14 juin – Sous le papier

 

 

— Tout ça ?

Trois piles de livres emballées dans du papier kraft encombraient le bureau des enregistrements. Marian a estampillé la dernière avec le tampon que je connaissais bien – BIBLIOTHÈQUE DU COMTÉ DE GATLIN. Toujours deux coups de tampon et la même ficelle blanche pour lier les paquets.

— Non, prends ce tas-là aussi, a-t-elle répondu en désignant une quatrième pile sur un chariot voisin.

— Je croyais que personne ne lisait, dans cette ville ?

— Détrompe-toi. Simplement, les gens cachent ce qu’ils lisent. Voilà pourquoi nous expédions les ouvrages à domicile, en plus des échanges que nous avons avec les autres bibliothèques. Ça ne concerne que les livres empruntables, bien sûr. Et il y a des délais, deux ou trois jours en général, le temps de traiter les commandes.

Formidable ! Je redoutais de poser des questions sur le contenu des paquets. Au demeurant, je n’étais pas sûr d’avoir envie d’être mis au parfum. Soulevant un colis, j’ai gémi sous son poids.

— Bon sang ! Qu’est-ce qu’il y a, là-dedans ? Des encyclopédies ?

Liv s’est emparée du bon de livraison posé au sommet de la pile.

— Gagné ! L’Encyclopédie des munitions, pour être exacte.

D’un geste, Marian nous a chassés.

— Accompagne Ethan, Liv. Ça te donnera l’occasion de découvrir notre merveilleuse bourgade.

— Je suis capable de me débrouiller seul, ai-je protesté.

Avec un soupir, Olivia a poussé le chariot en direction de la porte.

— Amène-toi, Hercule ! Je vais t’aider à charger la voiture. Tu ne voudrais quand même pas que les dames de Gatlin attendent trop longtemps leur…

S’interrompant, elle a consulté un autre bon de livraison.

— Recettes pâtissières de Caro-laïne pour les professionnels, a-t-elle lu.

— Caroline.

— C’est ce que j’ai dit. Caro-laïne.

 

Deux heures plus tard, nous avions livré la plupart des ouvrages et étions passés tant devant le lycée Jackson que devant le Stop & Steal. Alors que nous contournions la Pâture du général, j’ai soudain compris pourquoi Marian avait tellement tenu à m’embaucher dans sa bibliothèque, qui était pourtant vide la plupart du temps et n’avait nul besoin d’un stagiaire d’été. Dès le départ, elle avait projeté que je serais le guide touristique ado de Liv. Mon boulot était de lui montrer le lac ainsi que le Dar-ee Keen et de combler l’hiatus entre ce que les indigènes disaient et ce qu’ils pensaient. Mon emploi consistait à devenir son ami.

Comment Lena allait-elle le prendre ? Pour peu qu’elle s’en aperçoive, s’entend.

— Je ne pige toujours pas pourquoi vous avez érigé au beau milieu de la ville la statue d’un général ayant participé à une guerre que le Sud a perdue et dont les motifs sont, grosso modo, un peu gênants pour votre pays.

Tu m’étonnes, qu’elle ne pigeait pas.

— Par ici, nous vénérons les vaincus. Nous avons même un musée qui leur est entièrement dédié.

Je n’ai pas jugé bon de préciser que, quelques mois auparavant, le musée des Soldats Tombés avait également servi de décor à la tentative de suicide de mon père. Détournant les yeux du volant, j’ai regardé Liv. Je ne me souvenais pas de quand datait la dernière fois où une fille s’était assise à côté de moi dans la Volvo, Lena exceptée.

— Tu es nul, comme mentor, a commenté Liv.

— Nous sommes à Gatlin, ai-je répondu en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur. Il n’y a pas grand-chose à voir. Ou pas grand-chose que j’aie envie que tu voies.

— Comment ça ?

— Un bon guide sait ce qu’il peut montrer et ce qu’il doit cacher.

— Rectification. Tu es un mentor aux cachotteries nulles.

Elle a tiré un élastique de sa poche.

— Donc, je tiens plus du menteur que du mentor ?

Une blague débile, ma marque de fabrique.

— Et je suis opposée tant à tes calembours qu’à ta façon d’envisager le métier de guide.

Elle nouait ses cheveux en deux tresses blondes, les joues rougies par la chaleur. Elle n’était pas accoutumée à l’humidité typique de la Caroline du Sud.

— Qu’est-ce qui t’intéresse ? Tu veux que je t’emmène tirer sur des cannettes derrière l’ancienne usine de coton du côté de la Nationale 9 ? Tu préfères qu’on s’amuse à poser des pièces de dix centimes sur la voie ferrée ? Ou qu’on suive les mouches jusqu’au boui-boui qu’on appelle le Dar-ee Keen, dont la philosophie consiste à estimer que le client mange à ses risques et périls ?

— Tout ça. Surtout ta dernière proposition. Je meurs de faim.

 

Liv a laissé tomber le dernier bon de livraison sur l’une des deux piles qu’elle tenait.

— … sept, huit, neuf. C’est moi qui ai gagné. Alors, ôte tes sales pattes de là, ce sont mes pommes allumettes, maintenant.

Elle a tiré à elle mon assiette de frites épicées.

— Ce sont des frites, pas des pommes allumettes.

— C’est pareil.

Son côté de la table en Formica rouge disparaissait déjà sous les rondelles d’oignon frit, un cheeseburger, du ketchup, de la mayonnaise et mon gobelet de thé glacé. Elle était allée jusqu’à former une barrière en posant des frites d’un bord à l’autre, genre Grande Muraille de Chine.

— Chacun chez soi, et les poules seront bien gardées.

Le proverbe m’a rappelé un poème que nous avions étudié en cours de littérature.

— C’est dans Walt Whitman ?

— Non, Robert Frost. Et ne touche pas à ces oignons.

J’aurais dû le savoir. Lena passait son temps à citer Frost ou à se l’approprier à sa manière.

Liv et moi nous étions arrêtés au Dar-ee Keen, lequel se trouvait dans la même rue que nos deux dernières commandes : Mme Ispwich (Guide de l’hygiène du côlon) et M. Harlow (Les plus belles pin-up de la Seconde Guerre mondiale) – nous avions remis le livre à sa femme, car il était absent. J’avais alors compris tout l’intérêt de l’emballage en papier kraft.

— Je suis étonné, ai-je repris en roulant ma serviette en boule. Qui aurait cru que Gatlin était aussi romantique ?

J’avais parié sur des ouvrages religieux, Liv sur des romans à l’eau de rose. J’avais perdu, huit à neuf.

— Non seulement romantique, mais romantique et vertueuse. C’est un merveilleux mélange, tellement…

— Hypocrite ?

— Pas du tout. J’allais dire américain. As-tu remarqué que nous avons livré Il était une fois la Bible et Divine et délicieuse Delilah dans la même maison ?

— J’ai cru que le second était un livre de recettes de cuisine, ai-je avoué.

— Non, sauf si Delilah mijote quelque chose de plus piquant que ces pommes allumettes, a-t-elle répondu en brandissant une de mes frites.

— Frites.

— C’est ça.

Je me suis empourpré en repensant à la façon dont Mme Lincoln avait paniqué lorsque nous avions déposé les ouvrages chez elle. Je n’ai pas précisé à Liv que l’inconditionnelle de Delilah était la mère de mon meilleur ami et la femme la plus impitoyablement vertueuse de Gatlin.

— Alors, le Dar-ee Keen te plaît-il ? ai-je demandé, préférant changer de sujet.

— J’en suis dingue.

Elle a mordu dans son cheeseburger avec une voracité qui aurait fait honte à Link. Elle avait déjà englouti plus de nourriture qu’un joueur de basket affamé. Elle paraissait se moquer de l’opinion que je pouvais avoir d’elle, bonne ou mauvaise, ce qui était relaxant. Surtout depuis que le moindre de mes actes envers Lena semblait déplacé.

— Et toi ? a-t-elle repris. Que trouverions-nous sous l’emballage brun de ton paquet ? Des livres religieux, des romans d’amour, les deux ?

— Aucune idée.

Si j’étais le gardien de bien trop de mystères à mon goût, je n’étais cependant pas prêt à en partager un seul.

— Allons, allons. Tout le monde a ses petits secrets.

— Pas moi, ai-je menti.

— Il n’y a donc rien sous ton papier kraft ?

— Non. Juste une autre couche de papier, j’imagine.

Dans un sens, cela ne m’aurait pas déplu.

— Tu es comme un oignon, si je comprends bien ?

— Plutôt comme une bonne vieille pomme de terre.

Attrapant une frite, elle l’a examinée.

— Ethan Wate n’est pas une bonne vieille pomme de terre. Cher monsieur, vous êtes une frite.

Elle a fourré la sienne dans sa bouche en souriant. J’ai éclaté de rire.

— D’accord, ai-je concédé, je suis une frite. N’empêche, sans papier brun, sans rien à révéler.

Liv a touillé son thé glacé avec sa paille.

— Voilà qui est un aveu. Tu es inscrit sur la liste d’attente de Divine et délicieuse Delilah.

— Zut ! Je suis fait !

— Je ne peux rien te promettre, mais sache que je connais la bibliothécaire. Plutôt bien, d’ailleurs.

— Tu vas pouvoir m’arranger le coup, alors ?

— Je t’arrangerai le coup, mon pote.

Elle s’est esclaffée, moi aussi. Elle était d’un contact facile, à croire que je la connaissais depuis toujours. Je m’amusais, sensation qui s’est transformée en culpabilité sitôt nos rires éteints. Allez comprendre.

— Les secrets, je trouve ça follement romantique, pas toi ? a-t-elle enchaîné en piochant dans son assiette.

Cette remarque m’a pris de court : les secrets n’étaient pas ce qui manquait par ici.

— Chez moi, le pub est situé dans la même rue que l’église, et les fidèles se rendent directement de l’une à l’autre. Parfois, nous y déjeunons le dimanche.

— Divinement délicieux, non ? ai-je plaisanté.

— Pas loin. Sans doute pas aussi excitant que cet endroit, mais les boissons n’y sont pas aussi réfrigérantes non plus. (Pointant une frite, elle a désigné son gobelet.) La glace, mon ami, est quelque chose qu’on trouve plus souvent par terre que dans son verre.

— Le célèbre thé glacé du comté de Gatlin te poserait-il un problème ?

— Le thé est censé se boire chaud, monsieur. L’eau vient de la bouilloire.

Lui volant une frite, j’ai à mon tour montré son gobelet.

— Eh bien, sachez, madame, que pour un Sudiste de stricte obédience baptiste, ceci est la boisson du diable.

— Parce qu’elle est froide ?

— Parce que c’est du thé. La théine n’est pas autorisée.

— Pas de thé ? s’est étonnée Liv, presque choquée. Décidément, ce pays m’échappera toujours.

Je lui ai piqué une autre frite.

— Pour continuer avec le blasphème, laisse-moi te raconter ce qui s’est passé quand le Millie’s Breakfast ’n’ Biscuits, sur la rue principale, a osé servir des biscuits surgelés. Mes grands-tantes, les Sœurs, ont tapé un tel scandale que le magasin a failli y rester. Sérieux, les chaises volaient.

— Ce sont des religieuses ? a demandé Liv en fourrant un oignon à l’intérieur de son cheeseburger.

— Qui ça ?

— Les Sœurs.

Nouvelle tranche d’oignon.

— Non. Elles sont vraiment frangines.

— Je vois.

Elle a sèchement rabattu le dessus de son pain.

— Oh, non, je ne crois pas !

Elle a mordu dans son burger.

— Pas du tout.

Une fois encore, nous avons éclaté de rire. Je n’ai pas entendu approcher M. Gentry.

— Tout va bien ? s’est-il enquis en s’essuyant les mains avec un torchon. Vous avez assez à manger ?

— Oui, monsieur, ai-je répondu.

— Et comment se porte ta petite amie ? a-t-il enchaîné.

Son ton suggérait qu’il espérait que j’avais recouvré mes esprits et largué Lena.

— Hum, bien, monsieur.

Déçu, il a acquiescé et est reparti à son comptoir, non sans me prier de transmettre ses salutations à Amma.

— J’en déduis qu’il n’apprécie pas ta copine ? a marmonné Liv.

La phrase sonnait comme une interrogation, mais je n’ai su que répondre. Question théorique : une fille est-elle encore votre copine après qu’elle s’est enfuie sur la moto d’un autre ?

— Le professeur Ashcroft en a vaguement parlé, a précisé Liv.

— Lena. Ma… Elle s’appelle Lena.

Pourvu que mon embarras ne soit pas trop flagrant ! Heureusement, Liv n’a pas paru le remarquer.

— Je la croiserai sûrement à la bibliothèque, a-t-elle dit en sirotant une gorgée de thé.

— Je ne sais pas si elle viendra. Les choses sont un peu bizarres, ces derniers temps.

J’ignore pourquoi j’ai lâché cette information. Je connaissais à peine Liv. Pourtant, ça m’a fait du bien, et mes entrailles se sont quelque peu dénouées.

— Je suis certaine que tu arriveras à arranger la situation. Chez moi, je n’arrêtais pas de me disputer avec mon petit ami.

Elle s’exprimait avec désinvolture, sans doute pour me rasséréner.

— Vous sortez ensemble depuis longtemps ?

Elle a agité une main, et sa drôle de montre a glissé le long de son poignet.

— Oh ! nous avons rompu. Il n’était pas très futé. À mon avis, il n’aimait pas beaucoup que sa nana soit plus maligne que lui.

Ne tenant pas à m’attarder sur le sujet des petites copines et des ex, j’ai désigné du menton sa montre ou, du moins, ce qui y ressemblait.

— C’est quoi, ce truc ?

— Ça ?

Elle a brandi son poignet au-dessus de la table, de façon à ce que je distingue mieux l’objet noir et grossier. Il comportait trois poussoirs et une petite aiguille argentée posée sur un rectangle plein de zigzags, un peu comme ces instruments chargés d’enregistrer la violence des tremblements de terre.

— C’est un sélenomètre.

Je l’ai contemplée sans piger.

— Séléné, la déesse de la lune. Metrôn, « mesure » en grec ancien. On est un peu rouillé, question étymologie ?

— Un peu, oui.

— Ce truc, comme tu dis, mesure la force gravitationnelle de la Lune.

Elle a pensivement tourné l’un des poussoirs, et des nombres sont apparus sous la flèche.

— Et en quoi la gravitation lunaire est-elle importante ?

— Je suis astronome amateur et je m’intéresse particulièrement à la Lune. Elle a une influence énorme sur la Terre. Les marées et tout le toutim. Voilà pourquoi j’ai mis au point ce bazar.

J’ai failli en cracher mon Coca.

— C’est toi qui l’as fabriqué ? Sérieux ?

— Inutile d’ouvrir de grands yeux, ça n’a pas été si compliqué.

Elle a rougi, gênée, et s’est emparée d’une nouvelle frite.

— Ces pommes allumettes sont délicieuses.

J’ai essayé de me la représenter assise dans la version anglaise du Dar-ee Keen en train de mesurer la force gravitationnelle de la Lune par-dessus une montagne de frites. C’était toujours mieux que d’imaginer Lena à califourchon sur la selle de John Breed.

— Bon, parlons un peu de ton Gatlin à toi, celui où l’on appelle les frites « pommes allumettes ».

N’ayant jamais été plus loin que Savannah, j’avais du mal à me faire une idée de ce qu’était un pays étranger.

— Mon Gatlin ? a-t-elle répété en reprenant un teint normal.

— D’où viens-tu ?

— D’une ville au nord de Londres. Kings Langley.

— Pardon ?

— C’est dans le Hertfordshire.

— Ça ne me dit rien.

Elle a avalé une nouvelle bouchée de cheeseburger.

— Ceci va peut-être t’aider. C’est là-bas qu’on a produit pour la première fois l’Ovomaltine en Grande-Bretagne. La boisson. Tu connais ?

Mon silence lui a arraché un soupir.

— Tu mélanges la poudre dans du lait et tu obtiens un chocolat malté.

— Du lait chocolaté ? me suis-je exclamé en écarquillant les yeux. Comme le Nesquik ?

— C’est ça. Excellent. Tu devrais goûter, un jour.

J’ai ricané dans mon Coca, renversant quelques gouttes sur mon vieux tee-shirt Atari. La fille Ovomaltine rencontre le garçon Nesquik. J’aurais bien raconté ça à Link si je n’avais craint qu’il n’interprète la chose de travers. J’avais beau ne la fréquenter que depuis quelques heures, j’avais l’impression qu’elle était une amie.

— Et que fais-tu quand tu ne bois pas d’Ovomaltine et que tu ne fabriques pas des instruments de mesure scientifiques, Olivia Durand de Kings Langley ?

Elle a froissé le papier de son burger.

— Voyons un peu… Pour l’essentiel, je lis et je vais au lycée. Un endroit appelé Harrow. Pas le célèbre pensionnat pour garçons.

— Est-ce que ça l’est ?

— Qu’est-ce qui est quoi ? a-t-elle riposté en fronçant le nez.

— Douloureux[15].

D.O.U.L.O.U.R.E.U.X. Dix lettres horizontal, comme dans avancer en âge et ne plus avoir envie d’autres douloureuses années, Ethan Wate.

— Tu ne résistes pas à un mauvais jeu de mots, hein ? a-t-elle répliqué en souriant.

— Tu n’as pas répondu à ma question.

— Non, ce n’est pas particulièrement douloureux. En tout cas, pas pour moi.

— Pourquoi ça ?

— Parce que je suis un génie.

Elle a lâché ça avec un tel naturel, comme si elle m’annonçait qu’elle était blonde ou britannique.

— Alors, en quel honneur as-tu rappliqué à Gatlin ? Nous ne sommes pas franchement connus pour être un vivier de génies.

— Dans le cadre d’un échange pour surdoués entre l’université de Duke et mon bahut. Tu me passes la mayonnaise ?

Fichu accent anglais !

— Mann-aise, l’ai-je corrigée en articulant lentement.

— C’est ce que j’ai dit.

— Et pourquoi Duke t’a-t-il envoyée à Gatlin ? Pour suivre des cours de premier cycle à la fac de Summerville ?

— Mais non, bêta. Pour étudier avec mon directeur de thèse, le célèbre Dr Marian Ashcroft, seule et unique dans son genre.

— C’est quoi, ton sujet de thèse ?

— Influence du folklore et de la mythologie dans l’élaboration d’un inconscient collectif après la guerre de Sécession.

— Par ici, la plupart des habitants l’appellent encore la guerre Inter-États.

Elle a ri, ravie. J’étais heureux que quelqu’un trouve ça drôle alors que, à mes yeux, c’était juste gênant.

— Est-il vrai que, parfois, les gens du Sud se déguisent avec de vieux vêtements d’époque et reconstituent des batailles, rien que pour s’amuser ?

Je me suis levé. Que je me moque de ces choses-là était une chose, que ça vienne de Liv en était une autre.

— Il est temps d’y aller, ai-je décrété. Nous avons encore des bouquins à livrer.

Acquiesçant, elle s’est mise debout à son tour, attrapant les frites au passage.

— Il serait dommage de les perdre. On n’aura qu’à les donner à Lucille.

Je n’ai pas mentionné que Lucille était habituée à ce qu’Amma la nourrisse de poulet frit et de restes de gratin sur une assiette en porcelaine qui lui était réservée, ainsi que l’avaient stipulé les Sœurs. Je ne voyais pas la chatte manger des frites grasses. Lucille était par-ti-cu-lière, comme l’auraient dit ses maîtresses. Pourtant, elle aimait Lena.

Alors que nous nous dirigions vers la porte, une voiture de l’autre côté des vitrines crasseuses a attiré mon attention. Le coupé faisait demi-tour au bout du parking recouvert de graviers. Lena a pris grand soin de ne pas passer devant nous.

Super !

Debout, j’ai regardé le véhicule filer sur Dove Street.

 

Cette nuit-là, allongé sur mon lit, les mains derrière la tête, je scrutais le plafond bleu. Quelques mois plus tôt, je me serais adonné à cette activité parce que Lena et moi allions nous coucher à la même heure chacun dans sa chambre et lisions, riions, évoquions notre journée. J’avais presque oublié comment m’endormir sans elle.

Roulant sur le flanc, j’ai vérifié mon vieux portable fêlé. Il ne fonctionnait plus très bien depuis l’anniversaire de Lena, mais il sonnerait si l’on m’appelait. Aurait sonné si l’on m’avait appelé.

Il était peu probable qu’elle utilise le téléphone.

J’étais soudain redevenu le petit garçon de sept ans qui avait renversé par terre toutes les pièces de son puzzle en un gigantesque bazar. Lorsque j’étais enfant, ma mère s’asseyait sur le plancher et m’aidait à transformer le bazar en une image. Sauf que je n’étais plus un môme, et que ma mère n’était plus. J’ai tourné et retourné les pièces dans ma tête, sans parvenir cependant à les trier. La fille dont j’étais fou amoureux était toujours la fille dont j’étais fou amoureux. Cela n’avait pas changé. En revanche, la fille dont j’étais fou amoureux me faisait des cachotteries et m’adressait à peine la parole.

Et puis, il y avait les visions.

Abraham Ravenwood, un Incube Sanguinaire qui avait tué son propre frère, qui connaissait mon nom, qui réussissait à me voir lui aussi. Il fallait que je trouve comment les pièces s’emboîtaient jusqu’à distinguer quelque chose, une sorte de trame. Il m’était impossible de remettre le puzzle dans son carton. Il était trop tard pour ça. J’aurais apprécié que quelqu’un me conseille ne serait-ce que sur le morceau par lequel commencer. Sans réfléchir, je me suis levé et j’ai ouvert la fenêtre.

Penché à l’extérieur, j’ai humé l’obscurité. Tout à coup, j’ai entendu le miaulement inimitable de Lucille. Amma avait dû oublier de la laisser rentrer. J’allais lui crier que je descendais quand je les ai vus. Sous ma fenêtre, au bout de la véranda, Lucille Ball et Boo Radley étaient assis côte à côte sous le clair de lune. Boo a agité la queue, et Lucille lui a répondu par un miaou. Ils étaient là, sur les marches du perron, qui à battre de la queue, qui à miauler, comme s’ils menaient une conversation aussi urbaine que n’importe quel habitant de Gatlin par une nuit d’été. J’ignore quels ragots ils colportaient, mais ce devait être important. Étendu sur mon lit, j’ai écouté l’échange discret entre le chien de Macon et la chatte des Sœurs, et j’ai dérivé dans le sommeil avant qu’ils se séparent.

17 Lunes
titlepage.xhtml
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-2]17 lunes(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html