18 juin – Portes extérieures

 

ÉCOLE D’ÉTÉ : APPRENER POUR GAGNER.

C’est ce que proclamait le tableau d’affichage, à la place de l’habituel : ALLEZ, LES CHATS SAUVAGES ! Liv et moi l’avons contemplé depuis les buissons plantés le long du perron d’accès au lycée Jackson.

— Je suis à peu près sûre qu’il devrait y avoir un z à la place du r dans « apprenez ».

— Ils étaient sûrement à court. Tu comprends, les zépreuves de fin d’année, les zolis diplômes, les Zou-filez-de-Gatlin.

Ça allait être coton. Vacances d’été ou pas, Mlle Hester, la CPE, serait installée dans son bureau à surveiller l’entrée. Ceux qui avaient échoué à leurs tests étaient obligés de suivre des cours de rattrapage. Cela ne signifiait pas, cependant, qu’ils n’avaient pas le droit de sécher. À condition de passer le barrage exercé par Mlle Hester. Bien que le petit père Lee n’ait pas mis à exécution sa menace de nous recaler, Link et moi, pour ne pas avoir participé à la reconstitution de la bataille de Honey Hill, Link s’était planté en bio. Bref, je devais trouver un moyen de me faufiler à l’intérieur.

— Est-ce qu’on va traîner dans ces plantes toute la sainte matinée ? s’est énervée Liv.

— Une seconde, s’il te plaît. J’ai consacré beaucoup de temps à inventer des façons de filer du lycée, mais pas assez à imaginer celles d’y entrer. Et on ne part pas sans Link.

Elle m’a souri.

— Ne sous-estime jamais le pouvoir d’un accent britannique. Observe et prends-en de la graine.

 

Mlle Hester a regardé par-dessus ses lunettes Liv, qui avait noué ses cheveux blonds en chignon. Comme nous étions en été, la CPE portait l’un de ses corsages sans manches et l’un de ses bermudas en polyester avec des tennis en toile blanche. De mon poste, sous le comptoir aux pieds de Liv, j’avais une vue imprenable sur le bas du short vert de Mlle Hester et sur les oignons de ses panards.

— Pardonnez-moi, voulez-vous me répéter qui vous êtes ?

— Le CBE.

Liv m’a flanqué un coup de tatane, et j’ai rampé vers le couloir.

— Formidable ! Et qu’est-ce que c’est ?

Liv a poussé un soupir impatient.

— Le Consulat britannique pour l’éducation. Comme je vous l’ai dit, nous sommes en quête de lycées aux performances exceptionnelles dans tous les États-Unis afin de nous en servir comme modèles pour la réforme que nous avons entreprise.

— Performances exceptionnelles ?

Mlle Hester paraissait paumée. À quatre pattes, j’ai bifurqué dans le corridor.

— Je n’en reviens pas que personne ne vous ait avertie de ma visite. Serait-il possible de m’entretenir avec votre superviseur, je vous prie ?

— Superviseur ?

Le temps que Mlle Hester pige de qui il s’agissait, j’avais grimpé la moitié des marches menant au premier étage. Au-delà de la blondeur, au-delà même de son cerveau, Liv était une fille pleine de ressources cachées.

 

— Bon, ça suffit, les plaisanteries sur La Toile de Charlotte[20] ! Attrapez fermement votre spécimen d’une main et, de l’autre, pratiquez une incision le long du ventre, de haut en bas !

Les ordres de Mme Wilson ont transpercé la porte. J’ai deviné à quoi le cours de sciences nat était consacré ce jour-là rien qu’à l’odeur. Sans parler du tohu-bohu.

— Je crois que je vais m’évanouir…

— Non, Wilbur !

— Beuuuurrrrrkkkk !

J’ai regardé par l’imposte. Des fœtus de cochons roses étaient alignés en rangs sur les paillasses. Ils étaient petits, épinglés sur des planches noires cireuses à l’intérieur de plateaux métalliques. Sauf celui de Link. Son cochon à lui était énorme. Il a levé la main.

— Euh… Madame Wilson ? Je n’arrive pas à perforer le sternum avec mes ciseaux. Tank est trop gros.

— Tank ?

— Mon cochon.

— Utilisez les cisailles de jardin qui sont au fond de la salle.

J’ai frappé au carreau. Link est passé juste devant moi, sans m’entendre cependant. Assise à la longue table de dissection voisine de la sienne, Eden se pinçait le nez tout en tripotant son cobaye avec une paire de pinces. J’ai été étonné de la trouver ici avec les nullards, non parce qu’elle était une flèche en sciences ni rien de ce genre, mais parce que j’aurais cru que sa mère et la mafia des FRA auraient réussi à lui épargner l’épreuve. Elle a sorti une longue corde jaune de son cochon.

— Qu’est-ce que c’est que ce machin ?

Elle semblait sur le point de vomir. La prof a souri. Son moment préféré de l’année.

— Mademoiselle Westerly, combien de fois avez-vous déjeuné au Dar-ee Keen cette semaine ? Avez-vous pris un milk-shake avec votre hamburger et vos frites ? Des rondelles d’oignon frites ? Un morceau de tourte salée pour accompagner le tout ?

— Quoi ?

— Ce machin, comme vous dites, ce n’est rien d’autre que de la graisse. Et maintenant, veuillez chercher la vessie.

De nouveau, j’ai cogné au carreau, tandis que Link repassait en brandissant des cisailles énormes. En me voyant, il a ouvert la porte.

— Faut que j’aille aux vécés, madame Wilson !

Nous avons décampé à toutes jambes – les cisailles aussi. Lorsque nous avons déboulé devant le bureau de la CPE, Liv a souri à Mlle Hester et a refermé son calepin.

— Merci infiniment. Je vous recontacterai.

Puis elle est sortie derrière nous, des mèches folles s’échappant de son chignon. Avec son jean déchiré, il fallait vraiment avoir reçu un coup sur la cafetière pour ne pas se rendre compte qu’il s’agissait d’une adolescente. Mlle Hester l’a suivie des yeux en secouant la tête, hagarde.

— Ah ! ces habits rouges ! a-t-elle soupiré.

Ce qu’il y avait de bien avec Link, c’est qu’il ne posait jamais de questions. Il fonçait, point barre. Il avait foncé lorsque nous avions essayé de découper un pneu pour fabriquer une balançoire. Il avait foncé quand je l’avais aidé à construire un piège à alligator dans mon jardin, et chaque fois que j’avais volé La Poubelle pour traquer une fille dont le reste du lycée considérait qu’elle était un monstre. C’était une grande qualité, chez un meilleur copain, et, parfois, je me demandais si j’aurais fait la même chose pour lui, au cas où les rôles avaient été inversés. Parce que j’étais toujours celui qui tergiversait, et lui toujours celui qui relevait le défi sans broncher.

Cinq minutes plus tard, nous roulions sur Jackson Street. Nous sommes allés jusqu’à Dove Street, nous sommes garés devant le Dar-ee Keen. J’ai consulté ma montre. Amma avait dû se rendre compte que j’étais parti ; Marian devait attendre Liv à la bibliothèque, pour peu qu’elle n’ait pas remarqué son absence au petit déjeuner. Et Mme Wilson avait déjà envoyé quelqu’un sortir Link des toilettes. Nous devions agir vite.

Un plan ne nous est venu que lorsque nous nous sommes installés devant nos plateaux jaunes poisseux pleins de nourriture grasse sur les tables rouges huileuses.

— Je n’en reviens pas qu’elle ait filé avec le Bellâtre vampirique.

— Combien de fois vais-je devoir te le répéter ? s’est agacée Liv. C’est un Incube.

— C’est pareil. S’il est un Incube Sanguinaire, il est capable de te vider de ton sang. Même différence.

Link s’est fourré un petit pain dans la bouche tout en en trempant un second dans la sauce de son assiette.

— Un Incube Sanguinaire est un démon. Un vampire est un personnage de film.

Bien que je n’y tienne guère, j’ai été obligé de balancer une info supplémentaire sur la table.

— Ridley est avec eux.

En soupirant, Link a froissé sa serviette. Si son expression n’a pas varié, j’ai deviné qu’il avait un nœud dans le ventre identique au mien.

— Fait iech, a-t-il marmonné en jetant sa boule de papier dans une poubelle. Tu es sûr qu’ils sont dans les Tunnels ?

— En tout cas, ça y ressemblait.

En chemin pour le Dar-ee Keen, je lui avais raconté ma vision. Toutefois, j’avais omis de préciser qu’elle m’était apparue dans mon miroir.

— Ils se rendent dans un endroit appelé la Grande Barrière.

— Qui n’existe pas, a précisé Liv en secouant la tête tout en vérifiant les cadrans sur son poignet.

Link a repoussé son assiette qui débordait encore de nourriture.

— Permettez-moi de résumer. On va descendre dans les Tunnels et trouver cette lune en avance grâce à la montre zarbi de Liv ?

— Mon sélenomètre, a corrigé l’intéressée sans cesser de noter des nombres dans son calepin rouge.

— C’est égal. Pourquoi n’allons-nous pas avertir la famille de Lena de ce qui se passe ? Ils pourront sûrement nous rendre invisibles ou nous prêter une espèce d’arme d’Enchanteurs géniale ?

Une arme. Comme celle que j’avais sur moi. Je sentais la rondeur de l’Orbe Lumineux dans ma poche. Je n’avais pas la moindre notion de la façon dont il fonctionnait, mais Liv, elle, le savait peut-être. Elle était bien capable de lire le ciel des Enchanteurs, après tout.

— Il ne nous rendra pas invisibles, mais j’ai ça, ai-je annoncé.

J’ai brandi la sphère au-dessus de la table en Formica luisant. Link n’a pas paru très impressionné.

— T’as rien trouvé de mieux, mec ? Une balle ?

En revanche, Liv était ébahie. Elle a tendu une main timide.

— Est-ce vraiment ce que je crois que c’est ?

— Un Orbe Lumineux. Marian me l’a donné à la Toussaint. Il appartenait à ma mère.

Elle a tenté de dissimuler son irritation.

— Le professeur Ashcroft possédait un Orbe Lumineux et ne me l’a jamais montré ?

— Tiens. Régale-toi.

J’ai laissé tomber la boule dans sa paume avec décontraction ; elle s’en est emparée avec soin, comme s’il s’agissait d’un œuf.

— Attention ! m’a-t-elle morigéné. Ignores-tu combien ils sont rares ?

Elle n’arrivait pas à détacher son regard de la surface étincelante de l’objet. Link a aspiré le reste de son Coca jusqu’au lit de glace au fond du verre.

— L’un de vous deux me rancarde ? Ça sert à quoi, ce truc ?

— C’est l’une des armes les plus puissantes dans l’univers des Enchanteurs, a expliqué Liv, proprement fascinée. Une prison métaphysique pour Incubes, à condition de savoir l’utiliser.

Je lui ai jeté un coup d’œil plein d’espoir.

— Ce qui n’est pas mon cas, a-t-elle malheureusement ajouté.

— De la kryptonite pour Incube, alors ? a résumé Link.

— Quelque chose comme ça, oui.

S’il était indubitable que l’Orbe Lumineux avait des superpouvoirs, il n’allait pas beaucoup nous aider à régler notre problème. J’étais à court d’idées.

— Si ce machin ne nous sert à rien, ai-je soupiré, comment allons-nous entrer dans les Tunnels ?

— Aujourd’hui n’est pas férié, a répondu Liv en me rendant à regret la boule. Il va falloir emprunter une des Portes Extérieures. Impossible de passer par la Lunae Libri.

— Parce qu’il existe d’autres accès ? a demandé Link. Les fameuses portes ?

— Oui, a acquiescé Liv. Mais seuls les Enchanteurs et quelques rares Mortels, le professeur Ashcroft par exemple, en connaissent la localisation. Marian refusera de nous renseigner. Je suis à peu près sûre qu’elle est en train d’emballer mes affaires, à l’heure qu’il est.

Je m’étais attendu à ce que Liv ait la réponse. C’est Link qui l’a trouvée, cependant.

— Bref, s’est-il marré en passant un bras autour des épaules de Liv, il n’y a plus qu’une solution. Tu tiens enfin la chance de ta vie, ma poule. Prête pour un petit tour dans le Tunnel de l’amour ?

 

Le champ de foire, une fois celle-ci terminée, n’était plus qu’un champ. J’ai donné un coup de pied dans une motte de terre pleine de chiendent.

— Regardez, on voit encore les traces des manèges.

Liv a tendu le doigt. Lucille traînassait derrière elle.

— D’accord, mais comment savoir laquelle est la bonne ?

Si la proposition de Link avait paru maligne au Dar-ee Keen, nous étions à présent au milieu d’une vaste étendue déserte. À quelques mètres de là, Link a crié en agitant le bras.

— Je crois que la grande roue était ici ! Il y a plein de mégots. Le vieux forain fumait comme une cheminée.

Nous l’avons rejoint. Liv a désigné une tache noire un peu plus loin.

— N’est-ce pas là-bas que Lena nous a vus ?

— Pardon ?

L’emploi du mot « nous » m’a déstabilisé.

— M’a vue, s’est reprise Liv en rougissant. À mon avis, c’est là que la machine à pop-corn a explosé quand elle est partie. Avant, elle avait crevé le ballon du clown et fait pleurer le môme.

Comment l’aurais-je oublié ? Il n’était pas facile de repérer les empreintes sous les herbes hautes. Plié en deux, je les ai écartées, sans résultat notoire. Quelques petits pots de glace en carton, des tickets. Je me redressais quand j’ai senti l’Orbe Lumineux se remettre à chauffer dans ma poche. J’ai également perçu un bourdonnement sourd. Je l’ai sorti, il luisait, bleu clair. Je l’ai brandi devant Liv.

— Qu’est-ce que ça signifie, selon toi ?

Elle a observé la sphère, dont la teinte s’intensifiait.

— Je n’en sais rien du tout. Aucun livre n’évoque ces changements de couleur.

— Du neuf, les enfants ? a demandé Link en s’épongeant le front avec son tee-shirt miteux estampillé Black Sabbath. Waouh ! Depuis quand ce truc joue-t-il à l’arc-en-ciel ?

— Une seconde.

J’ignore pourquoi, mais j’ai avancé lentement. Au fur et à mesure de ma progression, le chatoiement de l’Orbe a forci.

— Qu’est-ce que tu fabriques, Ethan ? a lancé Liv, juste dans mon dos.

— Des essais.

J’ai bifurqué, la couleur a faibli. Pourquoi ? J’ai rebroussé chemin. Aussitôt, la boule est devenue plus chaude, et ses vibrations plus sensibles à chaque pas.

— Vise un peu.

Ouvrant la paume, je l’ai montrée à Liv. Le bleu était foncé, désormais.

— Que se passe-t-il ?

J’ai haussé les épaules.

— Apparemment, plus nous nous rapprochons, plus ce machin s’affole.

— Tu crois que…

Elle s’est plongée dans ses réflexions, les yeux rivés sur ses baskets argentées. Elle et moi pensions à la même chose. J’ai fait rouler la sphère entre mes doigts.

— Est-ce que ça pourrait être une sorte de boussole ? ai-je suggéré.

Nous sommes repartis. L’Orbe brillait tellement que, à nos pieds, Lucille sautait en l’air comme si elle essayait d’attraper des lucioles. Nous avons atteint un pan de terrain décoloré, et Liv s’est arrêtée. La surface de la boule était agitée par des tourbillons d’un bleu profond, pareil à de l’encre. J’ai observé le sol.

— Il n’y a rien, ici.

Liv s’est penchée, a fouillé les herbes.

— Je n’en jurerais pas, a-t-elle marmonné.

Une forme est en effet apparue. Liv a épousseté la terre qui la recouvrait.

— Vous avez vu les contours ? C’est une trappe.

Link avait raison. Un accès, identique à celui dissimulé par le tapis dans la chambre à coucher de Macon. M’agenouillant à mon tour, j’ai fait courir ma main le long des interstices, ôtant les derniers grains de poussière. J’ai regardé Liv.

— Comment as-tu deviné ?

— Mis à part l’affolement de l’Orbe Lumineux, tu veux dire ? Les Portes Extérieures ne sont pas si difficiles à trouver quand on sait ce qu’on cherche.

Elle semblait très satisfaite d’elle-même.

— Eh bien, j’espère qu’elles ne sont pas difficiles à ouvrir non plus, a lancé Link en désignant un trou de serrure au milieu de la trappe.

— Elle est verrouillée, a soupiré Liv. Il nous faut une clé d’Enchanteurs. Sans ça, impossible d’entrer.

Link a alors tiré de sa ceinture les énormes cisailles de jardin qu’il avait piquées dans le labo de bio. Ce garçon ne rangeait jamais rien.

— Clé d’Enchanteurs, mon œil ! a-t-il plastronné.

— Ça ne fonctionnera pas, a répliqué Liv en s’accroupissant près de lui. Un verrou pareil n’a rien en commun avec celui de ton casier.

Transpirant sang et eau, Link a inséré son outil dans la fente du battant en bois.

— Tu n’es pas du coin, a-t-il riposté. Il n’y a pas une porte dans tout le comté qui ne céderait à des tenailles ni même à une brosse à dents.

— Il raconte n’importe quoi, ai-je rectifié.

— Ah ouais ? a rigolé Link, tandis que la trappe s’ouvrait en émettant un craquement contraint. Tape-m’en cinq !

— Les livres ne mentionnent pas ça ! s’est exclamée Liv, ahurie.

Link a regardé dans le trou.

— C’est noir, et il n’y a pas d’escalier. Un sacré saut, j’ai l’impression.

— Avance, lui ai-je dit, sûr de ce qui allait se produire.

— T’es cinglé ?

— Fais-moi confiance.

Il a tâtonné du pied. La seconde suivante, il était suspendu au-dessus du vide.

— Nom d’un chien ! Où est-ce que les Enchanteurs vont chercher tout ça ? Ça existe, les menuisiers Enchanteurs ? Un syndicat des constructeurs surnaturels ?

Il a disparu à notre vue. Un instant après, sa voix a résonné, montant du passage.

— Ce n’est pas très profond, finalement. Vous rappliquez, ou quoi ?

Après un coup d’œil au puits obscur, Lucille a sauté dedans. Cette chatte avait dû être plus que contaminée, à force de vivre avec mes déjantées de tantes. Je me suis penché moi aussi au-dessus du bord. Une lueur a brillé. Link tenait une torche, Lucille assise à son côté.

— Les dames d’abord.

— Pourquoi les hommes ne se souviennent-ils d’être galants que lorsqu’il y a danger ou menace ? Sans vouloir t’offenser.

Liv a posé un pied prudent au-dessus du vide. J’ai souri.

— Je ne me sens pas concerné par cette remarque.

Les baskets argentées ont pendu un petit moment, et elle a titubé, perdant l’équilibre. Je l’ai attrapée par la main.

— Si nous dénichons Lena, ai-je marmonné, elle risque d’être sacrément…

— Je sais.

J’ai contemplé ses prunelles bleues et calmes qui ne vireraient jamais au vert ni à l’or. Le soleil illuminait ses cheveux clairs comme du miel. Elle m’a retourné mon sourire, je l’ai lâchée.

Et me suis rendu compte que c’était elle qui m’avait empêché de tomber.

Je me suis fondu dans l’obscurité à sa suite. La trappe s’est refermée brutalement derrière moi, bloquant la lumière du ciel.

 

L’entrée du souterrain était humide et moussue, comme dans le tunnel qui reliait la Lunae Libri à Ravenwood. Le plafond était bas, les murs de pierre vieux et usés, à l’instar d’oubliettes. La moindre goutte d’eau, le moindre bruit se répercutaient alentour. Au pied de l’escalier, nous nous sommes retrouvés à une croisée des chemins. Pas la proverbiale, une réelle.

— Où va-t-on ? a demandé Link en regardant à droite et à gauche.

Ce voyage promettait d’être plus compliqué que celui qui nous avait conduits à l’Exil. Celui-là avait été direct ; celui-ci impliquait des choix.

Des choix qui m’incombaient.

Le passage à gauche était moins un tunnel qu’une prairie. Elle s’évasait rapidement, parsemée de saules qui s’inclinaient au-dessus d’un sentier poussiéreux bordé de ronces, de fleurs sauvages et d’herbe. Des collines s’arrondissaient sous un ciel bleu sans nuages. On aurait presque imaginé les oiseaux gazouillant et les lapins broutant s’il ne s’était agi d’un souterrain d’Enchanteurs, où les apparences étaient trompeuses.

Le second chemin n’était pas un tunnel non plus, mais une rue citadine incurvée sous une nue d’Enchanteurs. Elle formait un contraste saisissant avec la scène bucolique de la première direction. Liv griffonnait dans son carnet. Par-dessus son épaule, j’ai distingué les mots suivants : « Espace-temps asynchrone dans tunnels adjacents. »

L’unique lumière de la ville provenait de l’enseigne clignotante d’un motel situé au bout de l’artère. De hauts immeubles d’habitation environnants dotés de petits balcons en fer forgé et d’escaliers de secours s’élevaient de chaque côté. De longs fils s’étiraient de bâtiment en bâtiment, formant un réseau compliqué, et quelques vêtements s’y étaient emmêlés. D’anciens rails de tramway étaient noyés dans l’asphalte.

— Alors, quelle route on prend ? a insisté Link, anxieux. (Se balader dans ces Tunnels effrayants n’était pas sa tasse de thé.) Je vote pour le chemin du magicien d’Oz, a-t-il suggéré en se dirigeant vers le soleil.

— Un vote ne s’impose pas, ai-je répondu.

J’ai tiré l’Orbe Lumineux de ma poche. Sa chaleur m’a frappé avant même sa couleur. Sa surface ébène avait commencé à luire d’un vert pâle.

— Stupéfiant ! a soufflé Liv en écarquillant les yeux.

J’ai avancé de quelques pas dans la rue sombre, et la teinte s’est intensifiée. Link nous a rejoints.

— Hé ! Je partais de l’autre côté. Vous n’avez pas l’intention de me retenir ?

— Regarde.

J’ai soulevé la boule pour qu’il la voie avant de reprendre ma route.

— Super lampe !

Liv a vérifié son sélenomètre.

— Tu avais raison. C’est une boussole. Mes indicateurs le confirment. Le champ magnétique de la Lune est plus fort dans cette direction. Ce qui est absurde à cette époque de l’année.

Link a secoué la tête.

— J’aurais dû me douter que nous serions obligés d’emprunter la rue crapoteuse. On va sûrement se faire zigouiller par une de ces Ires.

Le vert de l’Orbe devenait plus sombre et plus vif à chaque enjambée.

— Par ici.

— Évidemment !

 

Bien que Link se soit convaincu que nous allions droit à la mort, la rue obscure n’était rien d’autre qu’une rue obscure. Le court trajet jusqu’au motel s’est déroulé sans encombre. L’artère était un cul-de-sac donnant sur une porte sise sous l’enseigne. Une seconde rue partait de là-bas, perpendiculaire, cernée par des immeubles plongés dans le noir. Entre le motel et le bâtiment voisin, un escalier de pierre montait en pente raide. Encore une Porte.

— À droite ou à gauche ? s’est enquise Liv en descendant du trottoir.

J’ai contemplé la couleur vert émeraude incandescente émise par l’Orbe.

— Ni l’un ni l’autre. Il faut grimper.

J’ai poussé le lourd battant qui fermait le haut des marches. Nous avons émergé d’une énorme arche de pierre et déboulé sous les rayons de soleil qui transperçaient la frondaison d’un chêne gigantesque. Une femme en short blanc et aux cheveux blancs chevauchait un vélo blanc dans le panier blanc duquel était assis un caniche blanc. Un gros golden retriever courait derrière cet étrange équipage, tirant l’homme qui le tenait en laisse. Un coup d’œil au chien a suffi à Lucille pour qu’elle file se cacher dans les buissons.

— Lucille !

J’ai eu beau fouiller les alentours, elle avait disparu.

— Génial ! J’ai encore perdu la chatte de mes tantes.

— Techniquement parlant, elle est à toi, puisqu’elle vit avec toi, a relevé Link en démolissant les azalées. T’inquiète pas, mec, elle reviendra. Les chats ont un bon sens de l’orientation.

— Comment le sais-tu ? a sursauté Liv, amusée.

— Ben, 30 millions d’amis.

Je l’ai regardé avec stupeur. Il a rougi.

— Quoi ? Ce n’est pas ma faute si ma mère se gave d’émissions bizarres !

— Allons-y.

Quand nous sommes sortis de derrière les arbres, une fille aux cheveux violets a heurté Link de plein fouet, manquant de perdre son immense carnet à dessin. Nous étions cernés par des chiens et des gens, des vélos et des skates, le tout dans un parc bordé de buissons d’azalées et ombragé par de vastes chênes. Au milieu, une fontaine était sculptée de tritons nus qui se crachaient de l’eau mutuellement à la figure. Des sentiers sinuaient dans toutes les directions.

— Où sont passés les Tunnels ? Où sommes-nous ?

Link était encore plus à l’ouest que d’habitude.

— Dans un parc, visiblement, a riposté Liv.

Je savais très exactement lequel, et j’ai souri.

— Pas n’importe quel parc. Le parc Forsyth. À Savannah.

— Pardon ? s’est écriée Liv en fouillant dans son sac.

— Savannah, en Géorgie. Je suis souvent venu ici avec ma mère, quand j’étais petit.

Liv a déplié une carte de ce qui avait l’air d’être une mappemonde de la voûte céleste des Enchanteurs. J’ai identifié l’étoile du Sud, celle à sept branches qui s’était effacée du ciel réel des Enchanteurs.

— C’est absurde, a-t-elle protesté. Si la Grande Barrière existe, et je ne suis pas en train de l’affirmer, elle ne se trouve en aucun cas au milieu d’une ville de Mortels !

— En tout cas, c’est ici que nous sommes arrivés. Que veux-tu que je te dise ?

— Nous avons à peine marché ! Comment pourrions-nous être à Savannah ?

Elle n’avait toujours pas compris que les choses étaient différentes, dans les Tunnels. Cliquant sur son stylo, elle a marmonné pour elle-même :

— Temps et espace non soumis aux lois de la physique Mortelle.

Deux petites vieilles promenaient deux minuscules chiens dans des poussettes. Nous étions bien à Savannah, aucun doute là-dessus. Liv a refermé son carnet rouge.

— Le temps, l’espace, les distances. Tout est autre, ici. Les Tunnels appartiennent au monde des Enchanteurs, pas à celui des Mortels.

Comme pour lui donner raison, l’Orbe Lumineux a repris sa teinte noire luisante. Je l’ai fourré dans ma poche.

— Qu’est-ce que… Comment va-t-on trouver par où aller, maintenant ?

Si Link s’affolait, pas moi.

— Inutile. Je sais où nous sommes censés nous rendre.

— Quoi ?

— Je ne connais qu’une personne, à Savannah.

17 Lunes
titlepage.xhtml
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html