi d’Égypte, expliqua Gahlan. Nous avons besoin d'armes et de munitions.

Le Soviétique hocha la tête ; il connaissait la situation : depuis la veille, les États-Unis et la Grande-Bretagne avaient décrété l'embargo sur les armes à destination du Moyen-Orient.

La démarche du palais s'avérait compréhensible : l'Égypte ne pouvait enfreindre ouvertement l'embargo, sous peine de susciter une réaction violente des Américains et des Anglais. Les seuls susceptibles de lui vendre ce dont son armée avait besoin étaient les pays du bloc communiste.

De quelles armes vous avez besoin ? interrogea le Soviétique.

Gahlan sortit de sa poche deux feuilles de papier rédigées en anglais. L'attaché militaire examina attentivement la liste et leva les sourcils.

Cela fait beaucoup de matériel. Qui paie ?

L'État égyptien.

Il nous faudra un engagement de votre gouvernement.

Vous l'aurez. Mais c'est urgent.

Le Soviétique hocha de nouveau la tête. Cette commande offrait à l'URSS l'occasion rêvée de débarquer sur la scène du Moyen-Orient.

Les véhicules blindés, asséna-t-il d'un ton sans réplique, pas question.

Pourquoi ?

Nos blindés sont aisément reconnaissables. Nous aurions l’air de participer au conflit.

Gahlan digéra la restriction ; après tout, elle se justifiait.

L'armement lourd aussi est exclu. Nous ne pouvons aller au-delà des mortiers. Des 6.73.

C'est aussi une question de temps, je vous le rappelle.

– Si vous êtes pressés, il faudrait, pour certains types d'équipements, vous adresser à des pays amis, tels que la Tchécoslovaquie et l'Allemagne démocratique. Ils possèdent des stocks rapidement disponibles.

Il posa les deux feuillets sur le bureau et, pointant du doigt les paragraphes, énuméra le matériel que l'URSS, la RDA et la Tchécoslovaquie pouvaient chacune livrer rapidement.

– Quels délais ? s'informa Gahlan.

– Pratiquement le temps d'acheminement, soit trois jours de terre et cinq jours de mer.

Gahlan s'émerveilla de cette rapidité de livraison, mais n'en laissa rien paraître. À vrai dire, il ignorait tout des armements.

– Quel port d'expédition ?

– Poula.

Comme le nom, à l'évidence, n'évoquait rien à son interlocuteur, le Soviétique précisa :

– Yougoslavie. Au fond de l'Adriatique.

– Quel cargo ?

Turc ou yougoslave, ne vous inquiétez pas. Mais il faudra, bien entendu, que je parle de tout cela à notre ambassadeur. Je vous téléphonerai.

Non. Informez-moi par un coursier au palais d'Abdine.

L'autre acquiesça, l'œil malin. Il savait que les Anglais écoutaient les communications de l'ambassade.

– Je vous ferai parvenir la lettre du ministère des Armées dès que vous aurez obtenu l'accord de votre ambassadeur.

Une fois Gahlan parti, l'attaché militaire et le témoin mystérieux échangèrent des sourires. L'attaché donna un grand coup du plat de la main sur le bureau et un rire silencieux secoua sa carcasse.

Dans la rue, Gahlan, ravi, héla un taxi qui l'emmena à l'ambassade de Tchécoslovaquie. Puis à celle de la République démocratique d'Allemagne. Quand il en sortit, il était encore plus radieux. Il venait de conclure l'affaire de sa vie. Le tout représentait trois cent mille livres. Selon l'accord conclu avec le chef d'état-major, Haydar pacha, il touchait dix pour cent du marché clandestin. Évidemment, il conviendrait d'arroser des gens à gauche et à droite, mais Gahlan n’était pas avare. Trois ou quatre pour cent le récompenseraient de ses efforts.

Il ignorait que les Israéliens avaient, quelques heures auparavant, conclu le même deal avec les mêmes ambassades, mais dans d’autres pays, Paris, Bonn, Rome… Les armes et surtout les munitions que l’Égypte achetait par son intermédiaire n’étaient que des fonds de tiroir. Le meilleur avait été livré aux ennemis…

Le souffle du jasmin
titlepage.xhtml
Le souffle du jasmin_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_002.htm
Le souffle du jasmin_split_003.htm
Le souffle du jasmin_split_004.htm
Le souffle du jasmin_split_005.htm
Le souffle du jasmin_split_006.htm
Le souffle du jasmin_split_007.htm
Le souffle du jasmin_split_008.htm
Le souffle du jasmin_split_009_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_009_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_010.htm
Le souffle du jasmin_split_011.htm
Le souffle du jasmin_split_012.htm
Le souffle du jasmin_split_013.htm
Le souffle du jasmin_split_014.htm
Le souffle du jasmin_split_015.htm
Le souffle du jasmin_split_016_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_016_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_017.htm
Le souffle du jasmin_split_018.htm
Le souffle du jasmin_split_019.htm
Le souffle du jasmin_split_020.htm
Le souffle du jasmin_split_021_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_021_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_022.htm
Le souffle du jasmin_split_023.htm
Le souffle du jasmin_split_024.htm
Le souffle du jasmin_split_025_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_025_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_026.htm
Le souffle du jasmin_split_027.htm
Le souffle du jasmin_split_028.htm
Le souffle du jasmin_split_029.htm
Le souffle du jasmin_split_030.htm
Le souffle du jasmin_split_031_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_031_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_032.htm
Le souffle du jasmin_split_033.htm
Le souffle du jasmin_split_034_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_034_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_035.htm
Le souffle du jasmin_split_036.htm
Le souffle du jasmin_split_037_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_037_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_038.htm
Le souffle du jasmin_split_039.htm
Le souffle du jasmin_split_040_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_040_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_041.htm
Le souffle du jasmin_split_042_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_042_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_043.htm
Le souffle du jasmin_split_044.htm
Le souffle du jasmin_split_045_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_045_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_046.htm
Le souffle du jasmin_split_047.htm
Le souffle du jasmin_split_048_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_048_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_049.htm
Le souffle du jasmin_split_050.htm
Le souffle du jasmin_split_051_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_051_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_052.htm
Le souffle du jasmin_split_053.htm
Le souffle du jasmin_split_054.htm
Le souffle du jasmin_split_055.htm
Le souffle du jasmin_split_056.htm
Le souffle du jasmin_split_057.htm
Le souffle du jasmin_split_058_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_058_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_059.htm
Le souffle du jasmin_split_060.htm
Le souffle du jasmin_split_061.htm
Le souffle du jasmin_split_062.htm
Le souffle du jasmin_split_063.htm
Le souffle du jasmin_split_064.htm
Le souffle du jasmin_split_065.htm
Le souffle du jasmin_split_066.htm
Le souffle du jasmin_split_067.htm