CHAPITRE IV
Kariven freina brusquement. La jeep stoppa net, secouant ses occupants.
Les cris rauques, prolongés, sinistres dans ce canon faiblement éclairé par la lune, reprirent, plus proches cette fois. Puis des halètements sourds succédèrent aux râles...
Tandis que le Major Bruce distribuait les mitraillettes Thompson, Kariven, debout dans la jeep, alluma le projecteur et balaya l'obscurité.
Une vingtaine d'yeux rougeoyants brillaient sous le faisceau lumineux.
Stupéfaits, les explorateurs captifs du défilé poussèrent une même exclamation :
— Des tigres !
— Des tigres à dents de sabre ! souligna Robert Angelvin. Il y en a au moins dix ! Et de quelle taille ! Je n'en ai jamais vus d'aussi gros. Ils ont bien quatre mètres de long !
Malgré son naturel courageux, Barbara Tuner se blottit tout contre Robert Angelvin.
Le Major Bruce, tenant sa mitraillette à deux mains, restait immobile, les yeux fixés sur les monstrueux félins. Ceux-ci, gênés par la vive lumière du projecteur, râlaient sourdement mais n'en continuaient pas moins à avancer en détournant la tète à gauche et à droite.
— Des tigres blancs ! balbutia le Major. Des tigres géants venant probablement de Mandchourie ou de Sibérie. Nul n'a jamais rapporté l'existence d'animaux aussi terrifiants. Le plus grand tigre qu'on ait officiellement tiré mesurait dans les trois mètres trente et pesait environ deux cent soixante-dix kilos !
— Ceux-là doivent dépasser quatre mètres de long et peser trois cent cinquante kilos ! observa Kariven en étreignant son arme.
— Attention ! hurla Barbara en se dressant.
Elle épaula sa Winchester et fit feu par trois fois.
Un tigre à dents de sabre qui s'était tapi dans l'ombre avait bondi en direction de la jeep. Il retomba lourdement, les deux yeux crevés. Les balles de la Winchester avaient traversé sa boîte crânienne.
— « Il paraît encore plus grand mort que vivant ») ! cita Angelvin en riant jaune. Vous êtes une fameuse tireuse, Barbara.
— Je crois que ça va chauffer, pour nous ! lança Kariven en ajustant la crosse de la mitraillette sous son coude droit. Les tigres se rapprochent. Ils n'ont pas l'air d'avoir très peur du projecteur.
En effet, dodelinant de la tête et poussant des rauquements bien faits pour donner la chair de poule au chasseur le plus endurci, les neuf monstres s'avançaient vers la jeep, lentement, comme pour l'encercler. L'un deux s'arrêta un instant devant le cadavre de son congénère, le renifla consciencieusement puis, faisant un détour, se dirigea vers les humains en plissant par moment ses yeux démesurés — Vu leur nombre, si nous les laissons trop approcher, souffla Kariven, il nous sera impossible de les tirer efficacement... Tiens ? s'étonna-t-il, deux d'entre eux ont disparu…
Sur le quivive, nos amis scrutèrent la nuit, inquiets et prêts à toute éventualité.
Les deux tigres à dents de sabre s'étaient écartés et, grimpant sur des éboulis, se glissèrent derrière un grand rocher afin de prendre la jeep par revers.
Souples et circonspects, ils contournèrent le rocher et descendirent prudemment vers leur proie.
Kariven jeta un coup d'oeil à gauche pour surveiller un monstre plus téméraire que les autres ; son regard tomba alors sur le rétroviseur et la glace lui montra deux tigres géants qui bondissaient sur la jeep.
Il poussa un cri et déchargea une rafale de mitraillette pardessus la tête du Major Bruce. Surpris, celui-ci se laissa choir sur la banquette.
L'abdomen perforé de balles, les deux félins à dents de sabre s'abattirent sur l'arrière de la jeep. Leurs griffes et leurs crocs, tranchants comme des rasoirs, déchirèrent la toile de la capote repliée.
Dans un sursaut d'agonie, l'un d'eux lança un brutal coup de patte. Le pneu de la roue de secours explosa. La bande de caoutchouc et la chambre à air, touchées jusqu'à la jante, béaient comme un débris de vieille chaussure.
— Je vais démarrer et foncer dans le tas ! décida brusquement Kariven. Le sol est assez régulier, ici.
Pendant la manœuvre, feu à volonté. Mais, surtout, baissez-vous ! Prêts ?
— Go ! cria Barbara en épaulant.
Les mitraillettes Thompson firent entendre leurs crépitements secs et couvrirent le bruit de la Winchester à ; répétition..
Les tigres, surpris par cette attaque brusquée, marquèrent un moment d'hésitation qui leur fut fatal. Ils, s'écroulèrent en titubant et demeurèrent immobiles.
Lancée à plein gaz, la jeep fonça droit devant elle. Le garde-boue gauche avant heurta la cuisse d'un tigre et fut tordu par le choc.
Blessé, l'animal poussa un rauquement furieux et se précipita sur les fuyards. Une seconde rafale le coucha dans la poussière.
Les deux monstres survivants firent un bond de côté, évitèrent la jeep de justesse et se lancèrent à sa poursuite ;
Tenant une torche dirigée vers l'arrière, Barbara Turner projeta le rayon lumineux sur les félins assoiffés de sang. Ceux-ci, les yeux rouges comme des tisons, la gueule ouverte, poussaient des râles sourds et haletaient en cadence. Deux longues canines recourbées retroussaient leurs babines.
Le Major Bruce et Robert Angelvin les mirent en joue et firent feu simultanément.
Les détonations se répercutèrent longuement dans la gorge profonde sillonnée de traits fulgurants.
Touchés, les deux « rois de la jungle » s'arrêtèrent, firent encore quelques pas en direction de leur proie qui s'enfuyait, puis, l'un après l'autre, ils s'écroulèrent. Couchés sur le côté, ils rauquèrent une dernière fois et leur tête ensanglantée s'affaissa pour ne plus se redresser. Leurs flancs cessèrent de battre.
Quelques filets de sang tachèrent leur pelage blanc, sans rayures, tel que l'avaient décrit les quelques voyageurs qui virent ces rarissimes spécimens des contrées asiatiques inexplorées : les tigres blancs géants à dents de sabre, ces « man eaters », ([5]) terreur des peuplades primitives qui en firent des monstres légendaires.
Peu à peu, la jeep ralentit son allure folle. Jean Kariven put enfin s'éponger le front couvert de sueur.
— Je me demande, dit le Major Bruce, ce que peuvent bien manger ces extraordinaires félins dans ce pays déshérité. A part quelques hordes de cyons ([6]) du désert, je ne vois pas pour eux d'autres nourritures possibles. Ils avaient pourtant l'air bien gros !
— Ils ne sont pas en liberté, répondit Kariven. Ils ont ont été lâchés d'une réserve dissimulée quelque part dans la gorge. Cela ne fait pas de doute et la grille d'acier qui s'est refermée derrière nous nous le confirme.
— Quel magnifique tableau de chasse, soupira la journaliste américaine. Dommage que le danger du moment m'ait empêché de filmer entièrement l'attaque de ces monstres. Je n'ai que des vues secondaires.
— Pardonnez-moi, ironisa Kariven. Nous aurions peut-être dû vous laisser sur place afin de vous donner le temps d'écrire votre article !
Barbara Turner allait riposter lorsqu'un grincement aigu, qu'ils connaissaient bien cette fois, résonna lugubrement derrière eux.
Kariven stoppa. Comme il s'y attendait, une énorme grille d'acier, sortie d'une paroi, alla s'encastrer dans l'autre versant rocheux.
— Voilà que ça recommence ! maugréa Angelvin, Que nous réservent-ils, maintenant ? Des buffles enragés ou des éléphants rogues ?
Jean Kariven saisit ses jumelles et scruta le défilé qui s'étendait en droite ligne devant eux. La lune allait disparaître derrière les crêtes ; sa pâle clarté ne révéla rien d'anormal. Le sol couvert de gravier était plat et nu. Les parois à pic semblaient inoffensives.
Angelvin consulta sa montre et mit le contact radio. La liaison fut bientôt rétablie avec Michel Dormoy. Celui-ci écouta le récit de l'ethnographe. Avant qu'il n'ait pu répondre, Angelvin, interpellé par Kariven, le priait de garder l'écoute.
A une vingtaine de mètres, devant la jeep, courait sur le sol une petite flammèche qui traversa la gorge. Tout à coup, le mystérieux feu follet se transforma en un formidable brasier crépitant qui lança des langues de feu en direction du véhicule.
Kariven fit aussitôt marche arrière, mais il dut s'arrêter, bloqué par la grille d'acier haute de dix mètres.
Tous levèrent les yeux. Impossible d'escalader cette imposante grille dont les barreaux, à deux mètres du sol, étaient garnis de pointes métalliques aussi perforantes que des aiguilles !
Au micro, Angelvin expliqua la situation à Michel Dormoy. Celui-ci, sans hésitation, annonça :
— Restez groupés. Je décolle et je viens vous prendre « à domicile » !
— Tu ne pourras jamais descendre jusqu'à nous avec ton zinc. La base du défilé est trop étroite...
— J'ai déjà décollé, lança Dormoy. L'échelle de corde en nylon me permettra de vous tirer de là... Vous êtes à environ soixante-dix kilomètres de ma position. Je vous aurai rejoints d'ici une demi-heure.
Coupant le défilé, le brasier infernal illuminait les parois d'aveuglantes lueurs rouges. Sur le sol dansaient les ombres de la jeep et de ses occupants.
Le crépitement de la fournaise couvrait presque la voix des explorateurs.
— Je me demande comment des flammes ont pu jaillir de ce gravier ? cria Angelvin pour dominer le bruit sinistre.
— Depuis que nous sommes plongés dans cette aventure, maugréa Kariven, nous ne cessons pas de nous demander pourquoi et comment arrivent des choses que nous ne pouvons expliquer ! Ce rideau incandescent, par exemple, est certainement le produit d'un combustible chimique, inodore et sans fumée, qui fut allumé à distance par des inconnus dont nous bousculons les projets...
— Des inconnus qui possèdent des tigres géants et dont la technique laisse rêveur ! Peut-on imaginer, au cœur du Thibet, des grilles en acier glissant sur rails et mues par un mécanisme automatique ?
— Ils sont évidemment très puissants, médita Kariven. Abattre un avion à l'aide d'un rayon est actuellement au-dessus de nos possibilités, en France comme aux U.S.A. Ce qui m'intrigue, c'est qu'ils ne nous aient pas carrément tués au lieu de nous jeter en pâture aux tigres et maintenant aux flammes.
— Le brasier est immobile, objecta Barbara Turner. Tant que nous nous en tiendrons éloignés, il ne sera pas dangereux. Les flammes montent très haut, la température de l'air augmente mais la ligne de feu reste stationnaire. Veut-on nous garder prisonniers entre ce foyer ardent et cette grille, ou... nous faire mourir de frayeur ? Cela me paraît présomptueux.
Kariven réfléchissait. Quelque chose ne cadrait pas dans le comportement des inquiétants Maîtres de Bakrahna.
— L'hélicoptère ! s'écria le Major Bruce en entendant un vrombissement qui se rapprochait.
Angelvin se coiffa prestement du casque d'écoute et appela Michel Dormoy. Celui-ci, tout en descendant dans la gorge en retrait du sinistre, immobilisa son appareil à cinquante mètres au-dessus de la jeep.
— Je ne puis m'approcher davantage, dit-il par radio. Mais, à mon avis, vous pouvez tenter de franchir ce mur de feu. Il n'a pas deux mètres d'épaisseur. Derrière lui, le sol du défilé est à nouveau normal... Que comptez-vous faire ?
Après s'être consultés, les trois explorateurs et la jeune journaliste optèrent pour la suggestion de Michel Dormoy.
— Nous allons foncer dans le tas, Mike. Si tu as mal évalué l'épaisseur du foyer, ça va sentir le roussi!... J'interromps le contact. Reprise dans cinq minutes.
Lorsque tous furent accroupis sur les banquettes, la tête protégée par une bâche, Kariven se remit au volant, Le moteur partit au quart de tour et la jeep prit de la vitesse sur les quinze mètres qui la séparaient du sinistre.
A 95 à l'heure, elle fonça dans le mur de feu.
Un souffle brûlant balaya ses occupants ; une épouvantable chaleur les enveloppa et faillit les rendre aveugles. Cela dura une fraction de seconde, mais, pour eux, cet exercice de cirque leur parut une éternité !
Ils se retrouvèrent de l'autre côté des flammes avec, pour preuve de leur témérité, quelques étincelles voltigeant derrière la voiture.
— Hurrah ! cria Barbara dans le micro de l'émetteur et, se retournant elle sauta au cou d'Angelvin puis l'embrassa joyeusement.
L'ethnographe fut agréablement surpris mais n'en oublia pas pour cela sa liaison radiophonique. Tout en pressant doucement la main de la jeune Américaine, il s'empara du micro :
— Allo, Mike ? Tout à bien marché... Tu vas nous suivre en longeant le sommet du défilé?... O.K., Mike Sois prudent et laisse nous prendre les devants. Tu repéreras nos phares. Maintenant que nous sommes découverts, il est inutile de rouler tous feux éteints. A la sortie du défilé, prends de l'altitude et, selon la nature du terrain... ou des événements, atterris.
La jeep reprit sa route, lentement d'abord, puis accéléra. Tous avaient bâte de quitter cette gorge sinistre où chaque rocher semblait cacher une menace.
— J'ai l'impression, nota Jean Kariven, que le chemin devient plus carrossable.
Il se pencha pardessus la portière et constata que le gravier faisait place à une route goudronnée, plane et légèrement en pente.
La déclivité du terrain s'accentua et le conducteur dut freiner la descente du véhicule.
Soudain, sur un coup de frein brutal, la jeep stoppa net à deux mètres d'une fosse s'ouvrant au milieu du défilé. A ce moment, un grincement caractéristique succéda au bruit des pneus mordant le goudron. Une troisième grille en acier se refermait. Aussitôt, une porte blindée, étanche celle-là, vint se juxtaposer à la grille.
— Et ça continue ! s'énerva Robert Angelvin en saisissant sa mitraillette d'une main, tandis que, de l'autre, il rajustait son casque d'écoute pour prévenir Michel Dormoy.
Tout à coup, sur chaque paroi verticale, une énorme dalle en ciment pivota, démasquant une ouverture circulaire de trois mètres de diamètre. Quelques secondes plus tard, un grondement sourd se fit entendre et les deux trous noirs expulsèrent une trombe d'eau mugissante qui tomba dans la fosse.
Les cataractes se croisaient et dessinaient deux arcs liquides grondant avec fracas.
Kariven éclaira le projecteur : sur la largeur du défilé, la fosse, large de dix mètres et profonde de cinq, formait un obstacle infranchissable pour la jeep. A son bord opposé, la route remontait en pente raide et devait se poursuivre ensuite horizontalement.
Etant dans une sorte de cuvette, les explorateurs ne pouvaient pas voir ce qui se trouvait au delà de la côte. Ils contemplaient, perplexes et angoissés, cette eau qui maintenant débordait de la fosse et commençait à baigner les pneus avant.
Kariven fit lentement marche arrière, mais il ne put rouler longtemps. La porte en acier bloqua le véhicule,
L'eau montait toujours.
— Cette fois, ragea le Major Bruce, la plaisanterie est sérieuse. Nous devons abandonner la jeep et partir à la nage !
— Nous avons un petit canot pneumatique, fit remarquer Kariven. Toutefois, même si nous parvenons à le gonfler avant que le niveau de l'eau nous submerge, il ne pourra guère porter que nos armes et le strict nécessaire.
Fébrilement, le canot fut sorti de son enveloppe et, avec frénésie, Angelvin et le Major Bruce entreprirent de le gonfler à l'aide d'une pompe à main. Lorsqu'il fut enfin prêt, l'eau arrivait déjà aux genoux des « naufragés ».
Les cataractes liquides ne semblaient pas vouloir se tarir. Leur mugissement se poursuivait, inexorable. L'eau froide montait, montait sans cesse.
Pataugeant jusqu'aux cuisses dans ce cloaque sombre et glacé, les trois hommes et la jeune fille s'affairaient. Dans le canot s'entassaient les armes et le matériel indispensable : walkie-talkie, revolvers, Winchester, Thompson, boussoles, torches électriques, caméra, films, provisions et autres articles de première nécessité.
Lorsque le canot fut chargé à son maximum, l'eau atteignait déjà les commandes de la jeep et noyait les accus de l'émetteur-récepteur, ce qui arracha un juron à Angelvin en train de donner les consignes à l'hélicoptère. Celui-ci, devant son impuissance à atteindre le fond de la gorge, prit de l'altitude et plafonna au point fixe afin d'observer la mission en difficulté. Michel Dormoy attendait un signal éventuel pour lancer les cordages de secours.
Après avoir ôté leurs bottes, le Major Bruce et Kariven poussèrent le canot et s'élancèrent résolument dans l'eau glacée.
Angelvin et Barbara Turner nageaient de conserve. Quelques minutes plus tard, de l'autre côté de la fosse, le petit groupe, trempé jusqu'aux os, abordait sur la pente raide. Comme par enchantement, les cataractes mugissantes se turent. Les trombes d'eau qu'elles vomissaient cessèrent de couler. Le silence parut alors écrasant.
Dans le défilé, le niveau de l'eau baissa rapidement. Bientôt, la fosse vidée montra ses parois ruisselantes et, aux quatre angles, des tubulures d'évacuation.
Tout à coup, le fond cimenté de la fosse vibra et, lentement, monta pour venir s'ajuster à ras du sol. La route reprit ainsi sa ligne habituelle.
Une juste colère fit place à la stupeur chez les quatre nageurs forcés.
— Flûte ! pesta Angelvin. Nous voici transformés en déménageurs amphibies, et tout ça pour rien ! Nous pouvons aller rechercher la jeep et ramener armes et bagages... si toutefois la voiture veut bien repartir !
— Mais dans quel but, toutes ces épreuves ? maugréa la jolie Américaine dont les vêtements mouillés lui collaient au corps et sculptaient ses formes harmonieuses.
— Epreuves ! répéta Kariven en contemplant la jeune fille qui, comme lui et ses compagnons, claquait des dents. Vous avez bien dit le mot. Cela m'a tout l'air d'être une série d'épreuves conformes aux rites de l'initiation lamaïque... Tout d'abord les tigres à dents de sabre, pour éprouver notre sang-froid et notre courage ; ensuite, l'épreuve du feu, puis celle de l'eau, et, bientôt sans aucun doute, la quatrième : celle de l'air. Car les initiés subissent aussi l'épreuve de l'air ou de l'espace.
— On va donc nous envoyer en l'air... ou dans la lune ? plaisanta Angelvin.
— Je l'ignore, mais je suis prêt à parier qu'une dernière surprise de ce genre nous est réservée.
Tandis que Kariven auscultait le moteur de la jeep, Angelvin tenta de réparer les dégâts causés par l'eau à l'émetteur, heureusement tropicalisé. Les accus furent séchés, leur isolement révisé. Après avoir nettoyé les bougies et contrôlé l'ensemble des organes du moteur, Kariven mit le contact. Avec quelques toussotements accompagnés de ratés, le moteur ronronna de nouveau.
— Les organes, constata le conducteur, ne sont pas suffisamment restés immergés pour ne plus fonctionner. Leur enduit protecteur a aussi contribué à leur sauvegarde.
Le poste de radio, surélevé à l'arrière du véhicule, avait été épargné par les flots. Seules, les batteries devaient être remplacées ; ce qui fut fait sur-le-champ, des éléments de réserve étant enfermés dans des feuilles en plastic parcheminées.
Un quart d'heure plus tard, alors que la jeep s'arrêtait auprès du canot pour récupérer son chargement, la liaison radio avec l'hélicoptère fut rétablie. Rassuré, Dormoy poursuivit son vol de reconnaissance ; mais, le carburant s'épuisant, il dut rebrousser chemin afin de faire le plein. Le géophysicien annonça alors aux explorateurs restés à terre qu'il reviendrait les rejoindre, aussitôt que possible, à la sortie du défilé.
Transis de froid, les membres de l'expédition ôtèrent leurs vêtements mouillés, se frictionnèrent mutuellement avec de l'alcool et revêtirent ensuite de chauds blousons en cuir fourrés de mouton, du type R.A.F. Ils enfilèrent des pantalons en cotonnade épaisse et se trouvèrent aussitôt réconfortés.
Ainsi accoutrée, avec en plus sa caméra et sa Winchester, la blonde Américaine n'en était pas moins jolie. Elle répondit par un sourire à Robert Angelvin qui ne ratait jamais l'occasion de lui adresser un compliment.
— Pendez vos armes sur la poitrine, ordonna Kariven, et grimpez dans la jeep. Nous n'allons pas moisir éternellement dans ce lugubre défilé.
Les premières lueurs de l'aube naissaient au-dessus des crêtes. La petite voiture roulait sans heurt. A cinq cents mètres environ, au N.N.E., le défilé faisait un coude et, d'après le plan, devait se terminer à l'entrée d'une grande cuvette.
Kariven accéléra, comme s'il avait voulu échapper à l'emprise maléfique de l'ombre. L'issue n'était-ce pas le jour, l'espace et... la fin de leur incertitude ?
La jeep amorça le virage. Tout à coup, dans le cirque naturel que formait le fond d'un ancien cratère aux parois abruptes, apparut Bakrahna. La fantastique Cité Perdue dont parlent les légendes, resplendissait sous les premiers rayons du soleil levant.
Telle une fabuleuse ville des Mille et une Nuits, avec ses temples aux sculptures en or massif — démons horribles et génies grimaçants —, ses monastères imposants, citadelles de la sagesse mystique, Bakrahna offrait une vision stupéfiante. Les quatre explorateurs, qui n'en croyaient pas leurs yeux, eurent le souffle coupé. Mais ce qui les étonna le plus et les cloua vraiment de stupeur, ce fut d'apercevoir, tout autour de la ville et sur un immense aérodrome circulaire, une multitude d'appareils géants en forme de V 2 ! Leur fuselage effilé se terminait par un mât de radar. Des hublots couraient le long de la carlingue jusqu'à la queue pourvue d'une aile en delta.
Un grand nombre de gigantesques pylônes supportant des fils à très haute tension traversaient la cuvette naturelle qui devait bien avoir dix kilomètres de large. Les pylône remontaient le flanc du cirque grandiose et atteignaient une colossale construction blanche, encastrée dans le roc, qui dominait toute la cité.
— Eh bien ! s'exclama Barbara. Pour une ville de légende, Bakrahna se porte on ne peut mieux.
Kariven et ses amis descendirent de la voiture et longèrent prudemment la paroi rocheuse débouchant dans le cratère géant. Ils ne voulaient pas lancer la jeep à toute allure sur ce terrain découvert.
Soudain, un grincement bref les fit se retourner. Projetée d'une paroi à l'autre, une dernière grille en acier venait de séparer les explorateurs de leur véhicule. Furieux, ils constatèrent que tout retour en arrière était désormais impossible.
Kariven se félicita d'avoir conseillé à chacun de prendre une mitraillette.
L'arme braquée, ils marchaient maintenant deux par deux, sur le quivive, prêts à faire feu. A chaque pas, leur walkie-talkie se balançait et heurtait leur flanc.
Robert Angelvin étira l'antenne télescopique de son petit émetteur-récepteur et appliqua l'appareil contre son oreille. Michel Dormoy ne répondit à aucun de ses appels.
Au bout de dix minutes, alors qu'ils atteignaient la sortie du défilé, un vrombissement familier emplit l'air.
— L'hélicoptère ! s'exclama Barbara.
Mais son cri s'étrangla dans sa gorge. Une trappe aussi large que le défilé et longue de huit à dix mètres s'était ouverte sous leurs pas.
Frappés d'une irrépressible angoisse, et incapables de s'agripper à quoi que se soit, le Major Bruce, Kariven, Barbara et Angelvin tombèrent lourdement dans un gouffre sans fond !
Lorsque Michel Dormoy, du haut de son hélicoptère, vit ses trois compagnons tomber dans la trappe, il mit son appareil au point fixe et releva le globe en plexiglass qui l'abritait.
Muni de jumelles, il aperçut, au milieu du défilé, le puits béant, d'un profondeur insondable, dans lequel venaient de choir Kariven, le Major Bruce, Barbara et Robert Angelvin.
Terrassé par la douleur, et ne pouvant atterrir vu l'étroitesse du défilé, il prit de l'altitude et fonça en direction du camp de base.
Arrivé à Khokhoung-Tsaka, il se précipita vers le hangar pré-fabriqué et, par radio, appela le poste militaire le plus proche situé à Khatmandu, dans le Népal.
Un officier de l'armée népalaise enregistra son message et le retransmit à la garnison britannique de Gorakhpur, aux landes.
La liaison radio retransmise à travers les chaînes montagneuses s'avéra très difficile. Par moments, les fadings déformaient les paroles de Michel Dormoy aussi bien que celles de son correspondant anglais.
Il dut recommencer plusieurs fois son message avant d'être compris.
— Je répète, reprit Michel Dormoy en articulant chaque syllabe. Ici Michel Dormoy, de l'Expédition Kariven, Mission Franco-Anglaise au Thibet Cent Val.. & oui, Mission Kariven. Le chef de l'expédition, Jean Kariven, accompagné du Major Bruce, de Robert Angelvin et de Miss Barbara Turner, reporter au Saturday Night, viennent de tomber dans un piège... Je dis bien,, un piège... un traquenard... c'est ça...
Son correspondant lointain, ne comprenant très bien, le pria de répéter cette dernière phrase :
— Mes trois compagnons, continuat-il ensuite, avaient emprunté un défilé situé à cent quatre-vingt-sept kilomètres au N.N.E. de Khokhoung-Tsaka... Non, ce défilé n'est mentionné sur aucune carte : la région est totalement inexplorée!... C'est à l'extrémité de cette gorge que, dans un cratère naturel, la ville de Bakrahna est construite... Oui, c'est cela, la Ville Sacrée, la légendaire Cité Perdue dont parlaient les journaux relatant le départ de notre expédition... Oui, nous l'avons trouvée... mais ses occupants ne sont pas des primitifs. Ils disposent sans doute de puissants moyens. Ce sont eux qui ont abattu le quadrimoteur qui transportait une partie de notre matériel... Exactement, acquiesça Dormoy, je fais allusion à la catastrophe aérienne survenue il y a trois jours dans la région de Zack.
Quelques craquements interrompirent la communication. Enfin, Dormoy put reprendre :
— Transmettez mon message aux autorités britanniques de Delhi, ainsi qu'au Consultât de France, et veuillez envoyer à Khokhoung-Tsaka des renforts aéroportés. Il faut absolument tenter l'impossible pour délivrer l'Expédition Kariven dont je demeure le seul représentant... N'oubliez pas que la région de Zack est dangereuse. Les renforts que vous enverrez devront faire un grand détour au S.S.O. de Zack, afin d'atteindre Khokhoung-Tsaka par le N.N.O. Vous notez tout cela?... Bon ! Voici des détails : un défilé de huit à dix kilomètres coupe une chaîne montagneuse en forme de fer à cheval, derrière cette chaîne s'étend une plaine. Au delà, à quatre-vingts kilomètres en direction N.N.E. se dresse une barrière granitique où s'ouvrent les gorges menant à Bakrahna. A l'entrée du premier défilé campent les Sherpas de notre expédition. Ils pourront être utiles au corps franc aéroporté... Je vais repartir immédiatement en éclaireur et je vous donnerai d'autres informations à mon retour, dans deux ou trois heures. Sans nouvelle de moi d'ici ce soir, vous pourrez déclencher l'opération. Comment ?... Si vous devez prévenir l'Etat-Major ? Bien entendu Mais ne perdez pas de temps, quatre vies humaines sont en jeu. Vous trouverez, dans le baraquement de notre camp de base, à Khokhoug-Tsaka, un relevé rapide de la région ; sur ce croquis topographique se trouve tracé le chemin suivi par la jeep qui emportait mes amis. Les distances sont à peu près exactes, et comme il n'y a que deux défilés praticables à travers les montagnes qui y figurent, le repérage sera facile. Le premier défilé est connu, chez les Thibétains de Khokhoung-Tsaka, sous le nom de « Gorges de Kartsang-Là ». C'est tout. Voulez-vous relire ce message ?
Mot à mot, le radio de Gorakhpur, relayé par Khatmandu, répéta le long message sténographié.
— Parfait ! conclut Dormoy. Souhaitez-moi bonne chance et... à bientôt, j'espère ! Terminé.