74.
Seattle
Juin
Kaye disposa ses notes sur le bureau de Mitch et attrapa le manuscrit de La Bibliothèque de la reine. Trois semaines plus tôt, elle avait décidé d’écrire un livre consacré à SHEVA, à la biologie moderne et à tout ce que l’espèce humaine aurait besoin de savoir dans les années à venir. Le titre était une métaphore par laquelle elle désignait le génome, avec son ferment, ses éléments mobiles et ses joueurs égoïstes, qui d’un côté servaient la reine du génome, espérant figurer dans sa bibliothèque, à savoir l’ADN, et de l’autre adoptaient parfois un rôle différent, plus égoïste qu’utile, agissant comme des parasites ou des prédateurs, déclenchant des troubles et même des catastrophes… Une métaphore politique qui lui semblait à présent particulièrement pertinente.
Ces deux dernières semaines, elle avait rédigé plus de cent soixante pages sur son ordinateur portable, qu’elle avait sorties sur sa petite imprimante, en partie pour rassembler ses idées avant la conférence.
Et pour passer le temps. Les heures sont interminables quand Mitch n’est pas là.
Elle tassa les feuillets sur le bureau, satisfaite par le bruit solide qu’ils produisaient, puis les posa devant la photo encadrée de Christopher Dicken qu’elle avait placée près d’un portrait de Sam et d’Abby. La troisième et dernière photo en sa possession était une image de Saul, en noir et blanc et sur papier glacé, œuvre d’un photographe professionnel de Long Island. Saul y apparaissait compétent, souriant, sage et plein d’assurance. Cette photo avait été jointe aux brochures d’EcoBacter qu’ils avaient envoyées aux entreprises de capital-risque il y avait cinq ans de cela. Une éternité.
Kaye n’avait passé que peu de temps à se pencher sur son passé ou à rassembler des souvenirs. Aujourd’hui, elle le regrettait. Elle voulait que leur bébé ait une idée de ce qui s’était passé. Quand elle se regardait dans la glace, elle était presque rayonnante de santé et de vitalité. La grossesse lui faisait un bien fou.
Comme prise d’une frénésie d’écriture et d’archivage, elle avait entamé trois jours plus tôt un journal intime, le premier qu’elle ait jamais tenu.
10 juin
Nous avons passé la semaine dernière à préparer la conférence et à chercher une maison. Les taux d’intérêt ont crevé le plafond et atteignent vingt et un pour cent, mais nous pouvons nous payer quelque chose de plus grand que cet appartement, et Mitch n’est pas difficile. Moi si. Mitch écrit plus lentement que moi, sur les momies et sur la grotte, et il envoie son travail page par page à Oliver Merton, à New York, qui le corrige parfois avec une certaine cruauté. Mitch prend ça calmement et s’efforce de s’améliorer. Nous sommes devenus si littéraires, presque nombrilistes, peut-être un peu suffisants, car il n’y a pas grand-chose d’autre pour nous occuper.
Cet après-midi, Mitch est sorti pour aller s’entretenir avec le nouveau directeur du muséum Hayer, dans l’espoir de retrouver son poste. (Il ne reste jamais plus de vingt minutes loin de l’appartement et, avant-hier, nous avons acheté un autre téléphone mobile. Je lui dis que je suis capable de prendre soin de moi, mais il s’inquiète toujours.)
Il a reçu une lettre du professeur Brock lui décrivant la nature de la controverse actuelle. Brock est apparu dans quelques talk-shows. Certains journaux ont repris l’information, et l’article que Merton a publié dans Nature attire beaucoup d’attention et pas mal de critiques.
Innsbruck détient toujours tous les échantillons de tissus et s’abstient de tout commentaire et de toute communication, mais Mitch travaille ses amis de l’université du Washington pour qu’ils parlent de leurs découvertes au public, afin de protester contre l’attitude d’Innsbruck. Selon Merton, les gradualistes responsables des momies ont deux ou trois mois pour préparer leurs rapports et les rendre publics, sous peine d’être remplacés par des scientifiques plus objectifs, du moins l’espère-t-il, et il espère aussi être désigné comme responsable de la nouvelle équipe. Mitch pourrait faire partie de celle-ci, mais ce serait inespéré.
Merton et Daney ont été incapables de convaincre le Bureau de gestion des urgences de l’État de New York d’autoriser une conférence à Albany. Quelque chose à voir avec 1845, le gouverneur Silas Wright et les émeutes anti-loyers[52] ; ils ne tiennent pas à assister à une récidive dans le cadre de cet état d’urgence « expérimental » et « temporaire ».
Nous avons adressé une demande au Bureau de gestion des urgences du Washington par l’intermédiaire de Maria Konig, et il a autorisé une conférence de deux jours à Kane Hall, limitée à cent participants et soumise à approbation ultérieure. Les libertés civiques ne sont pas tout à fait passées à la trappe, mais c’est tout comme. Personne ne parle de loi martiale, et les tribunaux sont d’ailleurs toujours en activité, mais, dans tous les États, ils travaillent sous le contrôle du Bureau.
On n’a jamais vu ça depuis 1942, d’après Mitch.
Je me sens bizarre, en parfaite santé, pleine de vitalité et d’énergie, et je n’ai pas vraiment l’air enceinte. Mais les hormones sont les mêmes, et les effets aussi.
Demain, je passe une échographie et un scanner à Marine Pacific, et on fera ensuite l’amniocentèse et le chorionic villi en dépit des risques, car on tient à connaître la nature des tissus.
L’étape suivante sera plus difficile.
Mrs. Hamilton, je suis désormais un cobaye, moi aussi.
75.
Institut national de la Santé, Bethesda, bâtiment 10
Juillet
Dicken se propulsa d’une main le long du corridor du dixième étage du centre clinique Magnuson, négocia un virage – toujours d’une main – avec autant d’élégance qu’on peut en avoir en fauteuil roulant et distingua deux hommes avançant sur son chemin. Le costume gris, les longues et lentes enjambées et la taille du premier lui permirent d’identifier Augustine. Il ignorait qui pouvait être le second.
Poussant un sourd gémissement, il abaissa la main droite et se dirigea vers les nouveaux venus. À mesure de son approche, il vit que le visage d’Augustine était en voie de guérison mais qu’il garderait à jamais un aspect mal dégrossi. Les portions qui n’étaient pas recouvertes de bandages, traces d’une chirurgie plastique encore inachevée lui barrant le nez et une partie des joues et des tempes, portaient toujours des impacts de grenaille. Les yeux d’Augustine avaient été épargnés. Dicken en avait perdu un et l’autre avait été brûlé en surface par l’explosion.
— Vous êtes toujours aussi beau à voir, Mark, dit Dicken, freinant d’une main et laissant traîner sur le sol un pied chaussé d’une pantoufle.
— Vous de même, Christopher. J’aimerais vous présenter le docteur Kelly Newcomb.
Ils se serrèrent la main avec prudence. Dicken jaugea Newcomb du regard puis déclara :
— Vous êtes le nouvel émissaire de Mark.
— Oui, répondit Newcomb.
— Félicitations pour votre nomination, dit Dicken à Augustine.
— Ne vous dérangez pas. Ça va être un cauchemar.
— Rassembler tous les enfants sous un seul parapluie. Comment va Frank ?
— Il sort de Walter Reed la semaine prochaine.
Nouveau silence. Dicken ne voyait rien à ajouter.
Newcomb joignit les mains, mal à l’aise, et ajusta ses lunettes, les remontant sur son nez. Dicken détestait le silence ; alors qu’Augustine allait reprendre la parole, il déclara :
— Ils comptent me garder encore deux semaines. Une nouvelle opération de la main. J’aimerais sortir du campus quelque temps, voir ce qui se passe dans le monde.
— Allons discuter dans votre chambre, proposa Augustine.
— Je vous en prie.
Une fois qu’ils furent arrivés, Augustine demanda à Newcomb de fermer la porte.
— J’aimerais que Kelly passe deux ou trois jours en votre compagnie. Pour se mettre au courant. Nous entrons dans une nouvelle phase. Le président nous a placés dans le cadre de ses fonds secrets.
— Génial, fit Dicken d’une voix pâteuse.
Il déglutit et tenta de s’humecter le palais. Les antalgiques et les antibiotiques semaient la panique dans sa chimie.
— Nous ne comptons prendre aucune décision drastique, reprit Augustine. L’état des choses est des plus délicats, tout le monde en convient.
— Vous voulez dire l’État, avec une majuscule, rétorqua Dicken.
— Pour le moment, sans aucun doute, dit doucement Augustine. Je n’ai pas souhaité ce qui m’arrive, Christopher.
— Je sais.
— Mais si des enfants SHEVA devaient survivre, il nous faudra agir vite. J’ai reçu des rapports de sept labos différents prouvant que SHEVA peut mobiliser d’anciens rétrovirus présents dans le génome.
— Il s’amuse avec toutes sortes de HERV et de rétrotransposons. (Dicken avait consulté les études les plus récentes grâce à un lecteur installé dans sa chambre.) Je ne suis pas sûr que ce soient vraiment des virus. Peut-être que…
— Quel que soit le nom qu’on leur donne, ils ont les gènes viraux nécessaires, coupa Augustine. Comme ça fait des millions d’années que nous ne les avons pas affrontés, ils seront probablement pathogènes. Ce qui m’inquiète, c’est l’émergence d’un mouvement susceptible d’encourager les femmes à mener leur grossesse à terme. On ne rencontre pas ce genre de problème en Europe de l’Est et en Asie. Le Japon a déjà monté un programme de prévention. Mais, ici, nous sommes plus butés.
Euphémisme, songea Dicken.
— Ne tentez pas de franchir à nouveau cette limite, Mark.
Augustine n’était pas d’humeur à écouter ses sages conseils.
— Christopher, nous risquons de perdre bien plus qu’une génération d’enfants. Kelly est d’accord avec moi.
— Les études sont sérieuses, avança celui-ci.
Dicken se mit à tousser, contrôla son spasme, mais son visage s’empourpra de frustration.
— Qu’est-ce qui est prévu ? Des camps d’internement ? Des crèches de concentration ?
— À la fin de l’année, selon nos estimations, on recensera sur le continent nord-américain un ou deux mille enfants SHEVA ayant survécu à leur naissance, pas plus. Peut-être n’y en aura-t-il aucun, Christopher. Le président a déjà signé un décret d’urgence nous accordant la garde de tout enfant survivant. En ce moment, nous nous préoccupons de régler les détails juridiques. Dieu seul sait ce que va faire l’Union européenne. L’Asie fait preuve de sens pratique. Avortement et quarantaine. Si seulement nous avions leur courage !
— À mes yeux, cela ne ressemble pas à une menace pour la santé publique, Mark, observa Dicken.
Sa gorge se coinça une nouvelle fois, et il se remit à tousser. Sa vision endommagée l’empêchait de déchiffrer l’expression d’Augustine sous ses bandages.
— Ce sont des réservoirs, Christopher. Si ces bébés se mêlent à la population, ils deviendront des vecteurs. Le sida n’a eu besoin que de quelques porteurs.
— C’est horrible, nous l’admettons, intervint Newcomb en jetant un regard à Augustine. J’en ai les tripes nouées. Mais nous avons soumis certains de ces HERV activés à une analyse informatique. Vu qu’ils permettent l’expression de gènes env et pol viables, nous risquons d’avoir quelque chose de pire que le VIH. Les ordinateurs prévoient une maladie comme nous n’en avons jamais connu au cours de l’Histoire. Cela pourrait détruire l’espèce humaine, docteur Dicken. Nous réduire en poussière.
Dicken s’extirpa de son fauteuil roulant pour s’asseoir au bord de son lit.
— Qui est en désaccord avec vous ? demanda-t-il.
— Le docteur Mahy, du CDC, répondit Augustine. Bishop et Thorne. Et James Mondavi, évidemment. Mais les types de Princeton nous approuvent, et ils ont l’entière confiance du président. Ils veulent travailler avec nous sur ce coup.
— Que disent vos opposants ? demanda Dicken à Newcomb.
Ce fut Augustine qui répondit.
— Beaucoup pensent que les particules produites seront des rétrovirus pleinement adaptés mais non pathogènes et que, dans le pire des cas, nous ne relèverons que quelques cas de cancers rarissimes. Mondavi ne voit pas de pathogenèse, lui non plus. Mais ce n’est pas pour ça que nous sommes ici, Christopher.
— Ah bon ?
— Nous avons besoin de votre opinion. Kaye Lang s’est fait mettre enceinte. Vous connaissez bien le père. C’est un bébé SHEVA du premier stade. Elle va faire sa fausse couche d’un jour à l’autre.
Dicken détourna la tête.
— Elle va organiser une conférence à l’université du Washington. On a essayé de la faire annuler par le Bureau de gestion des urgences, mais…
— Une conférence scientifique ?
— Encore ses délires sur l’évolution. Et un encouragement pour les futures mères, sans aucun doute. Ça risque d’être une catastrophe au niveau relations publiques, un coup porté au moral du pays. Nous ne contrôlons pas la presse, Christopher. Pensez-vous qu’elle adoptera des positions extrêmes ?
— Non. Je pense qu’elle se montrera très raisonnable.
— Bon. Mais nous pourrons nous en servir contre elle, si elle affirme se fonder sur la Science avec un grand S. La réputation de Mitch Rafelson n’est plus à faire.
— C’est un type correct, protesta Dicken.
— C’est un type dangereux, Christopher, répliqua Augustine. Heureusement, c’est pour elle qu’il est dangereux, pas pour nous.
76.
Seattle
10 août
Kaye emporta son bloc-notes dans la cuisine. Mitch se trouvait à l’université du Washington depuis neuf heures du matin. Sa première visite au muséum Hayer avait suscité des réactions négatives ; ses anciens employeurs fuyaient toute controverse, et il leur était indifférent que Mitch soit recommandé par Brock ou tout autre scientifique. D’ailleurs, comme ils l’avaient fait remarquer, Brock lui-même était fort controversé et, selon certaines sources restées anonymes, il avait été « écarté », voire « chassé » des études neandertaliennes à l’université d’Innsbruck.
Kaye avait toujours détesté la politique universitaire. Elle posa son bloc et son verre de jus d’orange sur une petite table, près du fauteuil avachi de Mitch, puis s’assit en gémissant. Comme elle n’avait aucune idée ce matin, comme elle était bloquée dans la rédaction de son livre, elle avait entamé un bref essai qu’elle espérait utiliser lors de la conférence prévue dans quinze jours.
Mais l’essai n’était pas allé très loin, lui non plus. L’inspiration n’était pas à la hauteur face à l’étrange sensation qui lui nouait le ventre.
Cela faisait presque quatre-vingt-dix jours. La veille, elle avait écrit dans son journal intime : C’est déjà aussi gros qu’une souris. Et rien de plus.
Elle attrapa la télécommande pour allumer la vieille télé de Mitch. Le gouverneur Harris donnait une énième conférence de presse. Il passait à l’antenne chaque jour pour parler de l’état d’urgence, de la coopération entre l’État de Washington et Washington, DC, des mesures auxquelles il résistait – il insistait beaucoup sur sa résistance, soucieux de ménager les farouches individualistes de l’est des monts Cascades – et du caractère parfois bénéfique et essentiel de la coopération. Il se lança une nouvelle fois dans une sinistre litanie de statistiques.
— Dans le Nord-Ouest, de l’Oregon à l’Idaho, les services du maintien de la loi m’informent qu’il s’est déroulé au moins une trentaine de sacrifices humains. Quand nous ajoutons ce chiffre aux vingt-deux mille actes de violence à l’encontre des femmes commis dans tout le pays, l’état d’urgence apparaît comme une mesure pleinement justifiée. Nous formons une communauté, un État, une région, une nation déchirés par le chagrin et paniqués par un acte de Dieu incompréhensible.
Kaye se frotta doucement le ventre. La tâche de Harris était impossible. Les fiers citoyens des États-Unis d’Amérique, se dit-elle, adoptaient une attitude très chinoise. Ayant visiblement perdu la faveur des cieux, ils ne montraient guère d’enthousiasme à soutenir leur gouvernement, quel qu’il soit.
La conférence de presse fut suivie par une table ronde réunissant deux scientifiques et un représentant de l’État. On évoqua les enfants SHEVA considérés comme des porteurs de maladies ; c’était complètement ridicule, et elle n’avait ni envie ni besoin d’écouter cela. Elle éteignit la télévision.
Le téléphone mobile sonna. Kaye décrocha.
— Allô !
— Ô image de la beauté… J’ai Wendell Packer, Maria Konig, Oliver Merton et le professeur Brock réunis dans la même pièce.
Kaye se détendit, envahie d’une douce chaleur au son de la voix de Mitch.
— Ils aimeraient te rencontrer, reprit celui-ci.
— Seulement s’ils veulent jouer aux sages-femmes.
— Seigneur… tu sens quelque chose ?
— Des aigreurs d’estomac. Des baisses de joie et d’inspiration. Mais, non, je ne pense pas que ce soit pour aujourd’hui.
— J’ai quelque chose pour ton inspiration. Ils vont rendre publique leur analyse des échantillons de tissus provenant d’Innsbruck. Et ils vont prononcer un discours lors de notre conférence. Packer et Konig sont prêts à nous soutenir.
Kaye ferma les yeux quelques instants. Elle tenait à savourer cette victoire.
— Et leurs mandarins ?
— Pas question. Trop dangereux politiquement. Mais Maria et Wendell vont travailler leurs collègues au corps. Nous espérons dîner ensemble ce soir. Tu te sens d’attaque ?
L’estomac de Kaye s’était calmé. Sans doute aurait-elle faim dans une heure ou deux. Cela faisait des années qu’elle suivait les travaux de Maria Konig, pour laquelle elle avait une grande admiration. Mais, dans cette équipe essentiellement masculine, le sexe de Konig était peut-être son meilleur atout.
— Où irons-nous manger ?
— À moins de cinq minutes de l’hôpital Marine Pacific, répondit Mitch. À part ça, je n’en sais rien.
— Je me contenterai sans doute d’un bol de céréales. Je dois prendre le bus ?
— Ridicule. J’arrive dans quelques minutes.
Mitch l’embrassa, puis Oliver Merton demanda qu’on lui passe l’appareil.
— Nous ne nous sommes pas encore rencontrés, pas vraiment, dit-il d’une voix essoufflée, comme s’il venait de se disputer ou de monter un escalier quatre à quatre. Seigneur, Ms. Lang, rien que de vous parler me rend nerveux.
— Vous ne m’avez pas ménagée, à Baltimore, lui fit remarquer Kaye.
— En effet, mais c’est du passé, répondit Merton sans une once de regret. Je ne peux pas vous dire à quel point j’admire ce que vous faites, Mitch et vous. Je suis muet d’émerveillement.
— Nous ne faisons que suivre la nature.
— Et tirer un trait sur le passé. Ms. Lang, je suis votre ami.
— Nous verrons.
Merton gloussa et lui repassa Mitch.
— Maria Konig suggère un excellent restaurant vietnamien. C’est ce qui lui faisait envie quand elle était enceinte. Ça te va ?
— Après mes céréales. Est-ce que la présence de Merton est obligatoire ?
— Pas si tu ne veux pas de lui.
— Dis-lui que je n’arrêterai pas de le fusiller du regard. De le faire souffrir.
— Je le lui dirai. Mais il s’épanouit sous les critiques.
— Cela fait dix ans que j’analyse des tissus provenant de cadavres, déclara Maria Konig. Wendell sait de quoi je parle.
— Oh, que oui, fit Packer.
Konig, assise en face de Kaye, n’était pas seulement belle – elle correspondait parfaitement à ce que Kaye voulait devenir une fois qu’elle aurait atteint la cinquantaine. Wendell Packer était plutôt bel homme, dans le genre mince et compact – l’exact contraire de Mitch. Brock, vêtu d’un manteau gris et d’un tee-shirt noir, était calme et élégant ; il semblait perdu dans ses méditations.
— Chaque jour, on reçoit un colis qui en contient deux ou trois, reprit Maria, on l’ouvre, et on trouve des éprouvettes ou des flacons en provenance de Bosnie, du Timor-Oriental ou du Congo, et dedans il y a ce triste petit bout de peau ou d’os prélevé sur une victime, en général innocente, une enveloppe avec des copies d’archives, et d’autres éprouvettes, avec des échantillons de sang ou de muqueuses des parents des victimes. Chaque jour que Dieu fait. Ça ne s’arrête jamais. Si ces bébés représentent l’étape suivante, s’ils se débrouillent mieux que nous pour vivre sur cette planète, j’attends leur venue avec impatience. Il est grand temps que les choses changent.
La serveuse qui prenait les commandes s’arrêta d’écrire.
— Vous identifiez les morts pour l’ONU ? demanda-t-elle à Maria.
Celle-ci leva les yeux, un peu gênée.
— Oui, parfois.
— Je viens du Kampuchéa, du Cambodge, je suis ici depuis quinze ans. Vous travaillez sur des Kampuchéens ?
— C’était avant mon époque, ma chère.
— Je suis toujours furieuse. Ma mère, mon père, mon frère, mon oncle. Et les assassins n’ont pas été punis. De méchants hommes et de méchantes femmes.
Le silence régna sur la tablée pendant que les grands yeux noirs de la femme s’emplissaient de souvenirs. Brock se pencha en avant, joignant les mains et se touchant le nez avec les pouces.
— Aujourd’hui aussi, c’est très grave. Je vais quand même avoir mon bébé. (La serveuse se toucha le ventre et se tourna vers Kaye.) Et vous ?
— Oui, moi aussi.
— Je crois en l’avenir. Il sera forcément meilleur.
Elle acheva de prendre les commandes et s’éloigna.
Merton attrapa ses baguettes et les manipula quelques secondes avec maladresse.
— Il faudra que je me souvienne de ça la prochaine fois que je me sentirai opprimé, déclara-t-il.
— Gardez ça pour votre livre, dit Brock.
— Oui, j’écris un livre, leur déclara Merton en arquant les sourcils. Rien de spécial. Le reportage scientifique le plus important de notre époque.
— J’espère que vous y parvenez mieux que moi, dit Kaye.
— Je suis coincé, complètement bloqué. (Le journaliste poussa son verre avec une baguette.) Mais ça ne durera pas. Ça ne dure jamais.
La serveuse leur apporta des rouleaux de printemps, des crevettes, des pousses de soja et des feuilles de basilic enveloppées dans une pâte translucide. Kaye avait perdu son envie de céréales. Renonçant à la sécurité en faveur de l’aventure, elle attrapa un rouleau avec ses baguettes et le trempa dans un petit bol contenant de la sauce aromatique. Le goût était extraordinaire – elle aurait pu mâcher sa bouchée pendant plusieurs minutes pour en savourer chaque molécule. Le basilic et la menthe étaient presque trop forts, la crevette était croustillante et embaumait l’océan.
Tous ses sens étaient en éveil. La grande salle, quoique fraîche et obscure, lui semblait colorée, pleine de relief.
— Qu’est-ce qu’ils mettent là-dedans ? demanda-t-elle en achevant de mâcher sa bouchée.
— C’est vraiment délicieux, renchérit Merton.
— Je n’aurais pas dû dire ce que j’ai dit, déclara Maria, toujours sous le coup du récit émouvant de la serveuse.
— Nous croyons tous à l’avenir, intervint Mitch. Nous ne serions pas ici si nous vivions coincés dans nos petites ornières.
— Nous devons déterminer la teneur de nos déclarations, définir les limites que nous nous fixerons, déclara Wendell. Je ne peux pas en dire trop de peur de sortir de mon domaine d’expertise et de m’attirer les foudres de mon unité, même si je ne m’exprime qu’en mon nom personnel.
— Courage, Wendell, l’exhorta Merton. Nous devons présenter un front uni. Freddie ?
Brock but une gorgée de bière blonde. Il se tourna vers eux avec une expression de chien battu.
— Je n’arrive pas à croire que nous sommes tous là, que nous sommes allés aussi loin. Les changements sont si proches que cela me terrifie. Savez-vous ce qui va se passer quand nous présenterons nos découvertes ?
— Nous allons être crucifiés par la quasi-totalité des publications scientifiques de la planète, répondit Packer en riant.
— Pas par Nature, corrigea Merton. J’ai préparé le terrain. Accompli un coup scientifique et journalistique.
Il se fendit d’un large sourire.
— Non, s’il vous plaît, mes amis, reprit Brock. Réfléchissez un instant. Nous venons de passer le millénaire, et nous sommes sur le point d’apprendre comment nous sommes devenus humains.
Il ôta ses verres épais et les essuya avec sa serviette. Ses yeux étaient lointains et très ronds.
— À Innsbruck, nous avons nos momies, figées dans les dernières phases d’un changement qui s’est déroulé sur des dizaines de milliers d’années. La femme devait être dure et plus courageuse que nous ne pouvons l’imaginer, mais elle ne savait que très peu de choses. Docteur Lang, vous savez beaucoup de choses, mais vous continuez quand même. Votre courage est peut-être encore plus fantastique. (Il leva son verre de bière.) Le moins que je puisse faire est de vous porter un toast.
Tous levèrent leurs verres. Kaye sentit à nouveau son estomac se retourner, mais cette sensation n’avait rien de désagréable.
— À Kaye, dit Friedrich Brock. À la prochaine Ève.
77.
Seattle
12 août
Kaye était restée dans la vieille Buick pour s’abriter de la pluie. Mitch marchait le long des voitures exposées dans le parking près de Roosevelt Avenue, en quête du modèle qu’elle souhaitait – une berline de la fin des années 90, une Volvo ou une japonaise, bleue ou verte ; il se tourna vers elle et vit qu’elle avait baissé sa vitre pour avoir un peu d’air.
Il ôta son Stetson trempé et lui sourit.
— Que dis-tu de cette beauté ? demanda-t-il en désignant une Caprice noire.
— Non, fit sèchement Kaye.
Mitch adorait les grosses américaines. Il se sentait chez lui dans leur habitacle spacieux. Leur coffre pouvait contenir des outils et des échantillons de roche. Il aurait adoré acheter un pick-up, et ils en avaient discuté pendant quelques jours. Kaye n’était pas hostile aux 4x4, mais ils n’avaient vu aucun modèle dans leurs prix. Elle tenait à conserver une réserve en cas d’urgence. Leur limite était fixée à douze mille dollars.
— Je ne suis qu’un homme entretenu, dit-il en tenant son chapeau d’un air endeuillé et en s’inclinant devant la Caprice.
Kaye afficha une indifférence appuyée. Elle était de mauvaise humeur depuis le début de la matinée – en fait, elle l’avait engueulé deux fois durant le petit déjeuner, ne suscitant chez lui qu’une commisération des plus irritantes. Ce qu’elle voulait, c’était une vraie querelle, pour se réchauffer les sangs, l’esprit… le corps. Elle en avait marre de cette sensation qui lui rongeait les tripes depuis trois jours. Elle en avait marre d’attendre, de tenter d’accepter ce qu’elle portait.
Ce qu’elle voulait par-dessus tout, c’était punir Mitch pour avoir accepté de l’engrosser, pour avoir déclenché cet horrible et interminable processus.
Mitch se dirigea vers la seconde rangée de voitures et examina les panneaux collés à leurs pare-brise. Une femme portant un parapluie descendit de la petite caravane aménagée en bureau pour discuter avec lui.
Kaye les observa d’un air soupçonneux. Elle se détestait, détestait ses émotions démentes et chaotiques. Aucune de ses idées n’était sensée.
Mitch désigna une Lexus fatiguée.
— Trop cher, murmura Kaye en se mordillant un ongle. (Puis :) Oh, merde.
Elle crut qu’elle avait mouillé sa culotte. Le liquide coulait toujours, mais il ne venait pas de sa vessie. Elle se palpa entre les jambes.
— Mitch ! hurla-t-elle.
Il arriva en courant, ouvrit la portière côté conducteur, se mit au volant d’un bond et démarra alors qu’elle commençait à se tordre de douleur. Elle faillit se cogner sur le tableau de bord. Il la maintint en place d’une main.
— Ô mon Dieu !
— On y va, dit-il.
Il fonça sur Roosevelt Avenue et obliqua dans la 45e rue, doublant les voitures sur la bretelle et gagnant la file de gauche sur la voie rapide.
La douleur était moins intense. Kaye avait l’impression que son estomac était plein d’eau glacée, et ses cuisses tremblaient.
— Comment ça va ? s’enquit Mitch.
— C’est terrifiant. Et si étrange.
Mitch accéléra jusqu’à 120.
Elle sentit quelque chose qui ressemblait à un mouvement péristaltique. Si vulgaire, si naturel, si indicible. Elle s’efforça de serrer les jambes. Elle ne savait pas exactement ce qu’elle ressentait, ce qui s’était passé. La douleur avait presque disparu.
Lorsqu’ils arrivèrent devant les urgences de Marine Pacific, elle était raisonnablement sûre que tout était fini.
Maria Konig leur avait recommandé le docteur Felicity Galbreath après que Kaye eut rencontré plusieurs pédiatres refusant de suivre une grossesse SHEVA. Elle n’avait plus de couverture médicale, son contrat d’assurance ayant été annulé ; SHEVA était considéré comme une maladie et sa grossesse comme n’ayant rien de naturel.
Le docteur Galbreath exerçait dans plusieurs hôpitaux, mais son cabinet se trouvait à Marine Pacific, un gigantesque bâtiment de style Art déco, datant de la Dépression, qui dominait la voie rapide, le lac Union et une bonne partie de l’ouest de Seattle. En outre, elle donnait des cours deux fois par semaine à l’université de Western Washington, et Kaye se demandait où elle trouvait le temps d’avoir une vie privée.
Galbreath, une petite femme ronde au visage quelconque et avenant et aux cheveux châtain clair, entra dans la chambre de Kaye vingt minutes après son admission. Kaye avait été soumise à une toilette et à un bref examen par une infirmière et un médecin de garde. Une sage-femme qui lui était inconnue était également venue la voir, ayant lu dans le Seattle Weekly un article qui lui était consacré.
Kaye était assise sur son lit, détendue malgré son dos douloureux, et buvait un verre de jus d’orange.
— Eh bien, c’est arrivé, lança Galbreath.
— C’est arrivé, répéta Kaye d’une voix éteinte.
— On me dit que vous allez bien.
— Je vais mieux, maintenant.
— Désolée de ne pas être arrivée plus tôt. J’étais au centre médical de la fac.
— Je crois que tout était fini avant mon admission.
— Comment vous sentez-vous ?
— Vaseuse. En bonne santé, mais vaseuse.
— Où est Mitch ?
— Je lui ai demandé de me ramener le bébé. Le fœtus.
Galbreath la fixa avec un mélange d’irritation et d’émerveillement.
— Vous ne poussez pas un peu loin votre rigueur scientifique ?
— Conneries, répliqua farouchement Kaye.
— Vous êtes peut-être en état de choc.
— Re-conneries. Ils l’ont emporté sans me le dire. Je dois le voir. Je dois savoir ce qui s’est passé.
— C’est un rejet du premier stade. Nous savons à quoi ils ressemblent, murmura Galbreath.
Elle prit le pouls de Kaye et examina son moniteur. Par mesure de précaution, on lui injectait une solution saline.
Mitch revint porteur d’un petit récipient en acier recouvert d’un tissu.
— Ils allaient l’évacuer dans… (Il leva les yeux, le visage blanc comme un linge.) Je ne sais pas où. J’ai dû élever la voix.
Galbreath les considéra tous les deux, s’efforçant visiblement de se contrôler.
— Ce n’est qu’un tas de tissus, Kaye. L’hôpital doit les envoyer dans un centre d’autopsie agréé par la Brigade. C’est la loi.
— C’est ma fille, dit Kaye, les joues inondées de larmes. Je veux la voir avant qu’on l’emporte.
Elle se mit à sangloter sans pouvoir se retenir. L’infirmière passa la tête par la porte de la chambre, vit que Galbreath était présente et resta sur le seuil, l’air soucieuse et impuissante.
Galbreath prit le récipient des mains de Mitch, qui sembla soulagé d’en être débarrassé. Elle attendit que Kaye se soit calmée.
— S’il vous plaît ! implora Kaye.
Galbreath posa le récipient sur ses genoux.
L’infirmière s’en fut, refermant la porte derrière elle.
Mitch détourna les yeux comme Kaye soulevait le tissu.
Gisant sur un lit de glace pilée, dans un petit sac plastique à fermeture hermétique, à peine plus grosse qu’une souris de laboratoire, se trouvait la fille intermédiaire. Sa fille. Kaye avait nourri, porté et protégé cela pendant plus de quatre-vingt-dix jours.
L’espace d’un instant, elle se sentit nettement mal à l’aise. Du bout du doigt, elle traça les contours de la silhouette dans le sac, son échine courte et incurvée derrière le bord de la minuscule poche amniotique déchirée. Elle caressa la tête, relativement large et presque sans visage, localisant des petites fentes en guise d’yeux, une bouche flétrie évoquant la gueule d’un lapin, totalement close, des boutons à la place des bras et des jambes. Le petit placenta pourpre reposait sous la poche amniotique.
— Merci, dit Kaye au fœtus.
Elle recouvrit le récipient. Galbreath tenta de le reprendre, mais Kaye lui agrippa la main.
— Laissez-la quelques minutes avec moi. Je veux m’assurer qu’elle ne sera pas seule. Où qu’elle aille.
Galbreath rejoignit Mitch dans la salle d’attente. La tête entre les mains, il était assis sur un canapé en chêne délavé sous un paysage marin encadré de frêne.
— On dirait que vous avez besoin de boire un coup, dit-elle.
— Est-ce que Kaye dort toujours ? Je veux être auprès d’elle.
Galbreath acquiesça.
— Vous pouvez la rejoindre quand vous le désirez. Je l’ai examinée. Vous voulez les détails ?
— S’il vous plaît, répondit Mitch en se frottant les joues. Je ne savais pas que j’allais réagir ainsi. Je vous prie de m’excuser.
— Pas la peine. C’est une femme courageuse qui pense savoir ce qu’elle veut. Enfin, elle est toujours enceinte. Le bouchon de mucus secondaire est apparemment en position. Il n’y a pas eu de traumatisme, pas d’hémorragie ; la séparation s’est déroulée de façon normale, si tant est que l’on puisse utiliser ce mot. L’hôpital a procédé à une biopsie rapide. C’est bel et bien un rejet SHEVA du premier stade. La quantité de chromosomes a été confirmée.
— Cinquante-deux ?
Galbreath fit oui de la tête.
— Comme tous les autres. Au lieu de quarante-six. Anomalies chromosomiques fondamentales.
— Nous avons changé de normalité.
Galbreath s’assit à côté de Mitch et croisa les jambes.
— Espérons-le. Nous ferons d’autres tests dans quelques mois.
— J’ignore ce que peut ressentir une femme après un truc pareil, bredouilla-t-il en croisant et en décroisant les mains. Que puis-je lui dire ?
— Laissez-la dormir. Quand elle se réveillera, dites-lui que vous l’aimez et qu’elle est courageuse et splendide. Ce qu’elle a vécu lui apparaîtra sans doute comme un mauvais rêve.
Mitch la regarda fixement.
— Qu’est-ce que je lui dis si le suivant est aussi un échec ?
Galbreath pencha la tête sur le côté et se passa un doigt sur la joue.
— Je n’en sais rien, Mr. Rafelson.
Mitch remplit les formulaires de sortie et lut le rapport médical signé par Galbreath. Kaye plia sa chemise de nuit, la rangea dans sa mallette, puis se dirigea d’un pas raide vers la salle de bains pour y récupérer sa brosse à dents.
— J’ai mal partout, déclara-t-elle d’une voix lasse.
— Je peux aller chercher un fauteuil roulant, lui proposa Mitch.
Il était presque sur le seuil de la chambre lorsque Kaye sortit de la salle de bains pour le retenir d’une main sur l’épaule.
— Je suis encore capable de marcher. Nous en avons fini avec cette étape, et ça me remonte le moral. Mais… Cinquante-deux chromosomes, Mitch. J’aimerais vraiment savoir ce que ça signifie.
— Il est encore temps, souffla Mitch.
Kaye eut envie de lui décocher un regard de reproche, mais elle vit en le voyant que ce serait injuste, qu’il était aussi vulnérable qu’elle.
— Non, dit-elle gentiment.
Galbreath frappa à la porte.
— Entrez, dit Kaye.
Elle rabattit le couvercle de sa mallette, la ferma. Le médecin entra, suivi par un jeune homme à l’air gêné vêtu d’un costume gris.
— Kaye, voici Ed Gianelli. C’est le représentant légal du Bureau de gestion des urgences auprès de Marine Pacific.
— Ms. Lang, Mr. Rafelson. Navré de vous importuner dans un moment difficile. Je dois obtenir de vous certaines informations, ainsi qu’une signature, en vertu de l’adhésion de l’État de Washington au décret d’urgence fédéral, entérinée par le Parlement de cet État le 22 juillet de cette année et signée par le gouverneur le 26 juillet. Je m’excuse sincèrement de devoir vous…
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Mitch. Qu’est-ce qu’on doit faire ?
— Toutes les femmes porteuses d’un fœtus SHEVA du second stade doivent être enregistrées auprès du Bureau de gestion des urgences et accepter un suivi médical. Il vous est possible de choisir le docteur Galbreath comme obstétricienne, et elle procédera aux tests appropriés.
— Nous refusons de nous faire enregistrer, dit Mitch. Tu es prête ? demanda-t-il à Kaye en lui passant un bras autour des épaules.
Gianelli changea de ton.
— Je ne vous en détaillerai pas les raisons, Mr. Rafelson, mais l’enregistrement et le suivi médical sont imposés par la Direction de la Santé du comté de King, en accord avec la loi nationale et fédérale.
— Je ne reconnais pas cette loi, répliqua Mitch avec fermeté.
— Cette infraction est passible d’une astreinte de cinq cents dollars pour chaque semaine de refus.
— N’y accordez pas trop d’importance, intervint Galbreath. C’est un peu comme un addendum au certificat de naissance.
— L’enfant n’est pas encore né.
— Alors, disons un addendum au rapport médical sur le rejet, dit Gianelli en bombant le torse.
— Il n’y a pas eu de rejet, dit Kaye. Ce que nous faisons est parfaitement naturel.
Gianelli écarta les bras en signe d’exaspération.
— Tout ce qu’il me faut, c’est votre adresse actuelle et une autorisation de consulter votre dossier médical, sous le contrôle du docteur Galbreath et de votre avocat si vous le souhaitez.
— Mon Dieu, fit Mitch. (Il poussa Kaye devant lui, écartant de leur passage Galbreath et Gianelli, puis se tourna vers le médecin.) Vous savez ce que ça veut dire, n’est-ce pas ? Les gens vont cesser de se rendre à l’hôpital, cesser de voir leur médecin traitant.
— J’ai les mains plus ou moins liées, répondit Galbreath. L’hôpital a lutté contre cette mesure jusqu’à hier. Nous avons toujours l’intention d’interjeter appel auprès de la Direction de la Santé. Mais en attendant…
Mitch et Kaye s’en furent. Galbreath resta plantée sur le seuil, le visage cramoisi.
Gianelli les suivit dans le couloir, de plus en plus agité.
— Je regrette de vous rappeler que les astreintes sont cumulatives…
— Laissez tomber, Ed ! s’écria Galbreath en tapant du poing sur le mur. Laissez tomber et laissez-les partir, nom de Dieu !
Gianelli s’arrêta au milieu du couloir et secoua la tête.
— Je déteste ces conneries !
— Vous les détestez ? lui lança Galbreath. Foutez la paix à mes patients !