CHAPITRE V

Le puits rectangulaire dans lequel les quatre explorateurs avaient été précipités n'offrait aucune aspérité. Barbara Turner poussa un hurlement de terreur qui se répercuta sourdement dans le gouffre.

Cette chute cauchemaresque, combien de temps dura-t-elle ?

Le cœur battant à se rompre, les joues en feu et l'esprit traversé par d'angoissantes pensées, ils tombaient, tels des pantins désarticulés, dans toutes les positions.

Soudain se fit entendre un vrombissement grave allant rapidement vers l'aigu.

Une vive lumière inonda le puits et un souffle chaud, d'une puissance inouïe, monta des entrailles de la Terre.

Leur chute se ralentit et, à leur grand étonnement, ils descendirent lentement, très lentement. La force du souffle chaud équilibrait presque l'action de la pesanteur.

Vaguement rassuré, Angelvin, tout en se balançant mollement dans le vide, balbutia :

L'épreuve de l'air est, de toutes, la plus désagréable !

— Nous avons donc franchi les quatre étapes de l'initiation ? s'enquit Barbara. Mais, dans quel but ? Je n'ai jamais eu l'intention de prétendre au titre de prêtresse, que je sache !

— D'ailleurs, renchérit Angelvin, aux yeux des Orientaux, notre matérialisme vous rendrait indigne.

— Je commence à comprendre pourquoi deux expéditions archéologiques parties à la recherche de Bakrahna ne revinrent jamais ! s'exclama Kariven.

Barbara bredouilla :

— Vous voulez dire que... que nous allons aussi partager leur sort ?

— Ne nous leurrons pas, articula Kariven en se retournant sur lui-même tout en descendant au ralenti. Nous avons peu de chances de nous en sortir, mais, s'il en reste une, ne la laissons pas échapper... Pouvez-vous dissimuler une arme, poignard ou revolver, dans vos vêtements ?

— Faites vite ! lança le Major Bruce, nous...

Le souffle cessa avec le vrombissement et les quatre tombèrent sur une grille métallique. Dans le fond du puits éclairé par une couronne de puissants projecteurs, s'ouvrait un tunnel voûté de quatre mètres de haut sur cinq de large.

Un éclairage axial déroulait son chapelet lumineux sur la voûte bétonnée.

S'étant mis debout sur la robuste grille tapissant le fond du puits, Kariven s'accroupit et examina ce qui se trouvait sous ses pieds.

Une soufflerie géante ! constata-t-il. Une soufflerie qui ferait pâlir d'envie les meilleurs instituts de la mécanique des fluides !

— Les Thibétains ne sont donc pas tous des mystiques arriérés, conclut le Major Bruce. Ceci dit, qu'allons-nous faire ?

Derrière eux, à deux mètres de la grille et dans la paroi intérieure en béton, un écran de télévision s'éclaira. Un homme, aux yeux bridés, arborant un soleil ardent sur sa tunique rouge, les regardait silencieusement.

Il les examinait tranquillement, à leur insu, tout comme un chat contemple une souris prise au piège.

Soudain, en anglais, il ordonna :

— Suivez le tunnel et n'essayez pas de vous servir de vos armes. Allez !

Surpris, nos amis sursautèrent et, se retournant, ils aperçurent l'image télévisionnée du mystérieux Thibétain.

La vision lumineuse s'effaça graduellement, les laissant pantois d'étonnement.

— Ils ont aussi la télévision ! maugréa Angelvin. La télévision dans une partie inexplorée du Thibet, le plus vieux pays du monde ! On aura tout vu !

Loin d'obtempérer à l'ordre reçu, ils avancèrent, les mitraillettes braquées devant eux.

Le tunnel, rectiligne pour commencer, tournait légèrement à gauche au lointain où les projecteurs axiaux disparaissaient.

Le virage atteint, ils marchèrent encore pendant deux ou trois cents mètres et s'arrêtèrent à une bifurcation. Sur le pilier central, un écran de télévision s'éclaira et montra un Thibétain qui portait les mêmes vêtements que le premier.

— Jetez vos armes et entrez dans l'ascenseur logé au-creux du pilier, sous l'écran que vous regardez.

Une porte coulissa, démasquant une cabine métallique nue.

Voyant que son ordre n'était pas exécuté, le Jaune glapit :

— Jetez vos armes !

Kariven hésita et, se décidant à poser sa mitraillette sur le sol du tunnel, il leva pardessus sa tête pour dégager la bandoulière.

Le Thibétain se méprit-il sur son geste ? Le fait est qu'un rayon fulgurant fusa d'un petit orifice situé sous l'écran et vint frapper la Thompson.

L'arme s'échauffa brusquement, devint lumineuse, éblouissante et disparut en un clin d'œil.

Ahuri, Kariven resta immobile, les mains vides. Ses bras retombèrent le long de son corps et il poussa une exclamation :

— Un rayon désintégrateur !

Avec regret, ses trois compagnons déposèrent leur arme sur le sol et, résignés, pénétrèrent en même temps que lui dans l'ascenseur.

La cabine s'éleva rapidement, pendant un temps assez long, pour stopper ensuite avec un déclic souple.

Lorsque la porte coulissa, ils sortirent et, brusquement, reculèrent d'un pas, frappés de terreur.

Devant eux, dans la cour d'un immense bâtiment quatre géants de trois mètres de haut les attendaient. Leur face hideuse, couverte d'un duvet roux, et leurs yeux noirs énormes accentuaient leur bestialité.

Ils étaient vêtus d'une longue tunique écarlate et portaient, comme des Thibétains normaux, un soleil d'or sur leur poitrine bombée.

La mitraillette que tenaient leurs grosses mains paraissait minuscule pour ces géants.

En thibétain, l'un d'eux ordonna d'une voix caverneuse :

— Suivez-nous. Vous ne sortirez jamais de Bakrahna. Ne tentez pas de fuir, ce serait la mort certaine.

Robert Angelvin traduisit et, consternés, ils reprirent leur marche, encadrés par les monstres menaçants.

Tremblante, Barbara Turner avait pris le bras d'Angelvin et le serrait fortement. Les tigres, les solitudes désertiques et les risques, tout cela n'était pas contre nature. Mais des hommes velus, au faciès de brute, des géants inconnus sur la Terre, cela sortait des choses rationnelles qu'elle comprenait et cela lui causait (on le conçoit aisément) une terreur panique.

Angelvin réfléchissait en observant les géants à la dérobée. Tout à coup, une lumière se fit dans son esprit. Des bribes du message en sanscrit thibétain, enregistré par Dormoy, lui revinrent.

— Des Yétis ! chuchota-t-il à Kariven. Ce sont des Yétis... les « Abominables Hommes des Neiges » ([7]) des légendes himalayennes. Ils existent donc réellement !

— A moins de faire un rêve collectif, il faut se rendre à l'évidence, murmura Kariven.

Insouciants du bavardage de leurs captifs, les géants, après avoir traversé un tunnel, poursuivirent leur marche en direction d'un grand bâtiment. Ressemblant à une lamaserie, la gigantesque construction se dressait au centre de la Cité Perdue. Son toit de tuiles bleues et ses corniches ornées de divinités en porcelaine lançaient des éclats colorés sous le soleil matinal.

— J'ai entendu conter ces légendes par des Sherpas, confia le Major Bruce, mais, d'après leurs dires, les Yétis ou « Abominables Hommes des Neiges » sont des géants sauvages qui vivent nus dans les solitudes glacées de l'Himalaya. Nul n'a jamais pu les approcher. Seules leurs empreintes fraîches, dans la neige, ont été observées et même photographiées ([8]).

Le petit groupe était arrivé devant l'entrée monumentale de l'imposant bâtiment central.

A leur approche, et commandés par cellule photoélectrique, les deux battants de bronze (décorés d'horribles sculptures figurant des monstres et des démons chers aux Thibétains) s'ouvrirent puis se refermèrent silencieusement sur les captifs.

Les Yétis les conduisirent à travers une grandiose galerie dallée d'argent massif et les poussèrent vers une seconde porte, normale celle-là, où n'auraient pu passer les géants velus.

Kariven tendit la main, mais l'huis, déclenché automatiquement par la rupture d'un circuit photo-électrique, s'ouvrit tout seul.

Une vaste salle apparut, richement décorée de figurines bouddhiques. De lourdes tentures de velours rouge descendaient en draperies ondoyantes derrière une longue table où siégeaient sept vieillards Thibétains vêtus de brocarts écarlates.

Sur leur poitrine, l'éternel soleil, tissé avec des fils d'or, jetait des rayons sous la lumière du jour qui entrait à flots par de grandes baies vitrées.

Le visage de ces hommes était ridé, parcheminé, ce qui accentuait la couleur jaunâtre de leur teint.

— Les Sept Sages du Tibet dont parle la légende, murmura Kariven, ébahi. C'était donc vrai... Bakrahna, la Cité Perdue, n'est pas seulement une paradoxale métropole moderne, mais aussi un sanctuaire d'anachorètes ?

— Approchez ! ordonna l'un des vieillards en anglais. Vous avez violé le secret de Bakrahna, grâce à un grimoire que nous recherchons depuis des siècles. Vous allez partager le sort des deux expéditions qui osèrent également s'aventurer jusqu'à notre retraite... Et, puisque vous allez être rayés de la liste des vivants — avant d'entrer au royaume des morts — nous vous avons fait subir les quatre étapes de l'initiation lamaïque. Les étapes primaires destinées aux vulgaires mortels, s'entend!... Lorsque vous mourrez, votre âme sera donc guidée vers les hautes sphère de l'Au-delà, selon les rites sacrés du Bardo Thödol ([9]). Nos lamas y veilleront..., lorsque votre enveloppe charnelle ne nous intéressera plus.

Les captifs s'entre-regardèrent, doutant des facultés de leur interlocuteur mystique. Celui-ci reprit :

— Maintenant que vous êtes en notre pouvoir jusqu'à la délivrance de votre âme, et avant de devenir nos « sujets », vous pouvez nous poser les questions qui doivent assaillir vos esprits aveuglés par une civilisation prétendue moderne dont, à aucun titre, vous ne devriez être fiers...

— Pourquoi nous avez-vous emprisonnés ? s'indigna Kariven.

— Parce que vous êtes venus ici, tout simplement. Croyez-bien que nous ne serions pas allés vous chercher dans la capitale de votre pays, M. Kariven. Dès que vos journaux — nos télévisionneurs nous permettent de lire et de voir n'importe quoi, et ce n'importe où — nous ont appris votre intention de rechercher Bakrahna, la ville légendaire dont l'existence même était sérieusement contestée, nous vous avons suivis pas à pas... jusqu'à votre entrée dans notre Thébaïde.

— Pouvez-vous nous expliquer comment, à plusieurs reprises, des êtres invisibles nous apparurent ? s'enquit Angelvin. Par quel artifice purent-ils prendre forme soit sous mes traits soit sous ceux de Kariven ?

Un autre vieillard prit la parole :

— Ceci relève de mes fonctions. Veuillez rester immobiles pendant un instant. Il pressa un bouton dissimulé sous un petit tableau de commande encastré dans la table.

Aussitôt, une spirale bleutée entoura les quatre captifs, se rapprocha de leur corps et, brusquement, ils disparurent.

Ils se retrouvèrent instantanément dans une sorte de laboratoire aux murs métalliques dorés. Des instruments bizarres et des tableaux de commande tapissaient le fond de la pièce. Au centre, un cercle translucide de trois mètres de diamètre se tenait immobile, suspendu dans l'air par une force inexplicable à l'entendement des explorateurs médusés.

En y regardant de plus près, ils s'aperçurent que cette circonférence représentait un grand serpent lové en cercle et qui tenait sa queue entre ses dents.

Le vieux Sage Thibétain apparut à côté de ce cercle mystérieux.

— Voici mon laboratoire, dit-il de sa voix paisible. Je suis ce que vous pourriez appeler un physicien de l'Inconnu, un physicien qui commande aux forces invisibles d'une sphère ignorée de l'Univers. Mon nom est Gora Topki... Lorsque nous désirâmes vous approcher, à bord du paquebot Malacca, afin de vous dérober le grimoire et le plan qui vous ont permis d'atteindre Bakrahna, nous utilisâmes cet appareil, représentant « Ourobouros », le serpent sacré qui, en mordant sa queue, forme un cercle parfait, symbole de l'Eternité et de l'Univers. En faisant passer un homme dans ce cercle aux multiples possibilités, nous désintégrons son enveloppe charnelle que nous matérialisons, à l'endroit désiré, parfois sous des traits : différents. Pour cela, une photographie du sujet sous les traits duquel notre homme doit apparaître, nous est nécessaire. Avec vous, cela fut aisé. La presse française reproduisit à plusieurs reprises des photos de MM. Kariven et Angelvin... Si notre homme est en danger, nous désintégrons sa « projection » et il renaît ici, sous sa forme primitive. Pour les besoins de certains... (coups de main » comme vous dites, nos sujets demeurent invisibles. C'est le cas de l'homme que vous avez surpris, M. Kariven, alors qu'il dérobait le fameux grimoire dans votre cabine. Nous suivions ses gestes par télévisionneur et, voyant que vous vous étiez réveillé, nous lui avons fait prendre l'apparence de M. Angelvin, ce qui vous causa {me désagréable surprise. Malheureusement, notre homme, gaucher, tenait son poignard de la main gauche. Vous avez flairé une machination — encore inexplicable — et vous avez tiré sur votre visiteur nocturne... ou plutôt, sur sa projection. Ce qui, évidemment, ne lui causa aucune blessure. Quant aux apparitions de têtes détachées du tronc, de monstres ou autres visages hideux, elles sont également rendues possibles par ce cercle dans lequel nous introduisons des moulages articulés. Comment croyez-vous réalisables tous les phénomènes magiques dont parlent les indigènes superstitieux, aussi bien aux Indes qu'au Thibet, si ce n'est grâce à ce cercle ?... Lévitation, dédoublements « tour de la corde », apparitions, statues de temple qui s'animent et autres phénomènes niés par la science — mais bien réels pourtant — tout cela provient de ce cercle-magique et des appareils secrets disséminés dans les souterrains de certains monastères ou lamaseries du Thibet. Le plus drôle, c'est que les crédules sorciers, fakirs et yogis qui les réalisent, croient dur comme fer qu'ils en sont les auteurs!... alors qu'ils ne sont que nos instruments inconscients.

Interloqué, Kariven s'écria :

— Mais, ces phénomènes, réels ou légendaires, remontent à la plus haute antiquité!... à une époque ou le machinisme et la technique scientifique n'étaient pas encore nés.

Gora Topki, le vieillard Thibétain, sourit. Son visage ratatiné se rida davantage :

— Bakrahna et les Sept Sages dont j'ai l'insigne honneur de faire partie, n'ont pas eu de commencement et n'auront pas de fin. Lorsque notre corps disparaît, notre âme pénètre dans un corps d'enfant et nous renaissons en pleine conscience de nos vies passées. Nous appartenons à l'ordre suprême du Nirmâna-Kâya et nous travaillons pour l'amélioration de nos semblables.

— En les emprisonnant pour les tuer ensuite ! grogna le Major Bruce.

— En libérant leur âme de toute entrave charnelle, rectifia le vieillard, de manière à pouvoir transmettre cette âme à un être naissant qui, devenu homme, sera des nôtres... Bakrahna est la plus vieille ville du monde. Elle existait déjà lors de l'apparition de l'homme sur la Terre et, bien qu'ayant été plusieurs fois détruite au cours des divers cataclysmes qui ravagèrent la planète, elle fut reconstruite chaque fois en divers endroits du Thibet et de l'Asie Centrale, berceau des civilisations. Nos traditions multimillénaires disent que la Connaissance vint jadis sur la Terre, amenée des cieux par un Dragon volant. Le monde connaîtra un jour le secret de la Cité Perdue et pourra jouir de notre immense savoir. Pour l'instant, il n'en est pas digne. Et sachez encore que lorsque le Soleil d'Or aura conquis les cinq continents, le bonheur régnera pour tous.

Le vieillard avait dit cela en désignant fièrement le soleil doré brodé sur sa tunique écarlate.

— Et pour arriver à vos fins, maugréa le Major Bruce, vous n'hésiterez pas à faire couler le sang !

— Les gouvernements actuels doivent être exterminés, répondit calmement Gora Topki, ainsi que tous ceux qui tenteront d'arrêter nos armées libératrices. Nous disposons, dispersées dans diverses régions désertiques du Thibet, de puissantes escadres de fusées ionosphériques dotées des derniers perfectionnements. Des corps d'armées composés de Yétis admirablement entraînés sont cantonnés dans presque toutes les lamaseries thibétaines et n'attendent que le signal du combat.

— Les Hommes des Neiges existent donc en aussi grand nombre ? s'enquit Angelvin. Nous, ethnographes, pensions qu'il ne s'agissait que de quelques rares spécimens d'êtres primitifs vivant cachés dans les hautes solitudes himalayennes.

— Ceux que certains Sherpas ont rencontré, et dont les empreintes furent photographiées, sont des Yétis sauvages que nous avons bien voulu laisser en liberté. Depuis des siècles, nous avons chassé et capturé un grand nombre de ces primitifs, mi-hommes, mi-bêtes. Nous les avons éduqués sommairement au début, leur donnant des femelles, afin de les faire procréer. Dès que nous eûmes des rejetons Yétis, nous les élevâmes et leur apprîmes tout ce qu'un guerrier moderne doit savoir. Nous possédons, dans tout le Thibet, sept cent mille Yétis entraînés, dont les uns ne connaissent guère que le maniement de leurs armes alors que les autres sont d'habiles ingénieurs, officiers ou techniciens. Mais, afin d'éviter toute révolte éventuelle, nous avons pratiqué sur eux une opération de neuro-chirurgie qui les laisse sous notre direction.

— Ils sont en quelque sorte des robots-humains ? avança Barbara Turner, très impressionnée mais vivement intéressée.

— Pas des robots, rectifia le vieillard, des humanoïdes qui ne peuvent désobéir. Ils conservent une certaine autonomie et peuvent réfléchir... selon leur stade éducatif.

— Vous possédez d'innombrables inventions bien supérieures aux nôtres, remarqua Jean Kariven, et même, certaines armes qui nous sont inconnues — tel, ce rayon désintégrateur —, sans parler des fusées ionosphériques. Comment êtes-vous parvenus à les fabriquer, dans un pays aussi désertique ?

— Nous avons, ici, des techniciens éprouvés. De plus, nous employons aussi des savants occidentaux... que nous enlevons selon nos besoins. Notre énergie est produite par une centrale atomique. D'autre part, en Asie, la main-d'œuvre ne nous coûte rien. N'oubliez pas que des millions de Jaunes souffrent de la faim. Quand nous avons besoin d'un millier d'ouvriers pour construire une usine, creuser des tunnels ou édifier des citadelles camouflées en monastères, un de nos émissaires engage des Chinois... que nous employons tant qu'ils nous sont utiles.

— Et ensuite ? demanda Barbara, appréhendant la réponse.

— Ensuite ? Nous les supprimons. Mille vies ne comptent pas dans la masse grouillante de la Chine.

— Le Gouvernement de Lhassa est-il au courant de vos activités ? s'enquit le Major Bruce.

— Trois de ses membres seulement connaissent notre existence et approuvent nos travaux. Nous sommes même en relations amicales avec un Général de l'Armée Rouge qui, depuis la mort du généralissime Staline, brigue le poste tenu par Malenkov. Il nous a assurés de son concours et de celui de l'Armée Rouge cantonnée dans les provinces asiates.

— Je croyais, insinua le Major Bruce, que vous désiriez conquérir le monde au profit de la race jaune ? Les Russes, bien qu'ils se disent « rouges », n'en appartiennent pas moins à la race blanche ? Non ?

Le vieillard eut un sourire rusé qui ferma presque ses yeux bridés. Dans un ricanement sarcastique, il répondit :

— L'Armée Rouge nous aidera, comme nous l'a garanti le général Mikaïlovitz. Mais notre but atteint, les Russes, comme tous les autres Blancs, deviendront les vassaux de Soleil d'Or... Les promesses ne valent pas grand' chose et permettent toutes les illusions... Même à un général, ajouta-t-il, machiavélique... Les haines raciales, les querelles de parti et les sordides ambitions sont autant de maux que nous cultivons à notre profit. Le général Kuong Ling Tung lui-même, chef de l'armée populaire chinoise, lorsqu'il aura joué son rôle sur l'échiquier de notre politique, devra disparaître pour céder la place à un adepte éprouvé de l'Invincible Soleil d'Or.

— Que de meurtres en perspective, observa Kariven qui rageait intérieurement.

— Nous ne tuons jamais que par nécessité, et nous avons proscrit les tortures de notre organisation. Nos possibilités scientifiques nous permettent d'éliminer ce moyen barbare et primitif pour ramener à la raison ou faire parler un individu. Non, nous ne sommes pas des sauvages... ni des assassins ! Il nous serait très facile de vous supprimer ; toutefois, comme cela ne nous rapporterait rien, si ce n'est que vos cadavres, nous allons vous utiliser... Vous possédez chacun de sérieuses connaissances scientifiques que nous allons mettre à profit. Indirectement, cela vous fera retrouver certains de vos compatriotes...

Le vieillard resta pensif un moment, puis :

— Nous allons vous envoyer dans une des Sphères Supérieures, sur un Plan extraterrestre, où vivent les membres des deux expéditions qui, comme vous, trouvèrent le défilé menant à Bakrahna.

— Vous voulez nous faire quitter la Terre ! s'insurgea la jolie Américaine.

— Je n'ai pas dit cela. Vous allez simplement changer de plan, mais non de planète. Chaque planète possède divers plans : l'un matériel sur lequel vivent les êtres propres à ce monde, et deux, trois ou plusieurs autres plans immatériels — qui vous paraîtront matériels, à vous — dans lesquels évoluent des êtres « humains » qui n'ont de contact avec nous que lorsque nous leur rendons visite. Pour les atteindre, le chemin est à sens unique. Nous seuls sommes à même de les joindre, tandis qu'eux sont prisonniers de leur plan et n'en-peuvent sortir pour entrer dans le nôtre.

— Et... où se situe ce « plan supérieur » ? demanda Kariven, vivement intrigué.

— Dans l'invisible, autour de nous, c'est-à-dire dans une autre dimension, — appelez-la quatrième, cinquième ou dixième dimension si vous voulez — inaccessible au ; commun des mortels. Les Rosicruciens avaient probablement pressenti cette superposition, ce mélange subtil d'Univers différents dans un même espace. Leur doctrine ne dit-elle pas que : « L'espace est l'aspect imperceptible de la réalité ? » de la réalité parfois... impalpable, invisible ? En ce moment même, peut-être, des êtres de ce plan, — que nous avons nommé « Dimension X », — nous environnent, traversent nos personnes et ce laboratoire, sans nous voir pas plus que nous ne les voyons. Ils évoluent dans leur sphère et sur un sol qui ne nous est pas perceptible tant que nous restons hors de leur Univers, c'est-à-dire sur la Terre. Mais, grâce à ce cercle extra-dimensionnel, nous pouvons pénétrer dans l'invisible et nous mêler à eux... Nous faisons bon ménage avec ces « humains » — car ils sont rigoureusement identiques à nous... ou plutôt, à vous, car ils sont Blancs.

Ces derniers mots furent prononcés avec une moue méprisante.

— Nous avons essayé, il y a trois ans, continua le Sage, de les amener dans notre cercle extra-dimensionnel, mais sans succès. Les sujets que nous avons pris ne sont pas reparus, ni dans notre monde, ni dans le leur. Peut-être errent-ils maintenant dans une sphère située sur un troisième plan ? Qui peut le savoir ? Mais, aujourd'hui, notre appareil est plus perfectionné. Je pense qu'il serait possible d'intégrer sur Terre l'un de ces êtres...

Gora Topki s'arrêta et ne poursuivit pas sa pensée.

— Lorsqu'un individu nous gêne, dit-il après un court silence, et si nous ne voulons pas le supprimer, nous l'envoyons dans la Dimension X. Parfois, nous nous contentons de lui faire faire un séjour d'étude et nous le ramenons ensuite ici, à notre gré. Vous êtes dans ce cas...

— Pourquoi nous envoyez-vous dans ce plan ? s'enquit Angelvin. Vous savez pertinemment que nous sommes hostiles à vos projets. Que n'y allez-vous pas vous-même ?

Le vieillard esquissa un sourire rusé :

— D'abord, parce que nous, les Sept Sages du Thibet, avons bien autre chose à faire. Ensuite, tout hostiles que vous soyez, vous êtes à notre merci. N'oubliez pas que si nous pouvons vous envoyer dans ce plan, vous, par contre, ne pouvez absolument pas en revenir... tant que nous ne vous ramènerons pas à Bakrahna. A quoi bon choisir la mort sur la Terre, puisque nous vous offrons la vie en échange d'une étude précise sur ce plan extraterrestre ? i

Vous êtes capables de nous aider, par vos connaissances, par votre courage et par votre esprit rationnel... Les épreuves d'initiation que nous vous avons fait subir nous l'ont prouvé... Nous y avons d'ailleurs perdu dix de nos Tigres Géants importés de Mandchourie. Ces magnifiques spécimens, nés et spécialement élevés dans nos laboratoires zoo-techniques, avaient atteint une taille impressionnante, dit-il songeur.

— Serons-nous armés, pour ce voyage ? s'informa le Major Bruce.

— A quoi bon ? Vous ne courrez pas — ou peu — de dangers. Les habitants de la Dimension X sont pacifiques, d'après le peu que nous en connaissons. Nous ne croyons pas devoir les alarmer par la venue soudaine de Terriens armés. Vos compatriotes font certainement bon ménage avec eux. Il n'y a pas de raison pour que vous ne fassiez pas de même.

— Parce que nos « compatriotes », comme vous dites, ironisa Angelvin, restent en permanence dans ce plan-là ?

Le vieillard eut une hésitation et répondit par une autre question :

— Voulez-vous, une fois le monde libéré par le Soleil d'Or, vivre de nouveau sur la Terre ?

— Libéré (quel euphémisme !) ou pas, je l'espère bien, et mes amis aussi ! s'exclama Angelvin.

— Dans ce cas, vous devrez m'obéir sans poser de questions, sinon vous perdrez votre enveloppe charnelle.

— En langage clair, ça veux dire que vous nous tuerez ?

— C'est cela, opina le vieux Sage en plissant ses paupières. Lorsque vous serez arrivés dans la Dimension X et que vous rencontrerez vos compatriotes, vous devrez vous entretenir avec eux et nous rapporter textuellement votre entretien. Intégralement, est-ce bien compris ? De votre rapport, nous déduirons ce qui nous intéresse et vous aurez la vie sauve... au sein de Bakrahna. Toutefois, prenez garde ! Pas un mot de nos conventions à ceux que vous allez rejoindre ! Nous vous ramènerons sur la Terre dès que douze heures maximum se seront écoulées. Vous possédez tous une montre et vous pourrez prévoir une heure de battement avant le départ effectif. Mais, je vous l'ordonne formellement : au bout d'onze heures de séjour dans la Dimension X, groupez-vous et revenez au point où vous serez apparus dans ce plan extraterrestre. N'oubliez pas que, si pour une raison ou pour une autre, vous étiez amenés à ne pas rallier la Terre, tôt ou tard nous vous retrouverions... Notre vengeance, alors, serait terrible.

— Vous devriez plutôt ramener nos compatriotes, objecta le Major Bruce, et leur demander à eux ce qui vous intéresse. Pourquoi nous lancer dans une aventure dont vous paraissez ignorer certaines inconnues.

— Vous parlez trop, Major ! siffla le vieillard dont le visage avait blêmi de colère. Vous irez dans ce plan et vous nous rapporterez vos entretiens avec les explorateurs anglais que vous y rencontrerez. C'est tout ! Maintenant, préparez-vous au voyage. Vous allez partir immédiatement!...