8

 

 

Elle recula d’un pas, haletante, et tomba dans la piscine.

Quand elle remonta pour trouver de l’air, Juarez était accroupi au bord de la piscine et se moquait d’elle. Il faisait sombre, mais on ne pouvait se méprendre sur l’éclat de ses dents blanches. Il lui tendit la serviette.

— Qu’est-ce que tu fais ? bredouilla-t-elle.

Elle nagea jusqu’au bord et posa ses bras sur le rebord en béton. Il était encore chaud du soleil de la journée.

— Je te regarde.

— Je vois ça.

Elle essaya de se hisser hors de l’eau, mais la nervosité fit trembler ses bras et elle glissa de nouveau. Juarez jeta la serviette sur le côté, se baissa et la hissa hors de la piscine. Il la reposa délicatement sur ses pieds.

— Qu’est-ce que tu fais là ? Tu m’as foutu les jetons !

Son pouls battait à tout rompre ; de peur, de l’effort qu’elle venait de fournir, et quand elle prit conscience que Juarez se tenait entre elle et sa serviette de plage. Le léger maillot de bain qu’elle portait ne suffisait pas à cacher sa cellulite post-divorce. La chair de poule courut sur sa peau, et elle croisa stratégiquement les bras sur sa poitrine.

— Tu as froid ? demanda-t-il.

Elle pinça les lèvres et se contrôla pour ne pas lui sauter dessus et l’étrangler.

— Tu pourrais me passer ma serviette, s’il te plaît ?

— Je pourrais.

Il sourit et s’approcha d’elle. À moins de vouloir faire un autre plongeon, elle était coincée.

Bien. Elle pouvait surmonter son orgueil. Après tout, l’autre nuit, il l’avait vue à moitié nue et ne s’était pas enfui en criant. En fait, il avait fait tout le contraire. Ragaillardie par ce souvenir, elle planta ses mains sur ses hanches et leva le menton.

— Qu’est-ce que tu veux, Juarez ?

Son sourire disparut.

— Tu ne répondais pas au téléphone. Je m’inquiétais.

— Je ne réponds pas au téléphone quand je suis dans ma piscine, en général.

Il la regarda un instant en fronçant les sourcils. Puis il ramassa sa serviette et la lui tendit.

— Pourquoi est-ce que tu n’as pas fait réparer ta cuisine ? Je t’ai dit que mon ami le ferait pour presque rien.

Elle enroula la serviette autour d’elle et en rabattit le coin dans son décolleté.

— Ouais, ben, presque rien, c’est toujours plus que rien. Je n’ai absolument pas l’argent, dans l’immédiat.

— Tu n’as pas l’argent, répéta-t-il.

— C’est ce que je viens de dire, non ? Tu vois un arbre à billets pousser dans mon jardin ?

Elle le contourna et se dirigea vers la porte de derrière. Il la suivit à l’intérieur sans y avoir été invité.

— Je croyais que tu étais pleine aux as.

Elle sentit sa patience diminuer. Pourquoi tout le monde semblait la prendre pour une enfant gâtée ? Elle conduisait une vraie poubelle, elle n’avait presque aucun meuble, et elle ne s’était rien acheté depuis plus d’un an, à part des sous-vêtements. Et pourtant, beaucoup de gens pensaient toujours qu’elle menait le même train de vie que celui qu’elle avait avec Josh.

— Tu crois mal.

Elle ouvrit le frigo et attrapa une bouteille d’eau. Elle claqua ensuite la porte sans lui avoir offert quoi que ce soit.

Il sourit avec indulgence comme s’il savait qu’elle mentait mais qu’il ne voulait pas insister. Il était si foutrement arrogant !

— Tu veux des détails ? Bien, dit-elle. J’ai à peine eu un centime dans mon divorce, j’ai épuisé l’argent que j’avais récolté en vendant ma Mustang, et je n’ai pas vraiment fait de carton, niveau carrière, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué. J’ai des piles de factures jusqu’au plafond et, pour une raison ou une autre, je n’ai pas réussi à mettre la main sur les deux mille cinq cents dollars qu’il me faut pour réparer le toit.

Il la regardait, l’expression neutre.

— C’est quand, ton prochain salaire ?

Bordel ! Ça ne le regardait absolument pas.

— Vendredi, lâcha-t-elle.

Il hocha la tête.

— Je passerai un coup de fil à Carlos. Dépose la caution que tu peux, et je lui dirai de commencer ce week-end. Jusque-là, tu pourras rester chez moi.

Feenie le regarda avec de grands yeux, interloquée.

— Va faire tes valises, ordonna-t-il.

— Pourquoi je voudrais venir chez toi ?

Il crispa la mâchoire, comme si elle l’avait blessé dans sa fierté. Son ego était-il vraiment aussi gonflé ? Évidemment que oui.

Il s’approcha d’elle et la prit par les épaules.

— Tu veux des détails ? Bien, dit-il en l’imitant pour se moquer d’elle. Il y a eu un autre meurtre. Probablement le même tireur que celui qui a tué Martinez. Je suis pratiquement certain que tu es sur sa liste, ta maison est grande ouverte, tu ne peux pas te payer de chambre d’hôtel, et je veux que tu sois à un endroit où je peux garder un œil sur toi. Alors tu viens chez moi.

Malgré la chaleur de la serviette autour d’elle, la chair de poule rampa de nouveau sur sa peau. Qu’était-il arrivé à sa vie banale et ennuyeuse ? Cette nuit, elle avait dormi avec son arme et sa bombe lacrymo. Et son téléphone.

— Je peux très bien me protéger toute seule. Je n’ai pas besoin de garde du corps.

Il plissa les yeux.

— Tu n’as aucune idée de ce dont tu as besoin. Et ce jouet ne fera pas le poids contre ce type. Il a descendu un flic et un trafiquant de drogue, et chacun d’eux était foutrement plus débrouillard que toi, bébé. Alors rassemble tes affaires. On décolle.

Feenie détestait qu’on l’appelle « bébé ». Josh le faisait tout le temps, en général devant ses connards de copains.

Elle retira les doigts de Juarez de ses épaules.

— Je ne bouge pas d’ici. C’est ma maison. Josh a déjà essayé de me virer d’ici à coups de pied, une fois, et je me suis battue bec et ongles. Que je sois maudite si je te laisse gagner maintenant. Je ne vais nulle part.

Juarez baissa les yeux sur elle, clairement exaspéré.

— Tu vas te faire tuer, tu sais. Et pour quoi ? Une maison ? Ne sois pas stupide.

— C’est plus qu’une maison, et je ne suis pas stupide. Je sais me servir d’une arme et je peux me protéger toute seule.

Il leva les sourcils, et Feenie se rappela la manière dont il l’avait maîtrisée au hangar à bateaux, sans verser une seule goutte de sueur. OK, elle ne serait peut-être pas la meilleure au corps à corps, mais elle savait se débrouiller avec un pistolet.

— Très bien, gronda-t-il. C’est ta peau. Qu’est-ce que ça peut bien me faire, ce que tu en fais ?

Il sortit en trombe par la porte de derrière, en murmurant quelque chose en espagnol. Feenie était certaine que ce n’était pas flatteur.

Malgré sa bravoure, elle ne parvint pas à se détendre du reste de la soirée. Elle décida de mettre son énergie nerveuse à profit en renforçant sa sécurité. Elle ferma la porte entre la cuisine et le salon, et tira son canapé ravagé devant pour la bloquer. Le truc pesait une tonne. Aucun moyen que quelqu’un puisse le pousser depuis l’autre côté de la porte, ou du moins, pas sans faire un sacré remue-ménage. Puis elle verrouilla la porte d’entrée, vérifia les fenêtres et alluma toutes les lumières du rez-de-chaussée. Elle était contente que sa facture d’électricité soit une des seules qu’elle ait payée à temps. Avec Mme Hanak qui vivait dans l’appartement du garage, Feenie ne pouvait pas se permettre qu’on lui coupe l’eau et l’électricité. Elle avait sacrifié son abonnement de téléphone et du câble, à la place. Ce dernier ne lui manquait pas, surtout depuis que sa télé était en panne, mais il lui aurait fourni une distraction pas désagréable. Dans l’état actuel des choses, elle n’avait rien d’autre pour s’occuper l’esprit que les sinistres prédictions de Juarez.

Quelqu’un essaierait-il réellement de l’attaquer dans sa propre maison ? Plus elle y pensait, plus elle avait l’impression d’être une cible facile. Elle envisagea de rappeler Juarez et de lui dire qu’elle avait changé d’avis, mais elle passerait pour une idiote. De plus, elle ne lui avait pas menti, au sujet de ses talents de tireuse. S’il le fallait, elle serait capable de se protéger.

Ou du moins, c’est ce qu’elle espérait.

Après avoir minutieusement fait le tour de chez elle et pris une douche rapide, elle enfila un T-shirt et grimpa dans son lit. Elle venait de s’installer sous les couvertures quand elle entendit un bruit au rez-de-chaussée.

Elle se redressa et attrapa son pistolet. Elle attendit, le souffle court, en espérant que ce soit seulement son imagination qui lui jouait un tour.

Clac. Elle retint son souffle. Clac. Clac.

Ce n’était pas son imagination. Quelqu’un faisait du bruit dans sa cuisine.

Feenie passa son peignoir et fourra le téléphone dans la poche. L’arme à la main, elle se dirigea vers les escaliers sur la pointe des pieds. Si quelqu’un avait l’intention d’entrer par la cuisine, il devrait d’abord déplacer le sofa. Feenie se glissa sur les marches, s’arrêta à mi-chemin et tendit l’oreille, à l’affût d’un bruit qui indiquerait que c’était justement le cas.

Clac. Wizz.

C’était la bâche qui claquait ! Feenie renversa la tête en arrière et soupira de soulagement. Toujours armée, elle se rua vers la cuisine, juste pour s’en assurer. Elle poussa le sofa de quelques centimètres pour ouvrir la porte et jeter un coup d’œil à l’intérieur.

Aucun croquemitaine. Juste un bout de plastique qui claquait. Le lendemain, elle suivrait le conseil de Juarez et passerait un coup de fil à son copain du bâtiment.

Deux minutes plus tard, Feenie se trouvait de nouveau dans son lit, le pistolet posé à côté d’elle. Alors qu’elle tendait la main pour éteindre la lumière, son regard se posa sur son téléphone. Sur une impulsion, elle s’en empara et composa un numéro.

Il décrocha aussitôt.

— Franck Malone.

La voix traînante et familière la rassura immédiatement.

— Salut, papa. C’est moi. Comment ça va ?

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Rien. C’est juste que je ne t’ai pas appelé depuis longtemps, et je me suis dit qu’on pourrait discuter.

— Tu n’appelles jamais pour discuter. Qu’est-ce qui se passe ?

Seigneur. Pourquoi ne pouvaient-ils jamais avoir une discussion normale ?

— Rien, papa. Vraiment. C’est juste que, je sais pas, le son de ta voix me manquait.

Son père n’était absolument pas habitué à de telles déclarations remplies d’émotions.

— Papa ?

— Tu es sûre que ça va ? Tu ne t’es pas fait virer, hein ?

Elle ferma les yeux. Pourquoi s’était-elle donné cette peine ? Avec lui, tout était toujours question d’accomplissement. Ils ne pouvaient jamais simplement… parler.

— Non, papa, je ne me suis pas fait virer.

Bien qu’elle n’avait pas non plus été engagée, en réalité. Du moins, pas à plein temps. Bien sûr, elle avait laissé croire à son père qu’elle avait un travail plus important. Elle n’avait pas voulu l’inquiéter, et il n’avait fait que ça depuis son divorce.

Elle avait été folle de penser pouvoir lui raconter ce qui se passait réellement dans sa vie. Les cambriolages et les tueurs à gages. Il en mourrait d’angoisse.

Elle se rabattit sur ses tactiques habituelles.

— Tout va bien, papa. Merveilleusement bien, en fait. J’ai peut-être même obtenu une promotion.

— C’est une bonne nouvelle. C’est un poste de rédactrice en chef ?

Bon sang. Pourquoi se retranchait-elle elle-même dans ces recoins ? Elle lui avait dit qu’elle était rédactrice, alors naturellement, il s’attendait à ce que l’étape suivante soit rédactrice en chef. S’il savait…

— Non, rien de ce genre. Seulement un poste plus important à la rédaction.

— Eh bien, ça me semble bien, dit-il. Je suis vraiment fier de toi.

Après avoir conclu la conversation, elle se sentit mieux. Et somnolente. Elle reposa le téléphone sur la table de nuit, éteignit la lumière et essaya de dormir.

 

Elle rêva de flammes.

Ça commençait comme d’habitude – un fracas de tôle, la vrille vertigineuse quand la voiture se renversait, la sensation de brûlure qui la frappait au côté. Quand elle regardait par la fenêtre, tout était à l’envers. La voix de son père lui parvenait, faiblement d’abord, puis plus fort. Puis elle se retrouvait allongée sur le dos près d’un fossé. Tout était toujours renversé. Elle ne voyait pas son père, mais elle entendait sa voix. Elle tournait la tête pour le chercher, mais elle ne voyait que les flammes qui s’élevaient d’un tas de tôle déformée, ce qui avait été la berline familiale.

La chaleur de l’incendie lui brûlait les joues et elle détournait les yeux. Rachel et sa mère se tenaient sur le côté de l’autoroute et regardaient l’épave en feu avec des expressions curieuses. Elle essayait de les appeler, mais elles ne l’entendaient pas. Elles ne l’entendraient jamais.

Feenie regarda le plafond en tentant de calmer sa respiration. C’était un rêve. Elle l’avait fait un millier de fois. Elle détestait ce rêve, mais elle l’aimait, aussi. Pendant un court instant, tout allait bien de nouveau. Sa mère et sa sœur se tenaient à côté d’elle. En vie. Saines et sauves. Intactes.

Elle se redressa et attrapa le verre d’eau qu’elle gardait toujours sur sa table de nuit. Elle essaya de repousser les couvertures, mais elles étaient collantes et humides.

Après quelques gorgées, elle arrêta de trembler.

Est-ce que Josh pouvait réellement envoyer quelqu’un pour la tuer ? Apparemment, c’est ce que lui disait son inconscient, ou alors elle n’aurait jamais fait ce rêve. Ils apparaissaient à chaque période de stress. Elle avait fait ce rêve et des dizaines de variations sur le même thème presque toutes les nuits pendant le mois qui avait suivi l’accident, mais au fil des ans, ils étaient devenus moins fréquents, plus vagues. Parfois, elle ne rêvait pas du tout de l’accident mais seulement d’incendie. Des incendies de cuisine, des incendies de forêt, des feux de brousse.

Feenie leva les yeux vers le détecteur de fumée accroché au-dessus de la porte. La lumière rouge clignotait de manière rassurante. Elle était en sécurité. Il fallait seulement qu’elle se repose un peu avant de devoir aller travailler. Elle jeta un coup d’œil au pistolet posé à côté d’elle dans le lit. Chargé, prêt à faire feu. Elle se renversa sur ses oreillers et essaya de se rendormir.

Ce qui, bien sûr, fut impossible. Peut-être qu’une respiration de yoga pourrait l’y aider. Elle ferma les yeux et essaya de respirer profondément, de manière régulière. Lentement… et rythmique. Lent… et rythmique. Lent… et rythmique. Mais quelque chose dans la lenteur et la rythmique lui faisait penser à Juarez et, avant qu’elle s’en rende compte, son cœur battait de nouveau à toute vitesse.

Maudit Juarez. Maudit soit-il de l’avoir laissée seule comme ça.

Elle semblait oublier qu’elle avait insisté. Qu’elle l’avait pratiquement expulsé de chez elle. S’il s’inquiétait vraiment pour elle, il ne l’aurait pas laissée seule cette nuit. Il serait resté, et si ce n’était pas pour la protéger, au moins pour coucher avec elle.

À moins qu’il ne la trouve pas attirante.

Non, ce n’était pas ça. Elle savait qu’il était attiré par elle. Elle l’avait senti.

Mais s’il était réellement attiré par elle, et s’il se souciait réellement d’elle, alors pourquoi est-ce qu’il n’était pas là ?

Parce qu’il ne fait que se servir de toi ! lui cria une petite voix.

Et voilà. La vérité crue. En fait, il était probablement passé ce soir seulement pour voir si elle avait de nouvelles pistes pour lui…

Feenie bondit et attrapa son .22. Elle pouvait jurer avoir entendu un bruit. Pas la bâche, mais un cliquetis haut perché.

Encore un. Elle baissa son arme en voyant son téléphone s’illuminer sur sa table de nuit. Elle avait mis son foutu appareil en mode vibreur pendant une interview la veille après-midi.

Elle se jeta dessus.

— Quoi ?

— Malone ! Vous dormez ?

C’était Grimes, et il semblait bien trop éveillé pour vingt-trois heures cinquante-cinq.

— Hum… non ?

— On a un incendie, bordel de merde ! Qu’est-ce qui se passe avec votre putain de fixe ? Et pourquoi vous n’avez pas répondu à votre bipeur ?

Feenie tâtonna pour trouver l’interrupteur. L’appareil en question était attaché au jean froissé jeté par terre. Il était également sur mode vibreur. Super. Elle était encerclée par des appareils qui vibrent.

— Malone ?

— Oui, je suis là. Désolée. Vous venez de dire qu’il y avait un incendie ?

— Au lycée de Northside. Venez le plus vite possible. McAllister est retenu, alors j’ai besoin que vous vous en occupiez. Interviewez le chef des pompiers et quelques témoins de la scène. Ce sera la couv’ de demain.

Feenie jeta un coup d’œil à son réveil. Elle avait deux heures pour se rendre au lycée, interviewer les sources et boucler un article de première page avant que la presse ne soit tirée, à deux heures du matin.

— Pas de problème, dit-elle avant de raccrocher.

McAlister s’était mis à l’écart pour elle, et c’était pour elle le moment de faire ses preuves. Elle enfila son jean à toute vitesse et releva ses cheveux indisciplinés en queue-de-cheval. Chaussures et sac à la main, elle se précipita d’un pas trébuchant hors de la maison et prit le chemin de la scène de crime.

Ça lui semblait étrange qu’on l’ait appelée pour couvrir un incendie la même nuit que son rêve. Ou alors, peut-être que ça n’avait rien d’étrange. Peut-être que son rêve n’avait pas été la conséquence de son stress, mais que son cerveau avait enregistré le son des sirènes de pompiers pendant son sommeil. Elle n’était pas psychologue, mais ça lui semblait plausible. Tandis qu’elle filait vers le lycée, elle essaya de ne pas se concentrer sur sa phobie. C’était la première fois qu’elle couvrait une actu de dernière minute. Elle allait essayer de s’appliquer.

Son alma mater était encerclé de camions de pompiers, de voitures de police et de plusieurs ambulances. Des résidents du quartier – réveillés par le bruit, sans doute – se tenaient sur le parking, bouche bée devant le spectacle. De la fumée tournoyait au-dessus du gymnase de l’école.

Feenie regarda les flammes qui s’élevaient derrière une rangée de fenêtres à l’étage inférieur. Elle frissonna en se souvenant combien elle avait souffert en cours de soutien d’algèbre dans cette salle de classe bien précise.

Mais elle ne pouvait se laisser aller à ses souvenirs ou à ses angoisses. Tout journaliste d’actualité était un jour confronté à un incendie. Elle aurait seulement espéré que celui-ci ne soit pas arrivé juste après son rêve. Sa peur était toute fraîche, palpable. Elle prit une profonde inspiration et se faufila dans la mêlée.

Elle repéra Drew debout à côté de sa Tercel, essayant de prendre de bonnes photos avec son zoom. Les feux avaient un côté invariablement dramatique, et tout ce que Drew arriverait à en tirer serait étalé en première page dès le lendemain matin.

Feenie contourna la foule et essaya d’identifier un responsable. Le chef des pompiers se tenait près d’un SUV, aboyant des ordres, le doigt pointé vers le bâtiment. Elle fit un pas vers lui, mais un policier de forte carrure lui bloqua immédiatement le chemin.

— C’est une zone sécurisée, lui dit-il. Services d’urgence uniquement.

Feenie sortit sa carte de presse de son sac et l’agita devant lui, mais sans effet. Elle leva les yeux au ciel, avant de jeter un coup d’œil de l’autre côté de la foule pour essayer de repérer une ouverture. Des barrières encerclaient l’entrée principale du bâtiment, et une rangée de véhicules d’urgence rendait l’accès par le côté pratiquement impossible.

Pratiquement.

Feenie se rappelait l’entrée latérale des vestiaires des filles. La porte était dissimulée depuis la route par une grande haie, qui créait à l’époque la cachette parfaite pour fumer des cigarettes quand l’entraîneur des pom-pom girls ne les surveillait pas. Feenie s’en était servie en de nombreuses occasions tout au long de son parcours à Northside, quatre années durant. Elle contourna le bâtiment jusqu’à apercevoir la haie familière. La porte était entrouverte et les pompiers aspergeaient l’intérieur et l’extérieur.

Elle resta dans l’ombre quelques instants, à l’affût, essayant de ne pas laisser l’odeur âcre de la fumée la déconcentrer. Les pompiers se déplaçaient d’avant en arrière en traînant leur lance, et communiquaient par phrases entrecoupées et gestes de la main. Après quelques minutes d’observation, elle conclut que l’incendie le plus critique était situé dans le vestiaire des garçons et que quelqu’un était pris au piège à l’intérieur. Feenie sortit son téléphone et appela Drew. Il arriva à la porte juste à temps pour prendre une photo de deux pompiers qui traînaient deux adolescents inconscients hors du gymnase rempli de fumée.

Cinquante minutes plus tard, Feenie ajoutait les touches finales à son premier article exclusif. Il n’y avait eu aucun blessé sérieux, même si Feenie avait subi sa première blessure de guerre quand elle avait séparé deux adolescentes qui se battaient pour savoir lequel de leur petit ami était responsable de l’incendie. Était-ce le capitaine de l’équipe de foot universitaire, qui avait organisé un bizutage pour les joueurs de première année dans le gymnase de l’école cette nuit ? Où était-ce le plus grand plaqueur offensif de Northside, qui avait fourni pizzas et bières aux athlètes avant de « suggérer » aux première année de mettre le feu à une pile de carton de pizza ? Après avoir interviewé des ados sur le parking, ainsi que le chef des pompiers et le principal du lycée, Feenie était certaine que toutes les facettes de l’histoire étaient représentées.

Son article serait très largement lu le lendemain. Même sans blessés graves, un incendie dans l’un des trois lycées de Mayfield, c’était du lourd. Le gymnase était détruit et le campus avait été fermé pour une durée indéterminée. Les parents allaient vouloir savoir quand, et si, leurs enfants pourraient retourner à l’école en toute sécurité.

Malgré les déclarations officielles du chef des pompiers à propos de la « cause encore inconnue » et de « l’attente d’une enquête approfondie », l’article de Feenie fournissait des détails et des déclarations qui donneraient aux gens une idée de ce qui s’était réellement passé. C’était son job, non ? Couper dans le blabla officiel et dire la vérité au public ? Pour la première fois depuis qu’elle était entrée à la Gazette, elle avait l’impression d’accomplir un service d’utilité publique. Ses mains dansaient au-dessus du clavier et sa poitrine était gonflée de fierté.

Grimes se tenait derrière elle et lisait chaque mot au fur et à mesure qu’ils apparaissaient sur l’écran. Elle l’entendit marmonner des commentaires sur divers points de l’article, et tenta de ne pas ciller quand il tendit le bras pour effacer ses trois derniers paragraphes et changer le titre. Enfin, il recula et hocha la tête.

— Pas mal, Malone. Allez vous reposer, et je vous verrai à huit heures.

 

Juarez se réveilla avec un sérieux mal de crâne, qu’aggravaient les cris perçants des mouettes de l’autre côté de la fenêtre. Il avait passé la majeure partie de la nuit à boire du bourbon, à regarder une émission de télé-réalité et à combattre l’insomnie, tout ça pour s’assoupir juste avant l’aube. Il était maintenant huit heures et il se sentait dans un état lamentable.

Il enfila un jean et monta sur le pont. Le premier crevettier croisait dans la marina, suivi à la trace par un troupeau de charognards gémissants. Juarez se mit à la barre, frottant le nœud qui lui bloquait la nuque et maudissant chacun de ces petits enfoirés tapageurs. Il leva les yeux et grimaça sous les rayons du soleil.

Un énorme pélican brun se posa sur le quai. D’habitude, Juarez se moquait bien des oiseaux. Depuis six mois qu’il avait commencé à vivre sur son bateau, il avait finalement appris à les apprécier, mais ce matin, ils lui tapaient sur les nerfs.

Son estomac gronda, lui rappelant qu’il avait sauté le dîner la nuit précédente. Son bureau croulait sous le travail, mais sans carburant, Juarez ne serait d’aucune utilité. Il se glissa de nouveau dans ses quartiers étroits, attrapa sa chemise et ses chaussures, et se rendit chez Rosie.

L’endroit était bondé des habitués du matin. En chemin, Juarez s’était arrêté pour acheter le journal. Il s’installa sur un siège libre au comptoir et se précipita sur l’article au sujet de Doring.

— Hola, Marquito, dit Rosie en essuyant le comptoir devant lui avec un chiffon humide.

Il commanda un café et des migas, puis mit sa mauvaise humeur de côté quelques minutes pour répondre aux questions de Rosie sur sa famille. Les gens qui connaissaient Paloma mettaient toujours un point d’honneur à demander des nouvelles de sa mère. Comment tenait-elle le coup ? Quand allaient-ils la revoir à la messe ? S’occupait-elle toujours de sa merveilleuse petite-fille ? Après avoir satisfait la curiosité de Rosie, Juarez reporta son attention sur le journal et poursuivit l’article sur Doring.

John McAllister avait fait un travail consciencieux, mais il n’avait pas fait le lien avec le meurtre de Martinez. Pas encore, du moins. Quand le rapport balistique sortirait, ce ne serait plus qu’une question de temps. Généralement, ces rapports pouvaient prendre des semaines, mais quelqu’un au FBI faisait une fixette sur cette fusillade, et le bureau avait généreusement « offert » d’analyser les balles dans son propre labo, ou du moins, c’est ce que Juarez avait entendu dire. Peterson lui avait dit que le chef était lui aussi pressé d’obtenir ce rapport. Quelle coïncidence. Juarez se demandait si le FBI se montrait seulement serviable, ou s’il mettait son grain de sel dans l’enquête pour de tout autres raisons.

Juarez savait de source sûre que le chef de la police de Mayfield était à la solde de quelqu’un, ce qui expliquait pourquoi Juarez avait perdu son boulot sur une fausse accusation de détention de drogue. Il était presque certain que des membres du San Antonio PD étaient corrompus eux aussi. Sa théorie, c’était que Paloma et son partenaire l’avaient découvert par le biais de leur enquête, mais qu’un de leurs suspects les avait éliminés avant qu’ils puissent aller plus loin. Les deux inspecteurs – Paloma et son partenaire – avaient probablement été piégés par quelqu’un qu’ils connaissaient. Sinon, comment expliquer que deux enquêteurs bien entraînés se pointent un matin au travail avant de disparaître sans laisser de trace ? Juarez ne pourrait certainement jamais en être certain, mais ce qui était sûr, c’est qu’il ne faisait pas confiance aux policiers locaux. Que ce soit à Mayfield ou à San Antonio. Au moins, son contact au FBI et Peterson, eux, étaient fiables.

— Alors qu’est-ce que t’en penses ?

Juarez se retourna et balaya du regard la blonde aux cheveux bouclés qui se tenait à côté de lui.

— Salut, Feenie, dit-il en se demandant pourquoi il devrait être heureux de voir la personne responsable de son humeur de chien. Alors, on a tué des rôdeurs la nuit dernière ?

Elle fit une grimace.

— Apparemment, tu n’as pas lu l’article. Je n’ai presque pas passé la nuit chez moi. J’ai couvert l’incendie du lycée.

Juarez parcourut la première page des yeux. Son article s’étalait juste en dessous de la photo d’un pompier qui traversait une porte avec un gamin dans les bras.

— Félicitations, dit-il. Tu es enfin arrivée en première page.

Elle fit un signe de tête et ses boucles s’agitèrent.

— Ouais, eh ben, il était temps.

Il remarqua trois éraflures parallèles sur le côté de son menton.

— Tu t’es battue avec un chat ?

Elle porta la main à son visage.

— J’en ai séparé deux, en fait. Ça se voit toujours ?

— Ouais.

Elle soupira et sortit un miroir de poche de son sac à main rose, et commença à se repoudrer.

Rosie glissa une assiette devant lui et regarda Feenie en levant un sourcil. Juarez fit semblant de ne pas avoir vu son regard, et Feenie, comme d’habitude, n’en eut pas conscience.

— Bon, je suis passée par ton bureau, reprit Feenie en rangeant le miroir dans son sac.

Aujourd’hui, elle portait un jean et un chemisier blanc uni, mais d’une manière ou d’une autre, elle trouvait toujours le moyen de ressembler à une débutante. Il l’accorda aux sandales roses très girly qu’elle avait aux pieds. Elles étaient assorties à son sac et à son vernis à ongles. Il regarda de nouveau ses pieds. Et à ses orteils, bon sang.

Elle s’accouda au comptoir.

— Teresa a dit que je pourrais te trouver ici. Est-ce que tu ne manges jamais rien d’autre que de la nourriture mexicaine ?

Il remplit une tortilla d’œufs brouillés, de pommes de terre et de saucisse.

— Pas vraiment. Pourquoi tu es passée à mon bureau ?

Feenie jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en perdant son expression guillerette. Juarez s’interrompit, le taco à mi-chemin de la bouche.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Elle haussa les épaules, essayant manifestement de paraître nonchalante. En vain.

— Rien, vraiment. J’ai juste besoin d’une faveur.

— Dis toujours.

Elle plongea la main dans sa poche avant et en sortit un bout de papier.

— Est-ce que tu peux vérifier le numéro de cette plaque d’immatriculation pour moi ? Je crois que quelqu’un m’a suivie.

Il examina le papier : Chevy Blazer foncée UT3 ???

— Tu n’as pas le numéro complet ?

— C’est tout ce que j’ai pu voir. C’était une plaque du Texas, en revanche.

— C’était quand ?

Elle regarda de nouveau par-dessus son épaule.

— Ce matin, sur le chemin du travail. Alors je me suis arrêtée dans une station-service et je me suis acheté un café. Je crois qu’il a vu que je l’avais repéré, parce qu’il a un peu ralenti, mais il ne s’est pas arrêté. Et il est allé tout droit à l’intersection.

Apparemment, elle était plus maligne qu’elle n’en avait l’air. Il se serait attendu à ce qu’elle fasse quelque chose de plus évident, comme faire demi-tour et fixer le véhicule avec de grands yeux de godiche.

— Tu as pu le voir ?

Elle secoua la tête.

— Non, vitres teintées.

— Qu’est-ce qui te fait croire qu’il te suivait ?

Une ride de préoccupation apparut entre ses sourcils.

— Juste un pressentiment, vraiment. La voiture me semblait familière, mais je sais pas trop pourquoi. Peut-être que je l’ai déjà vue rôder dans le coin.

L’estomac de Juarez se noua.

— Tu dois être prudente, Feenie. Ce n’est pas un jeu.

Son air préoccupé céda la place à son habituelle saute d’humeur.

— Je sais que c’est pas un jeu ! C’est pour ça que je suis là, à te demander une faveur et à me mettre en retard au boulot. Alors, tu vas m’aider ou pas ?

Il fourra le bout de papier dans sa poche arrière.

— Je vais voir ce que je peux faire. En attendant, je vais t’emmener au travail. Reste à ton bureau, aujourd’hui.

— Mais, et ma voiture ?

— Laisse-la ici pour l’instant. Tu pourras m’appeler quand tu devras rentrer.

Il n’avait aucune intention de la ramener chez elle, mais il ne le lui dit pas. Elle piquerait une crise, et c’était vraiment quelque chose dont il n’avait pas besoin. Sa journée se compliquait de minute en minute, et il n’arriverait certainement jamais à vraiment travailler. Feenie avait le chic pour faire foirer sa productivité.

Elle leva le menton.

— J’aime pas ce plan.

— Ouais ? Eh ben, tant pis pour toi, bébé. C’est le mieux que je puisse faire pour l’instant, alors il va falloir t’y faire.

 

Feenie se faufila dans la salle de rédaction, essayant de ne pas laisser la peur éclipser son excitation. Tout le monde en ville s’était réveillé avec son article de première page ce matin et, autant elle prétendait se moquer de choses comme ça, autant elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine fierté. Son nom. Sa signature. Si elle arrivait à en accumuler assez, peut-être que les autres commenceraient à la voir comme une vraie journaliste, et pas seulement une espèce d’imbécile de blonde au bonnet D.

Sur le chemin de son bureau, elle s’arrêta à celui de McAllister.

— Merci pour cette nuit, dit-elle.

Il leva les yeux de son ordinateur.

— Hé, pas mal, l’article. Tu as vraiment eu tout ce qu’il fallait, hein ?

— Ouaip. Tu crois que Grimes a aimé ?

— Aucun doute. T’as balayé tout le monde avec cet angle du bizutage. Le type de la radio a cité ton article ce matin.

— Vraiment ?

Elle lui adressa un sourire radieux.

— Eh bien, merci de l’avoir envoyé vers moi.

— Malone !

Feenie releva la tête en sursautant et vit Grimes dans l’encadrement de la porte de son bureau. Il ne semblait pas content.

— Venez ici !

Et quoi maintenant ? Elle jeta un coup d’œil à Darla, mais celle-ci était au téléphone. Feenie déposa son sac sur son bureau et redressa les épaules avant d’entrer.

— Oui ?

Elle s’assit au bord d’une chaise et croisa les jambes. Le bureau de son rédacteur en chef croulait sous les dossiers et les journaux.

— Je viens de raccrocher avec le père d’un de tes gamins du lycée.

Il contourna son bureau et vint se planter juste devant elle.

— Il menace de nous poursuivre si vous ne publiez pas de complète rétractation. Le père dit que votre article n’est qu’une fiction absolue.

Feenie se raidit.

— Tout ce que j’ai écrit a été corroboré par les flics. Pourquoi est-ce que je devrais me rétracter ?

— D’après ce type, parce qu’on a ruiné la vie de son fils. Lui et quelques autres se sont fait suspendre ce matin, et expulser de l’équipe de football. Le père dit que c’est de notre faute si son fils a manqué sa chance d’obtenir une bourse d’études sportives.

— C’est n’importe quoi ! s’exclama Feenie. C’est les joueurs qui ont mis le feu à l’école ! Ce n’est pas de ma faute si ce sont des crétins. Pourquoi devrait-on se rétracter ?

— On ne devrait pas, répondit Grimes. On a pas utilisé les noms des gamins parce qu’ils sont mineurs, et tout ce qui est dans ton article est documenté dans le rapport de police, c’est ça ?

— C’est ça, répondit-elle, infiniment soulagée d’avoir été assez consciencieuse pour vérifier les faits avant de rendre son article.

— Alors on a pas à s’en faire. Le père cherche juste quelqu’un à blâmer parce que son fils a foiré. Ne vous inquiétez pas à propos de ça.

Feenie laissa échapper la bouffée d’air qu’elle retenait.

— D’accord… alors pourquoi vous êtes si contrarié ?

Il fronça les sourcils.

— C’est le meurtre de ce flic. Ça pue de A à Z. Vous n’avez rien entendu de bizarre au sujet de Doring quand vous vous occupiez du secteur police, n’est-ce pas ? Une conversation parmi les agents ou quelque chose ?

Elle secoua la tête.

— Je n’ai pas obtenu grand-chose en matière de potins.

Grimes soupira.

— J’en avais bien peur. La ligne officielle, c’est qu’un type que Doring a fait coffrer soit revenu pour se venger, mais McAllister n’y croit pas. Il pense que Doring acceptait des pots-de-vin.

— C’était le cas ?

Grimes haussa les épaules.

— C’est possible. Mais on ne peut pas imprimer ça sans une montagne de preuves. Alors si vous entendez quoi que ce soit d’utile – et par là, j’entends tout et n’importe quoi – transmettez-le à McAllister. Et mettez-vous au travail sur l’article de l’incendie, aussi. On a besoin d’un suivi pour demain. La réaction de la communauté, les plans de reconstruction, un récapitulatif complet. Vous pouvez vous en charger ?

— Absolument.

— Et faites ça bien, Malone. On vous reçoit de nouveau en première page.

 

Juarez la vit cet après-midi-là, à l’intersection de Main Street et San Angelo. Elle conduisait la voiture de quelqu’un d’autre – une Tercel verte – et portait des lunettes de soleil, mais on ne pouvait se tromper sur sa masse de boucles blondes. Il jura et tourna à gauche malgré l’interdiction, pour se placer derrière elle.

Il resta assez près, mais elle ne sembla pas le remarquer. Elle était trop occupée à papoter au téléphone. Au feu suivant, elle reposa l’appareil et tendit le cou pour regarder dans son rétroviseur intérieur. Il pensa qu’elle avait repéré la filature, mais elle commença alors à s’agiter avec autre chose. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien faire ? Il plissa les yeux et se pencha en avant.

Putain, incroyable. La fille était filée par un tueur à gages, et elle faisait le tour de la ville en plein jour en se remettant du rouge à lèvres.

Elle s’engagea sur le parking d’une caserne de pompiers et se gara. Sans même un regard par-dessus son épaule, elle bondit de la voiture et traversa le parking vers l’entrée principale.

Juarez resta assis là, fumant. Chaque fois qu’il commençait à se dire qu’elle avait de la cervelle, elle faisait un truc comme ça. Il s’agrippa au volant et compta jusqu’à dix. Ce ne lui fut d’aucune aide. Cette femme le rendait fou, et il devait se ressaisir. Bon sang, si elle était disposée à jouer les cibles, il ne pouvait rien y faire. Quand elle serait morte, il n’aurait rien à se reprocher. Ce ne serait pas sa faute. Il n’avait ni l’envie ni l’obligation de la protéger.

Sauf qu’en fait, si. Il voulait la protéger, et de la pire des façons. Et pour les pires des raisons.

Elle lui rappelait Paloma.

Ce n’était pas son physique ; c’était son attitude. Cette attitude têtue de « va te faire voir » qui avait été la marque de fabrique de sa sœur. Elle l’avait menée jusqu’à l’académie, et l’avait aidée à se faire toute seule une réputation de flic couillue, malgré son sexe féminin. C’est aussi ce qui l’avait aidée à monter rapidement les échelons au SAPD et à se dégoter un poste dans l’élite de la brigade des mœurs.

C’était probablement aussi ce qui l’avait tuée.

Paloma était déterminée, confiante, voire même arrogante. Et ce tempérament lui avait certainement coûté la vie.

Si Feenie n’était pas plus prudente, ça lui coûterait aussi la sienne.

Juarez regarda par la fenêtre et essaya de ne pas grincer des dents. Combien de temps allait-il devoir rester assis là à l’attendre ? Il avait de vraies choses à faire, mais au lieu de ça, il était coincé dans un pick-up étouffant à filer une putain de reine de bal trop bête pour faire attention à elle.

Pourquoi est-ce que cette histoire l’énervait tellement ? Il prit une profonde inspiration. Peut-être qu’il était en rogne parce qu’un atout pour son enquête était menacé.

Ouais, c’est ça. Il avait les boules parce qu’il l’aimait bien. Elle était imprudente et irritante au possible, et probablement indigne de confiance, mais il l’aimait bien quand même. Ce qu’il devait faire, c’était coucher avec elle et se la sortir de la tête. À sa connaissance, le sexe était le meilleur remède contre l’attachement émotionnel. Peu importe combien il appréciait une femme, les sentiments se dissipaient dès qu’il couchait avec elle. Elle devenait collante et possessive, et alors il se libérait. Toujours. Sans exception. Peu importe combien elle était sexy, il partait sans se retourner. Il en serait de même avec Feenie. Il devait la prendre au piège.

Son téléphone sonna, et l’identifiant lui apprit que c’était son contact au DMV[8].

— Juarez.

— Salut, Marco, roucoula une voix de femme. Je me suis occupée de la plaque dont tu m’as pas parlé.

— Ça a donné quelque chose ?

Il ne s’attendait pas à grand-chose. Une numéro de plaque incomplet était une entreprise plus que hasardeuse.

— Tu as de la chance, dit-elle. Tu as dit UT3, c’est ça ?

— C’est ça.

— Eh bien, une plaque avec UT, c’est très certainement une plaque personnalisée. Les mordus de l’équipe de football du Texas paient des grosses sommes chaque année pour conduire des voitures avec ces lettres sur la plaque.

— OK, répondit-il, en aimant ce qu’il entendait. Tu as un nom pour moi ?

— Je ne peux pas faire de miracle, mon petit canard en sucre. Mais comme je t’ai dit, tu as de la chance. Il se trouve qu’il n’y a environ qu’une douzaine de plaques personnalisées avec les caractères UT3 dans cet ordre. Je t’envoie la liste par mail.

Feenie ouvrit la porte de la caserne et traversa le parking dans l’autre sens, sans jeter le moindre regard autour d’elle.

 

— Merci, dit Juarez en mettant le contact. Je te dois une fière chandelle.

— Humpff. C’est déjà ce que tu as dit la dernière fois. J’ai commencé à compter ton addition.

Alors qu’il raccrochait, Feenie se glissait derrière son volant. Juarez la suivit jusqu’à son bureau, là où il l’avait déposée quelques heures auparavant. L’air légèrement plus alerte, elle dépassa le bâtiment du journal et s’engagea sur le parking d’une banque toute proche. Elle se gara et sortit, verrouilla la voiture et regarda brièvement autour d’elle avant de se diriger vers la ruelle entre la banque et la Gazette.

Juarez fit un demi-tour, se gara et la rattrapa en quelques foulées. Elle ne l’entendit même pas. Quand il se retrouva à quelques centimètres d’elle, il l’attrapa par derrière et la poussa contre une benne à ordures. Elle laissa échapper un cri perçant, mais il la fit taire en plaquant sa main sur sa bouche. Elle se tortilla et essaya – en vain – de lui mordre les doigts.

— Merde !

Elle lui donna un coup dans la cuisse avec le foutu talon de sa sandale. Il se servit de son autre jambe pour lui faire une balayette, puis se tordit pour retenir son poids quand ils trébuchèrent tous les deux et s’étalèrent sur le trottoir.

Elle s’affala sur lui, les yeux agrandis par la peur, qui ne tarda pas à se transformer en colère.

— Juarez ! glapit-elle en lui martelant la poitrine. Qu’est-ce que tu fous ?

Elle essaya de se dégager en gigotant, mais il resserra sa poigne sur ses hanches. Elle gigota de plus belle, et il sentit une vague de désir ardent monter en lui.

— Je croyais t’avoir dit de ne pas bouger, dit-il à travers ses dents serrées.

— Lâche-moi ! Bon sang, tu m’as foutu une trouille d’enfer !

Il relâcha son étreinte et elle se redressa à la hâte. Il se releva à son tour et lui jeta un regard mauvais. Ils étaient submergés par l’odeur des ordures chauffées par le soleil.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle en époussetant son jean.

Il croisa les bras.

— Je ne fais que prouver ce que je t’ai dit plus tôt, que tu es sur le point de te faire assassiner.

— Ça fait mal, espèce d’idiot !

Elle se tordit le bras pour examiner une éraflure sur son poignet.

— Ouais ? Eh ben une balle, ça fait encore plus mal. Je ne sais pas où tu as été chercher que tu pouvais te protéger toute seule, mais c’est pas le cas. Je te colle au cul depuis presque une heure maintenant, et je t’ai coincée dans une ruelle avant que tu aies eu le temps de t’en rendre compte.

Sa poitrine se soulevait tandis qu’elle plantait ses mains sur ses hanches.

— Si tu m’as suivie, alors tu sais que j’ai pris la voiture d’un ami. Pour être moins repérable.

— Super boulot, ça a bien marché.

Elle fronça les sourcils, et il se prépara à recevoir un chapelet d’insultes. À la place, elle fondit en larmes.