Avant-propos
En manière d'ouverture
Six heures du soir. Les demi-pensionnaires se levaient, s'en allaient ; les externes surveillés s'en allaient. Il y avait deux heures déjà que les externes libres étaient partis, libérés du lycée, du « bazar », du « bahut », étaient rentrés chacun chez soi.
Les internes demeuraient internés. Deux heures d'étude encore, avant le réfectoire et ses tables de marbre gras, l'omelette compacte et les lentilles. L'hiver, le gaz sifflait sous les abat-jour badigeonnés de peinture vert bouteille. Une chaleur viciée stagnait autour du poêle. L'air de la salle était une pâte blafarde qui collait aux visages et aux mains, les blêmissait comme d'un enduit. Et là-dedans bougeaient des gestes pauvres, chuchotait par instant une voix sans timbre, aussi neutre que le froissement des pages feuilletées au poids des dictionnaires.
On entendait, l'été, par les fenêtres ouvertes, les criailleries des martinets en pourchas. Le crépuscule, au bord des toits, s'attardait comme un adieu : sur trente adolescence, à travers les fenêtres, il traînait en triste caresse la tiédeur de ses lambeaux.
L'un, puis l'autre, on mendiait de sortir. C'était au désert de la cour une minute de flânerie hâtive. Au pied des marronniers en rangs, quelques moineaux faisaient poudrette. Les bâtisses haussaient leur rectangle, abattant une ombre si longue qu'elle couvrait toute la cour d'un bleuissement de cendres. Le ciel, par-dessus les ardoises, amplifiait son ascension vertigineuse, sa fluidité d'aigue-marine. Un rat hirsute, couleur de terre, sortait d'une bouche d'égout, filait sur les pavés d'un caniveau. Toutes les fenêtres se masquaient d'un grillage.
On rentrait. Presque deux heures encore. Virgile perdait sa grâce et Racine sa tendresse. Musset? « Quinze ans, âge céleste... » On avait à peu près quinze ans, la chair trouble, le cœur gros : las de Musset, las des vers qu'on avait rimés, de clairs de lune romantiques, de nuits sur la pelouse balançant le zéphyr, de faux serments, d'amoureux désespoirs. Fraîche comme d'une résurrection, l'enfance bondissait au travers avec une vigueur de jeune chat, oubliée la géhenne sentimentale où elle avait pensé mourir. On était jeune ainsi qu'aux premiers âges du monde, un catalogue entre les mains.
Pêcheur normand. Pêcheur canadien, Martin-Pêcheur, les enseignes éclataient de couleurs fabuleuses, plus rayonnantes d'évocations, au seuil des catalogues, que les Fenimore Cooper, que les Jules Verne de naguère; et bien plus proches, intimes jusqu'à l'angoisse. Un frémissement naissait aux doigts tournant les pages, une fièvre convoiteuse, brûlante de souvenirs et de promesses.
– Tu te rappelles, Jeanneret ?
– On y retournera, mon vieux Bailleul !
Paul Jeanneret, Daniel Bailleul étaient pêcheurs. De vrais pêcheurs dans leurs nerfs et leur sang, possédés, par-delà l'étude et le lycée, d'une hérédité millénaire. Bailleul autant que Jeanneret, avec la même richesse créatrice, la même spontanéité ingénue.
Pour eux les catalogues vivaient. Chaque page sous leurs doigts tournait comme une porte, s'entrouvrait sur les plaines illimitées du rêve.
« Quelques conseils », disaient les catalogues. Bailleul souriait des vignettes malhabiles, éprouvait leur vertu secrète, la puissance merveilleuse dont il les avait douées. L'ablette, la brème, le rotengle ou gardon rouge. C'étaient des dessins au lavis, mornes, ténébreux, des taches noirâtres sur le papier. De la bouche de la brème, des bulles montaient en file vers la surface, une, puis une, en chapelet de grains d'air, en perles d'air dans l'épaisseur glauque de l'eau. Et l'eau coulait, vivait, bruissait, clapotante au soleil sur les bancs de galets, blondoyante sur les grèves, et tout à coup verte en ses profondeurs, verte et lourde, et dormante, à la chute de la grève on ne savait en quel abîme.
Daniel Bailleul était parti, oubliée l'heure, oubliés les murs. Il avait reconnu, une seconde, la sensation éprouvée dans ses rêves de poursuivre un long vol tranquille, par-dessus les obstacles amplifiant sa glissade suspendue, et parfois presque retombant, à l'instant même de retomber, reprenant son élan aux pages du catalogue, et reprenant son vol au-dessus des glissantes images.
On voit mieux, de là-haut, bouger au fond des mouilles les dos sombres des poissons, entre les herbes rôder le museau d'un brochet, sous les fleurs des renoncules d'eau s'arrondir la nageoire d'une carpe tandis que clappent et sucent, invisibles, ses lèvres blanches et barbues.
Sur les cailloux l'eau mince sursaute, en vaguelettes innombrables à quoi s'accroche le soleil; c'est un fourmillement de soleil, une danse éblouissante qui s'éparpille et s'atténue, se rallume et s'irise, tournoie au ras du fleuve, et brusquement s'éloigne en un reploiement d'éventail. Sous l'eau mince, les galets roux tressaillent; ils roulent souplement, s'effilent, se soulèvent et nagent. Une épouvante les bouleverse, les chasse en éclatement de fuite, au choc d'une pierre qui roule sur le perré, au toucher sournois d'une ombre qu'allonge et déforme sur l'eau, derrière les épaules d'un pêcheur, le soleil crépusculaire.
Bailleul sourit, d'avoir prévu la fuite des chevesnes. Il est la proie d'un puissant rêve, heureux d'en exalter s'il le veut la puissance. C'est lui-même, il le sait, qui suscita au fil de l'eau l'ombre du pêcheur imaginaire, qui fit rouler la pierre sous ses pas maladroits pour l'effroi des chevesnes disparus. Il pourrait à son gré dévisager les traits de l'homme; il l'abandonne à son anonymat, se détourne de sa silhouette, qui fut vraie l'instant d'exister.
Sur les galets frémit la troupe des chevesnes, un à un revenus, folâtrant le nez dans l'eau vive. C'est bien un rêve, par l'allégresse créatrice, par l'aisance libre des images, mais gonflé de réel, et qui dédaigne de tricher. Chaque instant de ce rêve a la couleur d'une saison, la nuance d'une heure entre les heures. Bailleul sait pour toujours en quel tournant de Loire, sur quel banc de cailloux polis ces chevesnes-là folâtrent au soleil. Le temps venu, il marchera vers eux parmi les rouches, fera voler la mouche artificielle qui se posera sur l'eau, légère, avec une douceur vivante. Il sait; il éprouve dans son rêve la conscience de ce que peut son corps, la souplesse de son poing balançant la canne flexible, dans le vent, contre le vent.
Orgueilleux tout à l'heure à la rencontre du pêcheur maladroit, voici qu'il s'humilie à l'approche d'un autre pêcheur. Il le regarde couler ses pas au bord des grèves, vêtu de hardes ternes, coiffé d'un vieux chapeau de toile verdâtre, les joues hâlées, les mains brunies. Avec quelle « vérité » la sauterelle glisse dans l'air, érafle l'eau, à peine, d'une chute qui l'effleure, et l'horripile à rides menues de ses pattes éperdument remuées ! Elle est tombée juste où l'homme l'a voulu, les yeux rivés à elle, tout le corps en suspens, les bras suivant dans son orbe évasé la pointe attentive de la gaule. Et c'est, vers l'insecte flottant, un bref remous presque invisible qui se confond avec le tressaut des vaguelettes. Bailleul pourtant l'a vu, dans l'instant même où la gaule se courbait, où se tendait le fil à l'élan du chevesne piqué. Qu'il se défende, si lourd et vigoureux soit-il, à coups de queue dardant sa fuite violente, en vain ! Ni cet hameçon, ni cette ligne, ni cette gaule ne pardonnent, entre les mains souveraines de Najard.
Et Bailleul songe, le cœur battant de la capture : « O Najard, ô mon maître, j'ai vu la touche en même temps que toi, avec les mêmes yeux que les tiens ; mes mains, je te le jure, auraient "ferré" en même temps que les tiennes. Tu ne dis rien, grand silencieux, mais tes paupières se brident et je vois que tu es content... Moi aussi, je suis un pêcheur! »
Il continue de tourner les pages, et son rêve se précise, plus étroit et plus dur. Ce sont des « articles de pêche », des cannes superposant leurs brins, des théories d'hameçons numérotés, grandissant, s'apetissant, des « 18 » minuscules aux « quadruples zéros » forgés. Bailleul, contre sa paume, sent les nœuds des roseaux, la tranche hexagonale des bambous refendus, le froid des viroles nickelées, Il monte les cannes brin à brin, en éprouve l'équilibre, la nerveuse élasticité; il respire l'odeur du vernis, un peu amère, et ses narines palpitent imperceptiblement. La soie tressée glisse dans les anneaux. Amollies d'eau, les racines se nouent sous ses doigts, de plus en plus déliées vers l'hameçon ou la mouche, amenuisées en queue de rat. Il devient tour à tour les objets dont s'empare son rêve, il les voit et les touche, rouleau de soie brillante qui se dévide avec un petit bruit de colle, racine translucide, teintée de vert à la semblance des eaux profondes, hameçon aigu, tordu, soulevant à l'abord de sa pointe la traîtrise de l'ardillon.
Sur les pages chatoient les mouches artificielles, si légères qu'il retient son haleine; leur corps a des éclats d'élytres, des reflets d'or poudroyant, des splendeurs vitrifiées d'émaux. Que de noms pour ces mouches innombrables ! Mais il n'en est que trois pour les chevesnes et les vandoises de Loire : la rousse, la grise et la noire. Qu'elles soient fournies et flottent bien, que l'hameçon qui s'y cache soit de trempe vigoureuse, et pique : Najard ne leur demande rien d'autre. Le reste...
Ah! le reste ! De nouveau le rêve s'exalte et monte. Il est si haut, si ample qu'il embrasse tout le fleuve et les rivières minces, le canal par-delà la forêt, les étangs, et le peuple myriadaire des poissons. Sur les grèves de la Loire, sous les saules des rivières, le long des peupliers en file dont l'ombre tremble sur les chemins de halage, Najard marche en silence et mène son jeu miraculeux. Aux remous, aux courants, à l'eau torpide des étés, à l'eau limoneuse des crues, un seul de ses regards arrache de merveilleux secrets. Sa gaule, semble-t-il, s'accourcit et s'allonge, et balancée au rythme des pas donne aux gestes de l'homme on ne sait quelle intime et souveraine harmonie. Il va, un peu penché, sa boîte à pêche sur le flanc.
C'est une boîte de planches lourdes, plus longue que large, dont le couvercle joue sur des charnières de cuir. Le tonnelier l'a faite avec des douves de châtaignier. Le bourrelier, voilà dix ans, y a fixé cette courroie brute, baudrier plus épais qu'un trait de percheron. C'est commode à l'épaule, cela résiste au temps, soutient allègrement le poids grandissant de la boîte. Depuis qu'elle bat le flanc de Najard, elle en a porté des quintaux. Mille et mille fois, sur la litière de rouches, le couvercle s'est entrouvert, aussitôt rabattu en claquant : et chaque fois c'était un poisson capturé, ruisselant d'un éclat liquide, frais et gonflé au poing de l'homme. Il y eut des chevesnes blonds, des barbillons aux nageoires orangées, des gardons aux nageoires saignantes, des brèmes pâles, des brochets aux reins verts, des perches épineuses aux flancs tigrés de noir.
Mille et mille fois encore, le couvercle de châtaignier se soulèvera, retombera en claquant. Du courant à la main de Najard, le fil de la ligne ondulera, soudain se raidissant tressaillira de spasmes violents. Au rêve de Bailleul, parmi les eaux vives et les arbres, les grèves et les rouches frissonnantes, il faut cette présence souveraine, ce grand sauvage un peu farouche, ce sylphe guenilleux aux gestes infaillibles; il faut ce pêcheur entre tous, ce maître.
Est-ce un charme, une sorcellerie? Ses mains sont fées; entre leurs sombres doigts les poissons brillent comme des joyaux. Sa boîte est fée, où glissent les poissons, où s'éteignent sous le lourd couvercle tant de lueurs, tant de reflets. D'avoir vu tant de bêtes palpiter à la ligne de Najard, sortir de l'eau et monter vers ses mains, Bailleul garde un éblouissement. Il repose ses yeux sur les planches ternes de la boîte, évoque avec d'oppressantes délices les splendeurs qu'elle cèle au secret de ses flancs. Pour lui seul, il la touche; il ose l'entrouvrir et se pencher vers elle.
Ah! c'est bien ce qu'il attendait : ces rouches vertes, allongeant sur le fond leurs hampes fines, et sur elles couchées ces formes claires, ces couleurs de ciel et d'eau pure, cette densité de lingots précieux, ces délicatesses de fleurs. Et des odeurs en montent qui sont celle des grèves au soleil, celle des mouilles profondes où s'engluent, immobiles, des mousses d'un vert épais et violent, celle des plages que le courant découvre, se craquelant au soir des journées chaudes. Dans la boîte fruste, sans les meurtrir, sans plus ternir leur rayonnement que la caresse mouillée du fleuve, Najard a couché les poissons; avec eux tous, il a capté l'air bleu réfléchi au miroir de l'eau, le cuivre des couchants, les nuages nacrés qui flottent suspendus, les nuages ardoisés qui croulent sur l'horizon. Les poissons se rallument et bougent. Dans la boîte ténébreuse, un long chevesne s'infléchit et s'irise avec une magnificence d'arc-en-ciel ; une ouïe s'entrouvre et saigne, rose pourpre. C'est une beauté changeante et fragile, un éternel et fugace enchantement : duvet aux fruits, givre aux brins d'herbe, lueurs dans l'espace où volent des ailes de papillons, où tournoient des graines ailées d'érables, où dans l'azur liquide, des cimes aux pieds des peupliers, glissent et floconnent vers l'eau de blancs duvets trempés de lumière. Doucement, doucement... Des spasmes silencieux soulèvent les poissons qui meurent. Mieux vaut clore la boîte avant cette agonie. Le grand Najard, dans la fraîcheur des rouches, s'assied et se repose, du revers de la main essuyant son front en sueur. Il a laissé couler de son épaule la robuste courroie de cuir : sa boîte à pêche est posée près de lui. Ses yeux pâles, aux pupilles étroites, vaguent sur les courants et les grèves. Sa poitrine brune respire, paisible et nue dans l'échancrure de la chemise.
Voici l'instant où s'alentit le rêve, où Bailleul lui aussi se repose, baigné d'espace illuminé. D'immenses nappes de soleil s'épanchent et coulent, entraînées par la Loire. L'eau tourne largement, d'un flux tranquille qui soulève et qui berce. Parfois, un souffle vif court aux pointes des rouches, les incline et les creuse, bruissantes. La boîte à pêche est toujours là, rugueuse sous la main qui la touche.
Et Bailleul songe, les paupières fermées sur le ciel et le fleuve : « L'ouvrir encore, saisir un à un les poissons, les sentir peser dans ma paume, retrouver pour chacun la minute où Najard l'a pris, le reprendre moi-même puisque j'en suis capable, pour chacun revivre ma joie, mes errances au long des berges, mes souvenirs déjà sans nombre et mes espoirs illimités, sur mes lèvres et dans mes yeux la saveur, l'éclat de mes vacances, dans toute ma chair, avec ce balancement de la gaule à mon poing, le rythme élastique et dansant, l'élan même de ma liberté. »
Ce sont toujours des rêves, plus que naguère des rêves, mais où les souvenirs s'affaissent, où les espoirs ont perdu presque ensemble leur vénusté adolescente.
Najard maintenant est mort, d'avoir eu trois fils à la guerre. Jeanneret le compagnon d'enfance a été tué, médecin, devant Vauquois, une nuit qu'entre les lignes il s'avançait au secours des blessés. Bailleul, blessé de guerre, a revu bien souvent les yeux de Jeanneret, les yeux verts où pendant l'étude il aimait retrouver la transparence de la Loire estivale. Lui-même a bien failli mourir; en certaines heures, il doute s'il est vivant. Avec une ferveur timide, il lui arrive parfois de revoir la boîte de Najard, et d'oser l'entrouvrir encore, de ses doigts qui tremblent un peu : des doigts gourds et blessants, de pauvres doigts infirmes. Comment toucherait-il à ces choses, sans les flétrir, sans les tuer davantage ? Que Najard et Jeanneret lui pardonnent. Mais son enfance, pourra-t-elle pardonner ?