6

 

 

Feenie le regarda, étourdie, sortir avec le pistolet pointé. Une silhouette se dirigea vers lui.

— Madame Hanak !

Feenie s’élança vers eux.

Sa locataire se tenait au bas des marches, en peignoir.

— Qu’est-ce que vous faites là ?

Mme Hanak fronça les sourcils et Juarez baissa son arme.

— J’ai entendu quelqu’un brailler, je suis venue voir ce que c’était, répondit-elle.

Feenie alluma la lumière du perron et remarqua la crosse de nacre qui dépassait de la poche de Mme Hanak.

— Je ne savais pas que vous possédiez une arme ! s’exclama Feenie.

Mme Hanak fronça encore un peu plus les sourcils.

— Bien sûr, que j’en ai une. Une vieille femme comme moi, qui vit seule ? Je dois bien me protéger, non ?

— Dites-moi ce que vous avez entendu, m’dame, dit Juarez de sa voix de flic.

Mme Hanak se figea un instant, réfléchissant consciencieusement à sa réponse.

— Eh bien, au début ce n’était que votre boucan habituel. Comme un opossum dans la poubelle, ou quelque chose comme ça. Je n’y ai pas vraiment fait attention jusqu’à ce que j’entende le cri. C’est là que je suis sortie avec mon pistolet.

Elle tapota la poche de sa robe de chambre.

— J’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu la voiture de Feenie, alors j’ai pensé qu’elle avait peut-être des ennuis.

— Alors vous êtes venue pour me sauver ? Vous êtes malade ?

Feenie regarda sa locataire avec les yeux écarquillés. La vieille femme avait une cataracte et pesait certainement moins de quarante kilos.

— Est-ce que vous avez vu quelqu’un dans le jardin ? Ou dans la maison ? demanda Juarez.

— Nulle part, répondit-elle avant de se tourner vers Feenie. Quel était tout ce bruit ? Je dois appeler la police ?

Feenie s’apprêta à lui répondre, mais Juarez l’interrompit.

— Pas besoin, m’dame. Ce n’était que des ratons laveurs dans la cuisine de Feenie. Ils ont dû se faufiler sous la bâche et se servir dans son garde-manger.

Mme Hanak agita un doigt décharné vers Feenie.

— Voilà, est-ce que je ne vous ai pas dit de faire réparer ce toit ? On ne sait jamais quel genre de vermine vous trouverez chez vous la prochaine fois.

Feenie se mordit la langue pour s’empêcher de crier.

— Merci de vous inquiéter, madame Hanak, dit Juarez en y mettant tout son charme. On s’en occupe, maintenant. Vous pouvez retourner vous coucher.

Quand elle se fut éloignée, Feenie se déchaîna.

— Vous !

Elle enfonça un doigt dans sa poitrine.

— C’est vous, le fils de pute qui m’avez attaquée ! J’ai encore des bleus partout dans le dos, à cause de vous !

Juarez la prit par le coude et la tira vers la maison.

— Moins fort, s’il vous plaît ! Elle va vous entendre.

Il la poussa dans la cuisine et ferma la porte. Feenie libéra sa main et recula d’un pas.

— Ne me touchez pas ! Vous m’avez menti !

Juarez croisa les bras sur sa poitrine.

— Comment ça ?

— Comment ça ? Qu’est-ce que vous dites de votre excuse d’avoir voulu m’aider parce que je vous faisais de la peine ?

Une pensée troublante lui vint à l’esprit, et elle recula contre le comptoir.

— Seigneur, vous êtes impliqué là-dedans, n’est-ce pas ? Vous étiez avec eux, cette nuit-là. Est-ce que vous m’avez attirée chez Rosie pour que quelqu’un puisse fouiller et saccager ma maison ?

— Quoi ? Non…

— Où est-ce que c’est vous qui l’avez fait ? Pendant que je passais au bureau ? J’appelle la police !

Feenie se rua vers le salon, mais Juarez la retint par le bras.

— Attendez une minute, gronda-t-il.

Elle leva la tête vers ses yeux sombres. Il avait une poigne de fer, et elle se rappela la manière dont il l’avait maîtrisée sous son genou, près du hangar à bateaux. Elle ne faisait pas le poids, contre lui.

— On dirait que je n’ai pas le choix, dit-elle d’une voix glaciale.

Son cœur battait la chamade, mais elle ne voulait pas lui laisser voir qu’elle était terrifiée.

Juarez baissa les yeux et sembla réaliser qu’il lui faisait mal. Il lâcha son bras et recula, avant d’enfoncer les mains dans ses poches, comme s’il n’était pas lui-même certain de pouvoir s’empêcher de la malmener.

— Du calme, d’accord ? Ce n’est pas moi qui ai fait ça à votre maison.

— Alors d’où vous venez, là ? demanda-t-elle. Vous m’avez suivie, c’est ça ?

— Oui, et vous devriez me remercier. Quelqu’un doit faire attention à vous, bébé. Vous êtes dans les ennuis jusqu’au cou et vous ne le savez même pas.

— Ha ! Vous pensez que je vais vous croire, après que vous m’avez attaquée ? Je ne veux pas que vous restiez près de moi. Sortez de chez moi !

Il leva les yeux au ciel.

— Je ne vais pas vous faire de mal. Merde. J’ai juste besoin de vous expliquer quelques petites choses.

Feenie jeta un coup d’œil à sa montre.

— Vous avez exactement deux minutes pour m’expliquer pourquoi vous m’avez brutalisée l’autre nuit, et pourquoi vous m’avez menti le lendemain ! Si je n’aime pas ce que j’entends, j’appelle la police. Je suis certaine qu’elle sera ravie d’apprendre que l’un de ses officiers tabasse des civils et traîne avec des dealers pendant son temps libre.

Juarez ricana.

— Vous n’avez toujours pas la moindre piste, hein ? Vous savez, pour une journaliste, vous n’êtes pas très perspicace.

— Quoi ?

— Je ne suis plus flic, Feenie. Je suis détective privé.

Elle ouvrit grand la bouche.

— Quoi ?

— Détective privé. J’enquête sur Martinez depuis deux ans, maintenant, et ce que j’ai appris n’est pas glorieux. Ça implique un trafic de drogue, des flics véreux et votre joli cœur d’ex-mari.

Son estomac se noua, et elle essaya d’intégrer tout ce qu’il venait de lui dire.

— Mais pourquoi vous ne me l’avez pas dit ? Et pourquoi vous m’avez attaquée, au hangar à bateaux ?

— Seigneur !

Il leva les yeux au plafond.

— C’était un accident, d’accord ? Je n’avais aucune idée que vous seriez là. Et vous voilà, en train de prendre des photos et de faire une scène. Vous auriez pu vous faire tuer, vous réalisez ça ? Il fallait que je vous fasse taire.

— Alors vous m’avez jetée dans la baie ? Dis donc, merci.

Il eut un petit sourire narquois.

— Vous m’avez dit que vous saviez nager.

Elle s’approcha de lui et enfonça de nouveau un doigt dans sa poitrine.

— Vous trouvez ça drôle ? J’ai fait des cauchemars à propos de violeurs et de meurtriers. Je croyais que vous vouliez me tuer !

Il soupira lourdement et referma sa main sur les siennes, neutralisant ainsi le prochain coup de doigt.

— Ça m’est venu à l’esprit. Vous êtes une emmerdeuse, vous le savez ?

Elle ouvrit la bouche en grand, offusquée. Une dizaine de répliques lui vinrent à l’esprit, mais aucune ne semblait suffisamment cinglante.

— Viens ici, dit-il d’une voix irritée, avant de la tirer brusquement.

Puis il l’embrassa.

Elle eut envie de lui donner un coup de pied, ou un coup de poing, ou de lui faire avaler ses testicules.

Mais au lieu de ça, elle lui rendit franchement son baiser.

Grosse erreur. Il l’accula contre le comptoir et s’en prit à elle. Une vague de chaleur la submergea, et elle était coincée là, sentant chaque partie du corps de Juarez contre elle tandis qu’il l’embrassait jusqu’à l’étourdir.

Elle ne pouvait pas se retirer. Elle savait qu’elle aurait dû, mais tout en lui était bon, fort et viril, et elle gémit de plaisir. Bon sang, comme il avait bon goût. Il sentait bon. Si elle devait finir au lit avec lui, elle allait exploser. Elle glissa les mains dans les poches arrière de son jean et l’attira encore plus près.

— Ton voisin avait raison, à ton sujet, murmura-t-il contre sa gorge.

Son voisin… quoi ?

— Tu es un petit pétard prêt à exploser.

Elle l’embrassa pour le faire taire et sentit sa barbe mal rasée frotter contre son menton. Elle aurait la peau irritée, le lendemain, et elle avait hâte. Il lui leva les bras et bientôt, son polo des Rangers passa par-dessus sa tête et se retrouva par terre. Il baissa les yeux sur son soutien-gorge en dentelle blanche, puis posa la bouche sur elle, ardente et humide à travers la dentelle, et elle dut faire de gros efforts pour continuer à respirer. Elle glissa une main dans son dos et sentit quelque chose… de froid comme l’acier.

Son arme.

Elle recula brusquement et le regarda. Le regarda vraiment. Il avait le regard assombri par le désir. Et par quelque chose d’autre.

— On peut pas faire ça, dit-elle hors d’haleine.

Il plissa les yeux.

— Pourquoi ?

Parce qu’elle ne le connaissait même pas. Ce n’était pas un flic. Ni son petit ami. Ni même un simple ami en qui elle pouvait avoir confiance. Ce n’était qu’un type au hasard qui prétendait être un détective privé et qui l’avait roulée dans la farine. Et pour quoi, exactement ? Elle ne le comprenait toujours pas vraiment.

— Parce que je n’ai pas envie, dit-elle.

Il haussa les sourcils et elle réalisa à quel point elle était transparente.

— Ce n’est pas bien ! Je ne te connais même pas. Tu m’as menti.

Ses mots sortaient dans le désordre, mais c’était tout ce dont elle était capable, vu les circonstances.

Il recula d’un pas, croisa les bras et lui adressa un autre regard échauffé. Mais ce n’était plus de la passion – plutôt un mélange de frustration et de colère.

— Tu es mal placée pour parler d’honnêteté, tu sais ? Il y a une heure, tu me disais que tu t’étais rendue chez Josh pour une simple « visite de courtoisie », tu te souviens ? Alors qu’en fait, tu étais en train de fouiner comme un ninja. Tu m’expliques ?

Feenie se mordit la lèvre. Il était douloureusement évident qu’aucun d’eux deux ne savait que dalle sur l’autre. Et pourtant ils étaient sur le point de se déshabiller dans sa cuisine ! Elle avait besoin de mettre de la distance entre eux avant de perdre de nouveau la tête. Elle le contourna, ramassa son polo et l’enfila. C’était mieux, mais seulement jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive qu’elle l’avait mis à l’envers. Elle était trop embarrassée pour le retirer de nouveau, et fit donc semblant de ne pas l’avoir remarqué.

Elle traversa la pièce et ramassa une bouteille d’eau qui avait glissé sous la table. Elle dévissa le bouchon et but une gorgée, puis la tendit à Juarez.

— Tu en veux ?

— Non.

Il regarda son polo mis à l’envers, l’air agacé.

— Je veux une explication. Qu’est-ce que tu faisais exactement l’autre nuit ?

Elle inspira profondément pour calmer ses nerfs.

— D’accord. C’est une longue histoire.

— Très bien. Je t’écoute.

— Tu vois, tout a commencé avec ce cadeau d’anniversaire. Pour notre premier anniversaire de mariage, Josh m’a offert un yacht de dix mètres, un Grady-White avec deux moteurs Yamaha.

Il écarquilla les yeux.

— Merde, tu sais combien coûte un bateau comme ça ?

— Oui, en effet. C’est pour ça que c’est important. Si tu écoutais…

— Tu as toute mon attention.

— Bien. Le bateau s’appelait le Feenie’s Dream. On faisait souvent des excursions d’une journée dans le Golfe, on passait la nuit à Las Brisas à l’occasion. J’adorais ce bateau. Josh m’a dit qu’il l’avait perdu au poker juste avant notre divorce. J’étais suffisamment naïve pour le croire.

Juarez semblait sceptique, mais il ne dit rien.

— Bref, la semaine dernière, j’étais en train d’interviewer quelqu’un pour un article, près du Fisherman’s Grill, quand Josh s’est pointé avec une fille dans le Grady-White. Quand je l’ai affronté, il a fait comme si j’étais folle, comme si ce n’était pas le même bateau. Alors je suis allée chercher des preuves.

— Tu es allée chez Garland pour voir un bateau.

Il ne semblait pas convaincu.

— Tu veux dire que tu n’as jamais eu de tuyau sur Martinez jusqu’à l’autre jour ?

Il l’observa quelques instants, et elle essaya de ne pas se tortiller. Elle savait pertinemment qu’il essayait de savoir si elle disait la vérité ou non.

— Il y a environ deux semaines, j’ai obtenu une information, selon laquelle Martinez et Garland n’arrivaient pas à s’entendre, lui dit-il. Ils se disputaient pour une question d’argent. Martinez en voulait plus, et Garland ne voulait pas lui céder. Martinez l’a menacé d’avertir les médias à propos de son affaire illégale d’import/export s’il ne payait pas. Je pensais que Martinez t’avait choisie parce que tu travaillais à la Gazette, et parce que tu avais des raisons d’agir contre ton ex-mari.

— Pourquoi les médias ? demanda-t-elle. Pourquoi aurait-il prévenu la police ?

Elle le vit crisper la mâchoire et se rappela ce qu’il avait dit, plus tôt, à propos des flics véreux.

— Alors, reprit-elle en faisant le point, Martinez a menacé de vendre Josh à la presse – ce qui ne lui aurait vraiment pas plu, puisqu’il brigue la mairie depuis qu’il est né – et Josh n’a pas aimé la tentative d’intimidation.

La seule chose que Josh détestait encore plus que la mauvaise presse, c’était les ultimatums.

— Où est-ce que tu as eu ce tuyau ? demanda-t-elle.

— Je me suis introduit dans l’appartement de Martinez et j’ai posé un micro. Il a été suffisamment fanfaron pour parler de faire chanter Josh à un de ses hommes.

Elle était pratiquement certaine que les détectives privés n’étaient pas autorisés à fracturer les maisons des gens pour y cacher des dispositifs d’écoute, mais elle ne fit aucun commentaire.

— Pour qui tu travailles, d’ailleurs ? demanda-t-elle à la place.

— Pour la Gulf Shores Investigations.

— Non, je veux dire, qui t’a engagé ?

Elle observa ses yeux, et elle la vit de nouveau – cette lueur évasive qui la tracassait depuis le jour où il l’avait approchée chez Rosie.

— Garland s’est fait beaucoup d’ennemis au fil des ans, répondit-il. Il en même probablement tué quelques-uns. Je travaille pour la famille d’une des victimes.

Elle ne supportait pas d’imaginer Josh en train de détruire des familles. Feenie connaissait le malheur de perdre un proche, et elle ne le souhaitait à personne, quoi que l’être aimé ait pu faire.

— Alors, tu penses que Josh a fait éliminer Martinez ?

Juarez pencha la tête sur le côté.

— Soit ça, soit il l’a fait tout seul.

— Pour moi, ça ne ressemble pas à Josh.

Feenie observa la cuisine ravagée.

— Et saccager ma maison non plus, d’ailleurs. Il n’aime pas se salir les mains. Et il n’aurait pas pris le risque de se faire prendre.

Juarez haussa les épaules.

— Tu n’as pas idée de ce que les gens peuvent faire quand ils sont acculés. Ou alors, peut-être qu’il ne l’a fait que pour t’effrayer.

Là, en revanche, ça ressemblait à Josh. Vouloir la terroriser aurait définitivement pu lui correspondre. Il aimait jouer avec les gens.

Mais si ça n’était pas seulement une tactique pour lui faire peur, et que Josh avait quelqu’un de dangereux à sa botte ?

— Tu penses que celui qui a tué Martinez en a après moi, maintenant ? demanda-t-elle. Peut-être qu’il veut voir si je sais quelque chose ?

L’expression grave sur le visage de Juarez répondait pour lui.

Elle commença à se sentir mal, comme si une main géante lui serrait l’estomac. Elle posa la bouteille d’eau sur le comptoir et ferma les yeux pour réfléchir.

— Tu ne devrais pas rester ici, cette nuit, lui dit Juarez en mettant une voix sur les propres pensées de Feenie.

— Je sais. J’essaie juste de trouver où aller.

Pourquoi faisait-il semblant de s’en préoccuper ? Et pourquoi avait-elle envie de croire que c’était sincère ?

— Viens chez moi, si tu veux. C’est petit, mais je promets de ne pas prendre toute la couette.

Elle le regarda en écarquillant les yeux.

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, si ?

Il lui jeta un long regard pénétrant et elle sentit ses hormones affluer une nouvelle fois. Elle devait s’éloigner de lui avant que son cerveau ne s’arrête définitivement.

— Je ferais mieux d’aller chez Célie.

 

Le dimanche après-midi, Feenie était agenouillée sur le sol de sa salle de bains, en train de ramasser les débris de verre qui jonchaient le sol, quand la porte d’entrée s’ouvrit. Elle lâcha sa balayette et se précipita vers son portable.

— You-hou ! lui parvint la voix de Cecelia depuis l’entrée. Livraison spéciale !

Feenie replaça son téléphone dans sa poche, à côté de la bombe lacrymo dont elle ne se séparait plus depuis deux jours. Un instant plus tard, Cecelia déboula dans la salle de bains, chargée de sacs de courses.

— Salut ! lança Feenie en s’effondra sur le rebord de la baignoire pour faire une pause.

Elle se sentait courbaturée. Elle avait passé le week-end à tout remettre en ordre, en ne s’arrêtant que pour passer des nuits d’un sommeil agité dans la chambre d’amis de Cecelia.

— Je croyais que tu devais aller à une fête ?

Cecelia roula des yeux.

— C’était juste un truc de boulot de Robert. On s’est fait porter malades. Ouah, ça sent le rayon parfumerie, par ici !

— Tu m’en diras tant.

Feenie avait mal à la tête à force de respirer des vapeurs de Saint-Marc depuis plus d’une heure.

Feenie s’était attaquée à sa chambre et sa salle de bains en dernier, parce qu’elle se sentait violée rien qu’en posant un pied sur le seuil. Ses draps et son matelas avaient été lacérés, sa penderie complètement vidée, et le contenu des tiroirs de sa commode éparpillé un peu partout. Elle avait replié et rangé tout ce qu’elle avait pu sauver, à l’exception, bien sûr, de sa lingerie. L’idée qu’un inconnu ait pu farfouiller dedans lui donnait des frissons, et elle avait donc jeté le tout à la poubelle en décidant d’aller se faire plaisir au centre commercial. Au moins, il lui restait une carte de crédit qui n’avait pas atteint sa limite.

Sa salle de bains avait elle aussi été dévastée – les armoires et les tiroirs vidés, les flacons fracassés au sol.

Feenie regarda les débris en se demandant si elle pourrait jamais remarcher pieds nus dans sa propre maison.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle à Cecelia en désignant les sacs.

Cecelia fit un sourire éclatant.

— Oh, tu sais. Juste du bazar.

Elle en sortit une parure de draps toute neuve, d’un jaune crémeux, la même couleur que la chambre de Feenie.

— Il fallait pas, Celie.

— Je sais. Mais j’en avais envie. Et j’ai un consolateur, là, derrière la porte.

— Hé.

Robert apparut dans l’encadrement de la porte, vêtu de sa tenue de week-end, une chemise de golf et un pantalon kaki.

— Vous me donnez un coup de main pour le matelas, les filles ?

— Quel matelas ? demanda Feenie.

— On t’a racheté un matelas, répondit Cecelia. Tu as dit que le sommier n’avait rien, alors on s’en est pas occupés.

Les yeux de Feenie se mirent à picoter tandis qu’elle entrait dans la pièce.

— Vous auriez pas dû faire ça. Je ne peux pas vous rembourser tout de suite…

— Chut ! dit Cecelia en la serrant dans ses bras. À quoi servent les amis ? Je ne peux pas t’accueillir dans ma chambre d’amis éternellement, n’est-ce pas ? On essaie de faire un bébé. On a besoin d’intimité pour notre vie sexuelle formidablement débridée !

Feenie essuya son nez humide du revers de la main, et sourit en voyant Robert rougir.

— Bon sang, Celie, murmura-t-il en lui jetant un regard.

— Eh ben quoi, c’est vrai !

Il ajusta ses lunettes à monture métallique et s’éclaircit la gorge.

— Bon, alors, et ce matelas ?

— Merci, articula Feenie. J’apprécie vraiment beaucoup.

— Oh, laisse tomber, répondit Cecelia. C’est pas grand-chose.

Ensemble, ils hissèrent le lit king-size dans les escaliers et déplacèrent celui qui était fichu dans la chambre d’amis. On ne pouvait plus rien faire pour son canapé et sa télévision, et elle demanda donc à Robert de transporter la télé dans la poubelle à l’extérieur. Étant donné que le prochain ramassage d’ordures ménagères n’était prévu que six semaines plus tard, Feenie et Cecelia déposèrent simplement le canapé en lambeaux contre le mur. Il allait devoir attendre là.

Puis Cecelia déballa le nouveau linge et aida Feenie à faire le lit. Le coton duveteux était imprimé de motifs apaisants, des roses jaune pâle. Alors que Feenie tirait les coins du drap du dessus, son regard tomba sur quelque chose qui dépassait sous le lit. C’était sa photo préférée, un cliché de sa mère et Rachel prise l’année précédant leur mort. L’instantané avait été abîmé, certainement par la semelle de quelqu’un.

Sa gorge se noua. Feenie ramassa la photo et l’essuya délicatement avec un bout de son T-shirt avant de la glisser dans le tiroir de sa table de nuit.

— Je suis vraiment désolée de tout ce qui s’est passé, dit Cecelia d’une voix calme.

Feenie ravala sa colère.

— Merci d’être venus. Robert et toi, vous m’avez été d’une grande aide.

— Qu’est-ce que dit la police ?

— Je ne les ai toujours pas prévenus. J’irai juste après votre départ.

C’était un bobard, mais elle ne pouvait pas dire à Cecelia ce qui s’était vraiment passé. En réalité, Feenie n’avait absolument pas l’intention d’aller chez les flics, parce que Juarez lui avait dit qu’ils pouvaient être impliqués d’une manière ou d’une autre. Plutôt que de les prévenir, Juarez était passé samedi matin avec un kit pour relever les empreintes digitales. Il en avait trouvé quelques-unes, latentes, sur les portes et les bords des fenêtres – des empreintes qui appartenaient très vraisemblablement à Feenie – et photographia aussi, avec précaution, une empreinte de pied dans l’un des parterres de fleurs à l’arrière de la maison. Il avait relevé les empreintes avec une grande assiduité, mais il ne semblait pas vraiment penser qu’elles allaient mener quelque part. Feenie n’était pas très optimiste, elle non plus.

Tard cette nuit-là, Feenie se glissa sous son nouveau couvre-lit et ses draps aux couleurs coordonnées. Elle se sentait épuisée jusqu’à la moelle, mais elle n’arrivait toujours pas à dormir. À chaque bruit, elle se redressait et attrapait son calibre .22. Ce n’était pas une question de puissance de feu, mais elle était fin tireur, grâce à son père qui avait sa carte d’adhérent à la NRA[6]. Mais elle ne pouvait s’empêcher d’être nerveuse. Quand elle ne craignait pas une nouvelle invasion de sa maison, elle pensait au pétrin dans lequel elle s’était fourrée.

Juarez avait raison : elle baignait dans un tas d’ennuis, et ça n’était pas près de s’arrêter. Et même si ce dernier lui avait offert son aide, Feenie n’était pas certaine de ses intentions. En y réfléchissant bien, il n’avait cessé de lui soutirer des informations. Malgré l’attraction qu’il y avait manifestement entre eux, pour lui, elle n’était qu’une pièce du puzzle. Son client devait payer des gros billets, car il semblait prêt à se donner beaucoup de mal pour résoudre cette affaire. Elle ne pouvait pas lui faire confiance.

Même si elle en avait envie.

Pourquoi était-elle toujours aussi crédule quand il était question d’hommes séduisants ? Ils s’étaient toujours servis d’elle pour arriver à leurs fins, et elle tombait toujours dans le panneau. Josh s’était servi d’elle pour tenir sa maison, et pour avoir une jeune et jolie jeune femme à exhiber à toutes les soirées mondaines qui avaient jalonné leur mariage. Juarez, lui, s’était servi d’elle comme complément d’enquête. Feenie en avait assez d’être utilisée.

Elle ne comptait plus laisser ce genre de choses arriver. En réalité, il était temps de renverser les rôles. Elle devait mettre au point une stratégie.

La sonnette de la porte retentit et Feenie sursauta en tremblant. Elle attrapa son arme et jeta un coup d’œil à son réveil. Il était dix heures passées. Elle repoussa les couvertures et s’approcha de la fenêtre sur la pointe des pieds, agrippant son .22 à deux mains. Elle regarda à travers un interstice dans les rideaux et distingua un pick-up noir garé devant sa maison.

— Encore lui, murmura-t-elle en attrapant son peignoir posé au bout du lit.

Dix secondes plus tard, elle collait son œil au judas pour voir un homme en blouson noir, la mine renfrognée.

Feenie ouvrit brusquement la porte.

— Un peu tard pour une visite, tu ne crois pas ?

Juarez la regarda de haut en bas, s’attardant brièvement sur l’avant de son peignoir. Puis il regarda derrière elle et fronça les sourcils.

— Ce truc est chargé ? demanda-t-il en la contournant pour entrer dans la maison.

— Oui.

Elle ferma la porte, puis s’y adossa en croisant les bras.

Elle posa son arme au pied des escaliers. Juarez la ramassa, la pointa vers le sol et vérifia le chargeur.

Elle laissa échapper un soupir d’agacement.

— J’espère que tu as une bonne raison de me réveiller.

Il reposa le .22 contre le mur et haussa les épaules.

— Je ne m’attendais pas à voir ta voiture ici. Je pensais que tu serais chez Celie.

Son regard se posa de nouveau sur sa poitrine, et elle baissa les yeux. Un bout de dentelle rose dépassait de sa robe de chambre. Elle ajusta le tissu et secoua les boucles de son visage.

— Je suis rentrée pour remettre de l’ordre dans la maison.

Il enfonça les mains dans ses poches.

— Tu penses vraiment que c’est une bonne idée ?

Au lieu de répondre, elle pencha la tête sur le côté.

— Tu n’as pas un motel minable où pieuter, ou quelque chose ?

— Non.

— Hmm. Bien, la journée a été longue, et j’aimerais vraiment retourner me coucher, si ça ne t’ennuie pas.

Il haussa un sourcil de façon suggestive, et un picotement parcourut sa colonne.

— S’il te plaît ? J’ai fait du nettoyage tout le week-end, je suis anéantie.

Il entra tranquillement, négligemment, dans la salle à manger plongée dans l’obscurité, comme si elle ne venait pas juste de lui demander de partir.

— Des potes à moi ont passé les empreintes à l’AFIS[7]. Aucune correspondance.

Il plongea le regard dans le salon, où elle avait laissé le plafonnier allumé, et fronça les sourcils en voyant le canapé mutilé.

— Il te faut de nouveaux meubles.

— C’est prévu.

Elle le suivit dans la salle à manger.

— C’est quoi, l’AFIS ?

Il se retourna, et elle réalisa qu’elle avait fait une erreur tactique.

— La base de données d’empreintes digitales, répondit-il en se rapprochant d’elle.

Elle recula d’un pas et se retrouva dos au mur, à côté de la porte. Le visage de Juarez était indistinct, plongé dans l’ombre, mais pour une fois, elle savait exactement ce qu’il avait en tête.

Il glissa un doigt dans le décolleté de son peignoir.

— Pourquoi tu es si impatiente de te débarrasser de moi ?

Sa voix était étrangement calme.

Ses doigts frôlèrent sa peau, et un courant électrique parcourut tout le corps de Feenie.

— Tu as de la compagnie ?

— Non.

Ses doigts descendirent, dévoilant un peu plus de cette foutue chemise de nuit en dentelle qu’elle avait achetée l’après-midi même au centre commercial. Elle aurait dû s’en tenir à la simplicité, mais elle avait eu pitié d’elle-même et s’était laissé légèrement dépasser sur certaines choses.

Il continuait de s’approcher.

— Tu veux de la compagnie ?

Il sentait un parfum de brise d’été et de cuir, et elle percevait son souffle chaud contre sa tempe.

Elle se demanda s’il pouvait sentir ou entendre son cœur battre la chamade tandis qu’elle essayait de trouver quelque chose de raisonnable à dire. Elle n’arrivait à penser à rien, le dos plaqué contre le mur, alors qu’il la regardait avec une lueur dans les yeux.

Ça ne pouvait pas arriver. Et sa résolution d’inverser les rôles avec les hommes qui se servaient d’elle, alors ? À cet instant précis, elle se sentait aussi vulnérable qu’après leur premier baiser dans son allée. Sauf que maintenant, c’était le milieu de la nuit et ils se trouvaient dans une pièce sombre, tout seuls, tous les deux.

Elle se décala sur le côté, s’attendant presque à ce qu’il lui prenne le bras, mais il n’en fit rien. Elle recula vers l’entrée et fit un grand signe de bâillement-étirement-retourné.

— Je suis tellement épuisée… dit-elle en pivotant pour regarder Juarez, maintenant appuyé contre le montant de la porte. J’ai passé un week-end long et fatigant.

Elle posa la main sur la poignée de la porte, avec un geste d’inhospitalité tout à fait contraire aux coutumes du Sud. Elle se fichait d’avoir l’air brutale ; il fallait qu’il sorte avant d’arriver à se faufiler à l’étage, sous prétexte d’assurer sa sécurité.

Il regarda la poignée avec agacement, avant de s’approcher enfin et de la regarder attentivement.

— Garde bien ton arme avec toi, dit-il.

Il posa sa main sur la sienne autour de la poignée.

— Et n’ouvre plus la porte à aucun étranger.