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Cuisines

Dans les eaux lentes, dans les eaux mortes, le pêcheur prépare son coup. Que de soins, que d'attentions, d'amour ! Bien avant l'ouverture, il a promené sous les frondaisons son léger bateau vert à fond plat. Cherchant sa place, il regardait par-dessus le bordage la chevelure herbeuse allongée sur le fond, quelquefois relevait ses rames, suspendait le glissement de l'esquif. Et il sondait.

– Viendras-tu avec moi, Daniel ?

Daniel Bailleul avait un vieil oncle, vendômois par hasard, pêcheur par prédestination. Cyprien Gominet ne connaissait que la pêche au coup, absolument. Toutes les autres, il les ignorait, obstiné, routinier. Mais à la pêche au coup, il excellait, trônait avec sérénité sur une maîtrise définitive.

- Est-ce un coup, mon garçon, un fameux coup? Quatre mètres, quatre mètres cinquante. Un fond qui se relève doucement vers l'aval, une coulée bien raclée, bien peignée, une douce allée au cœur des herbes aquatiques. Au-dessous du bateau, c'est comme une prairie molle, épaisse, ou comme un taillis chevelu. Et c'est plein de poissons là-dedans, des gros gardons, des brèmes, qui flairent de loin mes appâts succulents, qui s'approchent un à un, se mettent à table et nous attendent...

» Voilà des semaines, apprends-le, que je détache presque chaque soir, au bas du jardin, mon vaillant Cyprien V. J'y embarque avec moi deux vieux fait-tout pleins de blé cuit, de crottin, de chènevis, de sang caillé, d'asticots, de raclures de fromage, et je les balance sur le coup. Il ne faut pas marchander ses appâts, ni sa peine... Oui, oui, je sais, tu es un pêcheur de Loire. Toute cette cuisine, ça te fait rire. Peut-être même, fine bouche, que ça te dégoûte un peu. Autant dire que tu n'es pas un pêcheur... Bon, bon... Si tu veux, je t'emmènerai demain.

L'oncle Gominet fronce les sourcils, le crâne inquiet, fourrage, les doigts nerveux, dans les poils de sa barbe : le culottage de ses pipes en terre y a déteint en traces chaudes et dorées.

–Je t'emmènerai... murmure-t-il, je t'emmènerai... A condition que tu sois sage, que tu m'écoutes aveuglément. Je n'ai pas envie, par ta faute, de perdre une journée de pêche.

Bailleul se cabre, un peu vexé :

–Et alors? Pour qui me prenez-vous, mon oncle? « Fine bouche... pas un pêcheur... » Et quoi encore ?

Il se tait, avec un sourire rentré. Voyez-vous ces vieilles gens maniaques! Il n'y a qu'une pêche entre toutes, à les croire: la pêche au coup! Mais lui, Bailleul, n'a point de prévention. C'est pourquoi il est un vrai pêcheur, un pêcheur complet. Il y a la pêche au coup, et il y a, Dieu merci, toutes les autres. On verra bien, demain, s'il ne tient tête à l'oncle, avec tout le bonheur, tout le brio qu'il faudra pour lui clore gentiment le bec. Et après, qu'il y vienne, Cyprien Gominet, lancer la mouche sur les grèves de la Loire ou le poisson mort dans les mouilles! Pas un pêcheur! Lequel de nous deux, s'il vous plaît?

C'est une belle eau profonde, à la fois transparente et sombre. Lorsqu'on y plonge la main par-dessus le bordage, elle vous glisse, froide, entre les doigts. Elle coule à peine; et pourtant, il paraît que la truite s'y plaît.

Sur les deux rives inclinées, des pans de feuillages s'éboulent. Des branches lentes, au-dessus de la rivière, allongent leur balancement suspendu. Parfois, entre elles, on aperçoit une fraîcheur de jardin, une prairie tendre.

– Doucement, eh! là! grogne l'oncle Gominet.

Il relève ses rames, et Bailleul aussitôt l'imite. Le Cyprien V coule sur sa lancée dans un miraculeux silence. Une à une, des gouttes cristallines se détachent des rames et tintent.

–Tiens-toi au nez! Empoigne la chaîne!... Là! Et maintenant, pas un mot, ne bouge plus... Quand je lèverai la main, tu laisseras couler la pierre. Comprends-moi bien: tu lais-se-ras cou-ler. Je ne veux pas entendre ça!

Bailleul regarde Gominet assis à l'arrière du bateau, les jambes pliées sous lui en X, pareil à un vieux tailleur juif, à un bouddha étique en complet de coutil gris. Au bout de la chaîne qu'il retient, la grosse pierre ronde frôle la surface de l'eau, éclipsant jusqu'au bord des yeux le reflet du jeune visage penché. La pierre est lourde, lourde... Il a mal dans les bras, il a un peu envie de rire. Des idées, des images saugrenues le traversent : « Je vais lâcher cette borne tout d'un coup, et de haut. Plouf! Quel boucan! Quel cataclysme! Et la bobine du pêcheur au coup! On a des espadrilles aux pieds; on est figé, tous deux, en sujets de pendule. Silence. Ne bougeons plus. On est des bonshommes de saindoux: si je penche ma nuque au soleil, je fonds... Chiche que je lâche la pierre à toute volée! »

Mais il ne la lâche point. Il la plonge en silence, la laisse sombrer doucement sur un geste de Gominet. Même, il éloigne la chaîne pour qu'elle ne racle point le bord du bateau vert.

– Très bien! dit l'oncle.

Lui-même a filé l'ancre. Immobile sur sa double amarre, le Cyprien V est paré.

Et l'on pêche, en silence, avec des gestes discrets, retenus, des angoisses soudaines à chaque tressaillement du bateau. Il faut être juste, Bailleul : tu t'amuses, tu es heureux. Les touches se suivent dans un silence humain. Lorsque la plume s'agite au mordillement d'un poisson, Bailleul l'allège, la soulève à demi. Et la plume bouge de nouveau, file sur l'eau, plonge sous l'eau avec une franche douceur. Alors il ferre, résolument.

On ne peut pas dire le contraire: c'est exaltant de sentir au ferrage la résistance profonde de la bête, piquée là-bas, à quatre mètres au-dessous du bateau. La plume touche presque la pointe du scion. Il faut remonter la capture à travers l'épaisseur de l'eau, la hisser fermement de toute la longueur de la ligne, sans rien voir d'elle encore que les soubresauts de la soie, de la racine qui émerge à son tour, jusqu'aux grains de la plombée, jusqu'à la forme pâle enfin entrevue dans l'eau verte, et disparue en un muet plongeon.

– Attention! souffle Gominet.

Mais oui, mais oui... Bailleul sait. Dans sa furtive apparition, il a jaugé la prise d'un coup d'œil : c'est une brème, une brème d'une livre. Il ne la laissera point claquer la surface de la queue, la bouleverser dans un vacarme clair. Immergée encore, il la cueillera dans l'épuisette et la soulèvera en silence: « En silence, oncle Gominet! Tournez un peu la tête, je vous parie que vous n'entendrez rien. »

De temps en temps le vieux pêcheur se penche, plonge sa main dans le pot de blé cuit. Une gerbe blonde crible la coulée; tout ronds, tout frais, les grains naufragent dans l'eau, s'estompent, descendent vers la table servie.

Bailleul, au-dessous du bateau, imagine une toison d'herbes grasses, enveloppées d'ombre, peuplées d'ombres rôdeuses et muettes. Les potamots, les myriophylles, les naïades traînent des ondulations frôleuses, s'entrouvrent au passage des gardons et des brèmes. Toutes les couleurs se fondent dans une transparence sourde, dans une nuit hantée d'une phosphorescence mystérieuse. Des tigelles pourpres, des nageoires rouges palpitent, flammes humides au ras des flancs, au ras des feuilles, étranges feux follets limoneux. Les gardons et les brèmes s'attroupent dans l'allée forestière, forée par l'homme, jonchée par lui de nourritures. Les raclures de fromage s'amollissent pour les bouches molles et sans dents; les grains de blé ont la forme ronde des lèvres; les asticots dodus rampent d'eux-mêmes au fond des gosiers. Parmi le crottin dilué, dans une brume floconneuse que parfume l'assa fœtida, les poissons mangent en silence. Tout est silence dans ces profondeurs, gras silence immobile, où s'élargissent les ventres sur un mol tapis de mangeaille.

Là-haut, sous le soleil, les deux pêcheurs se taisent dans l'étroit bateau vert. Lorsque l'un d'eux lève un poisson, c'est un peu de ce monde obscur qui vient éclore à la lumière: un flanc de gardon se mordore; une brème pâlit, les écailles blessées par le jour. Il y a eu, à la surface, une seconde de vie au cœur d'un frais remous, une seconde de bruit tandis qu'émergeait l'épuisette, gouttes ruisselantes, battements de queue dans l'entonnoir de fil. Mais les lignes replongent vers les profondeurs muettes, lient les pêcheurs à leurs ténèbres, les y entraînent tout entiers: on dirait qu'elles les éteignent.

En vérité, Bailleul s'éteint. Une espèce de touffeur l'encotonne, où s'enfoncent ses gestes, où meurent d'avance les mots qu'il pourrait dire. Les genoux repliés, le dos rond, il est comme un fœtus impatient de naître. Ses nerfs fourmillent, ses muscles tressautent. Il n'y tient plus, il va faire une bêtise.

Mais il regarde le vieil oncle à l'autre bout du Cyprien V, le cou tendu, les yeux braqués, à travers les carreaux du binocle, sur la plume de paon verticale. Des gouttes de sueur roulent sur ses joues maigres et vont se perdre dans les poils de sa barbe. Sa barbe brille, ses joues brillent, non point seulement de sueur mais d'une allégresse irradiante, plus limpide qu'un matin de mai. Bailleul sourit, avec une indulgence de grand frère. Il caresse ses prunelles au balancement des frondaisons, soulevées de bruissante brise. Sur une branche d'aune, une mésange bleue darde son cri par-dessus la rivière : «P'tit teigneux! P'tit teigneux!» C'est un cri aigu comme un bec, pétillant comme un œil de mésange. Il le sent contre son tympan; il le sent toucher le silence, aussi dur qu'une pointe de diamant. Que seulement il le veuille, le silence gémira d'une rouge fêlure, éclatera tout à coup en fanfare de soleil. Chante, mésange! Laisse ton cri contre moi, arme fine, blessante promesse d'évasion. A cette pêche repliée, à ces sombres gardons, à ces brèmes fades, à ce glauque envoûtement, il faut le cri d'une mésange bleue perchée à la pointe d'une branche, balancée dans le ciel et le vent.

Non loin de son pays, il y a le canal. C'est une allée d'eau morte, mais si largement aérée, si claire entre les peupliers que les troncs dorés s'y reflètent dans un azur plus frais que l'azur de l'espace. Il y pêche quelquefois; et, puisque l'eau est morte, il appâte.

Quoi que l'on fasse, il faut le bien faire. Si ton cœur est mal accroché, s'il lève pour une odeur trop rude, pour un contact, pour un regard, n'appâte plus, laisse la pêche au coup, renonce-toi dans une part de toi-même : je te plaindrais si ce n'était ta faute.

Il faut avoir, sur une pelouse nocturne, promené au ras du gazon la lumière d'une lanterne. Les gros lombrics percent la terre entre les touffes où la rosée tremble et scintille. Une écume d'argile, brune et grasse, se boursoufle à l'effort de leur tête. Rose, pâle, on la pince entre le pouce et l'index; on tire le long corps élastique, lentement, de crainte qu'il ne se rompe. Il vient, il coule, onctueux de bave brillante, vêtu d'un glacis mauve et froid.

Il faut avoir, au bord d'un monceau de fumier, poussé le fer d'une bêche et retourné les mottes de terreau. On les brise, on les éparpille de la main : les vers rouges se tortillent, nouent et dénouent des 8 précipités. Vers rouges, couleur de sang, couleur de vin sur les mottes noires! Ils sont tendres et vifs, musculeux et fondants, pleins de suc. Leurs sécrétions sèchent au bout des doigts, les vernissent d'une carapace que le purin lisse d'une sombre patine.

Pour les barbeaux et pour les carpes, pour les perches et les goujons, Bailleul a récolté les vers de terre et les vers rouges. Pour les brèmes du canal, il va chez le marchand de suif, dans l'échaudoir où pourrissent les charognes.

Quelle odeur éclatante, rutilante, bondissante! Elle est plus jeune que toute jeunesse, plus généreuse que toute création. L'officine ténébreuse en est illuminée, les murs jetés à bas, ou transparents comme de hautes flammes. Dans une bassine, quelque chose bout à vétioles soupirantes. Dans un baquet quelque chose bourdonne, vibre ou chante, prolonge une seule note cuivrée qu'on croirait suspendue au pavillon d'un clairon lointain. Ce sont les asticots, pâte grouillante, fermentante, grains de riz, perles d'ivoire, larmes d'ambre. Des chrysalides inertes rougissent et chatoient au flanc des vagues musicales; des mouches bleues, des mouches vertes flottent, soulevées, les ailes gourdes encore d'une moiteur de genèse. Mais l'odeur les exalte, grésillantes : elles fusent en étincelles, en éclats de métal, et les bonds de leur vol entrelacent d'aériennes arabesques à la terrestre chanson des larves.

A l'aube du jour de pêche, Bailleul roule vers le Chastaing. La Loire fume encore dans la cendre du crépuscule. Il se détourne d'elle. Au flanc de la côte aux beaux arbres, parmi le sable rouge que bossuent les racines, il grimpe vers la veine de glaise grise où miroitent des suintements de sources. Il pétrit, il arrache à longues traînées de doigts; dans un linge mouillé la glaise s'amoncelle, se pelotonne en mottes pesantes. Le panier plein de glaise, de blé cuit, de chènevis, d'asticots, pèse à l'épaule comme un lingot de plomb.

Et c'est la route sur le plateau, vers le nord, le froid vif ruisselant aux joues, la montée rose de l'aurore. Rythmé par les coups de pédale, c'est le refrain des matinales randonnées :

 

Si tous les garçons du monde

Avaient les mêmes sentiments...

 

Derrière un fardier de bûcherons, presque sous les sabots du cheval, il ramasse sur la chaussée des œufs de crottin frais pondus. Et voici le toit de tuiles sur la maison de l'éclusier; voici les peupliers du chemin de halage, l'échafaud de l'écluse, le canal lisse et miroitant d'azur, le talus chevelu d'herbe longue.

Il s'assied, ouvre son panier, déploie à son côté le linge humide plein de glaise, fait sauter le couvercle des boîtes. Et il prépare les boulettes.

Largement, librement, il dose, il amalgame, il malaxe. D'abord, à la terre grasse, il mélange le crottin, les lie ensemble, la peau huilée par l'argile savonneuse, piquée par les débris d'avoine. Assez, le crottin. Un peu plus, la glaise. Il conduit son travail, les mains alertes, l'esprit chaud. A la pâte maintenant homogène il incorpore le blé cuit, écrase les grains dont l'écorce éclate, les pousse, au fond des trous que creusent ses doigts, jusqu'au cœur de l'épais gâteau. Les asticots, maintenant: en d'autres trous, creusés d'un pouce robuste, il coule les larves grouillantes, rebouche les trous sur leur grouillement. Il désagrège le pain de chènevis, en assaisonne, en truffe la pâte. Ses mains grises et blondes, mouillées sous leur enduit changeant, révèlent une intime et fraîche rougeur d'ablutions. Entre ses doigts, des asticots perdus insinuent leur chatouillement.

Trois, quatre, six boulettes... Il les détache d'un bloc mou, et puis les roule entre ses paumes. Elles sont grosses comme des têtes d'enfants, denses et tendres, fondantes. C'est un nougat très riche, savoureux, nourrissant, vivant. Déjà, forant vers la lumière, les premiers asticots pointent et s'allongent. L'odeur tiède du crottin s'exhale avec douceur, enveloppe chaque boulette d'un halo vanillé.

Cet arôme satisfait Bailleul; mais les poissons exigent davantage. Pour eux, le pêcheur courageux tripote l'assa fœtida. Cela, par exemple, ça pue. Dans une petite boîte, c'est une sorte de résine brun rougeâtre, éparpillée en cristaux grenus, en miettes poudreuses. Entre deux feuilles de papier fort, il l'a pulvérisée avec un fer à repasser. C'est d'aspect innocent, bénin, semblable à de la colophane, semblable encore, insidieusement, à la pulpe de certains fromages, rose ambré, un peu translucide, lentement passée dans la cendre. Quand on ouvre la boîte, l'odeur vous jaillit au visage, si terriblement homogène qu'on la subit d'un choc, abasourdi. Est-ce que c'est fade? Est-ce que c'est violent? Sordide? Farouche? De l'ail? Des relents de cloaque ou de champ d'épandage? C'est d'une platitude formidable. C'est de la merde du Diable, et c'est un condiment romain. Chaque fois qu'il ouvre la petite boîte, Bailleul admire les Romains davantage.

Très vite, du bout de ses doigts mouillés, il happe les parcelles résineuses, en tapote les boulettes, appuie par-ci par-là pour qu'elles collent à la glaise, pour que la glaise l'en débarrasse. Il a fini. Une à une, il lance les balles d'appât, se lave les mains, monte sa ligne, garnit l'hameçon d'une «bouchée» d'asticots, et pêche. Bonne pêche, moi! Toutes les brèmes que je prendrai, je les aurai bien méritées.

Il doit y en avoir, attroupées autour des boulettes! Elles les cognent du nez, les effritent, les fouillent des lèvres, gobant les grains de blé qui tombent, tirant délicatement, par le bout de leur queue fine, les asticots captifs de leur gangue argileuse. Quand passe à leur portée la bouchée drue qui cache l'hameçon, elles y mordent, parbleu! carrément, goulûment; elles se font prendre avec entrain.

Une bonne pêche, oui, et de larges brèmes. La plus grosse dépasse trois livres. Lorsque Bailleul la traîne, enfin noyée, à la surface, il croit traîner un fond de gamelle, une plaque de zinc bleuâtre et froide. Il s'étonne, à la toucher, de la sentir élastique et charnue, non point sonore comme un faux poisson de métal.

Il roule d'autres boulettes et les lance sur le coup. Il s'accoutume à cette cuisine, à l'odeur même de l'assa foetida. Demain, en Loire, il pêchera au sang caillé.

Du sang caillé, on en trouve à pleins seaux sur le fumier de l'abattoir. Voilà qui vous fait de belles mains, émouvantes à regarder de près. N'y allez pas du bout des doigts! Qu'est-ce que vous espérez? Garder vos mains pures de toute souillure? Prendre tout juste, en effleurant à peine, de rouges empreintes digitales? Mais le sang glisse, mais le moindre effleurement de sang laisse une longue trace écarlate. Vous ne vous êtes aperçu de rien, vous n'avez touché le caillot que du bout de vos doigts à peine. Pourtant vos paumes sont rouges de sang, et le dos de vos mains, et jusqu'à vos poignets.

Il y a, autour du caillot, comme une tremblante brume invisible, mais rouge. Puisque vous n'y échapperez pas, n'ayez plus crainte, soyez beau joueur. Empoignez, embrassez: c'est tiède, c'est doux, c'est tendrement gélatineux. Et quelle couleur royale, quelle glorieuse symphonie! Des marbrures fraîches et claires, garance rouge, presque rose, des coulées pourpres, comme de mûres écrasées, des nuées sombres, comme de crépuscules orageux, des éclats d'aniline, des cassures minérales, des luisants bombés d'élytres - coccinelles - des frémissements duveteux - ailes de papillons rouges - des allongements de langues ou de flammes, toute la matière et toute la vie.

Sur une pierre candide, au bord de l'eau, vous avez étalé une plaque de sang caillé. Avec le tranchant d'une ardoise vous découpez des lanières parallèles, et puis, en croix, de petits cubes. Un à un, vous les accrochez à l'hameçon.

Il en faut changer presque à chaque coulée : ça ne tient guère, ces miettes de sang. Le courant les dilue, le fer de l'hameçon les déchire. Lorsqu'elles s'enfoncent dans l'eau, on a le temps de voir, autour d'elles, un petit nuage de sérum trouble, des millions de globules en chapelet.

Les chevesnes se font prendre, poissant les mains de leurs écailles. Le sang s'étale, englue les doigts, et le manche de la gaule est rouge comme un pal. Tantôt mouillé par l'eau du fleuve, tantôt séché par le soleil, l'enduit fond ou se pétrifie, s'insinue sous les ongles, agace la peau de tiraillements. Des reflets aveuglants éclatent sur la Loire; lorsqu'on ferme les yeux, des astres rouges tournoient dans une pénombre verte. La sueur vous ruisselle au visage, âcre et visqueuse comme une rosée de sang : et c'est bien du sang, en effet, traînées de sang laissées là par des mains inconscientes, par des pattes monstrueuses de tueur. Ah ! ces croûtes noircissantes, ces épaisseurs de carton sur la peau, ces doigts raides qui ne sentent plus rien ! Les petits cubes alignés sur la pierre vous sautent au bout des doigts, se collent à eux comme à autant d'aimants. Tout entières, vos mains aimantent le sang. Elles secouent des grumeaux tenaces, écarquillent vainement des tentacules sanglants et gourds. Dans la chaleur de l'air, le sang se colle au sang, les enduits successifs « prennent » et durcissent en un seul mortier rouge.

Et vous abandonnez, vaincu; vous vous penchez à croupetons vers le fleuve, vous trempez vos mains dans l'eau fraîche : si fraîchement lustrale, si limpide en sa vive coulée, si bellement rouge de caresser vos mains. Le sang coule et s'en va, suspendu en spirales comme une fumée dans l'air. Il flotte, il se dénoue, il fleurit de vos mains inépuisablement. C'est joli, dans cette clarté fluide, dans cette transparence voyageuse. Et voici que vos mains pâlissent, mains pures, mains enfantines, mains dans l'eau...

A quoi songes-tu, pêcheur, les yeux fixés, tout près de ton visage, sur la pierre blanche et le sang noir ? Ah ! pêcheur, pêcheur !... Pour un instant à d'autres pêches, à des appâts frais comme l'eau sur tes mains, à des cerises, à des raisins qu'on partage avec les poissons, à de blondes pâtes de pommes de terre et d'œufs, à de lisses cuillers de nickel... Mais déjà tu relèves tes manches, et jusqu'au fond du seau, jusqu'au fond d'un tremblotement rouge, tes mains plongent dans le sang caillé.