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Feenie commença par le commissariat. Son premier objectif était de découvrir si la police locale avait des rapports sur Rico Martinez et ses méfaits. Alors qu’elle traversait le parking, Feenie sortit de son sac la carte de presse qu’elle utilisait rarement et retira les saletés collées sur le plastique. Elle avait reçu cette carte quand elle avait intégré l’équipe de la Gazette l’année précédente, mais jusqu’ici, aucun des directeurs de services funéraires et des coordinateurs de mariages avec lesquels elle traitait habituellement ne lui avait demandé la moindre accréditation. Mais le Service de Police de Mayfield serait certainement plus à cheval sur la sécurité.
Ce ne fut pas le cas. Sans même regarder sa carte d’identité, le réceptionniste-régulateur la guida de l’autre côté des doubles portes pour enregistrer sa demande. Une fois à l’intérieur, Feenie se plaça devant un guichet à hauteur de poitrine et surmonté d’une vitre en verre. Elle se présenta au type chauve assis derrière et demanda à consulter un rapport. Il ne bougea pas, alors elle dégaina sa carte de presse.
Il ne sembla absolument pas impressionné.
— Où est McAllister ? voulut-il savoir.
John McAllister couvrait régulièrement le secteur de la police. Il tenait le coup grâce au café, aux bières et aux cigarettes, et il était célèbre pour ses blagues vulgaires. Il ne les racontait jamais en présence de Feenie, mais elle avait entendu quelqu’un les répéter en salle de pause.
— Je ne sais pas, répondit Feenie. Je suis ici pour trouver des éléments de référence, et je dois consulter quelques rapports de police.
En fronçant les sourcils, le flic s’extirpa péniblement de sa chaise et déposa un classeur en plastique sur le comptoir.
— Voilà le registre. Servez-vous.
Sur ce, il retourna à son bureau et se mit à réorganiser des papiers.
Feenie ouvrit le registre. Chaque inscription était accompagnée d’un numéro, de quelques notes sibyllines, de la date et l’heure. C’était une liste d’incidents classés par ordre chronologique. Elle se rendit directement à la fin du registre et examina les dates. La liste ne remontait qu’à la semaine précédente.
À moins que Rico Martinez n’ait eu des problèmes avec la police de Mayfield au cours des sept jours précédents, le registre ne lui était d’aucune utilité.
Elle se racla la gorge.
— Hum, excusez-moi. Vous savez où je pourrais trouver quelque chose classé par nom ?
L’officier posa le bras sur son ventre et la dévisagea.
— Vous savez, pour voir si une personne en particulier a un dossier dans le département ?
Le flic se releva et traîna des pieds vers le guichet. Il posa un coude sur le comptoir et regarda Feenie de haut en bas. Après avoir laissé traîner son regard sur ses seins, il sembla conclure qu’elle méritait de pousser la conversation.
— Vous cherchez qui, chérie ?
— Rico Martinez. Je veux savoir s’il a un casier ici.
— Rico Suave ?
Le flic sembla surpris.
— Exactement.
— Pourquoi vous voulez savoir ça ? Il opère hors du Corpus.
— Écoutez, je veux juste savoir si vous avez quelque chose sur lui, répliqua-t-elle. Je fais une vérification d’antécédents.
— Une vérification d’antécédents, hein ? Ce truc ne circule pas comme ça, vous savez. Il va falloir que quelqu’un regarde dans un ordinateur.
Le flic plissa les yeux.
— Alors, de quoi il s’agit ? Pourquoi est-ce qu’ils n’ont pas envoyé McAllister ?
— C’est une mission commune, improvisa-t-elle. Alors, vous voulez bien m’aider ?
Le flic crispa la mâchoire.
Feenie perdait patience.
— C’est une affaire du domaine public, vous savez.
Manifestement, l’officier Plein-de-Bière ne prêtait pas beaucoup d’intérêt aux femelles arrogantes.
— Si vous voulez accéder à cette information, vous allez devoir remplir une fiche, dit-il.
— Une fiche ?
Il tendit le bras sous le guichet et en retira une feuille de papier qu’il déposa brusquement devant elle.
— La Loi sur l’Information Publique, poupée. Mince. Pour qui vous avez dit que vous travailliez ? La chaîne Barbie ?
Feenie réprima l’envie furieuse de l’étrangler. Elle s’empara du formulaire, le plia en deux et le fourra dans son sac.
— Très bien. Je vous ramène ça très vite.
Après avoir passé trois heures à loucher sur des vieux articles de journaux sur microfilms à la bibliothèque de Mayfield, Feenie avait une envie sévère de Tex-Mex. Elle sortit le billet de vingt dollars qu’elle gardait caché dans sa boîte à gants en cas d’urgence, et se dirigea vers chez Rosie.
La Maison de la Tamale de Rosie avait débuté dans une camionnette qui faisait le tour des sites de constructions du coin. Le bouche à oreille avait fonctionné et, à peine trois ans après avoir monté son affaire, Rosie avait désormais deux camionnettes qui tournaient en ville et un petit restaurant juste en face du tribunal. Les juges, les avocats et les bureaucrates du quartier assaillaient les lieux chaque jour de la semaine, pour faire le plein de tamales[4] maison et de potins. Feenie et Cecelia se joignaient à la foule tous les vendredis midi. Nous n’étions que jeudi, mais Feenie avait désespérément besoin d’une dose de tamales.
Quand elle entra dans le restaurant, elle fut accueillie par l’arôme des chips de maïs maison. Elle commença à saliver en se frayant un chemin jusqu’au fond de la salle. La foule du déjeuner s’était dispersée et sa place favorite était libre.
Feenie passa commande auprès de l’adolescente qui faisait le service. Puis elle récupéra le formulaire dans son sac. Elle n’en avait jamais rempli auparavant, mais ça ne devait pas être très compliqué. Elle sortit un stylo et se mit à compléter les lignes blanches, en se demandant ce que ferait son rédacteur en chef s’il avait vent de sa petite enquête. Elle aurait peut-être pu trouver un moyen plus subtil de trouver cette information. Quoi qu’il en soit, elle n’en voyait pas d’autre, à cet instant précis, tandis que la serveuse déposait devant elle une assiette débordante de tamales. Feenie croqua un morceau, et savoura un instant de pur bonheur.
— C’est bon.
Feenie rouvrit les yeux d’un coup sec. Un homme aux cheveux sombres, en veste de cuir, surgit devant sa table. Il portait un jean troué, des bottes noires délabrées et une barbe de plusieurs jours. Il ressemblait à un membre des Hell’s Angels. Sous ses yeux horrifiés, il se glissa sur le siège en face d’elle et se servit une tortilla.
— Vous devriez essayer les enchiladas, poursuivit-il en trempant négligemment la chips dans son bol de queso.
Feenie parvint à avaler le morceau qu’elle était en train de mâcher.
— Qui êtes-vous ?
Il semblait menaçant, et son impression se confirma quand il croisa son regard. Ses yeux étaient d’un noir de jais et une fine cicatrice blanche barrait son sourcil gauche.
Un combat au couteau, probablement.
Il ne répondit pas et se contenta de la scruter d’un regard lourd et pénétrant. Sa gorge s’assécha.
— Vous ne vous souvenez pas de moi, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
— Heu… non. Je devrais ?
— Marco Juarez, dit-il en tendant la main. Et moi, je me rappelle foutrement bien de vous.