36.

 

 

Est de l’État de Washington

 

Large et lente, la Columbia River glissait telle une plaine de jade poli entre des murs de basalte noir.

Mitch sortit de la route 14 puis roula huit cents mètres sur un chemin gravillonné bordé d’arbustes et de buissons, qu’il quitta au niveau d’un panneau rouillé et tordu annonçant : GROTTE DE FER.

Deux vieilles caravanes Airstream luisaient au soleil à quelques mètres de l’entrée de la gorge. Elles étaient entourées de tables et de bancs en bois recouverts de sacs à dos et d’outils. Il se gara au bord de la piste.

Une brise fraîche faillit faire envoler son Stetson. Il l’agrippa d’une main tout en se dirigeant vers la corniche, d’où il découvrit le campement d’Eileen Ripper, quinze mètres plus bas.

Une petite jeune femme blonde, vêtue d’un jean élimé et d’un blouson de cuir marron, sortit de la caravane la plus proche. Il perçut aussitôt son parfum imprégnant l’humidité qui montait du fleuve : « Opium », « Trouble » ou quelque chose comme ça. Elle ressemblait remarquablement à Tilde.

— Mitch Rafelson ? s’enquit-elle.

— Lui-même. Eileen est en bas ?

— Ouais. Tout est foutu, vous savez ?

— Depuis quand ?

— Ça fait trois jours. Eileen s’est vraiment défoncée pour les convaincre. En fin de compte, ça n’a servi à rien.

Mitch eut un sourire compatissant.

— Je suis passé par là.

— La femme des Cinq Tribus est partie il y a deux jours. C’est pour ça qu’Eileen s’est dit que vous pourriez venir. Plus personne ne risque d’être contrarié par votre présence.

— Ça fait plaisir d’être populaire, répliqua Mitch en portant une main à son chapeau.

La jeune femme sourit.

— Eileen est déprimée. Remontez-lui un peu le moral. Personnellement, je considère que vous êtes un héros. Sauf peut-être pour cette histoire de momies.

— Où est-elle ?

— Juste en dessous de la grotte.

 

Oliver Merton était assis sur une chaise pliante, à l’abri de la plus grande tente. La trentaine, des cheveux de feu, un large visage pâle et un petit nez écrasé, il avait l’air profondément concentré, les yeux farouches et les lèvres retroussées, sur l’ordinateur portable sur lequel il pianotait des deux index.

Une touche à la fois, se dit Mitch. Un autodidacte du clavier. Il remarqua la tenue du journaliste, totalement déplacée : pantalon de tweed, bretelles rouges, chemise blanche à col Mao.

Merton ne leva les yeux que lorsque Mitch se retrouva à deux pas de la tente.

— Mitchell Rafelson ! Quel plaisir ! (Il posa son ordinateur sur la table, se leva d’un bond et tendit la main.) C’est foutrement sinistre, ici. Eileen est sur la pente, près du site. Je suis sûr qu’elle est impatiente de vous voir. On y va ?

Les six autres participants, de jeunes stagiaires ou des étudiants, jetèrent des regards curieux aux deux hommes. Merton ouvrait la marche, utilisant des prises naturelles creusées par plusieurs siècles d’érosion. Ils firent halte six mètres en dessous de la corniche, où une antique grotte striée de rouille était creusée dans une saillie basaltique. Un peu plus haut, côté est, un promontoire de pierre érodée s’était en partie effondré, projetant de larges blocs dispersés sur le versant en pente douce.

Eileen Ripper se tenait sur la berge ouest, près d’une série de puits carrés soigneusement creusés et marqués par une grille topométrique. Proche de la cinquantaine, petite et basanée, dotée d’un nez fin et d’yeux enfoncés dans leurs orbites, elle avait des lèvres sensuelles, généreuses, qui présentaient un vif contraste avec ses courts cheveux poivre et sel.

Elle se retourna en entendant Merton. Plutôt que de sourire ou de répondre à son salut, elle prit un air résolu, descendit prudemment le talus et tendit la main à Mitch. Leur poignée de main fut des plus fermes.

— Hier matin, nous avons reçu les résultats de l’analyse au carbone 14, déclara-t-elle. Ils ont treize mille ans plus ou moins cinq cents ans… et, s’ils mangeaient beaucoup de saumon, ils ont douze mille cinq cents ans. Mais les gars des Cinq Tribus affirment que la science occidentale cherche à les priver de ce qu’il leur reste de dignité. Je croyais pouvoir raisonner avec eux.

— Tu as au moins fait l’effort, commenta Mitch.

— Je m’excuse de t’avoir jugé si sévèrement, Mitch. J’ai gardé mon calme le plus longtemps possible, en dépit de plusieurs petits signaux d’alarme, et puis cette femme, Sue Champion… Je croyais qu’on était amies. C’est elle qui conseille les tribus. Hier, elle est revenue avec deux hommes. Ils étaient… tellement fiers d’eux, Mitch. Comme des gosses capables de pisser au-dessus de la porte d’une grange. Selon eux, j’ai fabriqué des preuves pour faire passer mes mensonges. Ils affirment avoir la loi et le gouvernement avec eux. Le NAGPRA, notre vieille Némésis.

Ce sigle était celui du Native American Graves Protection and Repatriation Act[50]. Mitch connaissait par cœur ce texte de loi.

Merton se tenait près d’eux, veillant à ne pas glisser sur la pente, et les observait attentivement.

— Quelles preuves as-tu fabriquées ? demanda Mitch d’un ton léger.

— Ne plaisante pas avec ça. (Ripper sembla toutefois se détendre, et elle prit la main de Mitch dans les siennes.) Nous avons prélevé du collagène dans les os et nous l’avons envoyé à Portland. Ils ont analysé l’ADN. Nos spécimens proviennent d’une population sans aucun lien avec les Indiens modernes, vaguement apparentée à la momie de la grotte des Esprits. Caucasienne, à condition d’accepter ce terme plutôt vague. Mais pas du tout nordique. Plus proche des Aïnous, je pense.

— C’est une découverte historique, Eileen. Permets-moi de te féliciter.

Une fois partie, Ripper ne pouvait plus s’arrêter. Ils se dirigèrent vers les tentes.

— Impossible de faire des comparaisons avec les races modernes. C’est ce qui est frustrant dans l’histoire ! Nous nous sommes laissé berner par nos stupides notions contemporaines en matière de race. Les populations étaient très différentes à l’époque. Mais les Indiens modernes ne descendent pas du peuple d’où proviennent nos squelettes. Peut-être que celui-ci était en compétition avec les ancêtres des Indiens. Et il a perdu.

— Ce sont les Indiens qui ont gagné ? intervint Merton. Ils devraient être ravis de l’apprendre.

— Ils pensent que je cherche à saper leur unité politique. Ils se foutent de savoir ce qui s’est vraiment passé. Ils tiennent avant tout à leurs illusions, et au diable la vérité !

— Tu crois que je ne le sais pas ? dit Mitch.

Ripper pleurait des larmes de découragement et de fatigue, mais elle eut un petit sourire.

— Le Conseil des Cinq Tribus a réclamé la restitution des squelettes auprès du tribunal fédéral de Seattle, dit-elle.

— Où sont les os, en ce moment ?

— À Portland. On les a emballés ici et on les a expédiés hier.

— Tu leur as fait franchir la frontière ? C’est du kidnapping.

— Ça valait mieux que d’attendre l’arrivée des avocats. (Ripper secoua la tête, et Mitch lui passa un bras autour des épaules.) J’ai essayé de jouer le jeu, Mitch. (Elle s’essuya les joues, y laissant une traînée de poussière, et eut un rire forcé.) Maintenant, même les Vikings sont furieux contre moi !

 

Les Vikings – un groupuscule de quinquagénaires également baptisé les Adorateurs nordiques d’Odin dans le Nouveau Monde – avaient aussi contacté Mitch quelques années plus tôt pour célébrer leur cérémonie. Ils espéraient que Mitch confirmerait leur thèse, à savoir que des explorateurs normands avaient peuplé l’Amérique du Nord quelques millénaires auparavant. Mitch, toujours philosophe, les avait laissés accomplir leur rituel au-dessus des os de l’homme de Pasco, toujours ensevelis, mais, en fin de compte, il avait déçu leur attente. L’homme de Pasco était bel et bien amérindien, apparenté aux Na-déné du Sud.

Après que Ripper eut analysé ses squelettes, les Adorateurs d’Odin avaient connu une nouvelle déception. Dans ce monde où les justifications étaient souvent hasardeuses, la vérité ne contentait jamais personne.

Comme le soir tombait, Merton sortit une bouteille de champagne, ainsi que du saumon fumé, du pain et du fromage emballés sous vide. Les étudiants de Ripper allumèrent sur la berge un feu de camp qui craquait et grésillait lorsque Mitch et Eileen portèrent un toast à leur folie commune.

— Où avez-vous acheté tout ça ? demanda Ripper à Merton tandis qu’il dressait la table sous la grande tente, distribuant des assiettes en aluminium cabossées prélevées dans le matériel.

— À l’aéroport, répondit le journaliste. Je n’ai pas eu le temps de m’arrêter ailleurs. Du pain, du fromage, du poisson, du vin… que demande le peuple ? Même si, personnellement, j’apprécierais une bonne pinte de bitter.

— J’ai de la Coors dans la caravane, dit un stagiaire costaud au crâne dégarni.

— Le petit déjeuner idéal quand on doit creuser toute la journée, commenta Mitch d’un air approbateur.

— Épargnez-moi cela, fit Merton. Et, surtout, ne creusez pas la question. Tout le monde ici a une histoire à raconter. (Il prit le gobelet de champagne que lui tendait Ripper.) Une histoire ayant trait à la race, au temps, aux migrations et à la définition de l’humanité. Qui commence ?

Mitch savait qu’il lui suffirait de rester silencieux pour que Ripper démarre au quart de tour. Merton prit des notes tandis qu’elle évoquait les trois squelettes et la politique locale. Une heure et demie plus tard, le froid était de plus en plus vif, et ils se rapprochèrent du feu.

— Les tribus de l’Altaï n’apprécient pas que les Russes déterrent leurs morts, dit Merton. Les autochtones se révoltent un peu partout. Une petite tape sur le poignet des oppresseurs colonialistes. Vous croyez que les Neandertaliens ont des porte-parole qui manifestent à Innsbruck ?

— Personne ne veut être neandertalien, répliqua sèchement Mitch. Sauf moi. (Il se tourna vers Eileen.) J’ai rêvé d’eux. Ma petite famille nucléaire.

— Vraiment ? fit Eileen, intriguée, en se penchant vers lui.

— J’ai rêvé que leur peuple vivait à bord d’un grand radeau, sur un lac.

— Il y a quinze mille ans ? demanda Merton en levant les sourcils.

Alerté par le ton de sa voix, Mitch lui jeta un regard soupçonneux.

— C’est un chiffre que vous lancez au hasard ? Ou bien ont-ils déterminé une date ?

— Si tel est le cas, ils n’ont fait aucune déclaration, dit le journaliste en reniflant. Cependant, j’ai un contact à l’université… et, d’après lui, ils se sont bel et bien arrêtés sur quinze mille ans. À condition… (sourire à l’intention de Ripper) qu’ils n’aient pas mangé trop de poisson.

— Vous avez d’autres informations ?

Merton boxa dans le vide.

— Il y a eu de la bagarre. Les esprits se sont échauffés dans le labo. Vos momies violent toutes les règles connues en matière d’anthropologie et d’archéologie. Ce ne sont pas exactement des Neandertaliens, affirment certains membres de l’équipe ; selon l’un des scientifiques, il s’agit d’une nouvelle sous-espèce, Homo sapiens alpinensis. Un autre suppose que ce sont des Neandertaliens fin de race, plus graciles, qui vivaient au sein d’une importante communauté et avaient perdu de leur robustesse pour arriver à nous ressembler un peu. Quant au nouveau-né, ils espèrent encore trouver une explication.

Mitch baissa la tête. Ils ne ressentent pas ce que je ressens. Ils ne savent pas ce que je sais. Puis il se redressa et refoula ses émotions. Il devait s’efforcer à un peu d’objectivité.

Merton se tourna vers lui.

— Vous avez vu le bébé ?

À ces mots, Mitch sursauta sur sa chaise pliante. Merton plissa les yeux.

— Pas de près, dit Mitch. Quand ils ont dit qu’il était contemporain, j’ai supposé que…

— Est-ce que son jeune âge pourrait occulter ses traits neandertaliens ? coupa le journaliste.

— Non, dit Mitch. (Puis, plissant les yeux à son tour :) Je ne le pense pas.

— Moi non plus, opina Ripper.

Les étudiants s’étaient rassemblés autour d’eux pour mieux écouter leur discussion. De grandes langues de flamme montaient du feu crépitant comme pour agripper le ciel glacial, immobile. Le bruit des flots lapant la berge évoquait celui d’un chien mécanique léchant une main. Épuisé par la longue route, Mitch sentit le champagne faire son effet.

— Eh bien, si peu plausible que cela paraisse, c’est plus facile que d’affronter une association génétique, reprit Merton. Les gens d’Innsbruck sont plus ou moins d’accord pour dire que la femelle et le nouveau-né sont apparentés. Mais il y a des anomalies, de graves anomalies, que personne ne peut expliquer. J’espérais que Mitchell pourrait éclairer ma lanterne.

Mitch fut sauvé par une voix de femme résonnant en haut de la falaise.

— Eileen ? Vous êtes là ? C’est moi, Sue Champion.

— Merde, fit Ripper. Je croyais qu’elle serait retournée à Kumash. (Elle mit les mains en porte-voix et lança :) On est en bas, Sue. On se pète la gueule. Vous venez ?

L’un des étudiants partit à la rencontre de la nouvelle venue avec une lampe torche. Sue Champion le suivit jusqu’à la tente.

— Joli feu, remarqua-t-elle.

Champion mesurait plus d’un mètre quatre-vingts, elle était maigre plutôt que mince, avec de longs cheveux noirs réunis en une tresse drapée sur l’épaule de sa veste de velours marron ; elle avait l’air intelligente, sophistiquée et un peu raide. Peut-être avait-elle le sourire facile, mais ses traits étaient en cet instant marqués par la fatigue. Mitch jeta un coup d’œil à Ripper, remarqua son visage figé.

— Je suis venue vous dire que je suis navrée, déclara Champion.

— Nous le sommes tous, rétorqua Ripper.

— Vous avez passé toute la soirée dehors ? Il fait si froid.

— Nous sommes des gens passionnés.

Champion lit le tour de la tente pour se placer près du feu.

— Mon bureau a reçu votre appel à propos des tests. Le président du Conseil ne veut pas y croire.

— Je ne peux pas l’en empêcher. Pourquoi êtes-vous partie en catastrophe pour m’envoyer ensuite votre avocat ? Je croyais que nous étions d’accord, que, si les squelettes se révélaient être amérindiens, nous les rendrions aux Cinq Tribus après avoir effectué les analyses les moins intrusives possible.

— Nous avons baissé notre garde. Nous étions épuisés après cette histoire de l’homme de Pasco.

C’était une erreur. (Elle fixa Mitch du regard.) Je vous connais.

— Mitch Rafelson, dit-il en tendant la main.

Champion refusa de la serrer.

— Vous nous avez bien fait courir, Mitch Rafelson.

— Je pourrais en dire autant.

Champion haussa les épaules.

— Notre peuple a renoncé, en dépit de ses sentiments les plus profonds. Nous nous sentions cernés. Nous avons besoin des gens d’Olympia, et nous les avions contrariés. Le Conseil m’a envoyée ici, parce que j’ai des connaissances en anthropologie. Je n’ai pas fait du très bon travail. Et, maintenant, tout le monde est furieux.

— Pouvons-nous encore faire quelque chose sans aller au tribunal ? demanda Ripper.

— Le président m’a dit que la soif de connaissance n’est pas une raison suffisante pour déranger les morts. Vous auriez dû voir les réactions des membres du Conseil quand je leur ai décrit vos tests.

— Je croyais pourtant avoir expliqué toute la procédure.

— Vous troublez les morts partout où vous allez. Nous vous demandons seulement de laisser nos morts tranquilles.

Les deux femmes se regardèrent avec tristesse.

— Ce ne sont pas vos morts, Sue, dit Ripper, les larmes aux yeux. Ils ne sont pas de votre peuple.

— Le conseil estime que le NAGPRA s’applique dans ce cas.

Ripper leva la main ; inutile de livrer une nouvelle fois une ancienne bataille.

— Alors, nous ne pouvons rien faire, excepté dépenser de l’argent en avocats.

— Non. Cette fois-ci, c’est vous qui allez gagner, dit Champion. Nous avons d’autres ennuis en ce moment. Nombre de nos jeunes mères ont attrapé la grippe d’Hérode. (Elle frôla le bord de la tente d’une main.) Certains d’entre nous pensaient qu’elle ne frappait que les grandes villes, peut-être même uniquement les Blancs, mais nous nous sommes trompés.

À la lueur des flammes, les yeux de Merton brillaient comme des objectifs impatients de photographier.

— Je suis navrée de l’entendre, Sue, dit Ripper. Ma sœur a la grippe d’Hérode, elle aussi. (Elle se leva et posa une main sur l’épaule de Champion.) Restez un peu. Nous avons du café et du chocolat chaud.

— Non, merci. J’ai une longue route à faire. Nous allons cesser de nous soucier des morts pendant quelque temps. Nous devons prendre soin des vivants. (Ses traits s’altérèrent légèrement.) Certains de ceux qui sont disposés à écouter, tels mon père et ma grand-mère, disent que ce que vous avez appris est intéressant.

— Qu’ils soient bénis, Sue.

Champion se tourna vers Mitch.

— Les gens vont et viennent, nous tous, nous allons et nous venons. Les anthropologues le savent.

— Oui, fit Mitch.

— Ce sera difficile de l’expliquer aux autres, poursuivit Champion. Je vous ferai savoir ce que notre peuple décidera à propos de la maladie, si nous connaissons une médecine. Peut-être pourrons-nous aider votre sœur.

— Merci, dit Ripper.

Champion parcourut le groupe du regard, hocha la tête avec solennité, puis plus vivement, signifiant qu’elle avait parlé et était prête à prendre congé. Elle regagna le haut de la falaise, guidée par le stagiaire chauve armé d’une lampe torche.

— Extraordinaire, dit Merton, les yeux brillants. Un dialogue privilégié. Peut-être même de la sagesse indigène.

— Ne vous emballez pas, dit Ripper. Sue est une brave fille, mais elle n’a aucune idée de ce qui se passe, pas plus que ma sœur. (Elle se tourna vers Mitch.) Bon Dieu, tu as l’air malade.

Mitch se sentait un peu nauséeux.

— J’ai vu des ministres qui avaient ce genre d’expression, remarqua Merton d’une voix posée. Des ministres détenteurs de secrets embarrassants.

 

37.

 

 

Baltimore

 

Kaye attrapa son sac de voyage sur la banquette arrière et glissa sa carte de crédit dans le lecteur du taxi. Puis elle pencha la tête en arrière pour admirer Uptown Helix, le nouveau complexe immobilier de Baltimore, trente étages posés sur deux larges rectangles de boutiques et de cinémas, le tout à l’ombre de la tour Bromo-Seltzer.

Il avait neigé dans la matinée, et quelques plaques de poudreuse maculaient encore le trottoir. Elle avait l’impression que cet hiver ne finirait jamais.

D’après ce que lui avait dit Cross, l’appartement du vingtième étage serait meublé, ses affaires y seraient soigneusement rangées, le réfrigérateur et le garde-manger seraient pleins, et un compte lui serait ouvert dans plusieurs restaurants du rez-de-chaussée : l’utile et l’agréable dans leur version intégrale, un domicile à trois pâtés de maisons du siège social d’Americol.

Kaye se présenta au gardien dans le hall. Il lui adressa un sourire de domestique stylé et lui tendit une enveloppe contenant sa clé.

— Je ne suis pas propriétaire, vous savez, dit-elle.

— Aucune importance pour moi, m’dame, répliqua-t-il avec la même déférence joviale.

Elle entra dans un ascenseur de verre et d’acier, traversant l’atrium du niveau commercial avant de gagner les étages résidentiels, tapotant la rambarde du bout des doigts. Elle était seule dans la cabine. On me protège, on me bichonne, on m’occupe avec toute une série de réunions, je n’ai plus le temps de réfléchir. Je me demande qui je suis à présent.

Sans doute aucun scientifique ne s’était-il jamais senti aussi bousculé qu’elle. La conversation qu’elle avait eue avec Christopher Dicken l’avait orientée dans une direction sans rapport avec la recherche d’un traitement à SHEVA. Une bonne centaine d’éléments issus de ses travaux universitaires avaient soudain refait surface dans son esprit, tels des nageurs exécutant un ballet aquatique riche en figures enchanteresses. Celles-ci n’avaient rien à voir avec la mort et la maladie, tout à voir avec les cycles de la vie humaine – ou de la vie en général, d’ailleurs.

Dans moins de quinze jours, les scientifiques de Cross présenteraient le premier candidat des douze vaccins potentiels – au dernier recensement – développés dans tout le pays, chez Americol et ailleurs. Kaye avait sous-estimé la vitesse de travail de l’entreprise… et surestimé la quantité d’informations que celle-ci lui transmettrait. Je ne suis qu’une marionnette, songea-t-elle.

Durant ces quinze jours, elle devrait préciser son analyse de la situation – identifier l’objectif de SHEVA. Déduire ce qui allait arriver à Mrs. Hamilton et aux autres volontaires de la clinique du NIH.

Elle arriva au vingtième étage, localisa l’appartement 2011, glissa la clé électronique dans la serrure et ouvrit la lourde porte. Elle fut accueillie par une bouffée d’air propre et frais, une odeur de meubles et de tapis neufs à laquelle s’ajoutait un parfum douceâtre. Plus une mélodie : Debussy, un morceau fort agréable dont elle ne pouvait se rappeler le titre.

Au sommet de l’étagère de l’entrée, plusieurs douzaines de roses jaunes débordaient d’un vase en cristal.

L’appartement était séduisant et bien éclairé, rehaussé de plusieurs éléments en bois, meublé de deux sofas et d’un fauteuil en suède et en tissu doré. Et n’oublions pas Debussy. Elle posa son sac sur un sofa et se dirigea vers la cuisine. Réfrigérateur en acier inox, four, lave-vaisselle, comptoir de granite gris bordé de marbre rose, éclairage coûteux projetant dans la pièce des éclats de diamant…

— Nom de Dieu, Marge, souffla-t-elle.

Elle apporta son sac de voyage dans la chambre, l’ouvrit sur le lit, en sortit sa robe, ses jupes et ses chemisiers, ouvrit le dressing et resta interdite devant son contenu. Si elle n’avait pas déjà rencontré deux des séduisants assistants de Cross, elle aurait été persuadée que celle-ci avait des intentions malhonnêtes à son égard. Elle passa rapidement en revue robes, tailleurs, chemisiers en soie et en lin, considéra les huit paires de souliers en tout genre – dont des chaussures de marche – et finit par craquer.

Kaye s’assit au bord du lit et poussa un lourd soupir. Elle était complètement dépassée, tant sur le plan social que sur le plan scientifique. Elle jeta un coup d’œil à la reproduction de Whistler accrochée au-dessus de la coiffeuse en érable, au parchemin oriental dans son splendide cadre d’ébène rehaussé de cuivre placé au-dessus du lit.

— Une serre au cœur de la grande ville pour abriter une fleur précieuse.

Elle sentit la colère déformer ses traits.

Son téléphone mobile se mit à sonner. Elle sursauta, se rendit dans le séjour, ouvrit son sac à main et répondit.

— Kaye, ici Judith.

— Vous aviez raison, dit Kaye à brûle-pourpoint.

— Pardon ?

— Vous aviez raison.

— J’ai toujours raison, ma chère. Vous le savez.

Judith marqua une pause appuyée, et Kaye comprit qu’elle avait quelque chose d’important à lui dire.

— Vous m’aviez demandé des précisions à propos de l’activité des transposons dans mes hépatocytes infectés par SHEVA.

Kaye se raidit. Cette idée lui était venue à l’esprit deux jours après sa conversation avec Dicken. Elle avait consulté la littérature à ce sujet et s’était plongée dans une douzaine d’articles parus dans six publications différentes. Elle avait fouillé ses carnets de notes, où elle avait l’habitude de gribouiller ses spéculations les plus audacieuses.

Saul et elle faisaient partie des biologistes soupçonnant les transposons – les fragments d’ADN mobiles à l’intérieur du génome – d’être bien plus que de simples gènes égoïstes. Dans ses carnets de notes, Kaye avait rédigé une douzaine de pages où elle supputait qu’ils agissaient comme régulateurs du phénotype, qu’ils étaient altruistes plutôt qu’égoïstes ; dans certaines circonstances, ils pouvaient guider la transformation des protéines en tissu vivant. Altérer la façon dont les protéines créaient une plante ou un animal. Les rétrotransposons étaient fort semblables aux rétrovirus – d’où le lien génétique avec SHEVA.

Bref, peut-être étaient-ils les serviteurs de l’évolution.

— Kaye ?

— Un instant. Laissez-moi reprendre mon souffle.

— Excellente idée, Kaye Lang, ma chère, ma très chère ancienne élève. L’activité des transposons dans nos hépatocytes infectés par SHEVA est légèrement augmentée. Ils se mélangent sans effet apparent. Ce qui est déjà intéressant. Mais nous sommes allés plus loin que les hépatocytes. Nous avons fait des tests sur des cellules souches d’embryons pour le compte de la Brigade.

Les cellules souches peuvent évoluer pour devenir n’importe quel type de tissu, à la façon de celles d’un fœtus en début de croissance.

— En quelque sorte, nous les avons encouragées à se comporter comme des ovules humains fertilisés, poursuivit Kushner. Elles ne peuvent pas donner des fœtus, mais inutile d’en informer la FDA. Dans ces cellules souches, l’activité des transposons est extraordinaire. Après l’infection par SHEVA, ils se mettent à frétiller comme des poissons sur le gril. Ils sont actifs au bas mot sur vingt chromosomes. Si le processus était aléatoire, la cellule devrait mourir. Or elle survit. Elle est aussi saine qu’avant.

— Cette activité est-elle régulée ?

— Elle est déclenchée par quelque chose qui se trouve dans SHEVA. Quelque chose qui se trouve dans le LPC, à mon avis. La cellule réagit comme si elle était soumise à un stress extraordinaire.

— Qu’est-ce que cela peut signifier, Judith ?

— SHEVA a des desseins sur nous. Il veut altérer notre génome, peut-être de façon radicale.

— Pourquoi ?

Kaye eut un sourire d’anticipation. Elle était sûre que Judith allait percevoir la connexion.

— Ce genre d’activité n’a sûrement rien de bénin, Kaye.

Le sourire de Kaye s’effaça.

— Mais la cellule survit.

— Oui, dit Kushner. Mais pas les bébés, pour ce que nous en savons. Trop de changements, trop vite. Ça fait des années que j’attends que la Nature réagisse à nos conneries, qu’elle nous dise d’arrêter de proliférer comme des lapins et de surexploiter ses ressources, qu’elle nous force à la boucler et à mourir. Une apoptose de l’espèce. Et je pense que nous venons de recevoir l’ultime avertissement : un vrai tueur d’espèce.

— Vous comptez informer Augustine ?

— Pas directement, mais, oui, il le saura.

Kaye considéra le téléphone quelques instants, éberluée, puis remercia Judith et lui promit de la rappeler. Elle avait des picotements dans les mains.

Ce n’était donc pas l’évolution. Peut-être que mère Nature avait conclu que l’espèce humaine était une tumeur maligne, un cancer.

L’espace d’un horrible instant, cette hypothèse lui parut plus sensée que celle dont Dicken et elle avaient discuté. Mais quid des nouveaux enfants, de ceux qui naissaient des ovaires des filles intermédiaires ? Allaient-ils souffrir d’anomalies génétiques, étaient-ils condamnés à une mort rapide en dépit de leur apparence normale ? Ou allaient-ils être avortés au cours des trois premiers mois, comme les filles intermédiaires ?

Kaye contempla Baltimore derrière les grandes portes-fenêtres, le soleil matinal jouant sur les toits humides, l’asphalte des chaussées. Elle imaginait chaque grossesse conduisant inévitablement à une autre grossesse, également futile, des ventres envahis par une incessante litanie d’avortons difformes.

Un coup d’arrêt à la reproduction humaine. Si Judith Kushner avait raison, le glas venait de sonner pour l’espèce humaine.

 

38.

 

 

Siège social d’Americol, Baltimore

28 février

 

Marge Cross se plaça à gauche de l’estrade tandis que Kaye s’installait avec six autres scientifiques, prêts à répondre aux questions de la presse.

L’auditorium plein à craquer contenait quatre cent cinquante journalistes. Laura Nilson, directrice des relations publiques d’Americol pour l’est des États-Unis, une jeune femme noire au visage résolu, lissa la veste de son tailleur en laine couleur olive, puis entama la procédure.

Le premier à intervenir fut le spécialiste des questions scientifiques et sanitaires de CNN.

— Je souhaiterais poser une question au docteur Jackson.

Robert Jackson, chef du projet « Vaccin » d’Americol, leva la main.

— Docteur Jackson, si ce virus a eu plusieurs millions d’années pour évoluer, comment est-il possible qu’Americol annonce un vaccin expérimental après moins de trois mois de recherches ? Êtes-vous plus intelligents que mère Nature ?

On entendit un léger brouhaha de rires et de commentaires. L’excitation des journalistes était palpable. La plupart des femmes présentes dans la salle portaient un masque de gaze, bien qu’on ait démontré l’inefficacité de ce type de précaution. D’autres suçotaient des pastilles à la menthe et à l’ail censées barrer la route à SHEVA. Kaye en sentait le parfum caractéristique depuis l’estrade.

Jackson se plaça devant le micro. Âgé de cinquante ans, il ressemblait à un musicien de rock bien conservé, plutôt bel homme, avec un costume à peine repassé et une tignasse rebelle d’un marron tirant sur le gris.

— Nous avons commencé à travailler des années avant l’apparition de la grippe d’Hérode, déclara-t-il. Les séquences des HERV nous ont toujours intéressés car, ainsi que vous le sous-entendez, elles paraissent sacrément intelligentes. (Il marqua une pause théâtrale, gratifiant le public d’un petit sourire, exprimant son admiration pour l’ennemi et faisant ainsi la démonstration de son assurance.) Mais, en vérité, au cours des vingt dernières années, nous avons appris comment la plupart des maladies faisaient leur sale boulot, comment leurs agents étaient construits et de quelle façon ils étaient vulnérables. En créant des particules de SHEVA évidées, en augmentant le taux d’échec du rétrovirus jusqu’à ce qu’il atteigne cent pour cent, nous fabriquons un antigène inoffensif. Mais ces particules ne sont pas tout à fait vides. Nous y injectons un ribozyme, un acide ribonucléique à l’activité enzymatique. Ce ribozyme se fixe à, et dissocie, plusieurs fragments d’ARN de SHEVA qui n’ont pas encore été assemblés dans la cellule infectée. SHEVA devient alors le système de livraison d’une molécule bloquant sa propre activité pathogène.

— Monsieur… commença le journaliste de CNN.

— Je n’ai pas fini de répondre, dit Jackson. Votre question est tellement excellente ! (Gloussements dans le public.) Jusqu’à présent, notre problème était le suivant : l’être humain ne réagit que faiblement à l’antigène de SHEVA. Nous l’avons résolu en apprenant comment renforcer la réponse immunitaire en attachant des glycoprotéines associées à d’autres pathogènes pour lesquelles l’organisme monte automatiquement des défenses solides.

Le représentant de CNN tenta de poser une nouvelle question, mais Laura Nilson était déjà passée à un autre nom. C’était désormais au tour du jeune correspondant en ligne de SciTrax.

— Je m’adresse également au docteur Jackson. Savez-vous pourquoi nous sommes si vulnérables à SHEVA ?

— Nous n’y sommes pas tous vulnérables. Les hommes ont une forte réaction immunitaire à SHEVA quand ce ne sont pas eux qui le produisent. Ce qui explique le cours de la grippe d’Hérode chez l’homme : une affection brève, de quarante-huit heures au maximum, et relativement rare, qui plus est. Les femmes, cependant, sont presque toutes menacées.

— Oui, mais pourquoi les femmes sont-elles aussi vulnérables ?

— Nous pensons que la stratégie de SHEVA est une stratégie à très long terme, de l’ordre de plusieurs millénaires. Il s’agit peut-être du premier virus connu dont la propagation dépend de l’accroissement de la population plutôt que des individus. Il serait contre-productif pour lui de provoquer une forte réaction immunitaire, aussi n’émerge-t-il que lorsque les populations sont apparemment en état de stress, à moins qu’il n’existe un autre effet déclencheur que nous ne comprenons pas encore.

La parole fut ensuite donnée au journaliste scientifique du New York Times.

— Docteur Pong, docteur Subramanian, vous vous êtes spécialisés dans la propagation de la grippe d’Hérode en Asie du Sud-Est, une région où l’on recense déjà plus de cent mille victimes. Il y a même eu des émeutes en Indonésie. À en croire les rumeurs qui ont circulé la semaine dernière, il s’agirait d’un autre provirus…

— C’est complètement faux, dit Subramanian avec un sourire poli. SHEVA est remarquablement uniforme. Puis-je me permettre une petite correction ? Le terme de « provirus » désigne l’ADN viral inséré dans le matériau génétique humain. Une fois qu’il s’est exprimé, ce n’est qu’un simple virus ou un simple rétrovirus, quoique fort intéressant dans le cas présent.

Kaye se demanda comment Subramanian pouvait se concentrer sur le seul aspect scientifique de la question après qu’on eut prononcé ce mot terrifiant : « émeutes ».

— Je voudrais poser une autre question. Comment se fait-il que les personnes de sexe masculin développent des défenses contre les virus provenant de leurs semblables mais pas contre les leurs propres, si les glycoprotéines de l’enveloppe – les antigènes, selon les termes de votre communiqué – sont si simples et si invariants ?

— C’est une excellente question, dit le docteur Pong. Avons-nous le temps d’improviser un séminaire d’une journée ?

Rires polis. Pong reprit :

— Nous pensons que la réaction se produit chez l’homme juste après l’invasion des cellules, et qu’il existe au moins un gène dans SHEVA contenant de subtiles variations ou mutations, lesquelles déclenchent la production d’antigènes à la surface de certaines cellules préalablement à toute réaction immunitaire de grande ampleur, entraînant par conséquent l’organisme à s’acclimater à…

Kaye n’écouta la suite que distraitement. Elle ne cessait de penser à Mrs. Hamilton et aux autres volontaires de la clinique du NIH. Un coup d’arrêt à la reproduction humaine. Tout échec entraînerait des réactions extrêmes ; sur les épaules des scientifiques pesait un énorme fardeau.

— Oliver Merton, de The Economist. Ma question s’adresse au docteur Lang.

Kaye leva les yeux et découvrit un jeune homme roux en veste de tweed, le micro à la main.

— À présent que les gènes codants de SHEVA, sur leurs différents chromosomes, ont tous été brevetés par Mr. Richard Bragg… (Merton consulta ses notes) de Berkeley, Californie… Brevet numéro 8 564 094, délivré par le Service des brevets et marques déposées des États-Unis le 27 février, c’est-à-dire hier, comment une compagnie, n’importe quelle compagnie, projetant de créer un vaccin peut-elle le faire sans acheter une licence ou payer des royalties ?

Nilson se pencha vers son micro.

— Un tel brevet n’existe pas, Mr. Merton.

— Au contraire, dit Merton d’un air agacé, et j’espérais que le docteur Lang pourrait nous parler des relations de feu son époux avec Richard Bragg, ainsi que de leurs rapports avec son association entre le CDC et Americol.

Kaye en resta bouche bée.

Merton sourit de toutes ses dents, ravi de la panique qu’il venait de provoquer.

 

Kaye entra dans la salle de briefing sur les talons de Jackson, suivie de Pong, de Subramanian et des autres scientifiques. Cross était assise au milieu d’un large sofa bleu, le visage grave. Quatre de ses principaux avocats formaient un demi-cercle autour d’elle.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda Jackson, levant le bras et le pointant vers l’estrade dans l’auditorium voisin.

— Ce petit crétin a parfaitement raison, dit Cross. Richard Bragg a convaincu un fonctionnaire du Service des brevets qu’il avait isolé et séquencé les gènes de SHEVA avant tout le monde. Il a entamé la procédure l’année dernière.

Kaye prit la copie faxée du brevet que lui tendait Cross. Saul Madsen figurait sur la liste des inventeurs, EcoBacter sur celle des entreprises associées, ainsi qu’AKS Industries, la boîte qui avait racheté puis liquidé EcoBacter.

— Kaye, soyez franche avec moi, lança Cross. Étiez-vous au courant de quoi que ce soit ?

— Non, dit Kaye. Je n’y comprends rien, Marge. J’ai identifié les locus, mais je n’ai pas séquencé les gènes. Saul ne m’a jamais parlé de Richard Bragg.

— Quelles sont les conséquences pour notre travail ? rugit Jackson. Lang, comment avez-vous pu ne pas être au parfum ?

— Nous ne sommes pas encore battus, déclara Cross. Harold ?

Elle se tourna vers le plus proche des complets gris aux cheveux gris.

— Nous allons contre-attaquer en nous appuyant sur Genetron contre Amgen, « Brevets aléatoires des rétrogènes dans le génome de la souris », Cour fédérale 1999, dit l’avocat. Donnez-moi une journée, et nous aurons douze autres arguments en notre faveur. (Il se tourna vers Kaye et lui demanda :) Est-ce qu’AKS ou l’une de ses filiales utilise des subventions fédérales ?

— EcoBacter avait déposé une demande en ce sens, répondit-elle. Elle a été approuvée, mais l’argent n’a jamais été versé.

— Nous pourrions demander au NIH d’invoquer Bayh-Dole, dit l’avocat d’un air gourmand.

— Et si c’est du solide ? le coupa Cross d’une voix sinistre et inquiétante.

— Il est possible que nous puissions intéresser Ms. Lang dans ce brevet. Mise à l’écart illicite de l’un des inventeurs.

Cross tapa du poing sur un coussin.

— Dans ce cas, soyons positifs. Kaye, ma chérie, vous ressemblez à un bœuf sortant de l’assommoir.

Kaye écarta les bras comme pour se défendre.

— Marge, je vous jure que je ne…

— Ce que je veux savoir, c’est pourquoi personne chez moi n’a vu venir ce coup fourré. Je veux parler à Shawbeck et à Augustine, tout de suite. (Cross se tourna vers ses avocats.) Tâchez de voir si ce Bragg n’a pas trempé dans d’autres affaires. Les escrocs finissent toujours par faire des gaffes.

 

39.

 

 

Bethesda

Mars

 

— Mon voyage a été bref, dit Dicken en posant sur le bureau d’Augustine un rapport et une disquette. Les gars de l’OMS, en Afrique, m’ont expliqué qu’ils se débrouillaient à leur manière, merci bien. D’après eux, il est inutile de s’attendre à leur coopération comme par le passé. Il n’y a que cent cinquante cas attestés dans toute l’Afrique, en tout cas c’est ce qu’ils prétendent, et ils ne voient aucune raison de paniquer. Au moins ont-ils eu l’amabilité de me donner quelques échantillons de tissus. Je les ai expédiés depuis Le Cap.

— On les a reçus, dit Augustine. Bizarre. À en croire leurs chiffres, l’Afrique est nettement moins frappée que l’Asie, l’Europe ou l’Amérique du Nord.

Il avait l’air troublé – triste plutôt que furieux. Dicken ne l’avait jamais vu aussi déprimé.

— Vers quoi allons-nous, Christopher ?

— Vers un vaccin, non ?

— Je vous parle de vous, de moi, de la Brigade. Fin mai, il y aura plus d’un million de femmes infectées rien qu’en Amérique du Nord. Le conseiller à la Sécurité nationale a convoqué des sociologues pour savoir comment le public allait réagir. La pression augmente chaque semaine. Je sors d’une réunion avec la ministre de la Santé et le vice-président. Le vice-président, Christopher. Aux yeux du président, la Brigade est devenue une patate chaude. Le petit scandale de Kaye Lang était complètement imprévu. Le seul plaisir que j’ai retiré de cette histoire, ça a été de voir Marge Cross débouler dans cette pièce comme un train sur le point de dérailler. La presse a sonné l’hallali : « Une ère de miracles et de bureaucrates incompétents. » Vous voyez le topo.

— Ça n’a rien de surprenant, dit Dicken en s’asseyant devant le bureau.

— Vous connaissez Lang mieux que moi, Christopher. Comment a-t-elle pu laisser faire une chose pareille ?

— J’ai eu l’impression que le NIH allait faire annuler ce brevet. Un vice de forme ayant trait au caractère public des ressources naturelles.

— Oui… mais, en attendant, ce fils de pute de Bragg nous a ridiculisés. Lang était donc stupide au point de signer tous les papiers que lui présentait son mari ?

— Elle a signé ?

— Oh, que oui. Noir sur blanc. Saul Madsen et ses éventuels partenaires contrôlaient toute découverte fondée sur les principaux rétrovirus endogènes humains.

— Quels partenaires ?

— Aucune précision sur ce point.

— Donc, elle n’est pas vraiment coupable, n’est-ce pas ?

— Je n’aime pas travailler avec des imbéciles. Elle m’a doublé avec Americol, littéralement doublé, et maintenant elle couvre la Brigade de ridicule. Ça vous étonne que le président n’ait pas envie de me voir ?

— C’est temporaire, dit Dicken.

Il commença à se ronger un ongle, cessant dès qu’Augustine leva les yeux.

— Cross nous conseille de poursuivre les expériences et de laisser Bragg nous attaquer en justice. Je suis d’accord. Mais, pour le moment, je mets un terme à nos relations avec Lang.

— Elle pourrait encore nous être utile.

— Alors qu’elle le soit dans l’anonymat.

— Êtes-vous en train de me dire que je dois cesser de la voir ?

— Non, répondit Augustine. Continuez à lui faire du pied. Je veux qu’elle reste informée et qu’elle se sente désirée. Mais je ne veux pas qu’elle parle à la presse… sauf si c’est pour se plaindre du traitement que lui inflige Cross. Bien… Passons à l’épreuve suivante.

Augustine plongea une main dans son tiroir et en sortit une photo noir et blanc sur papier glacé.

— Ça ne me plaît pas, Christopher, mais je peux comprendre pourquoi cela a été fait.

— Hein ?

Dicken se sentait dans la peau d’un petit garçon sur le point d’être grondé.

— Shawbeck a demandé au FBI de surveiller nos collaborateurs les plus précieux.

Dicken se pencha vers Augustine. Comme tout bon fonctionnaire, il avait appris depuis longtemps à contrôler ses réactions.

— Pourquoi, Mark ?

— Parce qu’il est question de proclamer l’état d’urgence sur le territoire et d’invoquer la loi martiale. Aucune décision n’a encore été prise – ce ne sera peut-être pas fait avant plusieurs mois… Mais, étant donné les circonstances, nous devons tous être blancs comme neige. Nous sommes des anges guérisseurs, Christopher. Le public compte sur nous. Pas question d’avoir des défauts.

Augustine lui tendit la photo. On le voyait devant l’entrée de Jessie’s Cougar, à Washington.

— Si on vous avait reconnu, ça aurait pu être très embarrassant.

Le visage de Dicken s’empourpra de honte et de colère.

— Je n’y suis allé qu’une fois, il y a plusieurs mois de cela. J’y suis resté un quart d’heure à peine, et je me suis cassé.

— Vous êtes allé dans un salon privé avec une fille.

— Elle portait un masque de chirurgien et m’a traité comme un lépreux ! (Dicken s’emporta bien plus qu’il ne l’aurait voulu. Ses réflexes s’émoussaient.) Je n’avais même pas envie de la toucher !

— Ça m’emmerde autant que vous, Christopher, dit Augustine sans broncher, mais ce n’est que le commencement. Désormais, nous sommes tous sous les feux des projecteurs.

— Donc, je suis soumis à un examen d’évaluation ? Le FBI va surveiller mon compte en banque et me demander mon agenda ?

Augustine ne daigna pas répondre.

Dicken se leva et jeta la photo sur le bureau.

— Et ensuite ? Il faudra que je vous communique les noms des personnes que je fréquente et la nature exacte de nos relations ?

— Oui, murmura Augustine.

Dicken se figea et sentit sa colère le fuir, comme s’il venait de la chasser par un rot. Les implications étaient si vastes, si terrifiantes, qu’il n’éprouva plus qu’une angoisse glacée.

— Il faudra quatre mois pour que la phase d’expérimentation du vaccin soit achevée, même si nous pressons le mouvement. Ce soir, Shawbeck et le vice-président vont proposer une nouvelle politique à la Maison-Blanche. Nous recommandons la mise en quarantaine. Il y a de grandes chances pour qu’une forme de loi martiale soit nécessaire afin de la faire respecter.

Dicken se rassit.

— Incroyable, chuchota-t-il.

— Ne me dites pas que vous n’avez jamais envisagé cette possibilité.

Sous l’effet de la tension, le visage d’Augustine avait viré au gris.

— Mon imagination n’est pas orientée dans ce sens, répliqua Dicken avec amertume.

Augustine fit pivoter son siège pour se tourner vers la fenêtre.

— C’est bientôt le printemps. La saison des amours. Le moment idéal pour annoncer une ségrégation entre les sexes – entre tous les hommes et toutes les femmes en âge de porter un enfant. Imaginez les répercussions sur le PNB, ça va être coton à calculer.

Il y eut un long silence.

— Pourquoi avez-vous commencé par me parler de Kaye Lang ? demanda Dicken.

— Parce que c’est un problème que je sais résoudre, rétorqua Augustine. Quant à l’autre… Ne répétez pas ce que je vais vous dire, Christopher. Je comprends la nécessité de cette décision, mais je ne vois pas comment nous pourrons y survivre sur le plan politique.

Il sortit une autre photo de son tiroir et la montra à Dicken. On y voyait un homme et une femme sur le perron d’une imposante maison, éclairés par une veilleuse placée au-dessus de la porte. Ils s’embrassaient à pleine bouche. Dicken ne distingua pas le visage de l’homme, mais il avait la carrure d’Augustine et s’habillait comme lui.

— C’est pour que vous ne vous sentiez pas seul. Elle est mariée à un jeune membre du Congrès. Nous venons de rompre. Il est temps pour nous tous de nous conduire en adultes.

Dicken était un peu nauséeux lorsqu’il sortit du bâtiment 51, où se trouvait le quartier général de la Brigade. Loi martiale. Ségrégation sexuelle. Il courba les épaules et se dirigea vers le parking, évitant de marcher sur les lézardes du trottoir.

Une fois dans sa voiture, il trouva un message sur son téléphone mobile. Il composa le numéro pour l’écouter. Une voix inconnue, celle d’un homme qui devait être allergique aux répondeurs, lui apprit après quelques faux départs qu’ils avaient en commun des connaissances – vagues – et, peut-être, des intérêts.

« Je m’appelle Mitch Rafelson. Je me trouve à Seattle en ce moment, mais j’espère bientôt partir pour l’est et y rencontrer certaines personnes. Si vous êtes intéressé par… par les anciennes manifestations… les manifestations historiques de SHEVA, veuillez me contacter, s’il vous plaît. »

Dicken ferma les yeux et secoua la tête. Incroyable. Apparemment, tout le monde connaissait son hypothèse démente. Il nota le numéro de son correspondant sur un carnet de notes puis le fixa d’un air intrigué. Ce nom lui était familier. Il le souligna d’un trait de stylo.

Il abaissa la vitre et inspira une bouffée d’air frais. L’air se réchauffait et les nuages se dissipaient au-dessus de Bethesda. L’hiver approchait de sa fin.

En dépit de ce que lui dictait la raison, voire l’instinct de survie, il composa le numéro de Kaye Lang. Elle n’était pas chez elle.

— J’espère que tu sais danser avec les grandes filles, murmura-t-il tout en démarrant. Cross est une grande fille, une très grande fille.

 

L Echelle De Darwin
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