25

 

 

 

 

Toutes les rivières de lunivers ne peuvent apaiser la soif de justice dun homme.

Saadi.

 

 

Haïfa, janvier 1938

 

 

À des milliers de kilomètres de là, une averse ridait les eaux de la Tamise et la pluie crépitait sur les vitres du Foreign Office.

– L'ennui, monsieur, déclara Marc Wyndham, c’est que nous n'avons pas beaucoup de gens qui parlent l’arabe.

– Ah, quelle grande perte que celle de Lawrence ! acquiesça son interlocuteur, sir Robert Anthony Eden, premier comte d'Avon et, depuis trois ans, secrétaire d'État au Foreign Office.

Eden était assis à son bureau, son directeur des Affaires orientales debout devant lui, aussi raide que s'il se tenait au garde-à-vous.

Wyndham ne releva pas les regrets de son chef ; il lissa brièvement du bout de l'index sa moustache grisonnante, impeccablement cirée. Lawrence était mort trois ans auparavant, dans un accident de moto, dégoûté de la politique anglaise et humilié d'avoir contribué à une trahison.

– Mais ne peut-on trouver quelqu'un qui nous porte de la sympathie parmi tous ces gens, en Irak, en Égypte, en Syrie, que sais-je ? Quelqu'un qui aurait de l'influence sur tous ces agités.

– S’il nous porte de la sympathie, monsieur, il n’aura pas d'influence.

Même pour de l'argent ?

Wyndham se raidit un peu plus.

– Jusqu'ici, monsieur, l'argent ne nous a servi qu’à acheter du renseignement. Je doute qu'un homme possédant véritablement de l'ascendant sur les Arabes, si tant est qu'il existe accepterait de considérer une telle proposition.

– Pourquoi ?

– Parce que, monsieur, ce serait à nos yeux qu'il se déconsidérerait.

L'argument cloua Eden.

– Vous ne croyez donc pas que la partition de la Palestine mettra fin à l'agitation dans la région ?

– La Palestine s'avérant la plus grande pomme de discorde, je crains, au contraire, monsieur, que la partition n'attise au maximum la rancœur arabe. Et pour longtemps.

– Nous serions donc voués à être détestés dans cette partie du monde ?

Wyndham se demanda si le secrétaire d'État lisait vraiment les communiqués qu’il lui soumettait ; il prit son temps pour répondre :

– Nous sommes des occupants, Monsieur. À leurs yeux, des impérialistes.

– Nous nous montrons pourtant discrets, que je sache.

Wyndham, qui connaissait bien l’actuel haut-commissaire – sir Miles Lampson – et son jeune roi Farouk à la baguette en Falstaff impérieux, cynique et brutal, refréna un sourire :

– Pas autant qu'il serait souhaitable, monsieur.

Sur quoi Wyndham alla se rasseoir à son bureau, tandis que sir Anthony Eden demeurait un long moment figé dans la réflexion.

Ah ! Ces Arabes, ces Juifs ! Cet Orient ! S'il ne tenait qu'à lui, on appliquerait la méthode suggérée à une époque par son collègue, l'actuel chancelier de l'Échiquier, Winston Churchill : gazer les empêcheurs de tourner en rond. D'autant qu’il n'y avait pas que l'Orient et les Arabes, les Juifs ! Voilà un certain temps déjà que l'Angleterre était confrontée à un « fakir séditieux », comme l'avait surnommé si justement Winston : ce Mohandas Gandhi qui se permettait de gravir à moitié nu les marches qui conduisaient au palais du vice-roi ! Voilà dix ans qu'il s'entêtait à réclamer l'indépendance de l’Inde. Indépendance, indépendance ! Qu'avaient-ils tous avec cette obsession ?

 

 

*

 

 

Le Caire, 20 janvier 1938

 

 

Ce 20 janvier, il valait mieux renoncer à sortir, à moins que ce fût pour se noyer dans les marées humaines qui célébraient le mariage de Farouk. On avait réduit le prix des transports publics de 70 % afin de permettre au plus grand nombre de se rendre dans la capitale. Les rues et les avenues du Caire scintillaient de mille feux, tandis que, sur le Nil, des centaines de felouques se lançaient sur les flots, la proue mouchetée de lampions.

L'allégresse du petit peuple était d'autant plus extraordinaire que la mariée, baptisée Farida, qui signifie « l'Unique », n'étant pas de sang royal, figurait la bergère qui épouse son seigneurs.

Vers 11 heures du matin, une voiture du parc royal s’immobilisa devant la villa d'Héliopolis où résidait la promise Accompagnée par son père, la jeune fille s’y installa et le véhicule prit la direction du palais de Koubbeh.

Une heure plus tard, la voiture en franchissait les grilles.

Le roi, en grand uniforme de l'armée, la poitrine décorée de cordons et de médailles, attendait dans le grand salon d’apparat. Selon le rituel musulman, la future reine fut conduite dans une pièce voisine et c'est uniquement son père, Farid Zulficar, qui alla à la rencontre du souverain.

– Votre Majesté consent-elle à accepter ma fille Farida pour épouse ?

– J’y consens, répondit Sa Majesté.

Le contrat fut alors présenté successivement à la signature lu roi, du père de la mariée et de deux témoins. C’est seulement à ce moment-là que la jeune femme fit son apparition, vêtue d'une robe de cour prolongée par une traîne de tulle longue de cinq mètres. À son cou étincelait un lourd collier de rubis et de perles. Le visage était entouré d'un voile de dentelle, cadeau de l'impératrice Eugénie à l'une des filles du khédive Ismaïl, en 1869, lors de l'inauguration du canal de Suez.

Une fois la cérémonie achevée, le couple royal prit place dans une voiture décapotable d'un rouge flamboyant et traversa la ville.

La foule était en délire. Ils étaient beaux, ils étaient jeunes. Ils étaient le roi et la reine. Une véritable prairie de coquelicots formée par les tarbouches écarlates s'étalait sous le ciel bleu métal. On entendait, ici et là, cette expression typiquement égyptienne dont le sens profond échappe à toutes les interprétations : « Ils sont beaux comme la lune. » Le cortège royal glissa sous les arcs de triomphe fleuris érigés le long du parcours. Ce 20 janvier, le temps d'une fête, l'Égypte oubliait sa misère, les brimades anglaises, sa désespérance millénaire.

Les festivités se prolongèrent durant trois jours et trois nuits, rythmées par une série de spectacles dignes des Mille et une nuits. Sur des estrades improvisées, en plein cœur du Caire, on vit apparaître la grande Badia, la Mistinguett égyptienne, Oum Kalsoum, la chanteuse-déesse, et une jeune danseuse, Tahia Carioca, encore à ses débuts.

Au palais, le roi présida trois banquets organisés successivement en l'honneur du gouvernement, du corps diplomatique des hauts fonctionnaires.

Des télégrammes adressés du monde entier s'amoncelèrent son bureau. On pouvait y lire entre autres les vœux d’Adolf Hitler.

 

Les noces de Farouk avaient déclenché d'Alexandrie un enthousiasme exceptionnel. Pour un pays privé d'étendard depuis la mort de Saad Zaghloul, humilié depuis des années par l'occupation anglaise et des compromissions sans fin du pouvoir, ce mariage symbolisait la renaissance et l’espérance.

Personne n’aurait pu imaginer alors que cet espoir avait commencé de poindre cinq jours plus tôt, quelque part dans le désert, à Mankabad, petit village incrusté dans un paysage désertique, décor d'étangs et de canaux situé à quelques kilomètres d'Assiout et de Beni-Morr, au pied du Gabal el-Cherif.

Cinq hommes se trouvaient alors réunis autour d’un feu de camp.

On entendait cliqueter des gamelles et des écuelles au contenu plus que modeste : du foul, des lentilles, des oignons, quelques châtaignes. Deux grandes bonbonnes de thé chauffaient doucement dans les braises que l'un ou l’autre des militaires alimentait de broussailles sèches.

L'un des hommes était le lieutenant Gamal Abdel Nasser curieusement surnommé « Jimmy ». Un autre, au visage étrangement lisse et impassible presque angélique, était le lieutenant d'infanterie Zakaria Mohieddine. À ses côtés se tenait son frère, Khaled. Le quatrième était le sous-lieutenant chargé des transmissions, Anouar el-Sadate ; le dernier s’appelait Abdel Hakim Amer, « Robinson » pour les amis en raison de sa passion des récits de voyages.

Ils s'étaient réunis ce soir-là, le 15 janvier 1938, pour fêter l’anniversaire de Gamal. L’ambiance était quelque peu morose. Le fait d'être commandé et entraîné par des officiers formés par les Britanniques était vécu comme une injure, d’autant que ceux-ci se montraient à la fois arrogant à l’égard subordonnés et serviles devant les membres de la mission militaire anglaise. Le pire de tous s appelait Mahmoud Seif et se prenait pour le sultan Abd el-Hamid. Gamal et ses compagnons l'avaient surnommé le « Sultan rouge »

Les puissants ignorent la rapidité de jugement de ceux qu'ils croient dominer : ayant avalé plus de couleuvres que le monde n’en produit depuis la création, ils savent vite distinguer le vrai chef du minable galonné. Et les révolutions nom souvent d’autre objet que de rétablir les vraies hiérarchies.

— Un peu d'oie rôtie, Excellence, dit Zakaria Mohieddine, en retirant du feu une des gamelles de foul, ou bien vous préféreriez un blanc de poulet à la circassienne.

Une crise de fou rire parcourut le cercle.

– Puis-je servir le vin ? demanda un autre caporal, s’emparant de l'une des bonbonnes de thé.

On fit passer le pain, des pains ronds de blé noir, le pain du peuple, esh baladi.

Gamal, lui, ne riait pas. Il semblait ailleurs.

Des chacals hurlèrent dans le lointain.

Le repas s'acheva. Il ne restait plus une seule fève ni un grain de lentille dans les écuelles, jetées pêle-mêle dans un grand sac.

Gamal n'avait toujours rien dit. À la fin, son silence devenait tonitruant : on n'entendait que lui, le silence de cet homme que tout le monde respectait.

On passa des segments de canne à sucre en guise de dessert. Ils s'épluchaient avec un couteau ; la fibre apparaissait alors juteuse et, miracle, toujours fraîche.

À la fin, chacun devina que Gamal allait parler. À la lumière des flammes, le visage s'anima.

Les Anglais sont responsables de tous nos malheurs, asséna-t-il.

Ce n'était pas une révélation, mais, prononcés par Nasser, ces mots revêtaient le poids d'une prophétie. Ils résumaient la situation au-delà des analyses subtiles et des considérations savantes. Si les Anglais n'avaient pas occupé le pays, les jeux du pouvoir eussent été légitimes et non corrompus.

– Mes frères, reprit-il, saisissons l'occasion de cette rencontre : créons quelque chose de solide. Faisons le serment de rester fidèles à l'amitié qui nous rassemble. Grâce à cette union, nous triompherons de tous les obstacles.

Tous acquiescèrent avec ferveur.

Cela s'était passé le 15 janvier 1938, près de Mankabad, dans un paysage désertique, à quelques kilomètres d’Assiout et de Beni-Morr, au pied du Gabal el-Cherif…

 

 

*

 

 

Paris, 12 mars 1938

 

 

Depuis l'assassinat de Paul Doumer, survenu le 10 mai 1932, la France avait un nouveau président de la république en la personne d'Albert Lebrun. Quant à Léon Blum, après une brève éclipse, il avait réintégré ses fonctions de président du Conseil.

Jean-François, lui, comme il s'y était engagé à Bagdad devant Nidal et Dounia, avait démissionné du poste de premier secrétaire aux Affaires orientales et, sous les couleurs du parti radical socialiste, s'était porté candidat lors des élections législatives dans la circonscription des Hauts-de-Seine. Il avait été élu avec un score des plus honorables. Si, dans les coulisses, il demeurait un personnage incontournable dès qu’il était question de l'Orient, il n'exprimait plus l'opinion du gouvernement, mais la sienne. Une indépendance, qui n'allait pas sans frictions avec ses collègues ; la politique n'a jamais apprécié les francs-tireurs.

Il mit la dernière main à la note qu’il destinait à Joseph Paul-Boncour, le tout nouveau ministre des Affaires étrangères, la signa et consulta sa montre de gousset : 19 heures ! Il avait promis à Dounia de l'emmener au théâtre. Il récupéra en toute hâte son imperméable et marcha vers la porte. Au moment où il allait sortir, Marie Weil, qu'il avait conservée comme secrétaire, lui barra le passage. Essoufflée, les traits blêmes, elle semblait sur le point de défaillir.

– C'est une catastrophe, monsieur, une catastrophe.

Quoi donc ?

Elle s’éclaircit la gorge et reprit son souffle.

– La Wehrmacht a franchi la frontière austro-allemande.

– Quoi ?

– Oui, monsieur.

– Quand ?

II y a quelques heures.

– Ce… ce n’est pas possible.

– C'est pourtant confirmé.

Comment les Autrichiens ont-ils réagi ?

Il n'y a pas eu d'opposition. La population a accueilli les troupes allemandes par des acclamations et des fleurs. Il semble qu'à leurs yeux ce ne soit qu'un Anschluss. Un rattachement naturel à l'Allemagne.

Jean-François peinait à respirer. Ainsi, faisant fi des termes du traité de Versailles interdisant toute forme d'union entre l'Allemagne et l'Autriche, Hitler avait osé.

Il tapota l'épaule de sa secrétaire.

– Bon. Gardons notre sang-froid. Nous verrons bien la réaction des Alliés. Je dois filer. Ma femme m'attend.

– J'ai peur, monsieur Levent.

– Peur ?

Marie Weil baissa la tête. Ses lèvres tremblaient un lorsqu'elle murmura :

– Je suis juive, monsieur.

Il fit de son mieux pour adopter un ton rassurant.

– Allons, vous n'avez rien à craindre. Nous sommes en France.

Elle acquiesça faiblement.

– Oui, monsieur. Vous avez raison.

 

 

*

 

 

Haïfa, 2 juillet 1938

 

 

La première idée qui traversa l'esprit de Mourad fut : « Il pleut des gravillons. » Il fallut que Mona l'arrache à son sommeil pour qu'il prenne conscience qu'il s'agissait de coups répétés frappés à la porte.

Le réveil indiquait 2 heures du matin.

Il se redressa dans son lit et ordonna à sa femme.

Va dans la chambre du petit et enferme-toi.

Mais...

– Fais ce que je te dis !

Il ouvrit le premier tiroir d'une commode, sortit de dessous les linges l'un des Mauser conservés depuis l'attaque du Kibboutz de Kfar Sofer et gagna la porte d'entrée :

Qui est là ?

— Ouvre, c'est moi. Samia.

Samia ? Mais que diable faisait sa sœur ici en pleine nuit au lieu d'être auprès de son mari ? Elle tenait entre ses bras son bébé, un garçon né en avril, baptisé du nom de son père, Hussein. Il pensa au pire.

Écartant le battant, il retint un cri de surprise. Le visage d'Abd el-Kader se détachait dans la pénombre.

Ferme la porte. Éteins la lumière. Vite !

Mourad s'exécuta. Une fois toutes les pièces plongées dans l'obscurité, il questionna :

– Alors ?

Ce fut Samia qui expliqua :

Les Britanniques ont retrouvé la trace d'Abd el-Kader dans le maquis. Heureusement que nous avons été prévenus.

Le résistant palestinien se voulut rassurant.

Ne crains rien, Mourad. Dans quelques minutes, je ne serai plus là. On vient me chercher.

Attiré par les éclats de voix, Soliman apparut à son tour, les yeux pleins de sommeil.

Abd el-Kader ? Qu'est-il arrivé ?

Rien de très original. J'ai les Anglais à mes trousses. Ce n'est pas nouveau, n'est-ce pas ?

C'était vrai. Déjà, en mai 1936, après une attaque contre une base militaire, les Britanniques s'étaient acharnés sur lui, menant une offensive terrestre et aérienne contre son camp. Au terme de violents combats, blessé, il avait été capturé et transféré à l'hôpital d'Hébron. Trois jours plus tard, il faussait compagnie à ses geôliers et trouvait refuge en Syrie. À peine remis de ses blessures, il était revenu clandestinement en Palestine, ramenant dans ses bagages une centaine de volontaires.

– Où comptes-tu aller ? questionna Mourad

– En Irak. J’y serai en sécurité et l’on m’y attend les bras ouverts.

– Qui donc ?

– Rachid el-Keylani. C'est lui, l'avenir de l'Irak.

– Rachid ? Le neveu de feu Abdel Rahman ?

– Lui-même.

En quoi pourra-t-il te venir en aide ? Que je sache, depuis qu'il a été évincé par ce scorpion de Nouri el-Saïd, il ne fait plus grand-chose.

Abd el-Kader esquissa un sourire énigmatique.

– Tu as raison. Mais si ne rien faire est une chose, ne rien pouvoir faire en est une autre.

Un bruit de moteur retentit, suivi d'un crissement de freins sur le gravier.

– L’heure est venue, mes amis.

Abd el-Kader donna l'accolade à ses deux beaux-frères et leur recommanda :

– Je vous confie ma femme et mon fils. Ils sont ce qui me reste de plus sacré.

– Bien sûr. Ne t'inquiète pas. Au péril de nos vies, nous les garderons sous notre protection.

Le chef palestinien embrassa Samia tendrement.

– Je vais revenir, ma chérie. Je vais revenir...

Et il posa ses lèvres sur le front de Hussein.

                  Sois fort, mon lion.

 

 

*

 

 

Damas, 1er octobre 1938

 

 

Les domestiques avaient allumé les braseros sur ordre du maître de maison, Hachem el-Atassi, premier président de la République syrienne, et ranimé les brûle-parfums dans le salon réservé aux hôtes de marque. Du maassal, un tabac aromatisé au miel et à la pomme, était posé dans une coupe près d'un narguilé. On avait disposé une dizaine de cigarettes Mourad à bout doré dans un plateau en argent ciselé. Rien ne manquait. L'ex-Premier ministre de Fayçal connaissait depuis longtemps les habitudes de chacun de ses invités.

Le docteur Abdel Rahman Shahbandar, qui avait été son ministre des Affaires étrangères, craignait les courants d'air.

Shukri el-Kuwatli ne fumait que du maassal.

 Le seul pour qui le président n'avait rien prévu, c’était le Français, Jean-François Levent. Il avait une excuse : il ne l’avait croisé qu’une seule fois, vingt ans plus tôt, et leur entrevue avait été aussi brève que houleuse. À l’époque, Levent occupait la fonction de premier secrétaire aux Affaires orientales et défendait bec et ongles, avec une redoutable mauvaise foi, la présence française. Aujourd'hui, sa position avait quelque peu changé. Levent avait abandonné son rôle de porte-étendard du colonialisme et semblait disposé à jouer un rôle de médiateur entre la France et la Syrie. D'où la raison de sa venue.

Confortablement installé dans un fauteuil, Hachem allongea ses jambes et se renversa légèrement en arrière, fixant le plafond, songeur. Devait-il, oui ou non, démissionner ? Voilà plusieurs semaines que la question le tourmentait. Il apparaissait de plus en plus évident que la Chambre des députés ne comptait pas ratifier le traité d'indépendance que Paris s'était pourtant engagé à signer. Alors ? À quoi servait d'être un président privé des pouvoirs essentiels ?

– Monsieur Levent est arrivé, Excellence.

– Faites-le entrer.

Après avoir échangé une poignée de main chaleureuse avec l'élu des Hauts-de-Seine, le Syrien l'invita à s'asseoir.

– Figurez-vous que je pensais précisément à vous, dit-il avec un sourire.

– Et vous, vous posiez la question de savoir si vous deviez rester président ou vous retirer.

– Seriez-vous médium ?

– Non, monsieur le président, je lis dans vos yeux. Ce qui n'est pas pareil.

– Parfait, dans ce cas...

Le secrétaire qui avait annoncé Jean-François réapparut.

– Docteur Abdel Rahman Shahbandar. Monsieur Shukri el-Kuwatli.

El-Atassi avança à la rencontre des deux hommes, leur donna l'accolade et les présenta au Français.

Une fois tout le monde assis, le président ordonna d'allumer le narguilé destiné à El-Kuwatli. Un sourire lumineux éclaira aussitôt la figure longiligne de ce dernier.

– Hachem, s'exclama-t-il. Quel charmeur tu fais ! Je n'aurais pas aimé être ton adversaire politique.

– J'aime faire plaisir à mes amis, c'est tout.

El-Kuwatli ne parut que partiellement convaincu. Site président syrien était connu pour son hospitalité et sa très grande générosité, on savait aussi que ces qualités lui permettaient souvent d'amadouer ses rivaux pour les rallier à ses points de vue.

Kuwatli, lui, autrement moins diplomate, ne s'embarrassait guère de détours. Il suffisait d'observer son parcours pour en avoir la preuve. Dans sa jeunesse, il avait rejoint le parti El-Fatat, un mouvement politique d'opposition à l'Empire ottoman, et avait été très vite placé sous les verrous pour ses activités jugées subversives par les autorités turques. Libéré après la fin de la Première Guerre mondiale, il était entré dans le gouvernement du roi Fayçal au côté de son ami El-Atassi. Quand le mandat français fut proclamé, en juillet 1920, la tête d'El-Kuwatli fut mise à prix, et il fut forcé de fuir en Égypte, puis en Suisse, où – décidément indomptable – il avait fondé une organisation avec d'autres nationalistes : le Comité syro-palestinien.

Il saisit le narguilé que lui tendait un serviteur, exhala une bouffée et apostropha Jean-François.

– Connaissez-vous ce vieux proverbe arabe, monsieur Levent ? « Dieu aima les oiseaux, alors il inventa les arbres. L'homme aima les oiseaux, alors il inventa la cage. » Vous me comprenez, n'est-ce pas ?

Le Français sourit. Il avait parfaitement saisi la métaphore. El-Kuwatli enchaîna sur un ton suave :

– Alors ? Pourquoi n'ouvrez-vous pas la porte ? Mon pays n'aspire qu'à s'envoler, savez-vous ?

– Je vais vous surprendre. La France n'y est pas opposée.

– Alors, pourquoi le traité n'a-t-il toujours pas été signé ? La question avait été posée par le président El-Atassi et reprise par le docteur Shahbandar.

– Pour une raison très simple, messieurs. La guerre est à nos portes et le gouvernement craint que le moment ne soit pas propice.

– La guerre ? Mais, pas plus tard qu’avant-hier, à Munich, votre pays et l'Angleterre n'ont-ils pas signé un accord qui écarte toute perspective d'affrontement avec l'Allemagne ?

C'est un leurre, Votre Excellence. Un triste leurre. Nos émissaires, Daladier et Chamberlain, se sont – pardonnez-moi cette trivialité – déculottés honteusement devant Hitler. Nous avons cédé la malheureuse Tchécoslovaquie sur un plateau en échange de quelques mois, voire quelques semaines d'un semblant de paix. Demain, vous verrez que le Reich exigera qu'on lui serve un autre plat.

– Alors, ce sera la guerre ; une guerre mondiale ! Hitler n'est pas fou à ce point !

Je sais seulement que son ambition est une évidence.

– Dans ce cas, s'étonna le docteur Shahbandar, pourquoi avoir signé ces accords ?

Jean-François leva les mains et les laissa retomber avec une expression résignée.

– Sans doute parce que nous sommes ou des lâches, ou des aveugles. Je veux croire à la seconde hypothèse lorsque je lis que l'émissaire anglais, Neville Chamberlain, a déclaré à sa descente d'avion : « Le Führer est un homme sur qui l'on peut compter lorsqu'il a engagé sa parole. » Churchill, lui, a fait preuve d'un esprit bien plus visionnaire en s'écriant : « Ils ont accepté le déshonneur pour avoir la paix. Ils auront le déshonneur et la guerre. »

Il y eut un long silence ponctué par les glouglous de l'eau tiède dans le verre du narguilé.

– En conclusion, intervint Shukri el-Kuwatli, il ne sert à rien de nous bercer d'illusions : vous ne nous accorderez pas l’indépendance, alors que vous vous y étiez engagés.

– Je vous l'ai dit, le risque serait trop grand de voir votre pays et le Liban tomber entre les mains de l'Allemagne.

– Et vos amis anglais resteront donc en Irak et Palestine.

– Je le crains, en effet.

Les fenêtres étaient entrouvertes, et dans leur cadre venaient d'apparaître les premières étoiles.

– Nous avons aussi une autre épine enfoncée dans le cœur, reprit le président, désabusé. Vous voyez de quoi je veux parler, n’est-ce pas ?

– Du sandjak[94] d'Alexandrette[95].

– Parfaitement.

– Votre haut-commissaire m'a laissé entendre qu'en cas de guerre, afin de ménager la Turquie, vous auriez l'intention de lui céder cette partie de notre territoire. Pourtant, vous savez parfaitement que depuis plus de six cents ans cette région est intégrée dans notre chair.

– Oui. Mais des Turcs y vivent aussi.

– Un tiers ! Un tiers uniquement ! Vous auriez même l'intention de débaptiser le sandjak pour l'affubler du nom ridicule de République du Hatay !

– Je...

– Voulez-vous que je vous dise, monsieur Levent ? coupa El-Kuwatli. Avec tout le respect que je vous dois, j'ai la nausée. Vous accordez votre bénédiction au partage d'un pays, la Palestine, terre arabe, à une minorité venue d'Occident, et vous arrachez un morceau de notre patrie à nous, les Syriens, pour amadouer les Turcs qui furent vos pires ennemis, et ce, uniquement parce que vous craignez qu'ils ne basculent une fois de plus dans le camp allemand.

Il se tut et répéta :

– J'ai la nausée.

Un serviteur alluma les lampes et une lueur jaunâtre éclaira les protagonistes, les rendant presque irréels.

– Puis-je à mon tour vous livrer mon opinion ? Excellence ?

El-Atassi haussa les épaules.

– Je vous rejoins dans votre analyse. Je ne peux même qu'approuver et partager votre sentiment d'amertume. Je vous donne donc ma parole qu'une fois de retour à Paris je plaiderai votre cause. Je vous en fais le serment.

Troublé par les accents de sincérité qui se dégageaient des paroles du Français, le président secoua la tête à plusieurs reprises.

– Je veux vous croire, dit-il, la voix soudain nouée. Je vous crois. Néanmoins, si les atermoiements de votre gouvernement se poursuivaient sur les questions de l'indépendance de mon pays et du retrait de vos troupes, je démissionnerais de mes fonctions et je vous laisserais gérer ce que je tente de gérer depuis deux ans : la rage et la fureur du peuple syrien.

Il se leva, le regard dur, signifiant que l'entrevue était terminée.

Le souffle du jasmin
titlepage.xhtml
Le souffle du jasmin_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_002.htm
Le souffle du jasmin_split_003.htm
Le souffle du jasmin_split_004.htm
Le souffle du jasmin_split_005.htm
Le souffle du jasmin_split_006.htm
Le souffle du jasmin_split_007.htm
Le souffle du jasmin_split_008.htm
Le souffle du jasmin_split_009_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_009_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_010.htm
Le souffle du jasmin_split_011.htm
Le souffle du jasmin_split_012.htm
Le souffle du jasmin_split_013.htm
Le souffle du jasmin_split_014.htm
Le souffle du jasmin_split_015.htm
Le souffle du jasmin_split_016_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_016_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_017.htm
Le souffle du jasmin_split_018.htm
Le souffle du jasmin_split_019.htm
Le souffle du jasmin_split_020.htm
Le souffle du jasmin_split_021_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_021_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_022.htm
Le souffle du jasmin_split_023.htm
Le souffle du jasmin_split_024.htm
Le souffle du jasmin_split_025_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_025_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_026.htm
Le souffle du jasmin_split_027.htm
Le souffle du jasmin_split_028.htm
Le souffle du jasmin_split_029.htm
Le souffle du jasmin_split_030.htm
Le souffle du jasmin_split_031_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_031_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_032.htm
Le souffle du jasmin_split_033.htm
Le souffle du jasmin_split_034_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_034_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_035.htm
Le souffle du jasmin_split_036.htm
Le souffle du jasmin_split_037_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_037_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_038.htm
Le souffle du jasmin_split_039.htm
Le souffle du jasmin_split_040_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_040_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_041.htm
Le souffle du jasmin_split_042_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_042_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_043.htm
Le souffle du jasmin_split_044.htm
Le souffle du jasmin_split_045_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_045_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_046.htm
Le souffle du jasmin_split_047.htm
Le souffle du jasmin_split_048_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_048_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_049.htm
Le souffle du jasmin_split_050.htm
Le souffle du jasmin_split_051_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_051_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_052.htm
Le souffle du jasmin_split_053.htm
Le souffle du jasmin_split_054.htm
Le souffle du jasmin_split_055.htm
Le souffle du jasmin_split_056.htm
Le souffle du jasmin_split_057.htm
Le souffle du jasmin_split_058_split_000.htm
Le souffle du jasmin_split_058_split_001.htm
Le souffle du jasmin_split_059.htm
Le souffle du jasmin_split_060.htm
Le souffle du jasmin_split_061.htm
Le souffle du jasmin_split_062.htm
Le souffle du jasmin_split_063.htm
Le souffle du jasmin_split_064.htm
Le souffle du jasmin_split_065.htm
Le souffle du jasmin_split_066.htm
Le souffle du jasmin_split_067.htm