13

 

 

Ils tendirent l’oreille pour écouter le bruit qui s’amplifiait. Juarez rangea sa bouteille dans la glacière et sortit un sac de marin. Il baissa la fermeture et en sortit un équipement.

— Qu’est-ce que c’est ? chuchota Feenie.

Juarez ne releva pas les yeux.

— Un dispositif d’écoute. Il est extrêmement sensible. Tant que le vent ne tourne pas, je devrais pouvoir capter ce qu’ils disent. J’ai aussi amené un Nightshot.

— C’est quoi, un Nightshot ?

— Un appareil photo infrarouge, répondit-il. Mais ça ne sera certainement pas très utile à cette distance.

Quelques secondes plus tard, il avait branché un dispositif d’enregistrement à ce qui ressemblait à une antenne parabolique. Le bruit de moteur s’amplifia, et Feenie vit, à travers ses jumelles, les Garland ranger leurs cannes à pêche.

Un bateau se hissa soudain le long du Grady-White. Elle ne l’avait pas vu approcher, car il était plongé dans le noir le plus complet.

— OK, dit Juarez en regardant par-dessus son épaule. L’heure de la fête est arrivée. Descends et attends dans la cabine. Ne dis rien et ne sors pas. Tu as amené ton truc ?

Il lui fallut quelques instants pour réaliser qu’il parlait de son .38.

— Oui, dit-elle en avalant sa salive.

— Bien. Ne t’en sers pas à moins que les choses foirent. Pigé ? Si tu me tires dessus, je ne te le pardonnerai jamais.

Elle hocha la tête, légèrement engourdie. Juarez avait raison. Ce n’était pas un jeu. Elle était cachée sur un bateau qui espionnait le déroulement d’une opération de contrebande bien réelle.

Feenie descendit l’échelle, sortit son pistolet de son sac et vérifia le chargeur. Elle se demandait ce qui se passait là-haut, sur le pont. Peut-être devrait-elle passer la tête pour jeter un coup d’œil. Mais Juarez lui avait bien dit de ne pas bouger.

Alors elle lui obéit.

Quelques minutes plus tard, pourtant, elle eut soudain l’envie irrésistible de voir ce qui se passait de ses propres yeux. Elle essaya de refouler cette idée et tendit l’oreille. Elle n’entendit rien, mais elle se força à attendre patiemment. Finalement, la curiosité l’emporta, et elle posa donc son arme sur le comptoir de la cuisine avant de se diriger à pas feutrés vers l’échelle. Elle attendit là quelques instants en tentant d’entendre quelque chose sur le pont. Juarez gardait le silence, le Grady-White était plongé dans l’obscurité, et le moteur de l’autre bateau s’était tu.

Elle se rongea un ongle. Et si quelqu’un la repérait ? Aucun doute que les personnes à bord des deux bateaux étaient armés ; ils avaient peut-être même des mitraillettes. Et si Juarez se faisait tirer dessus ? Ou bien elle ? Ils finiraient au fond du golfe du Mexique. Feenie s’approcha encore de la porte et écouta attentivement.

Elle distingua faiblement des parasites, puis quelques mots. Ils étaient étouffés, mais elle était pratiquement certaine que c’était de l’espagnol. Est-ce que Josh parlait espagnol ? Ils avaient voyagé au Mexique des millions de fois, mais il était à peine capable de commander une boisson. Mais avec tout ce qu’elle avait récemment appris sur lui, plus rien ne pourrait la choquer. C’était un trafiquant de drogue, pour l’amour du ciel ! Ça ne serait pas si difficile à croire qu’il soit secrètement bilingue.

Elle posa le pied sur le premier barreau de l’échelle et jeta un coup d’œil sur le pont. Juarez était agenouillé à côté de son équipement. Son arme était rangée dans son holster à sa ceinture, et il tenait à la main un appareil photo équipé d’un téléobjectif. Tandis qu’elle montait un autre échelon, elle vit Juarez pointer la caméra vers le bateau de Josh.

Feenie se tordit le cou, mais parvint à peine à regarder par-dessus la rambarde du Rum Runner. Le Grady-White tanguait au loin, mais ils avaient maintenant éteint presque toutes les lumières. Elle regarda à travers ses jumelles. Avec la lune cachée derrière les nuages, les deux bateaux étaient presque invisibles. Seule la console dégageait une faible lueur, et elle ne put discerner que quelques ombres qui se déplaçaient.

— Merde, dit Juarez.

Feenie se rejeta brusquement en arrière en espérant qu’il ne l’avait pas vue. Elle ne voulait pas le distraire au moment crucial, mais elle ne supportait pas non plus de rester en bas et hors de vue. Elle voulait voir quelque chose.

Juarez baissa son appareil, abandonnant manifestement l’idée de prendre des photos. Peut-être aurait-il plus de chance si la lune ressortait derrière les nuages. Il sortit des jumelles de son sac. Elles semblaient nettement plus perfectionnées que les siennes, et Feenie se dit qu’elles devaient être équipées d’une vision nocturne.

Elle observa de nouveau à travers ses jumelles, mais ne distingua que des ombres.

Soudain, les nuages s’écartèrent et elle eut une bonne vue sur le Grady-White. Près d’une demi-douzaine de personnes s’activaient sur le pont, uniquement des hommes. Ils passaient plusieurs sacs de marin à Josh et son père. Feenie vit Bert s’emparer d’un des sacs et le faire disparaître dans la coque.

— Doux Jésus.

— Descends, Malone.

Elle recula vivement. Avait-elle parlé tout fort ? Elle s’apprêta à redescendre l’échelle, mais elle vola un dernier regard à travers ses jumelles et vit davantage de silhouettes se déplacer à bord du Feenie’s Dream. Plusieurs petites femmes aux cheveux noirs montèrent à bord. Les hommes les aidèrent à embarquer, avant de les pousser sur le côté. Elle en compta cinq en tout, et qui semblaient bien juvéniles comparées aux hommes musclés qui les entouraient.

Juvéniles.

Juarez murmura quelque chose en espagnol et ajusta ses jumelles. Feenie regardait à travers les siennes et vit, stupéfiée, Josh tendre le bras pour toucher l’une des filles. Il passa la main dans ses cheveux et adressa quelques mots aux autres hommes. Des rires fusèrent, et les hommes commencèrent à débarquer. Ils furent bientôt tous revenus sur l’autre bateau, en laissant derrière eux les sacs et les filles.

En laissant les enfants.

Josh faisait du trafic d’enfants ?

Sa gorge se noua et elle recula. Elle manqua un barreau de l’échelle et tomba en arrière dans la cabine. Elle jeta ses bras derrière elle et se rattrapa au comptoir de la cuisine. Un coup de feu retentit dans la cabine.

Des jurons éclatèrent sur le pont et Juarez bondit de l’échelle.

— Ça va ?

— Je… je suis tombée et j’ai fait tomber le pistolet du comptoir.

— Tu es blessée ?

— Non.

Elle se releva et baissa les yeux, comme pour s’en assurer. Quand elle les releva, Juarez avait disparu.

Soudain, le moteur rugit et le bateau bondit vers l’avant. Feenie s’écrasa au sol sans parvenir, cette fois, à se rattraper. Elle se cogna la tête contre l’encadrement de la porte et la douleur afflua derrière ses joues. Luttant pour se redresser, elle saisit la rampe de l’échelle et se hissa sur le pont.

— Reste couchée ! rugit-il. Bon sang ! Tu veux te faire tuer ?

Elle regarda autour d’elle. Il avait déjà laissé un long sillage entre eux et les autres bateaux.

— Ils nous suivent ? cria-t-elle par-dessus le vacarme du moteur.

— Oui ! Qu’est-ce que t’as foutu, bon sang ?

— Je ne voulais pas…

— Attrape l’équipement !

Il le poussa du pied vers elle.

— Et descends !

Elle serra les lèvres et obéit. Il lui était pratiquement impossible de voir les câbles et l’appareil photo dans le noir, mais elle ramassa tout ce qu’elle put. Le sac avait disparu, probablement passé par-dessus bord quand Juarez avait mis le moteur en route. Elle se précipita au bas de l’échelle avec l’équipement, manquant de nouveau trébucher sur les barreaux, et tituba jusqu’à la chambre. Le bateau tanguait et faisait des embardées sur les vagues, et elle dut s’y reprendre à trois fois pour parvenir à attraper la poignée d’un placard. Elle l’ouvrit et fourra toutes les affaires à côté de quelques gilets de sauvetage. Pendant un instant, elle envisagea d’en prendre deux. Mais ils étaient poursuivis par des trafiquants de drogue armés. S’ils les rattrapaient, ça ne leur servirait pas à grand-chose de flotter dans l’eau. Elle ferma le placard et manœuvra tant bien que mal pour s’asseoir sur la banquette près de la cuisine. Elle s’agrippa aux murs de chaque côté et tenta de rester stable.

Où était son arme ?

Elle avait jailli hors de la cuisine, mais quand Juarez avait poussé la manette des gaz, elle avait dû glisser vers la poupe. Elle regarda par terre mais ne la trouva pas. Elle retira les jumelles qui pendaient autour de son cou et les posa sur le siège à côté d’elle.

Bon sang, elle n’aurait pas pu faire pire. C’était quoi son problème ?

L’image des cinq filles aux cheveux noirs surgit dans son esprit. Josh faisait de la contrebande de filles. Elle ne voyait que quelques raisons pour faire passer des filles à la frontière, et aucune d’entre elles n’était réjouissante. S’il s’agissait uniquement de travailleurs illégaux, pourquoi n’y avait-il que des filles ? Non. C’était un autre genre de travailleurs, elle en était certaine. Et c’étaient des enfants.

Le bateau heurta une vague et elle se cogna la tête contre le mur à côté d’elle. Elle se tint plus fermement et pria. Le bruit derrière eux s’amplifiait. Josh était en train de les rattraper. Le Feenie’s Dream était probablement plus rapide que le Rum Runner, alors ce serait à celui qui saurait le mieux manœuvrer dans l’obscurité. Des coups de feu retentirent à l’extérieur.

Ou à celui qui viserait le mieux.

Feenie essaya de trouver quelque chose d’utile à faire. Il fallait qu’elle retrouve son arme. Peut-être qu’elle pourrait vider un chargeur pendant que Juarez conduisait. Mais ça ne fonctionnerait que si leurs poursuivants étaient vraiment tout près d’eux.

De nouveaux coups de feu fendirent l’air, mais de l’arme de Juarez, cette fois-ci. Avait-il touché quelqu’un ?

Elle s’accroupit et essaya de trouver une prise. Le tapis était rêche, comme du gazon artificiel. Elle arpenta la pièce à quatre pattes, cherchant désespérément son Smith & Wesson. Enfin, sa main tomba sur une surface lisse et dure. Elle l’avait.

Serrant le revolver dans sa main droite, elle tendit la main vers la rampe de l’échelle et essaya de se hisser. Elle distingua la silhouette de Juarez à la barre.

— Baisse-toi ! hurla-t-il.

— T’as pas besoin d’aide ?

Le pare-brise explosa à côté de son oreille droite et elle fit un bond en arrière.

— T’es folle ? Descends, descends !

Le bateau heurta une vague de plein fouet et Feenie lâcha la rampe. Elle fut projetée en avant, puis en arrière, et atterrit sur les fesses tout en bas. Elle avait miraculeusement réussi à garder l’arme en main, cette fois.

Elle s’accrocha au dernier barreau de l’échelle. Peut-être devrait-elle ne plus bouger pour ne pas risquer de tuer quelqu’un par accident. Le capitaine, par exemple.

Pendant ce qui lui sembla être des heures, le bateau rebondit sur les vagues. Elle s’agrippait à son arme en espérant un miracle. Le Grady-White était équipé de deux énormes moteurs. Même avec les manœuvres d’esquive de Juarez, ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne dépasse le Rum Runner.

Le bateau s’inclinait sur les côtés et Feenie se tenait comme elle pouvait. Ils prirent un virage brusque sur la gauche, puis basculèrent de nouveau vers la gauche.

Est-ce qu’il faisait demi-tour ? Il n’allait certainement pas les confronter directement. Ce serait du suicide. Ils étaient inférieurs en nombre, et très certainement en armement.

Ils ralentirent brutalement. Le mugissement du moteur se transforma en léger vrombissement. Dans le silence soudain, Feenie entendit une sonnerie retentir à ses oreilles. Ils dévièrent ainsi quelques minutes avant que le moteur s’arrête totalement.

Pourquoi s’était-il arrêté ?

Elle se hissa et passa la tête par la porte. Les ténèbres. La lune s’était de nouveau cachée derrière un nuage et elle ne voyait même plus Juarez. Avait-il abandonné le bateau ? Peut-être qu’il avait été touché.

— Juarez ! murmura-t-elle.

Aucune réponse. Il avait bel et bien été touché. Ou bien il avait déserté le navire. Ou les deux ! Son estomac fit des nœuds et elle sentit une vague de nausée monter.

— Juarez ? appela-t-elle d’une voix aiguë. T’es où ?

— Reste baissée, gronda une voix dans son oreille.

Elle bondit sur le côté et se heurta au montant de la porte.

— Tu m’as fait peur ! siffla-t-elle. J’ai cru que tu étais parti !

— Où tu veux que j’aille, bordel ? murmura-t-il. On est entourés d’eau.

— Pourquoi tu t’es arrêté ?

— Je me suis échappé dans un estuaire. Je ne pense pas qu’ils m’aient vu, ou alors ils ont simplement décidé d’abandonner la poursuite.

— Pourquoi ils feraient ça ?

— Ils ont peut-être pensé qu’on faisait partie des forces de l’ordre, ou quelque chose comme ça. Ou peut-être qu’ils ont pensé qu’on était là pour la même chose qu’eux et ils voulaient juste se tirer d’ici.

Feenie regarda autour d’elle, mais elle ne vit rien, pas même la lune. Seule la mer relativement calme indiquait qu’ils étaient entrés dans le dédale de bras de mer et de canaux peu profonds qui longeaient la côte. Cet endroit s’avérerait être soit une cachette ingénieuse, soit une impasse mortelle. Littéralement.

— Est-ce qu’on peut nous voir, ici ? murmura-t-elle.

— J’en doute. J’ai repéré une cabane de pêcheur il y a quelques minutes, et je me suis collé contre. Ça devrait dissimuler notre silhouette si la lune sort de nouveau.

— Ça va vraiment marcher ?

Elle s’agrippa à son bras.

— Et s’ils ont des lunettes de vision nocturne ou quelque chose ?

— On n’a aucune chance de les distancer, avec ça. Notre seule chance, c’est de nous cacher.

Elle percevait la frustration dans sa voix. Bon sang, elle avait vraiment foiré. Il avait probablement envie de la jeter par-dessus bord.

Elle lança un nouveau coup d’œil autour d’elle, mais ne vit toujours rien. Juarez lui-même était à peine une ombre. S’il n’y avait eu la chaleur de son bras, elle aurait pensé qu’elle avait été engloutie par un trou noir. Elle resserra sa main.

L’eau qui clapotait autour du bateau et leurs respirations étaient les seuls sons qui trouaient l’obscurité.

— Tu entends quelque chose ? demanda-t-elle.

— Non. Et toi ?

— Non.

— Peut-être qu’ils ont coupé le moteur, eux aussi. Peut-être qu’ils dérivent droit sur nous.

Juarez se laissa glisser au bas de l’échelle, effleurant ainsi toute la longueur du corps de Feenie. Il enroula un bras autour de sa taille.

— Ce qui est plus probable, c’est que nous, on parte à la dérive et qu’on s’échoue sur un banc de sable. Si ça arrive, il faudra que je descende du bateau pour nous repousser dans l’eau profonde.

— Alors… on se contente d’attendre ici ?

Il resserra ses bras autour d’elle et elle sentit la chaleur de tout son corps. Elle réalisa qu’elle avait des frissons.

— Pas le choix, répondit-il. Si on allume les lumières, ou le moteur, on va anéantir notre couverture.

Elle commença à claquer des dents et se força à serrer la mâchoire. Il devait faire près de 30°C dehors, et pourtant elle était gelée.

— Où est-ce que tu as caché le GPS ? demanda-t-il.

— Dans le placard de ta chambre.

— Je vais vérifier notre position et m’assurer qu’ils continuent.

Il disparut quelques minutes et, quand il revint, elle frissonnait toujours.

— On dirait qu’ils continuent vers le nord, déclara-t-il en enroulant de nouveau son bras autour d’elle. On va attendre encore un peu pour être sûr qu’ils n’ont pas fait marche arrière.

Elle ferma les yeux et se blottit un peu plus contre lui. Son corps lui procurait une impression de chaleur, de solidité et de sécurité. Il referma ses mains sur les siennes, et elle se souvint du pistolet qu’elle tenait toujours dans l’une d’elles.

— Je pense que je vais le prendre.

Il lui ôta doucement l’arme des mains, vérifia la chambre et la cala à sa ceinture.

— Je… je suis désolée, bredouilla-t-elle tandis que ses dents se remettaient à claquer. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Il était posé sur le comptoir, et j’ai juste senti…

— Je croyais que tu le tenais à la main.

— Oui, je le tenais. Mais ensuite je l’ai posé sur le comptoir, et…

— Laisse tomber.

— Mais j’ai failli nous faire tuer ! Et on peut toujours se faire tuer !

Il ne dit rien. Comment pouvait-il être aussi calme ?

— Juarez ? Tu n’es pas fâché ?

— À quoi bon ? Ce qui est fait est fait. Et je pense qu’on a eu de la chance.

— Juarez… dit-elle, la gorge serrée. Est-ce que tu savais pour les filles ?

Il ne répondit pas, et sa poitrine se serra. Il ne lui aurait certainement pas caché quelque chose d’aussi important.

— Non, répondit-il. Je ne m’attendais pas à ça.

— Tu crois que c’est des prostituées ?

Elle fut écœurée de prononcer ces mots.

— C’est probablement vers ça qu’ils se dirigent. J’avais entendu quelque chose comme quoi Garland faisait du trafic de muñecas, mais je n’avais pas fait le rapprochement jusqu’à maintenant.

— Des muñecas ?

— Des poupées. Je pensais que la drogue était en partie cachée dans des poupées en plastique. En fait, on dirait que c’est carrément les poupées elles-mêmes, la contrebande.

Son visage fut illuminé par une lueur orange quand il vérifia l’heure sur sa montre de sport. Elle était volumineuse, digitale, et munie d’une quantité de gadgets.

— Ça fait vingt minutes, dit-il.

La lumière orange éclaira les traits durs de son visage. Des gouttes de sueur perlaient sur ses tempes, mais c’était le seul signe de tension. Il semblait plus ou moins à l’aise, alors que Feenie tremblotait comme un lapin pris au collet.

— Je vais aller re-vérifier le GPS. S’ils vont toujours vers le nord, on repart.

Elle ferma les yeux et hocha la tête.

— Hé, dit-il en lui relevant doucement le menton. Tout va bien se passer.

Elle hocha de nouveau la tête, encore plus tremblante qu’auparavant. Étourdie, elle se laissa glisser par terre.

— Ça va ?

— J’ai juste besoin de m’asseoir.

Elle sentit le tapis rugueux et imperméable sous ses mains et appuya la tête contre l’échelle. Ses joues palpitaient et elle avait mal au front. Elle toucha la peau au-dessus de son sourcil. Il était poisseux. Elle se blottit en position fœtale et remonta ses genoux contre sa poitrine. Elle n’arrivait pas à se réchauffer, ni à faire l’effort de se redresser.

— Détends-toi, dit-il avant de disparaître.

Feenie ferma les yeux et tenta de repousser la vague de nausée. Sa bouche était inondée de salive, et elle dut rassembler toute sa volonté pour s’empêcher de se précipiter vers l’échelle et de vomir par-dessus bord. Elle ne pouvait pas. Elle devait rester cachée. Elle ne devait faire aucun bruit. Josh et son père pourraient la trouver.

Josh et son bateau plein d’enfants.

La bile remonta dans sa gorge, mais elle déglutit péniblement. Elle ne voulait pas y penser. Pas maintenant. Elle ne voulait pas penser que l’homme avec qui elle avait vécu, l’homme avec qui elle avait couché, faisait du trafic d’enfants. Toutes ces années, elle avait été pressée de faire des enfants, et voilà que maintenant, il les exploitait, des petites filles malheureuses qui, d’une façon ou d’une autre, étaient tombées entre ses mains.

Le bateau se mit à bouger, et elle en profita pour diriger ses pensées sur leur avenir immédiat. Ils devaient rentrer. S’ils arrivaient sans problème jusqu’à Mayfield, elle pourrait aller voir la police. Il ne s’agissait plus seulement de Josh, désormais. Ou de drogue. Des enfants étaient malmenés, et elle ne pouvait pas laisser ça arriver sans rien faire.

La police l’aiderait. Sinon, elle irait voir le FBI. Ou la DEA[12]. Ou l’immigration. Quelqu’un l’écouterait bien quelque part. Quelqu’un quelque part s’inquiéterait bien qu’on fasse passer la frontière à des enfants pour le seul loisir d’autres personnes.

Ces pauvres jeunes filles. Qu’est-ce qu’il leur avait fait ?

Feenie remonta précipitamment l’échelle et vomit par-dessus bord. Quand les spasmes se calmèrent, elle se laissa tomber à genoux et posa sa tête contre un siège en vinyle. Du coin de l’œil, elle vit Juarez qui l’observait depuis la barre.

— On en a pour environ un quart d’heure, dit-il. Tu penses que ça va aller jusqu’à la marina ?

Elle tourna la tête vers lui en faisant un infime signe de tête. Elle avait la peau froide et humide. Elle fourra ses genoux sous son T-shirt et essaya de former un cocon de chaleur.

Après ce qu’il lui sembla une éternité, le bateau ralentit et s’engagea dans la marina. Elle regarda, étourdie, Juarez manœuvrer jusqu’à son emplacement et accoster. Quand les cordes furent solidement fixées, il posa le .38 par terre à côté d’elle et sauta sur le ponton.

— Ne bouge pas, dit-il. Je reviens tout de suite.

Elle hocha la tête. Tout ce qu’elle voulait, c’était se rouler en boule et laisser la réalité s’échapper. Elle reposa la tête contre le pont dur du bateau, rendu froid et glissant par les embruns marins.

Elle ferma les yeux.

Quelques instants plus tard, elle était tirée sur ses pieds par deux mains fortes. Juarez la souleva dans ses bras et la porta au bas de l’échelle. Il se dirigea vers la chambre et la déposa délicatement sur le lit.

— Bois ça, dit-il en dévissant une bouteille de Sprite qu’il lui mit dans les mains.

Elle but, soulagée par le liquide frais dans sa gorge. Il alluma la lampe à côté du lit et sortit un kit de premiers soins. Il déchira le plastique d’une lingette antiseptique et tamponna le front de Feenie.

— Aïe ! dit-elle en reculant la tête.

Il continua de tapoter alors qu’elle essayait d’esquiver.

— Tiens-toi tranquille, je dois nettoyer ça.

La lingette dans ses mains était écarlate de sang.

— Comment…

— Le pare-brise, expliqua-t-il. Tu t’es pris des éclats de verre.

Elle se rappela que le pare-brise avait explosé comme un pétard. La balle avait dû passer à quelques centimètres de sa tête.

— J’ai failli faire une crise cardiaque à cause de toi, cette nuit, dit-il d’un ton bourru.

Elle ferma les yeux.

— Je suis désolée.

— Ne recommence pas.

Il lui tamponna la joue.

— Tu as un bleu là aussi. Qu’est-ce que t’as fait, tu t’es tapé la tête contre les murs ?

— Oui, je crois bien.

Il caressa sa joue avec son pouce, et elle se retira. Il secoua la tête, prit quelques pansements et lui posa sur le front. Puis il l’installa contre les oreillers.

— Tu vas encore vomir ?

Elle frissonna.

— Je crois pas. J’ai surtout froid.

Il lui souleva les jambes, baissa la couverture en-dessous et la lui remonta jusqu’au cou.

— Je vais apporter un seau, juste au cas où.

— On est en sécurité, maintenant ? demanda-t-elle en frémissant de nouveau. Tu les as semés, n’est-ce pas ?

Il la regarda un long moment.

— Je les ai semés. On est en sécurité pour l’instant.

 

À travers la brume de son sommeil, Feenie sentit le matelas bouger. Elle se redressa brusquement.

— Qu’est-ce…

— Tu étais en train de rêver.

Juarez était assis sur le bord du lit et lui tenait les mains.

Elle regarda autour d’elle. Elle se trouvait toujours dans la même chambre étroite. Le réveil sur l’étagère indiquait une heure vingt-deux. Elle était inondée de sueur et portait toujours le sweat-shirt épais qu’elle avait enfilé des heures auparavant. Elle avait un goût aigre dans la bouche et sa tête palpitait.

Elle avait de nouveau fait le rêve avec l’incendie.

— Il faut que j’aille aux toilettes, dit-elle en dégageant ses jambes des couvertures.

Les muscles de son estomac se contractaient douloureusement.

— Tu es sûre que ça va ?

Son regard dériva vers un point au-dessus de la porte, l’endroit où était accroché son détecteur de fumée chez elle.

Une lumière rouge clignotait.

— Tu as un détecteur de fumée ?

Comment avait-elle pu ne pas le remarquer auparavant ?

Il suivit son regard.

— Je t’ai dit que je le ferais.

— J’arrive pas à croire que tu aies fait ça.

Sa voix tremblait, et elle eut soudain besoin de s’éloigner de lui.

Mais il était juste là. À côté d’elle. L’air inquiet et assis tellement près qu’elle sentait son souffle sur ses cheveux.

— Feenie… est-ce que ça va ?

— Ça va.

Elle repensa à ses haut-le-cœur.

— Désolée pour tout à l’heure.

Elle chancela vers la minuscule salle de bains et ferma la porte. Une lumière fluorescente brillait au-dessus du miroir, donnant à son visage un teint verdâtre et blafard. Elle retira les pansements et découvrit un labyrinthe de coupures. Sa pommette était violacée.

Elle ouvrit le robinet et se lava les dents pendant une éternité. Puis elle se déshabilla et laissa l’eau chaude couler sur elle jusqu’à se sentir de nouveau humaine. Le shampooing brûla ses coupures, mais elle devait enlever le sang de ses cheveux.

Ensuite, elle enroula une serviette autour d’elle et retourna dans la chambre, désormais vide. Un T-shirt, sorti de son sac de voyage, était posé, plié, sur le côté du lit. Elle se sentait dans un état lamentable. La tête lancinante, les entailles qui lui piquaient la peau ; mais au moins elle était propre. Elle se dirigea vers la porte sur la pointe des pieds et vit une paire de bottes posée sur la banquette juste derrière la cuisine.

Elle traversa la minuscule cuisine et s’arrêta devant Juarez. Il était étendu sur la banquette, mais il ne dormait pas comme elle s’y attendait. Ses yeux étaient ouverts, et il la regardait.

— Marco… tu es réveillé ?

— Oui.

Elle prit une profonde inspiration et laissa tomber la serviette.