CHAPITRE VII

Après que l'archéologue eut dit cela, Barbara Turner, avec son exubérance coutumière, s'écria :

— Kary, vous êtes un type étonnant !

Luwhana regarda longuement Kariven et, pensive, déclara :

— En voulant dérober ces plans — que tu devras découvrir, ce qui peut demander un certain temps — tu vas courir un danger permanent. Ne serait-il pas préférable d'attendre, chez nous, que nos ingénieurs aient mis au point une invention similaire ? Tu pourrais alors, avec tes amis, revoir la Terre, tes parents et... celle qui t'attend peut-être.

— Tu viens de me fournir cette fois un motif valable ! s'exclama Kariven revenant à ses pensées. Bien que nul ne m'attende, en France ou ailleurs, mon retour à Bakrahna peut être justifié, aux yeux de Gora Topki, si je prétends vouloir retrouver un jour une femme... hypothétique.

Kariven leva les yeux vers Luwhana et, d'un ton faussement détaché, ajouta :

— L'amour fait accomplir à l'homme des actes téméraires qu'il n'eût peut-être pas entrepris sans son influence. Malgré son grand âge et toute sa sagesse, Gora Topki comprendra cela et sera probablement enclin à me croire.

— Mais comment penses-tu revenir, avec ou sans les plans, alors que le laboratoire de Bakrahna est certainement gardé ?

— J'essayerai de trouver un moyen. Les risques à courir sont grands, je m'en rends compte, mais pas insurmontables. Si je réussis, les ingénieurs de Kotamdo pourront s'atteler au problème du cercle extra-dimensionnel et le résoudre rapidement. Nous pourrons ainsi, non seulement rejoindre la Terre, mais aussi... revoir à volonté nos amis de Gotha...

Luwhana le gratifia de son plus beau sourire et Kariven lut dans ses yeux une pensée secrète qui le combla de joie.

La jeune Reine s'approcha de l'archéologue. Elle retira de son médium droit une grosse bague d'or, à épaisse monture, et la lui tendit.

— Que cette bague soit pour toi un gage... d'amitié, Jean Kariven. Et retiens ce que je vais t'expliquer : le volumineux chaton de cette bague, lorsqu'on fait pivoter le diamant qui le recouvre, devient une arme redoutable. La pierre synthétique joue alors le rôle de lentille et projette un rayon aveuglant. Un minuscule générateur électronique, formant le corps de la bague, libère des pilotons spéciaux qui détruisent la rétine. Des yeux frappés par ce rayon restent à jamais aveugles. C'est la seule arme que tu pourras emporter sans éveiller l'attention. Puisse-t-elle t'aider dans ton dangereux projet!...

La merveilleuse souveraine prit la main droite de Kariven et, de ses doigts souples, glissa la bague meurtrière au médium de l'archéologue.

Celui-ci contempla le bijou, tout en tenant machinalement dans la sienne la main de Luwhana. Cette dernière ne la retira pas.

— Bonne chance, Kary, murmura-t-elle.

Et, dans un chuchotement que lui seul put entendre, elle ajouta :

— Toutes mes pensées iront vers toi...

Sans quitter les yeux fascinants de l'étrange beauté, Kariven leva la petite main qu'il tenait amoureusement dans la sienne et y déposa un baiser.

— Je reviendrai, Luwhana...

Accompagné de ses amis auxquels s'était joint Kwantor, Kariven s'arrêta dans la grande avenue. A l'extrémité de celle-ci, environ trois cents mètres plus loin, se trouvait la « brèche » par où Gora Topki les avait envoyés dans la Dimension X.

Son pantalon couvert de terre, la manche droite de sa chemise déchirée, Jean Kariven achevait de se déguiser en bagarreur de théâtre, afin de berner les Sept Sages du Thibet.

Kwantor, un flacon de plasma sanguin en main, s'approcha de l'archéologue. Il lui demanda de rejeter la tête en arrière, et versa dans ses narines le liquide rougeâtre. Kariven fit la grimace tandis qu'un filet de sang paraissait s'écouler de son nez, sur ses lèvres, son menton et sa chemise. Ainsi métamorphosé, il avait vraiment l'air d'un homme mal en point.

L'explorateur se passa la main dans les cheveux afin de se décoiffer et, après avoir fait ses adieux à ses amis, il partit en courant. C'est à dessein qu'il courut ainsi jusqu'à perdre haleine, car atteindre le cercle extra-dimensionnel sans être essoufflé, après une telle « bagarre », eût pu paraître insolite au physicien Jaune.

Au bout de l'avenue, sur une esplanade déserte, se dressaient deux piliers près desquels veillaient des gardes kotamdiens en armes.

Kariven, sa chemise déchirée flottant au vent, adressa aux gardes un petit signe amical et fonça entre les piliers marquant la Porte de la Terre pour s'évanouir aussitôt dans le néant.

 

 

L'archéologue sembla prendre brusquement naissance au milieu du cercle et fit irruption dans le laboratoire.

Gora Topki, loin de s'attendre à une entrée aussi brusque, fit un bon de côté tandis que Kariven allait buter contre un tableau de commandes. Sa tête heurta violemment l'armature métallique et il perdit connaissance.

Interdit, le vieux Sage Thibétain contemplait son captif, couvert de poussière, la chemise déchirée et le nez en sang.

Il se recula prudemment du cercle extra-dimensionnel, redoutant une seconde intrusion aussi brutale de la part des autres Blancs, et s'approcha du blessé.

Quelques minutes plus tard, Gora Topki sortit du laboratoire. Jean Kariven, qui revenait à lui, eut juste le temps de voir le Jaune franchir la porte.

— Parfait, se dit-il in petto. Le vieux citron va revenir avec des sels !

Il referma aussitôt les yeux, car la porte s'ouvrait de nouveau, livrant passage au Thibétain qui portait un linge humide et un flacon rempli d'un liquide opalin.

Au moment où le vieux Sage allait appliquer le flacon sur le nez ensanglanté du « blessé », celui-ci dodelina de la tête et balbutia des paroles incohérentes.

Gora Topki suspendit son geste, et, intéressé, écouta ces divagations.

— Laissez-moi ! gémissait Kariven clans son délire simulé. Je ne veux pas ! non !... La Terre!... je veux retrouver Jany!... Laissez-moi ! Je m'évaderai... Je tromperai les Jaunes... Jany... Je n'aurais jamais dû te quitter... Je...

Un sourire sarcastique aux lèvres, Gora Topki administra une retentissante paire de claques à Kariven et lui appliqua le linge humide sur le visage.

L'archéologue soupira bruyamment, puis s'agita. D'une main hésitante, il ôta la serviette imbibée d'un liquide odorant et se dressa à demi, les yeux hagards, la bouche entr'ouverte.

Feignant de reconnaître le vieux Sage, il poussa un soupir et se releva complètement pour essuyer le sang qui s'était coagulé sur ses lèvres et sur son menton.

— Ainsi, pesta Gora Topki, vos amis sont restés dans la Dimension X ? Ils ont tenté de vous retenir, à ce que je crois. Vous vous êtes même battu... Avec eux, ou avec les habitants du plan extra-dimensionnel ?

— Avec eux, avoua Kariven.

— Pourquoi êtes-vous revenu, puisque vous avez appris « là-bas » que l'action du cercle avait un pouvoir limité ?

— Je... bredouilla Kariven... je préfère la Terre...

Gora Topki hocha la tête et, dans un sourire rusé, demanda :

— Qui est « Jany » ?

Simulant une grande surprise, l'archéologue s'exclama :

— Comment savez-vous !...

— En revenant ici, vous avez buté contre ce tableau de commande et vous êtes évanoui, ricana le vieillard. Mais, en reprenant vos sens... vous avez parlé. Vous pensez donc pouvoir vous évader de Bakrahna en « trompant les Jaunes » — ce sont vos propres paroles — et cela... pour retrouver Jany ! Qui est Jany ? insista-t-il de nouveau.

— Ma fiancée, mentit Kariven. Vous pouvez m'enfermer, me torturer même, mais, si vous ne me tuez pas, je ferai n'importe quoi pour la retrouver. Inutile de ruser, je le sais. Nous sommes ennemis et vous savez très bien que j'essayerais même de vous étrangler si la moindre chance de fuir de Bakrahna s'offrait à moi!...

Kariven s'assit lourdement sur un siège métallique. Il prit sa tête à deux mains et joua la scène du désespoir.

— N'importe quoi ! je ferai n'importe quoi pour la revoir... J'ai peut-être même tué ce pauvre Major Bruce qui tentait de me retenir, là-bas, derrière votre cercle infernal... Ah ! Je me fais horreur... mais je n'y puis rien. Vous ne pouvez pas savoir, vous, Orientaux, ce qu'est l'Amour. L'homme qui aime n'est parfois plus maître de ses actes.

Gora Topki, songeur, l'écoutait depuis un moment.

— Je vous ai déjà dit que nous ne versions jamais inutilement le sang, commença-t-il. Aussi, au lieu de vous tuer, comme je serais en droit de le faire, je vais écouter votre récit et peut-être vous ferai-je une proposition...

Puis, d'une voix insidieuse :

— Qu'avez-vous appris, dans la Dimension X ? Que sont devenus les membres des expéditions Bâtes et Stoker ?

Kariven raconta leur arrivée sur le plan extraterrestre, leur entretien (évidemment censuré) avec la Reine Luwhana et leur entrevue avec le Professeur Bâtes et le Dr Stoker.

— Ceux-ci non plus, continuat-il, ne sont pas près de revenir. Ils ont été adoptés par les habitants de Kotamdo, ont trouvé une occupation et ne désirent pas retourner sur la Terre... et surtout pas à Bakrahna. Mais savez-vous que les savants de Gotha travaillent avec acharnement au problème du cercle extra-dimensionnel ? Ils espèrent même le réaliser avant longtemps, bluffa l'archéologue.

Le vieillard eut un air surpris, mais ne se livra pas entièrement à son impulsion première. Reprenant son attitude sereine et rassurée, il répliqua :

— Cela ne m'inquiète nullement. J'espère bien, très prochainement, construire un cercle géant que pourra franchir une escadrille de fusées ionosphériques. Je détruirai Gotha et ses savants présomptueux. Tant que le chemin du cercle extra-dimensionnel est à sens unique et ne permet qu'aux Terriens d'entrer et de sortir, nous ne craignons rien. Les habitants de Kotamdo, eux, ne pourront jamais venir dérober les plans d'Ourobouros. Ces documents secrets sont jalousement gardés dans le Sanctuaire Bou...

Le vieillard s'arrêta net sur ce début de mot qui faillit lui échapper, et il enchaîna :

— Nous les avons mis en lieu sûr. Tout ceci, d'ailleurs, ne vous intéresse pas.

« Tu parles ! » riposta mentalement Kariven.

— Vous ne désirez plus retourner dans la Dimension X ? demanda le Sage.

— Absolument pas. Je préfère demeurer captif sur la Terre, dans le monde où vit... celle qui m'attend, celle que j'aime et que je n'aurais jamais dû quitter, acheva-t-il tristement.

Le vieillard thibétain enfouit ses mains noueuses dans les amples manches de sa tunique écarlate et, hochant la tête, annonça :

— Je vous offrirai mieux, si vous m'obéissez et si vous restez docilement ici sans tenter une fuite qui vous conduirait irrémédiablement à la mort. Comme vous l'avez vu, Bakrahna est construite au fond d'un ancien cratère et l'unique défilé de sortie est perpétuellement balayé par une série de cellules photo-électriques commandant un rayon désintégrateur. Un chien n'y passerait même pas à plat ventre sans déclencher le rayon mortel qui prendrait le canon rocheux en enfilade. Les parois sont inaccessibles et, de plus, leur sommet est gardé par un champ électrifié... Toute fuite vous est donc refusée. Sous ces conditions, vous êtes libre de circuler parmi nous et n'importe où dans Bakrahna. Toutefois, et vous devez savoir cela puisque vous êtes archéologue, le temple bouddique est sacré. N'essayez pas d'y entrer afin d'assouvir votre curiosité de chercheur. Les fidèles sont très pointilleux sur les questions religieuses et ne permettraient pas qu'un Blanc impur souillât par sa présence la demeure de Gothama le Bouddha. Si vous désirez malgré tout visiter le temple, je vous y conduirai moi-même, mais pas avant trois mois.

— Je vous en serai très reconnaissant. J'admirerai volontiers cette œuvre d'art ; mais pourquoi tous ces égards, alors que je suis, par la force des choses, hostile à vos idées ? Et pourquoi ce délai de trois mois ?...

— Parce que, dans quelques jours, dans deux semaines tout au plus, les hordes yétis dotées des meilleures armes kotamdiennes et soutenues par toute l'Asie, envahiront le monde. Nos fusées ionosphériques prépareront le terrain en bombardant les centres névralgiques ; et c'est dans des des pays désorganisés, chez des peuples démoralisés par la soudaineté de l'attaque que pénétreront nos géants himalayens. Les survivants frappés de terreur par ces envahisseurs monstrueux n'offriront aucune résistance et chercheront le salut dans la fuite.

— Mais si vous bombardez Paris ! s'exclama Kariven, Jany, ma fiancée, périra elle aussi ! A quoi bon me laisser un espoir au début si c'est pour me le retirer par la suite ?

— Vous, Occidentaux, déclara le Jaune en plissant davantage ses paupières, vous faites preuve d'un effarant égoïsme. Ainsi, Kariven, la destinée de votre capitale et de vos frères qui y vivent, vous émeut moins que la mort éventuelle de celle que vous aimez?... C'est paradoxal ! ; Vous attachez à la femme une importance qu'elle n'a j jamais eue chez nous. Mais, rassurez-vous ! Votre pays ne sera vraisemblablement pas bombardé, car son armement est négligeable. Les bases américaines principales sont en Allemagne, face au Rideau de Fer. Ce sont elles et les U.S.A. qui subiront nos assauts. Le potentiel de guerre américain détruit, les Nations Européennes n'offriront qu'une résistance sporadique et ne tarderont pas à se rendre sans grands combats. Elles préféreront capituler plutôt que de subir une avalanche de bombes atomiques. Et c'est là que vous intervenez.

— Moi ? s'écria l'archéologue, stupéfait.

— Oui. Par vos diverses expéditions de recherches et |vos nombreux travaux archéologiques, vous avez acquis ; une renommée mondiale. Votre photographie, accompagnant des articles de presse toujours élogieux, a été publiée j dans presque tous les quotidiens. Vous êtes donc un homme célèbre, et c'est pourquoi nous, les sept Sages du ! Thibet, allons vous laisser la vie sauve, afin de nous servir de votre personnalité.

Le vieillard fit une pause, puis continua :

— Dès que nos attaques dirigées contre les U.S.A. et l'Europe Centrale auront porté, vous prendrez place à bord de l'escadrille ionosphérique transportant nos émissaires en France et en Angleterre. Vous les accompagnerez et vous interviendrez, en leur présence, auprès des gouvernements des pays européens épargnés jusqu'alors. Vous jouerez le rôle de médiateur en décrivant ce que vous savez de notre formidable organisation dont les actions d'éclat auront démontré la puissance... Votre prestige tout autant que notre pouvoir suffiront à les convaincre d'accepter une capitulation totale et immédiate. Vous serez en quelque sorte notre... envoyé diplomatique.

Sidéré par cette machination, Kariven ne sut que répondre. Il réfléchit rapidement, songeant que le Jaune le croyait certainement veule et prêt à tout pour satisfaire un amour égoïste.

— Vous m'offrez, répondit-il, de retrouver l'être qui m'est le plus cher au monde, mais en jouant le rôle de traître. C'est une situation sans issue pour moi. Doté d'une âme de héros, j'aurais refusé... Mais je suis trop... lâche — c'est ce que vous pensez — pour ne pas saisir cette occasion. Vous avez gagné, termina-t-il, accablé. Après cette bassesse, je n'oserai jamais plus vivre parmi mes compatriotes. Si Jany comprend que j'ai agi en n'écoutant que mon cœur... et mon égoïsme, peut-être me pardonnera-t-elle. Nous quitterons la France et vivrons dans un lieu retiré, loin de ceux qui pourraient me reprocher ma vile conduite. Un traître ! Un criminel ! Voilà ce que vous avez fait de moi !

Le vieillard satanique haussa les épaules et, dans un sourire condescendant, objecta :

— Vous aurez servi la gloire de l'Invincible Soleil d'Or et vous serez, pour cela, grandement récompensé.

Kariven se passa la main sur le front. Abattu, le regard perdu dans un rêve douloureux — mais inexistant — il acheva d'enlever le sang coagulé sur son visage.

Gora Topki fronça alors les sourcils d'un air étonné en regardant sa main droite :

— Je n'avais pas remarqué votre bague, lorsque vous avez été amené ici ?

L'archéologue sentit soudain une sueur froide le long de son échine.

— C'est un cadeau de... Jany, expliqua-t-il, s'efforçant de paraître naturel.

Le Jaune s'approcha, lui prit la main et examina longuement le splendide diamant qui ornait son doigt.

— Curieuse monture, nota-t-il. Votre fiancée doit être extrêmement riche pour vous avoir offert un bijou de cette valeur. Je n'ai jamais vu de diamant d'une aussi belle eau !

— Le père de Jany est diamantaire, à Amsterdam.

Kariven fit un effort surhumain pour ne pas laisser trembler sa main dans les doigts crochus de Gora Topki.

— Félicitations, ironisa ce dernier. Vous avez un futur beau-père bien intéressant.

— Je ne vous permets pas de douter de mes sentiments à l'égard de ma fiancée ! s'indigna Kariven. Je suis peut-être un misérable, mais je n'ai jamais agi par cupidité !

— Je ne voulais pas vous offenser, protesta mielleusement le Jaune. Restez calme. Je vais vous donner de la compagnie, cela vous distraira. Votre ami Dormoy vient de se jeter stupidement entre nos mains. Il voulait atterrir, la nuit, aux abords de Bakrahna, en plein cœur du cratère naturel !

Le vieillard gloussa un petit rire aigu et poursuivit :

— Il ne se doutait pas que nos radars suivaient l'approche de son hélicoptère depuis un bon moment déjà. Vous allez le voir, mais je vous conseille de taire nos accords...

Il haussa les épaules, fit une moue dédaigneuse et dit encore :

— Ce Dormoy n'est plus dangereux maintenant qu'il est à Bakrahna. Quand le Soleil d'Or rayonnera sur le monde, nous lui rendrons sa liberté. Que pourrait-il faire, alors, qui pût nous nuire ? Vous voyez, nous ne sommes pas des sauvages, puisque, au lieu de le supprimer, nous lui avons laissé la vie sauve. Néanmoins, soyez discret. Dormoy pourrait trouver pénible de vous savoir notre « allié »... même involontaire. Dans votre intérêt, ne lui rapportez pas notre entretien. Venez, je vais vous conduire auprès de votre ami...

 

 

Quand Michel Dormoy vit arriver Kariven escorté par Gora Topki, il n'en crut pas ses yeux. Le brave garçon ne s'attendait pas à retrouver l'archéologue en aussi bon état ! « Une chemise déchirée et de la terre aux vêtements, ça n'est pas grave », pensait-il. a Leur chute n'était donc pas si terrible.... ».

Après être tombé dans les bras l'un de l'autre, Michel Dormoy et Kariven se regardèrent. Puis Dormoy s'inquiéta de l'absence de leurs autres compagnons.

Kariven, tandis que Gora Topki (à son intention) inclinait imperceptiblement la tête, expliqua qu'ils avaient été envoyés en voyage forcé dans la Dimension X.

Faire admettre au géophysicien que ses amis se trouvaient sur un autre plan extraterrestre sans avoir quitté la terre, ne fut pas chose facile. Gora Topki confirma les dires de Kariven.

— Je vais donner des ordres afin que vous puissiez circuler sans crainte dans Bakrahna, annonça le vieux Thibétain. En attendant, veuillez rester ici tant que je ne viendrai pas vous chercher.

Dormoy et Kariven étaient dans une pièce carrée de cinq mètres de côté, meublée d'une table, d'une petite bibliothèque et de deux lits recouverts de peau de Yack. De la fenêtre, ils pouvaient distinguer environ huit mètres plus bas, la cour centrale de la lamaserie. Des Thibétains et quelques Yétis en tunique écarlate allaient et venaient.

Au fond de la chambre, sur une table basse en bois de teck, se dressait un bouddha en or massif de quatre-vingts centimètres de haut. Ses yeux de rubis, probablement éclairés intérieurement par une ampoule électrique, jetaient des reflets pourpres sous ses paupières à demi-baissées.

Jean Kariven qui examinait la bouche de la statue interrompit d'un geste son ami. Etonné, Michel Dormoy ne dit mot et rejoignit l'archéologue devant le bouddha. Kariven prit le géophysicien par le bras et, tout en l'entraînant vers la fenêtre, demanda :

— Ils ne t'ont pas brutalisé, Mike ?

Pendant que l'interpellé répondait, Kariven souffla sur la vitre et, lorsqu'elle fut couverte de buée, avec son index il écrivit rapidement ce mot : « microphone ! » qu'il effaça aussitôt en désignant l'idole aux yeux flamboyants.

Michel Dormoy ferma les paupières en signe de compréhension, puis poursuivit :

— Penses-tu que le Major Bruce, Angelvin et la petite Américaine ne courent aucun danger dans ce monde extraordinaire ?

— Gora Topki prétend qu'ils n'ont rien à craindre...

A ce moment, et sans avoir fait plus de bruit qu'une ombre, le vieux Thibétain entra dans la chambre.

— Vous pouvez me suivre, dit-il, j'ai donné les ordres à nos Yétis qui vous laisseront en paix. Si vous ne les provoquez pas, ils ne vous prêteront aucune attention et ils vous considéreront comme des hôtes auxquels tous les égards sont dûs. Dans le cas contraire... je ne réponds de rien. Mais je suis sûr que vous aurez la sagesse de prendre votre captivité en patience sans tenter la moindre rébellion. Et maintenant, allez. Votre repas sera servi dans cette chambre à huit heures.

Lorsque les deux hommes eurent traversé plusieurs pièces, les unes austères, les autres richement parées de tapisseries thibétaines, ils se trouvèrent au pied de la lamaserie. La fenêtre de leur chambre ne comportait aucun barreau et s'ouvrait sur la façade ouest du vaste bâtiment.

Dormoy et Kariven s'en allèrent lentement, comme de paisibles promeneurs. L'antique Bakrahna offrait des rues larges ou étroites, mais toutes d'une grande propreté. Ils s'arrêtaient parfois pour admirer un bas-relief, la façade sculptée d'un temple ou encore un bon génie en porcelaine surmontant

— O ironique anachronisme — l'écran opalescent d'un télévisionneur public !

Ils débouchèrent bientôt sur une grande place où s'érigeait un temple massif. Sa grande porte aux lourds battants de bronze était gardée par deux géants de trois mètres cinquante, beaux spécimens de Yétis tout indiqués pour jouer les cerbères.

Au sommet de ce temple qui était couvert de sculptures retraçant la vie du prophète, s'élevait une gigantesque tête de Gothama-le-Bouddha : une tête à quatre faces tournées chacune vers un des points cardinaux. De cette construction trapue se dégageait une impression de puissance et de délicatesse à la fois, tant les sculptures étaient précises et admirablement fouillées.

La tête du bouddha était surmontée d'un serpent Ourobouros, lové en cercle, tenant sa queue entre ses dents.

— Sais-tu ce que cela représente, Kary ?

L'archéologue eut une moue dubitative :

— Gothama-le-Bouddha incarne la Sagesse. Quant au serpent Ourobouros, il est le symbole de l'Eternité et de la Connaissance Universelle. Demandons plutôt des tuyaux à ce Gueulung qui descend les marches du temple.

Le prêtre bouddhiste en tunique jaune, le crâne chauve et lisse comme un œuf, regarda avec mépris les blancs qui l'interrogeaient. Sans autres commentaires, il répondit seulement deux mots dans sa propre langue.

— Peu loquace, le frangin ! grimaça Dormoy. As-tu compris ?

Le visage pensif de Kariven s'illumina :

— Il s'agit du Sanctuaire de Bouddha !

Dormoy le considéra curieusement, étonné par sa jubilation :

— Cela t'enchante tellement ?

— Viens, dit simplement Kariven en l'entraînant.

Lorsqu'ils furent assez loin des Yétis, l'archéologue s'expliqua :

— Quand Gora Topki m'a parlé des inventions dont les Thibétains disposent, emporté par sa fougue il a laissé échapper deux mots, ou plutôt un seul. Il s'est arrêté, en effet, sur la première syllabe du second terme. « Les plans des inventions kotamdiennes, disait-il, — je t'expliquerai ce que cela signifie — sont parfaitement protégés dans le sanctuaire « Bon... ». Le mot inachevé était : Bouddhique ! Le Sanctuaire Bouddhique !

Perplexe, Michel Dormoy se gratta la tête :

— Bon, c'est entendu ! Les plans des inventions kotam..., comme tu dis, sont enfermés dans cette véritable forteresse gardée par deux géants de trois mètres cinquante de haut, et après ? Sommes-nous plus avancés pour cela ?

— Mais, naturellement ! exulta Kariven. Si nous pouvons un jour nous introduire dans ce sanctuaire et découvrir les plans du cercle extra-dimensionnel, nous passerons aussitôt dans la Dimension X. Nous serons alors en sécurité sur Kotamdo..., sur Kotamdo où règne l'adorable Luwhana, acheva-t-il aussi heureux que s'ils avaient déjà accompli cette prouesse.

— Je ne comprends à peu près rien à tes élucubrations. Veux-tu m'expliquer calmement cette histoire de plans, de cercle, de Dimension X ? Et qui est Lou-Anna ?

— Luwhana est ravissante, délicieuse et., (il toussota discrètement et changea de conversation). Au fait, Mike, je vais te décrire l'extravagante situation dans laquelle je me suis volontairement fourré. Quand tu en sauras autant que moi, nous tenterons de berner ce macaque jaune qui pense me tenir tranquillement en son pouvoir...