CHAPITRE IV
Par dix mille mètres de fond et sur un millier de kilomètres, le long du flanc est des îles Philippines, s'étend une formidable tranchée naturelle : la Fosse de Mindanao ou Fosse du « Cape Johnson », bien connue des océanographes.
Dans ce canon sous-marin, en prévision d'une éventuelle guerre interstellaire future — les Terriens ayant été particulièrement traumatisés par l'agression cosmique des hordes de Krôna ([8]) — la plus extraordinaire des cités subaquatiques avait été édifiée.
Au sein de ces effroyables abysses, les amiboïdes-cerveau avaient pu, sans dommage et en toute quiétude, entreprendre leur diabolique offensive contre le genre humain.
Tout au long du canon, la cité immergée ouvrait plusieurs fois par jour ses biefs pour laisser sortir ou recevoir les aéro-submersibles chargés du trafic usuel.
Mais à chaque ouverture des tubulures, une masse grouillante de monstres invisibles s'engouffrait dans la ville et cette lente invasion durait déjà depuis quarante-huit heures lorsque l'alerte générale avait été donnée.
Présentement, hélas, il était trop tard pour repousser l'invasion insidieuse.
A l'insu de tous les habitants — techniciens, chercheurs, gardes et réfugiés — les amiboïdes-cerveau s'étaient infiltrés dans chaque secteur, gagnant les bâtiments, les usines d'une importance vitale pour la métropole subaquatique.
Agglomérés en grappes compactes autour des génératrices, autour des piles atomiques et de tous les appareils essentiels, les amas gélatineux, obéissant à un ordre mystérieux, libérèrent simultanément leur énergie bioélectrique, à l'instar d'un gymnote foudroyant un poisson passant à sa portée !
Comment ces sortes de cellules — même géantes — purent-elles accumuler un tel potentiel énergétique pour ensuite l'expulser en décharges multiples ? Les malheureux habitants de la cité sous-marine ne purent se le demander.
Entièrement métallique — ou presque — la ville fut littéralement « électrocutée » ! De terrifiantes étincelles jaillirent d'une paroi à l'autre, d'un bloc d'immeubles à un autre bloc d'immeubles, tissant entre eux un infernal réseau d'éclairs et de foudre crépitante dans un vacarme d'Apocalypse, carbonisant les millions d'âmes qu'elle abritait.
Ces infortunés réfugiés avaient échappé aux mortelles ondes Hyper-F-X venues de l'espace, mais les amiboïdes-cerveau les avaient finalement « débusqués » et entraînés avec eux dans la mort !
Car les monstres invisibles n'avaient pas survécu à la catastrophe provoquée par leurs soins.
Désormais, la Fosse de Mindanao s'apparentait à une hallucinante nécropole sous-marine, avec sept millions de cadavres racornis, noircis, foudroyés, baignant dans un magma putride et glaireux : tout ce qu'il restait des envahisseurs « kamikazes » sacrifiés pour accomplir cet holocauste.
Voilà pourquoi le G.Q.G., de la cité subaquatique des Philippines n'avait pas répondu aux appels du capitaine Ramirez...
Lorsque les journaux et les chaînes de T.V. 3-D annoncèrent l'atroce nouvelle, les nations de la Terre furent prises de panique.
Le Gouvernement Mondial et ses porte-parole ne parvinrent qu'à grand-peine à apaiser — et encore partiellement ! — les populations qui, déjà, quittaient les villes, les centres importants, tels les citadins de jadis fuyant les régions pestiférées !
Malgré les appels au calme, dans tous les pays, des millions de fuyards encombraient les routes, s'écrasaient dans les stations des turbotrains, prenaient d'assaut les aérodromes aussi bien que les cosmodromes dans l'espoir d'obtenir chacun une place à bord des astrobus à destination de la lointaine nébuleuse Bètlyor-Andromède où ils savaient pouvoir trouver refuge.
Certains erraient dans les montagnes, les jungles, les forêts, voire aux abords des déserts, préférant s'exposer aux dangers connus qu'aux attaques sournoises des monstres invisibles.
Six jours seulement après l'apparition du « Fléau Foudroyant » sur Mexico, la « Commission Mondiale de lutte contre les amiboïdes-cerveau », dirigée par Jerry Barclay, indiquait que toute navigation maritime devenait impossible dans les eaux territoriales des trois Amériques.
La prolifération des immondes créatures était telle que les océans Pacifique et Atlantique se transformaient d'heure en heure en un milieu gélatineux où s'empêtraient les hélices des plus puissants navires ! D'aucuns, tentant de forcer ce « blocus », se trouvaient paralysés, « encalminés » et leurs passagers devaient être alors évacués par hélicoptères.
L'Etat Australien et la Fédération Océanienne communiquèrent à peu près les mêmes rapports : impossibilité de naviguer.
Les réseaux électrocuteurs disposés sur les côtes protégeaient bien les continents, mais rien ne parvenait à détruire les « macro-protozoaires » en haute mer. Et encore, les continents n'étaient-ils qu'imparfaitement protégés en raison du fait que les envahisseurs gagnaient peu à peu les terres en empruntant les estuaires des fleuves !
Des nappes de napalm, de fuel furent de nouveau répandues et enflammées sur une partie des mers, mais sans grand résultat : les monstres réagissaient avec une « intelligence » diabolique, se laissaient couler et s'éloignaient des zones où l'eau des océans en ébullition passait à l'état de vapeur brûlante !
Les seules voies de communications subsistantes étaient celles des lignes aériennes.
Devant l'ampleur grandissante des catastrophes causées par le « Fléau Foudroyant », tous les appareils volants civils furent réquisitionnés par le Gouvernement Mondial et mis à la disposition prioritaire de la Commission de Lutte.
Par ailleurs, des milliers de cosmonefs géants venant de Bètlyor étaient attendus, afin d'activer l'évacuation des centres habités vers les abris souterrains existants ou vers les immenses terriers que les robots construisaient sous les cinq continents.
De son bureau particulier attenant au Laboratoire de Recherches Biologiques, Jerry Barclay organisait l'offensive contre les monstrueux amiboïdes-cerveau.
Une batterie de télévisionneurs fut installée en hâte, permettant de suivre simultanément les diverses phases de l'étrange guerre qui mettait aux prises les humains — constitués de milliards de cellules — et ces créatures un ;cellulaires géantes.
Les vingt écrans s'éclairaient alternativement, montrant le système défensif des îles Galapagos, ou les armées de l'Etat Chinois renforçant ses fortifications côtières par des réseaux à haute tension ou, encore, un film magnétoscopé transmis par une station orbitale révélant les dégâts causés par une nouvelle agression à l'aide des Ondes Hyper-F-X sur telle ou telle cité.
Parfois, un opérateur du Centre de Coordination Scientifique annonçait les résultats — positifs ou négatifs — obtenus par les diverses équipes chargées d'actions ponctuelles sur les amiboïdes-cerveau.
Nicky, elle, supervisait la tâche de six assistants auxquels était confié le soin de délimiter heure par heure les zones assiégées. Juanita la secondait avec efficacité.
Le sort de l'humanité se jouait dans ce vaste bureau transformé en Q.G. auxiliaire des Forces Terro-Bètlyoriennes en guerre contre un ennemi dont on ne connaissait que les exactions, son origine, sa « tête pensante » demeurant obstinément énigmatiques.
Les informations reçues régulièrement entraînaient des consignes aussitôt diffusées aux équipes sur le terrain, aux commissions ou sous-commissions. Non moins régulièrement, le Gouvernement Mondial était tenu au courant de l'évolution de la situation.
Les services gouvernementaux, débordés, assumaient la tâche ingrate et difficile d'informer le public sans ajouter à la panique quasi générale. En d'autres termes, communiquer aux peuples des nouvelles alarmantes édulcorées... tout en les prévenant que leur salut résidait exclusivement dans les terriers... qui n'étaient pas encore construits ou du moins achevés et aptes à jouer leur rôle salvateur !
Cette situation « cornélienne » donnait lieu à des prouesses oratoires ou écrites du genre « ... toutefois, ce danger imminent ne doit pas alarmer outre mesure les riverains de... », ou encore : « Nous sommes sur le point d'ouvrir les abris souterrains pouvant recevoir vingt-cinq millions de réfugiés... », lors même que des centaines de millions d'âmes affolées erraient de par le globe en quête d'un abri sûr !
Barclay abandonna un instant son siège, se massa les paupières avec lassitude et fit quelques pas dans le grand bureau bourdonnant d'activité. Il parcourut du regard ses assistants affairés devant les télévisionneurs, les appareils de contrôle et d'enregistrement.
Ses yeux s'attardèrent sur Nicky ; cette dernière lui rendit son pâle sourire, mais son visage trahissait une profonde tristesse. Depuis la mort de leur fils, tous deux se consacraient entièrement à la lutte, y trouvant une raison de vivre, un dérivatif à l'abattement et au désespoir.
Sur un écran, un opérateur du standard filtrant les communications du Centre Biologique parut :
— Professeur Barclay, le Dr Liggins, de la Section Biologique du Centre de Hong-Kong sollicite une entrevue pour des motifs d'une extrême importance.
Jerry réfléchit une minute : le nom de ce confrère lui était parfaitement inconnu.
— O.K., répondit-il, je recevrai le Docteur Liggins à côté, dans le labo de biologie végétale.
Barclay gagna ce laboratoire, actuellement vide et jouxtant une pièce où Larry Ryan, sur autorisation de la Commission de Lutte, avait installé ses quartiers. Le voisinage des laboratoires et du Centre de Coordination Scientifique lui permettait de transmettre à point nommé à la rédaction de son journal les nouvelles parvenant en priorité à ladite Commission.
Cette position privilégiée lui valait quelques manifestations d'inimitié, de jalousie de la part de ses confrères reporters. Ce qu'ils ignoraient, c'était que Barclay, en plein accord avec le Pentagone, l'avait chargé de contrôler et, au besoin, censurer les renseignements susceptibles de servir l'ennemi inconnu.
Cet ennemi mystérieux dont on commençait à se demander, en haut lieu, s'il ne comptait pas des complicités parmi les Terriens ! Une telle suspicion — probablement sans fondement puisque les monstres invisibles n'appartenaient à aucune espèce terrestre — n'allait pas arranger les affaires des hommes !
Depuis quarante-huit heures, en effet, les messages officiels arrivaient et repartaient des Commissions et Sous-Commissions en code secret ; un climat d'insécurité s'instaurait au plan des relations entre les Etats membres de « l'Union » mondiale et l'on commençait à se surveiller, à épier le voisin !
Néanmoins, savants et techniciens de toutes nationalités continuaient la lutte côte à côte, œuvrant en commun pour la sauvegarde de l'humanité.
Barclay alluma une cigarette. De la pièce voisine lui parvenait le cliquetis des télétypes qu'utilisaient les secrétaires de Larry Ryan ou le crépitement saccadé des Télex.
La porte du laboratoire de biologie végétale, actuellement vide, s'ouvrit. Jerry tourna la tête et, surpris, écrasa sa cigarette dans un cendrier. Une jeune femme brune, svelte, les yeux noirs légèrement bridés — un splendide spécimen d'Eurasienne — le regardait en silence. Son court boléro écarlate et son ultra-microjupe aux tons moirés de bleu et d'orange tranchaient sur sa peau veloutée de métisse. Un ceinturon à poches multiples entourait sa taille fine.
Le biologiste, revenu de son étonnement, la salua avec courtoisie :
— Soyez la bienvenue, Dr Liggins et pardonnez-moi de vous recevoir à ce petit bureau relégué dans un coin du labo...
La visiteuse sourit en s'asseyant sur le siège qu'il venait de lui avancer :
— Merci, professeur Barclay. Mon prénom est Joan, Docteur Joan Liggins, du Centre Biologique de Hong-Kong, lequel m'envoie effectuer un stage dans vos laboratoires afin d'y étudier directement les méthodes de lutte contre les amiboïdes-cerveau.
D'une poche de son ceinturon, la métisse retira un rectangle de matière plastique qu'elle tendit à son interlocuteur :
— Voici mon ordre de mission...
Barclay introduisit la carte magnétique dans la fente d'un lecteur et abaissa une commande. Sur l'écran du décodeur d'impulsions s'inscrivit, à droite, la stéréophoto du Dr Joan Liggins, son identité (citoyenne américaine, née de Herbert Liggins et de Sonia Harlow, sino-américaine, etc...), ses états de service et, à gauche, les motifs de son déplacement et de son stage au Centre Biologique new-yorkais.
Barclay lui restitua le document :
— Vous êtes parfaitement en règle, Docteur Liggins. Mes assistants et moi nous efforcerons de faciliter votre stage.
Larry ouvrit la porte du labo, fit un pas et s'arrêta en constatant que son ami n'était pas seul :
— Excusez-moi, Jerry, je...
— Non, non, Larry, tu peux rester... Voici le Docteur Joan Liggins, envoyée en stage chez nous par le Centre Biologique de Hong-Kong. Larry Ryan, reporter au New York News, annonça-t-il, un ami personnel chargé des relations de notre Centre avec le Pentagone, biaisa-t-il.
Le journaliste et la jeune femme échangèrent une poignée de main et Barclay, devant l'expression préoccupée de Ryan, conseilla :
— Tu peux parler librement, Larry. Désormais, Liggins fait partie de notre équipe.
— O.K. Une Flying Patrol survolant les vastes chantiers répartis entre Dallas et San Antonio vient d'alerter l'état-major inter-armes. L'ami Hogan m'a transmis l'info il y a une minute : tous les robots qui construisent les terriers dans l'Etat du Texas se sont mis hors circuit ! Les engins fouisseurs creusant les galeries à trois cents mètres de profondeur sont bloqués sous terre ! Et ce n'est pas tout... Les pylônes géants transportant le courant à très haute tension à travers les Etats du sud subissent le phénomène de la « couronne » ou un trucanalogue ; autrement dit, ils n'assurent plus normalement le transport de l'énergie électrique. Le jus fout le camp dans l'air et des auréoles bleuâtres dansent autour des câbles conducteurs !
« Toutes les usines alimentées par ces réseaux sont « H.S. » ([9]) et les dérivations de secours, bientôt, ne parviendront même plus à servir les besoins urbains ; les villes du sud vont connaître le black-out.
« Plus de jus, donc. A part ça, tout va bien, conclut-il avec un humour « noir » de circonstance !
Le buzzer du vidéophone grésilla et Barclay mit le contact.
— Le professeur Letvinof, de l'Institut de Cosmobiologie de Berlin, sollicite une entrevue, professeur, déclara l'opérateur.
— C'est bon, faites patienter ce monsieur un instant.
Le biologiste interrompit le contact et se leva :
— Je vais vous présenter à ma compagne, Liggins. Elle se fera un plaisir de vous servir de cicérone et vous mettra au courant de nos diverses activités...
Nicky et Joan Liggins sympathisèrent d'entrée, éprouvant ce feeling spontané qui allait faire d'elles deux amies. D'autant que l'une comme l'autre avaient perdu un être cher, emporté par le « Fléau Foudroyant ». Si Teddy, le fils de Nicky et Jerry avait péri à Canberra, le frère de Joan Liggins, lui, avait été victime de la catastrophe de Mindanao.
Grand, sec et osseux, avec un rien de pédan-tisi.ie, un regard froid où passait parfois une lueur goguenarde, le nouveau venu s'inclina légèrement :
— Professeur Oleg Letvinof, cosmobiologiste à l'Institut Berlinois.
— Bonsoir, professeur, fit Barclay en réalisant que ce visage plutôt ingrat ne lui était pas inconnu. Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés ?
— Effectivement, professeur. C'était il y a cinq ans, à Genève, lors du Congrès Mondial de Génétique. Vous avez une excellente mémoire car nous n'avons alors échangé que quelques mots. Mais voici le but de ma visite. Notre Institut m'a chargé de vous communiquer un plan de lutte contre les amiboïdes-cerveau.
Invité à s'asseoir, le cosmobiologiste enchaîna avec une pointe de suffisance :
— Le Plan Letvinof — oui, il porte mon nom, avoua-t-il d'un air faussement modeste — consiste à répandre dans le monde des bactéries capables de détruire les amiboïdes-cerveau sans contaminer en rien l'espèce humaine.
Barclay cilla :
— Vraiment ? Si vous avez isolé ces bactéries, la Terre vous devra une fière chandelle !
— Je les ai isolées sous forme d'ultra-virus que l'Institut Cosmobiologique de Berlin me fit l'honneur de baptiser « Virus Letvinof »...
« Naturellement », pensa Barclay, que ce « magister » commençait à agacer.
— L'avez-vous expérimenté avec efficacité, s'enquit-il.
— Son pouvoir « bactéricide » sur les amiboïdes-cerveau est absolument étonnant ; leur extermination radicale est assurée.
— J'en accepte l'augure, soupira le biologiste. Nous disposons ici de dix spécimens sur l'un desquels vous allez pouvoir expérimenter... Je suppose que la volumineuse serviette que vous portez renferme une culture du précieux Virus... Letvinof ?
— Précisément, Barclay, et je vais sur l'heure vous démontrer ses facultés léthifères...
Dans le grand bac — sous l'éclat rouge des rayons Srama traversant l'écran à polymorphisme — cinq amiboïdes-cerveau s'agglutinaient en amas gélatineux mouvant.
Un second bac transparent abritait les cinq autres qui, non irradiés par les Srama, demeuraient invisibles mais point silencieux ; à tour de rôle, ils frappaient la paroi du récipient monumental qui résonnait de ces chocs sourds et prolongés.
Une quinzaine de scientifiques, le Dr Liggins, Nicky, Barclay et Larry Ryan allaient assister à l'épreuve décisive.
Le professeur Letvinof, juché sur une échelle métallique, versa le contenu huileux d'un épais flacon dans le liquide nutritif baignant les amiboïdes.
— D'ici à un quart d'heure, fit-il en redescendant de son perchoir, ces monstres succomberont, tués par mon ultra-virus. Vous pourrez alors injecter une solution du liquide nutritif pollué à un rhésus ou un cobaye et attendre la réaction, qui sera négative. Vous vérifierez ainsi la parfaite innocuité du Virus Letvinof sur l'organisme animal aussi bien qu'humain.
Au fond de la cuve transparente, les amiboïdes-cerveau commencèrent à s'agiter, se déplaçant par des reptations désordonnées, butant contre la paroi, cherchant à « l'escalader » puis retombant lourdement. Ce comportement désordonné dura quatre à cinq minutes puis, graduellement, les monstres rendus visibles par les rayons Srama s'apaisèrent, seulement parcourus, de temps à autre, par des soubresauts.
Insensiblement, la répugnante masse glaireuse écarlate tomba en léthargie. Nicky pianota sur le clavier d'un computer et sur l'écran défilèrent des chiffres à la luminescence verdâtre.
— La température normale des amiboïdes-cerveau — 17 degrés centigrades en moyenne — a grimpé à 29 degrés pour dégringoler, par saccades, à 11 degrés ! Ils sont morts... L'expérience est concluante !
Dans le laboratoire, ce fut une explosion de joie et chacun félicita chaleureusement le cosmobiologiste qui leva la main, avec un sourire de satisfaction :
— Merci, mes amis, merci, mais je tiens à poursuivre ma démonstration, à vous fournir la preuve que si le Virus Letvinof est foudroyant pour ces abjectes créatures, il est en revanche inoffensif pour l'homme.
Et ce disant, à l'aide d'une seringue hypodermique, il préleva dans la cuve vingt centimètres cubes de liquide et en déposa une goutte sur une plaquette de verre qu'il confia à Barclay :
— Voulez-vous l'examiner au microscope électronique ?
Le biologiste, suivi par son équipe, introduisit la plaquette (recouverte d'une seconde plaquette de protection) dans l'alvéole appropriée du monumental microscope dressé contre le mur et enclencha le circuit d'alimentation, régla minutieusement les commandes. Sur un grand écran s'agitèrent — grossies cent mille fois — des spirales annelées, frétillantes, vivaces.
Barclay fronça les sourcils :
— Voyons, Letvinof, ce ne sont pas là des virus mais des bactéries ! Une bactérie qui ressemble au Trypanosoma Gambiense !
— Bien entendu, ce sont des bactéries, mais des bactéries parasitées par le Virus Letvinof ! Ces microorganismes sont en fait les vecteurs de mon virus, dont vous trouverez les formules de synthèse dans les documents que je mets à votre disposition. La vivacité de ces bactéries fait qu'elles pénètrent très rapidement les structures moléculaires des amiboïdes-cerveau et les infectent, grâce au virus qu'elles transportent, avec une grande rapidité, vous avez pu vous en rendre compte.
« Passons maintenant à la démonstration d'innocuité pour l'homme...
Il s'empara d'une seringue hypodermique d'un centimètre cube et commenta, quelque peu pédant :
— Je prélève dans le liquide « pollué » de la cuve un inoculum ([10]) que je vais administrer à un cobaye...
D'un geste suffisant mitigé d'agacement, il fit claquer ses doigts :
— Qu'on apporte un cobaye...
Un assistant se hâta, revint avec le petit animal qu'il déposa sur l'une des tables du laboratoire. Le cosmobiologiste fit une injection à la bestiole qui couina un peu, ouvrit et referma ses petits yeux rosés à plusieurs reprises, secoua sa tête puis alla se blottir entre deux cristallisoirs.
Tous les spectateurs suivaient anxieusement les moindres mouvements du cobaye. Celui-ci reniflait l'un des cristallisoirs. Ne le trouvant probablement pas à son goût, il s'en éloigna, se rassit, se ravisa et trottina jusqu'au trépied supportant un ballonnet. Là, il remua son nez et ses moustaches et tourna ostensiblement le dos à ce grand escogriffe qui venait de prendre son postérieur pour une cible !
Une heure plus tard, le cobaye se promenait toujours parmi les appareils qui encombraient la table au revêtement anti-corrosif.
— Etes-vous convaincus, chers collègues ? fanfaronna Letvinof.
— Tout à fait, reconnut Barclay. Dès cet instant, nos laboratoires sont à votre disposition pleine et entière. Constituez comme vous l'entendez votre équipe de travail, choisissez vos collaborateurs et mettons-nous à l'ouvrage sans perdre une minute.
— Le temps presse, en effet, cependant, l'isolement puis le développement normal du Virus Letvinof exigeront trois jours.
— Trois jours ! répéta Larry Ryan en secouant la tête. Aurons-nous seulement le temps de fabriquer cette arme bactériologique en quantité suffisante ?...
Sous la direction du professeur Letvinof, divers collaborateurs de Jerry Barclay s'attelaient à la tâche cependant que des assistants téléfilmaient scrupuleusement les préparatifs préliminaires d'isolement du virus avant d'aborder les autres phases de l'opération.
En simultané, tous les laboratoires biologiques du monde recevaient et ampexaient les images en stéréocolor de ces expériences conduites à New York.
Cette fois, ce n'était plus le microscope électronique que l'on utilisait mais le microscope protonique grossissant un million de fois !
L'écran de contrôle dévoilait comment le savant berlinois, à l'aide de micro-bistouris utilisant un faisceau d'électrons, disséquait et fouillait certaines catégories de microbes. De leurs corps, inimaginablement minuscules, étaient extraites les structures infinitésimales, simple chaîne d'acide nucléique
— A.R.N. ou acide ribonucléique dans ce cas — qui, par mutation accélérée grâce à un générateur de champ magnétique à gradient variable, allaient devenir LE Virus Letvinof !
Vivement intéressé, le Dr Joan Liggins suivait attentivement le processus opératoire.
Ses magnifiques yeux de métisse allaient de Letvinof, installé à la console du microscope protonique, à l'écran puis à Barclay qui surveillait la bonne transmission des images.
L'espace d'une seconde, la jeune femme parut soucieuse, mais elle reprit presque aussitôt son attitude de biologiste passionnée par ces fantastiques travaux d'ultra-microchirurgie moléculaire.
Larry Ryan avait machinalement noté le furtif changement d'expression de l'Eurasienne mais, n'ayant aucun motif pour en chercher la cause, il ne crut pas devoir l'interroger, au risque de perturber le délicat travail du savant berlinois.
Vers dix heures du soir, harassés de fatigue, Nicky et Jerry, chez eux, s'entretenaient avec Larry, Juanita et leur invitée de la dernière heure : le Dr Joan Liggins.
A l'issue du repas et après avoir dégusté une excellente fine Champagne Gaston de Lagrange, l'Eurasienne s'apprêtait à prendre congé pour gagner l'appartement de fonction, mis à sa disposition par le Centre de Recherches Biologique, lorsque le vibreur du télévisionneur se fit entendre.
Barclay mit le contact et sur l'écran parut le major Hogan, visiblement préoccupé, sinon de méchante humeur, qui grommela un vague bonsoir avant d'annoncer :
— Fichue nouvelle, Jerry ! Une Flying Patrol en inspection au-dessus de la Mongolie vient de bigorner un truc invisible, un machin qui se baladait — ou tenait tout seul ? — entre ciel et terre!... Une sorte de gros tube, apparemment. L'appareil qui l'a heurté s'est écrasé au sol. Les pilotes ont pu actionner leurs sièges éjectables et ont ensuite utilisé leurs compensateurs de gravité.
« L'opération a été téléfilmée par l'un des zincs rescapés qui a ensuite atterri pour récupérer les deux pilotes. Je vais vous passer ce film. Le laryngophone a fidèlement transmis leur dialogue... qui manque parfois d'élégance, mais il faut se mettre à la place de ces bonshommes qui, sous le coup de l'émotion, n'ont pas cherché à faire de belles phrases ni à censurer leur vocabulaire !