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La mouette, par ses cris et ses mouvements d'ailes, s'efforçait en vain de nous avertir de la proximité possible de la tempête.

Lautréamont.

 

 

Haïfa, 2 avril 1937

 

 

La chevelure des palmiers oscillait sous le vent venu de la mer.

Mourad et Soliman soutenaient leur mère ou, plutôt, ils la retenaient pour l'empêcher de rejoindre la dépouille de son mari que l'on venait de déposer dans la fosse. Pas une larme ne baignait les joues de Nadia. Elle avait tellement pleuré...

Près d'elle, Samia avait le visage fermé. Elle aurait dû fêter aujourd'hui ses trente-deux ans et profiter de l'occasion pour présenter son futur mari à tous. Voilà deux mois qu’elle fréquentait Abd el-Kader el-Husseini, à l'insu de tous, cousin éloigné d'un dénommé Yasser Arafat, lui-même parent de sa meilleure amie, Khadija. C'est au domicile de cette dernière que le couple avait fait connaissance. Sitôt qu elle avait croisé Abd el-Kader, Samia s'était remémoré la boutade lancée autrefois à ses frères : « Le mariage, c'est comme les melons : un sur dix tient ses promesses. Alors, j'attends de trouver le bon ! » Elle sut, ce jour-là, qu'elle l'avait trouvé.

L’homme était originaire d'une grande famille. Après avoir effectué ses études secondaires à Jérusalem, il avait rejoint l'université américaine de Beyrouth. Guère longtemps, puisqu'au bout d'un an, on l’avait expulsé à cause de ses engagements nationalistes. Inscrit à l'université américaine du Caire, il en était ressorti titulaire d'un diplôme de chimie et, dès son retour en Palestine, il était entré en résistance. Samia avait gardé secrète leur relation, parce qu Abd el-Kader l'avait exigé : depuis l'éclatement de la révolte arabe, il avait pris la tête de l'Armée du djihad sacré, une organisation de résistants fondée par le mufti peu de temps avant son exil pour le Liban. Réfugié dans le maquis de la région d'Hébron, Abd el-Kader était activement recherché par les Britanniques. Sa présence aujourd'hui, au cimetière, démontrait non seulement son grand courage, mais surtout l'amour qu'il éprouvait pour Samia. Malheureusement, en raison du deuil qui venait de frapper la famille, le mariage envisagé allait devoir être reporté d'au moins quarante jours.

Un peu plus loin se trouvaient Latif el-Wakil et sa femme Leïla, cette dernière pleurait à chaudes larmes, incapable de maîtriser. Josef Marcus était là lui aussi, de même qu'Irina son époux, Samuel Bronstein. Marcus ne parvenait pas à détacher ses yeux de la tombe où son vieil ami reposait. Et si c'était dans la mort que l'Arabe et le Juif étaient voués à se retrouver ?

« Josef, hoqueta Nadia quand il lui présenta ses condoléances, qu'allons-nous devenir ? Dites-moi, Josef... »

Il resta silencieux, comprenant le sens de la question. Nadia ne s'interrogeait pas sur l'avenir de sa famille, ni sur le sien, mais sur celui de leurs communautés.

 

 

 

*

 

 

Bagdad, le même jour

 

 

Dounia but une gorgée de karkadé en fermant les yeux pour mieux la savourer.

– Voilà longtemps que je ne t'ai vue aussi heureuse, constata Jean-François. L'air du pays, sans doute ?

– Non. C'est seulement le plaisir de nous voir tous réunis. Par les temps qui courent, se retrouver auprès de ceux qu'on aime frise l'exploit. Alors je savoure l'instant.

Chams approuva.

– Ma tante a raison. J'imagine que vous avez suivi comme les dernières nouvelles. Il semble que la guerre soit aux portes de l'Europe. Et donc, à nos portes. On raconte que ce nouveau chancelier, Hitler, serait même à deux doigts d'envahir l'Autriche et la Pologne. J'imagine que la France et l'Angleterre ne resteront pas les bras croisés ?

– Je ne sais fis ce que fera la France, dit Jean-François, pour l'heure, en tout cas, elle semble impuissante face aux bouleversements qui sont en train de se produire.

– Quant à l'Angleterre, intervint Nidal el-Safi, elle ne se porte guère mieux. Certains conservateurs, tels que Winston Churchill ou Anthony Eden, passent leur temps à manifester leur opposition au Premier ministre, Neville Chamberlain. Bel exemple d'unité.

– Non sans raison, rétorqua Chams. Ce bonhomme est dépourvu de vertèbres. Prêt à plier à la moindre chiquenaude.

– Que Dieu nous préserve, soupira Salma el-Safi. Vous me donnez la chair de poule. Si je comprends bien, la paix n'est pas pour demain, ni en Irak ni ailleurs.

– Alors, profitons de l'instant ! s'exclama Jean-François.

Il tendit sa coupe vers Nidal.

– Vous voudriez bien me resservir de votre nectar, mon ami ? Ensuite, je vous annoncerai une nouvelle qui vous surprendra et qui, je crois, ne laissera pas ma douce épouse indifférente.

Dounia fronça les sourcils.

– Une nouvelle ?

Le Français attendit que Nidal eût fini de verser le vin pour déclarer sur un ton solennel :

– Voilà, mes amis. J'ai l'intention de quitter les Affaires diplomatiques.

Un silence stupéfait succéda à son annonce.

– Tu veux dire... que tu vas... démissionner ? bredouilla Dounia.

– Parfaitement ! Je me donne encore un an. J'aurai alors cinquante ans. L'heure sera venue de mettre un terme à près de trente ans de bons et loyaux services et de consacrer les années à venir à vivre, tout simplement.

Nidal leva son verre.

– Je bois à cette sage décision !

– Et puis, je vous l'avoue, je suis las. L'affaire syrienne a été la goutte de trop. Pendant des mois je me suis battu pour que mon gouvernement ouvre des négociations avec les nationalistes. Blum a accepté. Mieux : un traité a été signé entre les deux partis, qui stipule que la France rendrait à la Syrie son indépendance dans un délai de cinq ans en échange, bien entendu, de divers avantages politiques économiques et militaires. Or, à ce jour, rien n'a été fait dans ce sens. Et tout porte à croire qu'avec la crise qui se profile le traité sera définitivement enterré.

Jean-François vida son verre d'un trait et reprit en fixant Dounia :

– Un jour, tu m'as posé une question : « Vous, Jean-François. Où vous placez-vous ? Du côté des gentils ? Des méchants ? Dans lequel des deux camps êtes-vous à l'aise ? »

– Oui. Et tu m'as répondu : « Du côté de la France. » Aurais-tu changé d'avis ?

– Aucunement. Mais j'apporte une nuance : je ne veux plus obéir aux ordres et subir. Je veux essayer – avec mes très modestes moyens – d'influer sur la politique étrangère de mon pays.

Ainsi, vous ne démissionnerez pas vraiment, observa Nidal dans un sourire. Vous occuperez une autre case sur l'échiquier, c'est tout.

Lèvent médita un moment avant de laisser tomber :

– Oui. Mais nul ne me déplacera plus jamais à sa guise

 

 

*

 

 

Beyrouth, 5 avril 1937

 

 

Nous étions au printemps. Mais rarement printemps libanais n'avait paru aussi frais.

Mourad Shahid emprisonna violemment la main de Latif el-Wakil.

– Je ne comprends pas ! Aurais-tu perdu la tête ? Cette rencontre n'était pas prévue ! Toi qui as toujours été partisan de la non-violence ! Qu'est-ce qui t'a pris ? Réponds-moi ? Pourquoi, pourquoi Latif ?

– Parce que nous n'avons plus le choix ! Parce que nous sommes dos au mur. Pendant tout ce temps, moi aussi j'ai cru que la non-violence était la plus juste des attitudes. Je me suis trompé !

– As-tu oublié les propos que tu tenais au Caire chez Groppi ? Tu disais : « Attaquer des Juifs innocents, les pourchasser, les tuer. Ce n'est pas ainsi que nous gagnerons la sympathie du monde. » Tu...

– Oui, Mourad ! Mais ces propos remontent à quinze ans ! Les choses ont changé depuis !

– Tu m'as donc fait venir à Beyrouth sous un faux prétexte. Il ne s'agissait pas de récolter des fonds, mais de rencontrer ce bonhomme. Tu n'es qu'un manipulateur !

Latif el-Wakil eut un mouvement de recul sous l'injure et son visage devint blanc.

– Prends garde, Mourad ! Surveille ton langage. Feu ton père ne t'a pas éduqué pour que tu manques de respect à tes aînés.

– Mon père, paix à son âme, ne m'a pas éduqué non plus pour que je succombe aux plus bas instincts.

Il fixa Latif, lèvres tremblantes.

– La loi du Talion. C'est elle que tu veux appliquer ? Une vie juive pour une vie arabe ? Un enfant juif contre un enfant arabe ? Mon fils contre la fille de Josef Marcus ? Ne vois-tu pas où cette loi nous a menés depuis vingt ans ?

– Écoute-moi, Mourad. Écoute-moi bien. Ensuite, tu seras libre de me suivre ou non. Depuis cette maudite Déclaration Balfour, notre terre file entre nos doigts comme du sable entre les doigts de la main. Le plan Peel sera appliqué envers et contre tout. Ne vois-tu pas que les Juifs ne sont plus simplement des colons, mais des combattants ? Ils ont formé des unités militaires : l'Irgoun, la Haganah. D'autres groupes suivront. Ils sont dirigés par des hommes éduqués qui n'ont pas tes états d'âme. Des Biélorusses, comme ce Yitzhak Shamir, qui a fomenté la plupart des attentats ayant coûté la vie à nos frères ; des Polonais, comme cet Avraham Sternou ce Jabotinsky, qui prêche pour des représailles aveugles contre la population arabe. Ces gens achètent des armes à l'étranger. Ils ont mis au point des réseaux d'une efficacité redoutable ! Munitions, mitrailleuses, grenades, fusils, dynamites... Et nous ? Tu voudrais que nous luttions les mains nues ? C'est cela que tu souhaites ? Tu as un enfant, un fils unique. Qu’attends-tu ? Qu’il meure d'une balle en pleine tête parce que toi, son père, tu auras refusé de t'armer ?

À bout de souffle, Latif ferma les yeux, comme écrasé la tragédie qu'il venait d'évoquer.

Après un silence qui parut interminable, Mourad prit la parole.

– Très bien. Je vais t’accompagner. Mais que le Tout-Puissant me pardonne.

 

Ils traversèrent en silence la « Place des martyrs », là où, une vingtaine d'années auparavant, les Ottomans pendaient haut et court des résistants libanais. Ils n'eurent pas un regard pour le monument qui représentait deux femmes, l'une musulmane, l'autre chrétienne, se serrant la main sur une urne – tout un symbole –, et atteignirent le port. Une vingtaine de minutes plus tard, ils arrivaient devant l'entrée d'une grande maison de pierre. Une Horch battant pavillon rouge à croix gammée stationnait devant la porte. On introduisit les deux Palestiniens dans un salon saturé de senteurs d'ambre et d'encens.

Un homme marcha à leur rencontre. Il se présenta : Georg Kielhof, attaché militaire allemand, et les invita à s'asseoir tandis que lui-même se laissait choir dans un divan.

Après quelques secondes d'observation, le visage pâle du diplomate se détendit imperceptiblement et les yeux bleu délavé derrière les lunettes cerclées d'acier se plissèrent.

– Puis-je vous offrir à boire ?

Les deux hommes déclinèrent la proposition.

L'Allemand n'insista pas.

– Monsieur El-Wakil, dit-il dans un anglais guttural, coupé de mots allemands, la politique du IIIe Reich en ce qui concerne l'Orient a été clairement définie. L'Allemagne n'a aucune visée colonialiste sur cette région. Au contraire, elle aspire à la complète émancipation des peuples opprimés et consacre tous ses efforts à ce but.

Mourad Shahid battit des cils, mais demeura impassible. Il n'en pensait pas moins que les louables efforts du IIIeReich correspondaient à une politique antianglaise sans nuances.

– Des amis communs m'ont exposé vos souhaits qui, si j'ai bien compris, consistent à procurer des armes à vos concitoyens. J'en ai parlé à la Chancellerie à Berlin. J'ai le plaisir de vous confirmer que la réponse est oui. Mille cinq cents fusils Mauser et des munitions adaptées vous seront expédiés...

Où ? coupa Latif.

À la destination de votre choix. De plus, un crédit de vingt-cinq mille marks vous est ouvert à la Banque ottomane d'Ankara. J'ajouterai, déclara-t-il sur un ton confidentiel, que la recommandation de monsieur le mufti de Jérusalem, Hajj el-Huzéni – il avait massacré le nom, mais peu importait – vous aura été d'un grand secours. Soyez convaincu que nous soutenons totalement le combat des Palestiniens contre l'intolérable occupation de votre pays par les sionistes !

– Monsieur, dit Latif, je vous prie de bien vouloir accepter mes sincères remerciements et de les transmettre à votre chancelier.

Il jeta un coup d'œil vers Mourad qui affichait une expression glaciale

– Bien entendu, conclut Herr Kielhof, tout cela demeure strictement confidentiel.

Bien entendu.

– Que je n'oublie pas de préciser ceci : la Chancellerie estime que vous aurez certainement besoin d'instructeurs pour former vos milices à l'art du combat. Ils vous sont assurés dès vous en ferez la demande.

Mourad se garda de rappeler que lesdites milices avaient été décapitées par la répression anglaise. Sans doute l'Allemand pensait-il que les Palestiniens en lèveraient de nouvelles.

Oui je vous le répète : le combat des Palestiniens est aussi le nôtre. La lèpre juive sera éradiquée.

Il scanda :

É-ra-di-quée !

Ne recueillant aucune réaction de ses interlocuteurs, il ajouta :

Messieurs, avez-vous des questions ?

El-Wakil fit non de la tête.

Dans ces conditions, permettez que je vous raccompagne.

En franchissant le seuil de la maison Mourad s’agenouilla et vomit devant la voiture battant pavillon rouge à croix gammée.

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