27.

 

 

Centre de contrôle et de prévention des maladies,

Atlanta, Fin janvier

 

Venant des nuages bas, paresseux, une lumière neutre pénétrait dans le bureau du directeur. Mark Augustine s’écarta du tableau blanc, couvert d’un gribouillis de flèches et de noms, et, s’appuyant le coude sur la main, se frotta le nez. Tout en bas de l’organigramme complexe, en dessous de Shawbeck, le directeur du NIH, et du futur remplaçant d’Augustine à la tête du CDC, se trouvait la Taskforce for Human Provirus Research[47], la THUPR – un sigle que tout le monde prononçait « super » en zozotant. Augustine, qui détestait cette appellation, se contentait de parler de Brigade tout court.

Il indiqua d’un geste l’impressionnant édifice administratif.

— Et voilà, Frank. Je pars la semaine prochaine pour aller m’enterrer à Bethesda, tout en bas de l’échelle hiérarchique. Une descente de trente-trois barreaux. Pourquoi s’étonner ? C’est le triomphe de la bureaucratie.

Frank Shawbeck se carra dans son siège.

— Ça aurait pu être pire. On a passé le plus clair du mois à élaguer ce truc.

— Qu’importe le degré de terreur, un cauchemar reste un cauchemar.

— Au moins, vous savez qui est votre supérieur. Moi, je dois rendre des comptes à l’HHS et au président. (Shawbeck avait appris la nouvelle deux jours plus tôt : il restait au NIH mais était promu directeur.) En plein dans l’œil du cyclone. Franchement, je suis ravi que Maxine ait décidé de rester à son poste. Elle se débrouille mieux que moi dans le rôle de paratonnerre.

— Ne rêvez pas, répliqua Augustine. Elle est meilleure politicienne que nous deux. Quand la foudre tombera, ce sera sur nous.

— Si elle tombe, corrigea Shawbeck, mais son visage resta grave.

— Quand elle tombera, Frank. (Augustine gratifia l’autre du sourire grimacier qui lui était familier.) L’OMS veut que nous coordonnions toutes les recherches extérieures… et elle veut envoyer des équipes ici pour faire leurs propres tests. La Communauté des États indépendants est incapable de faire quoi que ce soit… la Russie a trop longtemps méprisé les autres républiques. Ils n’arriveront jamais à coordonner leurs efforts, et Dicken ne reçoit toujours aucune information de Géorgie et d’Azerbaïdjan. Nous ne pourrons enquêter là-bas que lorsque la situation politique se sera stabilisée, ce qui ne veut rien dire.

— C’est vraiment grave, ce qui se passe là-bas ? s’enquit Shawbeck.

— Tout ce qu’on sait, c’est que ça va mal. Et ils ne nous demandent pas notre aide. Ça fait dix ou vingt ans, peut-être davantage, qu’ils connaissent la grippe d’Hérode… et qu’ils la traitent à leur façon, au niveau local.

— En massacrant les malades.

Augustine opina.

— Ils ne tiennent pas à ce que ça se sache, pas plus qu’ils ne tiennent à ce que nous disions que SHEVA est originaire de chez eux. Fierté d’un nationalisme de fraîche date. Nous allons rester discrets aussi longtemps que possible, de manière à avoir un moyen de pression sur eux.

— Seigneur ! Et la Turquie ?

— Ils ont accepté notre aide, ils ont laissé entrer nos enquêteurs, mais ils nous interdisent l’accès aux zones frontalières avec l’Iran et la Géorgie.

— Où est Dicken en ce moment ?

— À Genève.

— Il tient l’OMS informée ?

— À tout moment, répondit Augustine. Une copie de chaque rapport est transmise à l’OMS et à l’Unicef. Le Sénat ne décolère pas. Ils menacent de retarder les versements à l’ONU jusqu’à ce que nous ayons une idée claire du financement des recherches à l’échelon international. Ils ne veulent pas que nous leur présentions la facture du traitement que nous trouverons… et ils sont persuadés que c’est nous qui en trouverons un.

Shawbeck leva la main.

— Ce sera probablement le cas. Demain, j’ai rendez-vous avec quatre dirigeants d’entreprise : Merck, Schering Plough, Lilly et Bristol-Myers. La semaine prochaine, ce sera le tour d’Americol et d’Euricol. Ils veulent tous parler de profits et de subventions. Et, comme si ça ne suffisait pas, le docteur Gallo débarque cet après-midi – il veut avoir accès à toutes nos recherches.

— Mais notre travail n’a rien à voir avec le VIH, protesta Augustine.

— Il affirme qu’il y a sans doute une activité réceptrice similaire. C’est une idée un peu tirée par les cheveux, mais n’oubliez pas qu’il est célèbre et qu’il est très écouté à Washington. Et, apparemment, il peut nous aider avec les Français, maintenant qu’ils coopèrent de nouveau.

— Comment allons-nous traiter ce truc, Frank ? Bon sang, mes gars ont déniché SHEVA chez tous les singes de la création, du gorille au singe vert.

— Il est trop tôt pour sombrer dans le pessimisme, tempéra Shawbeck. Ça ne fait que trois mois que nous sommes sur le coup.

— On a recensé quarante mille cas de grippe d’Hérode rien que sur la côte est, Frank ! Et nous ne voyons toujours rien venir !

Augustine tapa du poing sur le tableau.

Shawbeck secoua la tête et écarta les bras, émettant des petits bruits apaisants.

Augustine baissa la voix et ses épaules se voûtèrent.

Puis il attrapa un chiffon et, méticuleusement, essuya les taches d’encre sur sa main.

— Côté positif, le message commence à passer, dit-il. Nous avons eu plus de deux millions de visites sur notre site web. Mais vous avez vu Audrey Korda chez Larry King hier soir ?

— Non, dit Shawbeck.

— Elle va presque jusqu’à traiter les hommes de diables incarnés. Elle affirme que les femmes pourraient se passer de nous, que nous devrions être placés en quarantaine et tenus à l’écart des femmes… Pfft ! fit-il en agitant la main. Plus de sexe, plus de SHEVA.

Un éclat minéral apparut dans les yeux de Shawbeck.

— Elle a peut-être raison, Mark. Vous avez vu la liste des mesures extrêmes établie par la ministre de la Santé ?

Augustine passa une main dans ses cheveux drus.

— Bon sang, j’espère que la presse n’aura pas vent de ça.

 

28.

 

 

Long Island, New York

 

Au fond du lavabo gisaient des bribes de dentifrice pareilles à des petits têtards bleus. Kaye acheva de se rincer la bouche, recracha une petite cascade qui envoya les têtards dans la bonde et s’essuya le visage avec une serviette. Puis elle se planta sur le seuil de la salle de bains et contempla, à l’autre bout du long couloir, la porte close de la grande chambre.

C’était la dernière nuit qu’elle passait à la maison ; elle avait dormi dans la chambre d’amis. Un nouveau camion de déménagement – un petit – devait arriver à onze heures du matin pour évacuer les quelques possessions qu’elle emportait avec elle. Caddy avait décidé d’adopter Crickson et Temin.

La maison était à vendre. Vu le boom de l’immobilier, elle allait en tirer un bon prix. Au moins une chose qui échapperait aux créanciers. Saul avait veillé à ce que Kaye soit la seule propriétaire.

Elle sélectionna une tenue pour la journée – un slip et un soutien-gorge tout simples, un sweater et un chemisier crème, un pantalon de toile bleu – et fourra dans une valise les éléments de sa garde-robe qui n’étaient pas déjà dans les cartons. Elle était lasse de s’occuper de tout ça, d’attribuer tel ou tel objet à la sœur de Saul, de préparer des sacs de vêtements pour les bonnes œuvres, d’autres pour la poubelle.

Kaye avait mis presque une semaine à se débarrasser des résidus de leur vie commune qu’elle ne souhaitait pas conserver et que la négociatrice de l’agence estimait de nature à nuire à la vente. Elle lui avait expliqué avec ménagements les réactions que risquaient de susciter « tous ces ouvrages scientifiques, toutes ces publications… Trop abstraits. Trop froids. Et de la mauvaise couleur. »

Kaye imaginait la maison envahie par des couples de jeunes parvenus, dépourvus de tout esprit critique, lui en veste de tweed et souliers de daim, elle en jupe stricte de soie ou de microfibre, évitant comme la peste tout signe d’individualisme ou d’intelligence et péchant la notion de charme dans les suppléments dominicaux des journaux. La maison, une fois vidée, aurait en gros le type de charme qu’ils recherchaient. Les meubles, les rideaux et les tapis que Saul et elle avaient achetés en étaient totalement dépourvus. Avant de pouvoir mettre le bien sur le marché, il faudrait en expurger la vie de ses occupants passés.

Leur vie… Saul n’y avait plus sa part. Elle effaçait les preuves de leurs années d’intimité ; AKS démantelait et dispersait leur vie professionnelle.

Grâce à Dieu, la négociatrice n’avait pas évoqué les actes sanglants de Saul.

Combien de temps encore vais-je me sentir coupable ? Elle se figea dans l’escalier et se mordilla le pouce. Elle avait beau faire des efforts pour se ressaisir, pour se concentrer sur les options qui lui étaient encore offertes, elle s’égarait de plus en plus souvent dans un dédale d’associations d’idées et d’émotions qui ne faisait que la rendre plus malheureuse. La proposition de la Brigade affectée à la grippe d’Hérode était à ses yeux une ligne bien droite, la sienne, solide et rationnelle. Les bizarreries de la nature allaient l’aider à guérir les bizarreries de sa vie, et cela, quoique étonnant, était crédible, acceptable ; elle concevait l’idée que sa vie puisse fonctionner ainsi.

La sonnette émit la mélodie d’Eleanor Rigby. Une idée de Saul. Kaye gagna le rez-de-chaussée et ouvrit la porte. Judith Kushner se tenait sur le seuil, le visage tendu.

— Je suis venue dès que j’ai compris ce qui se passait, expliqua-t-elle.

Elle portait une jupe en laine noire, des souliers noirs et un chemisier blanc sous un imperméable London Fog qui retombait sur les marches.

— Bonjour, Judith, dit Kaye, un peu déconcertée.

Kushner agrippa le battant de la porte, sembla demander la permission d’entrer d’un bref coup d’œil et pénétra dans le vestibule. Elle se débarrassa de son imperméable, qu’elle accrocha à un portemanteau en érable.

— J’ai appelé huit personnes de ma connaissance, et Marge Cross les avait toutes contactées. Elle s’est rendue personnellement à leur domicile, prétextant être en route pour je ne sais quelle réunion d’affaires – comme cinq d’entre elles vivent dans les environs de New York, l’excuse était potable.

— Marge Cross… d’Americol ? demanda Kaye.

— Et aussi d’Euricol. Elle tire également les ficelles outre-Atlantique, ne l’oubliez pas. Bon sang, Kaye, elle est vraiment persuasive, vous n’avez pas idée – Linda et Herb ont rejoint ses troupes ! Et ce n’est pas fini.

— Moins vite, Judith, s’il vous plaît.

— Fiona a failli fondre en larmes quand j’ai dit non à Cross, je vous le jure ! Mais je déteste ces conneries de conglomérats. Je les hais. Je n’ai pas honte d’être traitée de socialiste… d’enfant des années 60…

— S’il vous plaît, répéta Kaye en leva les mains pour endiguer ce torrent verbal. Nous allons y passer la journée si vous ne vous calmez pas.

Kushner se tut et lui lança un regard noir.

— Vous êtes intelligente, ma chère. Vous trouverez bien toute seule.

Kaye resta interloquée quelques secondes.

— Marge Cross, d’Americol, veut un morceau de SHEVA ?

— Non seulement ça lui permettra de remplir ses hôpitaux, mais en outre elle leur fournira elle-même les produits développés par son équipe. Des traitements qui seront la propriété exclusive des entreprises médicales affiliées à Americol. Et, si elle annonce la formation d’une équipe d’experts, les actions de sa boîte vont atteindre une valeur record.

— Et elle me veut, moi ?

— J’ai reçu un appel de Debra Kim. Marge Cross aurait promis de lui donner un labo, d’héberger ses souris immunodéficientes et d’acheter le brevet de son traitement contre le choléra – le tout pour un montant qui la débarrassera définitivement de tout problème financier. Avant même qu’elle ait trouvé un traitement. Debra voulait savoir ce qu’elle devait vous dire.

— Debra ?

Kaye était abasourdie.

— Marge est passée maître dans la manipulation psychologique. Je suis bien placée pour le savoir. J’ai fait médecine avec elle, durant les années 70. Elle a fait une maîtrise de commerce en même temps. Bourrée d’énergie, laide à faire peur, pas l’ombre d’un flirt qui l’aurait empêchée de bachoter… Elle est entrée dans le privé en 1987, et regardez le résultat.

— Mais que veut-elle de moi ?

Kushner haussa les épaules.

— Vous êtes une pionnière, une célébrité… bon sang, Saul a un peu fait de vous une martyre, en particulier aux yeux des femmes. Des femmes qui vont bientôt exiger un traitement. Vous avez d’excellentes références, vous avez publié d’excellents articles, vous êtes l’image même de la crédibilité. Je croyais qu’ils allaient lapider le messager, Kaye. Maintenant, je pense qu’on va vous offrir une médaille.

— Mon Dieu !

Kaye alla dans le séjour aux murs désormais vierges et s’assit sur le sofa fraîchement nettoyé. Il régnait dans la pièce une odeur de savon, comme dans un hôpital.

Kushner renifla et fronça les sourcils.

— Si l’on ne se fiait qu’à l’odeur, on dirait que ce sont des robots qui vivaient ici.

— L’agence immobilière m’a dit que ça devait sentir le propre, dit Kaye, gagnant du temps pour s’éclaircir les idées. Et quand ils ont nettoyé en haut… après Saul… il est resté un parfum. Un désinfectant au pin maritime ou quelque chose comme ça.

— Seigneur, murmura Kushner.

— Vous avez dit non à Marge Cross ?

— J’ai assez de boulot pour m’occuper durant le restant de mes jours, ma chérie. Je n’ai pas besoin qu’une machine à faire du fric m’organise mon planning. Vous l’avez déjà vue à la télé ?

Kaye acquiesça.

— Ne vous fiez pas à son image.

Il y eut un bruit de voiture dans l’allée. Kaye s’approcha de la baie vitrée et vit une grosse Chrysler couleur kaki. Le jeune homme en costume gris qui la conduisait descendit et ouvrit la portière arrière droite. Debra Kim apparut, embrassa les lieux du regard et leva une main pour se protéger de la brise marine plutôt fraîche. Quelques flocons de neige tombaient déjà.

Le jeune homme en gris ouvrit l’autre portière, et Marge Cross déplia son mètre quatre-vingts, vêtue d’un manteau de laine bleu marine, ses cheveux grisonnants réunis en un chignon plein de dignité. Elle dit quelques mots au jeune homme, qui hocha la tête et alla s’appuyer sur la voiture pendant que Cross et Debra Kim se dirigeaient vers le porche.

— Je n’en crois pas mes yeux, dit Kushner. Elle est encore plus rapide que la vitesse de la pensée.

— Vous ne saviez pas qu’elle allait venir ici ?

— Pas aussi vite. Vous voulez que je fuie par la porte de derrière ?

Kaye fit non de la tête et, pour la première fois depuis des jours, ne put s’empêcher de rire.

— Non. J’aimerais vous voir vous disputer mon âme, toutes les deux.

— Je vous aime bien, Kaye, mais je sais qu’il vaut mieux éviter les disputes avec Marge.

Kaye s’empressa de gagner l’entrée et ouvrit la porte avant que Cross ait eu le temps de sonner. Cross se fendit d’un large sourire amical, son visage mal dégrossi et ses petits yeux verts s’éclairant d’une lueur maternelle.

Kim eut un sourire nerveux.

— Bonjour, Kaye, dit-elle en rougissant.

— Kaye Lang ? Nous n’avons pas été présentées, dit Cross.

Mon Dieu, songea Kaye. Elle a la voix de Julia Child[48] !

Kaye prépara dans une vieille casserole du café instantané aromatisé à la vanille et le servit dans les tasses qu’elle avait décidé d’abandonner avec la maison. Pas un instant Cross ne lui donna l’impression qu’elle négligeait ses devoirs d’hôtesse envers une femme pesant vingt milliards de dollars.

— Je tiens à être franche avec vous, commença-t-elle. Je suis allée visiter le labo de Debra à AKS. Elle accomplit un travail extrêmement intéressant. Nous avons une place pour elle. Debra m’a parlé de votre situation…

Kushner jeta un regard en coin à Kaye, hocha imperceptiblement la tête.

— Et, franchement, ça fait plusieurs mois que j’ai envie de vous rencontrer. J’ai cinq jeunes gens dont la mission est de lire les publications pour moi – tous aussi beaux qu’intelligents. L’un des plus beaux, qui est aussi le plus intelligent, m’a dit un jour : « Lisez ceci. » C’était votre article prédisant l’expression d’anciens provirus humains. Ouaouh ! Aujourd’hui, il est plus pertinent que jamais. Kim m’a dit que vous avez accepté une offre du CDC. De Christopher Dicken.

— Plus précisément de Mark Augustine et de la Brigade affectée à la grippe d’Hérode, corrigea Kaye.

— Je connais bien Mark. Il sait déléguer. Vous travaillerez avec Christopher. Un jeune homme brillant. (Cross poursuivit, adoptant le ton qu’elle aurait employé pour parler jardinage.) Nous comptons mettre sur pied une équipe d’enquête et de recherche d’envergure mondiale pour travailler sur la grippe d’Hérode. Nous allons trouver un traitement, peut-être même un remède. Ce traitement sera offert à tous les hôpitaux d’Americol, mais nous sommes prêts à le vendre à tout le monde. Nous avons l’infrastructure, mon Dieu, nous avons les finances… Nous allons faire équipe avec le CDC, et votre rôle pourra être celui d’un de nos représentants au sein du HHS et du NIH. Comme le programme Apollo : le gouvernement et l’industrie privée engagés dans une coopération à grande échelle, sauf que, cette fois-ci, nous ne repartirons pas après avoir aluni. (Cross changea de position pour faire face à Kushner.) La proposition que je vous ai faite tient toujours, Judith. Je serais ravie que vous travailliez pour nous, toutes les deux.

Kushner eut un petit rire, presque enfantin.

— Non, merci, Marge. Je suis trop vieille pour enfiler un nouveau harnais.

Cross secoua la tête.

— Il n’y aura aucune contrainte, je vous le garantis.

— J’hésite avant de servir deux maîtres, déclara Kaye. Je n’ai même pas encore commencé à travailler avec la Brigade.

— Je vois Mark Augustine et Frank Shawbeck cet après-midi. Si vous le souhaitez, vous pouvez m’accompagner à Washington. Nous les verrons ensemble. Vous êtes aussi invitée, Judith.

Kushner secoua la tête, mais, cette fois-ci, son rire était forcé.

Kaye resta silencieuse pendant quelques secondes, les yeux fixés sur ses mains jointes, sur ses ongles et ses phalanges qui passaient du blanc au rose à mesure qu’elle se tendait et se détendait. Elle connaissait déjà sa réponse, mais elle voulait en entendre davantage de Cross.

— Quelle que soit la nature de vos recherches, vous n’aurez plus jamais à vous soucier de trouver des fonds, dit celle-ci. Nous inclurons dans votre contrat une clause à cet effet. J’ai vraiment confiance en vous.

Mais ai-je envie d’être l’un des joyaux de votre couronne, ma reine ? se demanda Kaye.

— Je me fie à mes instincts, Kaye. J’ai déjà demandé à mes gars des ressources humaines d’examiner votre cas. Ils estiment que vous allez faire un travail d’exception durant les décennies à venir. Rejoignez-nous, Kaye. Rien de ce que vous ferez ne sera ignoré ni méprisé.

Kushner s’esclaffa une nouvelle fois, et Cross gratifia les deux femmes d’un sourire.

— Je veux quitter cette maison le plus tôt possible, dit Kaye. Je ne comptais me rendre à Atlanta que la semaine prochaine… Je suis encore à la recherche d’un appartement là-bas.

— Je demanderai à mes gars de s’en occuper. Nous vous trouverons quelque chose de bien à Atlanta ou à Baltimore, à vous de choisir.

— Mon Dieu, fit Kaye avec un petit sourire.

— Je suis au courant d’autre chose, d’une chose qui a beaucoup d’importance à vos yeux. Saul et vous avez beaucoup travaillé avec la république de Géorgie. J’ai peut-être les contacts qu’il faut pour sauver la situation là-bas. J’aimerais faire des recherches supplémentaires sur la phagothérapie. Je pense pouvoir convaincre Tbilissi de relâcher la pression politique. De toute façon, c’est ridicule – une bande d’amateurs essayant de gouverner un pays.

Cross posa une main sur son bras et le serra doucement.

— Venez avec moi, accompagnez-moi à Washington, allons voir Mark et Frank, rencontrez les gens que vous voulez voir, faites-vous une idée de ce qui vous attend. Prenez votre décision dans deux ou trois jours. Consultez votre avocat si vous le souhaitez. Nous vous donnerons même un projet de contrat. Si ça ne marche pas, je vous laisse au CDC, et sans rancune.

Kaye se tourna vers Kushner et vit que son mentor arborait la même expression que le jour où elle lui avait appris qu’elle allait épouser Saul.

— Quelles seront les restrictions, Marge ? demanda Kushner à voix basse en croisant les doigts sur son giron.

Cross se redressa et plissa les lèvres.

— Rien d’extraordinaire. Le crédit de toute découverte ira à l’équipe. Le service de presse de l’entreprise orchestrera tous les communiqués et supervisera tous les articles afin d’en déterminer la date de publication idéale. Pas de prima donna, chez nous. Les retombées financières seront partagées au moyen d’un contrat de royalties plutôt généreux. (Elle croisa les bras.) Kaye, votre avocat est un peu vieux et il n’est guère versé dans le domaine qui nous intéresse. Judith peut sûrement vous recommander un meilleur choix.

Kushner opina.

— Je peux lui recommander un excellent avocat, en effet… si elle envisage sérieusement d’accepter votre proposition.

Elle avait une voix pincée, déçue.

— Je n’ai pas l’habitude d’être courtisée à coups de bouquets de roses et de boîtes de chocolats, croyez-moi, dit Kaye, les yeux fixés sur le tapis. J’aimerais savoir ce que la Brigade attend de moi avant de prendre une quelconque décision.

— Si vous m’accompagnez dans le bureau d’Augustine, il saura ce que je mijote. Je pense qu’il l’acceptera.

Surprise, Kaye s’entendit dire :

— En ce cas, j’aimerais vous accompagner à Washington.

— Vous le méritez, Kaye, dit Cross. Et j’ai besoin de vous. Ce qui nous attend n’est pas une partie de plaisir. Je veux les meilleurs chercheurs, la meilleure armure pour me protéger.

Dehors, la neige tombait en abondance. Kaye vit que le chauffeur de Cross s’était abrité dans la voiture et utilisait un téléphone mobile. C’était un autre monde, rapide, affairé, connecté, où l’on n’avait que peu de temps pour réfléchir.

Peut-être exactement ce qu’il lui fallait.

— Je vais appeler ce fameux avocat, dit Kushner. (Puis, s’adressant à Cross :) J’aimerais rester seule avec Kaye pendant quelques minutes.

— Bien entendu, dit Cross.

Une fois dans la cuisine, Judith Kushner empoigna le bras de Kaye et la fixa d’un air farouche que Kaye l’avait rarement vue arborer.

— Vous avez conscience de ce qui va arriver, j’espère.

— Quoi donc ?

— Vous allez devenir une marionnette. Vous allez passer la moitié de votre temps dans des salles de réunion, à parler à des gens au sourire plein d’espoir qui n’auront pas peur de vous dire exactement ce que vous souhaitez entendre, et qui vous dénigreront dès que vous aurez le dos tourné. On dira de vous que vous êtes une poupée de Marge, l’un de ses jouets.

— Allons, fit Kaye.

— Vous serez persuadée de faire de l’excellent travail et puis, un jour, vous vous rendrez compte qu’elle vous a amenée à faire ce qu’elle voulait et rien d’autre. Elle pense que ce monde lui appartient et que c’est elle qui en dicte les règles. Il faudra bien que quelqu’un vienne à votre secours, Kaye Lang. Je ne sais pas si ce sera moi, je n’en suis pas sûre. Et j’espère pour vous que ce ne sera pas un autre Saul.

— J’apprécie votre sollicitude. Et je vous remercie, dit Kaye sur un ton posé, où perçait néanmoins une certaine défiance. Je me fie à mes instincts, moi aussi, Judith. Et puis je veux percer le secret de la grippe d’Hérode. Ce ne sera pas une mince affaire. Je pense qu’elle a raison à propos du CDC. Et si nous parvenions à… finir notre travail avec Eliava ? Pour Saul. En sa mémoire.

L’intensité qui habitait Kushner sembla s’évanouir, et elle prit appui contre le mur, secoua la tête.

— D’accord, fit-elle.

— À vous entendre, Cross est le diable en personne.

Rire de Kushner.

— Non, ce n’est pas le diable. Mais ce n’est pas non plus ma tasse de thé.

La porte de la cuisine s’ouvrit sur Debra Kim. Elle jeta aux deux femmes un regard nerveux, puis supplia :

— Kaye, c’est vous qu’elle veut. Pas moi. Si vous ne montez pas à bord, elle trouvera un moyen de me larguer…

— Je vais le faire, dit Kaye en agitant les mains. Mais je ne peux pas partir tout de suite, bon Dieu. La maison…

— Marge s’en occupera pour vous, dit Kushner, comme si elle développait devant une étudiante un peu lente un sujet qu’elle-même n’appréciait pas.

— Mais oui, affirma Kim, soudain ravie. Elle est fantastique.

 

29.

 

 

Labo de primatologie de la Brigade, Baltimore

Février

 

— Bonjour, Christopher ! Comment se porte le Vieux Continent ?

Marian Freedman tenait ouverte la porte en haut des marches de béton. Un vent glacial s’engouffrait dans l’allée. Tout en grimpant l’escalier, Dicken remonta son écharpe autour de son cou et se frotta ostensiblement les yeux.

— Je suis encore à l’heure de Genève. Ben Tice vous envoie ses amitiés.

Freedman se fendit d’un salut militaire.

— L’Europe est sur les dents, déclara-t-elle en forçant le ton. Comment va-t-il ?

— Il est mort de fatigue. La semaine dernière, ils se sont occupés des protéines membranaires. Moins évident qu’ils ne le croyaient. SHEVA ne se cristallise pas.

— Il aurait dû m’en parler.

Dicken ôta son écharpe et son manteau.

— Vous avez du café chaud ?

— Dans le salon.

Elle le guida le long d’un couloir aux murs de béton peints d’un orange des plus bizarres et lui indiqua une porte sur sa gauche.

— Comment est le bâtiment ? demanda-t-il.

— Nul. Les inspecteurs ont trouvé du tritium dans la plomberie, vous étiez au courant ? L’année dernière, ce lieu était un centre d’élimination de déchets médicaux, mais, Dieu sait comment, ils se sont retrouvés avec ce tritium dans les tuyaux. On n’a pas eu le temps de protester et de dénicher autre chose. La loi du marché ! Conséquence, il a fallu dépenser dix mille dollars pour installer des moniteurs et renforcer les mesures de sécurité. Il y a un gars du National Radiation Center qui se balade tous les deux jours dans l’immeuble avec son compteur Geiger.

Dicken s’arrêta devant le tableau d’affichage du salon. Il était divisé en deux parties d’inégale importance : une surface blanche et, sur la gauche, un petit carré de liège punaisé de notices. « Cherche à partager appartement moins cher que le mien. » « Quelqu’un peut-il aller récupérer mes chiens à la quarantaine de Dulles mercredi prochain ? Je suis de service toute la journée. » « Comment sont les crèches à Arlington ? » « Cherche voiture pour aller à Bethesda lundi prochain. De préférence quelqu’un du Métabolisme ou de l’Excrétion : de toute façon, il faut qu’on se parle. »

Ses yeux s’embrumèrent. Quoique épuisé, il était profondément ému de voir cette chose prendre vie, tous ces gens qui se rassemblaient, qui parcouraient le monde en faisant suivre leurs familles et leurs vies.

Freedman lui tendit un gobelet de café.

— Il est frais. Nous faisons du bon café, ici.

— Un excellent diurétique, commenta-t-il. Ça devrait vous aider à éliminer le tritium.

Freedman fit la grimace.

— Vous avez réussi à induire l’expression ? s’enquit Dicken.

— Non. Mais l’ERV simien dispersé est si proche de SHEVA question génome que c’en est proprement terrifiant. Nous sommes en train de prouver l’une de nos hypothèses de départ : ce truc est très ancien. Il a pénétré le génome simien avant que les cercopithèques et nous-mêmes ne soyons distincts.

Dicken avala son café et s’essuya les lèvres.

— Donc, ce n’est pas une maladie, déclara-t-il.

— Holà, ce n’est pas ce que j’ai dit. (Freedman lui reprit le gobelet des mains et le jeta dans une poubelle.) Ça s’exprime, ça se répand, ça infecte. C’est une maladie, d’où que ça vienne.

— Ben Tice a analysé deux cents fœtus avortés.

Chacun d’entre eux contenait une grosse masse folliculaire, similaire à un ovaire mais ne contenant qu’une vingtaine de follicules. Dans chacun des cas…

— Je sais, Christopher. Trois follicules brisés au plus. Il m’a envoyé son rapport hier soir.

— Marian, le placenta est minuscule, la poche amniotique ridicule, et, après la fausse couche, qui est incroyablement aisée – la plupart des femmes ne sentent strictement rien –, elles ne perdent même pas l’endomètre. Comme si elles étaient encore enceintes.

Marian commençait à s’agiter.

— Écoutez, Christopher…

Deux chercheurs, deux jeunes Noirs, entrèrent dans le salon, reconnurent Dicken, qui ne les avait pourtant pas encore rencontrés, le saluèrent et se dirigèrent vers le réfrigérateur. Freedman baissa la voix.

— Christopher, je ne tiens pas à me trouver entre Mark Augustine et vous quand ça fera des étincelles. Oui, vous avez démontré que SHEVA était présent dans les tissus des victimes géorgiennes. Mais leurs bébés n’avaient rien à voir avec ces créatures difformes. C’étaient des fœtus dont le développement était parfaitement normal.

— J’aimerais bien pouvoir analyser l’un d’eux.

— Allez faire ça ailleurs. La médecine légale n’a pas sa place chez nous, Christopher. J’ai ici cent vingt-trois personnes, trente cercopithèques et douze chimpanzés, tous enrôlés pour une mission bien précise : explorer l’expression des virus endogènes dans les tissus simiens. Un point, c’est tout. (Cette dernière phrase n’était qu’un murmure. Elle haussa le ton.) Venez donc jeter un coup d’œil à ce qu’on a.

Elle conduisit Dicken dans un petit dédale d’espaces de travail, dont chacun était pourvu d’un écran plat. Ils croisèrent un groupe de femmes en blouse blanche et un technicien en salopette verte. L’air sentait l’antiseptique jusqu’à ce que Marian ouvre la porte d’acier du labo principal. Dicken perçut alors l’odeur rassise de la bouffe de singe, la puanteur âcre de l’urine et des fèces, puis, à nouveau, le parfum du savon et du désinfectant.

Elle l’amena dans une grande salle aux murs de béton où se trouvaient trois chimpanzés femelles, chacune dans son enclos scellé de plastique et d’acier. Chaque enclos était équipé de son propre système d’aération. Un technicien avait inséré un carcan dans le premier enclos, et le chimpanzé s’efforçait de se libérer de son étreinte. Lentement, le carcan se refermait sur lui, manipulé par l’homme qui sifflait doucement, attendant que l’animal accepte son sort. Le carcan empêchait maintenant celui-ci de bouger ; il ne pouvait plus mordre personne et un seul de ses bras était libre, du côté opposé où la laborantine allait se mettre au travail.

Sous le regard neutre de Marian, le chimpanzé piégé fut extrait de son enclos. Le carcan pivota sur ses roues en caoutchouc, et la laborantine préleva des échantillons de sang et de muqueuses vaginales. Le chimpanzé protestait en poussant des cris aigus. Ses tortionnaires les ignoraient consciencieusement.

Marian s’approcha du carcan et caressa la main tendue du chimpanzé.

— Allons, Kiki. Allons, ma fille. C’est ma fille. Nous sommes navrés, ma chérie.

Les doigts du chimpanzé dansèrent dans la paume de Marian. Il grimaçait, se trémoussait, mais il avait cessé de hurler. Lorsqu’il eut regagné son enclos, Marian fit face au technicien et à la laborantine.

— Le prochain qui traitera ces animaux comme des machines se fera virer sur-le-champ, dit-elle en grondant. C’est compris ? Cette femelle est socialisée. Elle vient d’être violentée et elle cherche à toucher quelqu’un pour se rassurer. À ses yeux, vous êtes ce qui se rapproche le plus d’un ami, d’une famille. Est-ce que vous avez bien compris ?

Les deux autres s’excusèrent d’un air penaud.

Marian pivota sur elle-même et, d’un vif signe de tête, intima à Dicken l’ordre de la suivre.

— Je suis sûr que tout va bien, dit-il, troublé par l’incident. Je vous fais confiance, Marian.

Soupir de l’intéressée.

— Alors suivez-moi dans mon bureau et discutons encore un peu.

Le couloir était vide, les portes fermées à chaque extrémité. Dicken soulignait ses propos en agitant les mains.

— Ben est de mon côté. Il pense qu’il s’agit d’un événement significatif et non d’une maladie.

— Est-ce qu’il est prêt à s’opposer à Augustine ? On nous verse des fonds dans la seule intention de nous voir trouver un traitement, Christopher ! Si ce n’est pas une maladie, pourquoi se fatiguer ? Les gens sont malheureux, ils sont malades et ils pensent perdre des bébés.

— Ces fœtus avortés ne sont pas des bébés, Marian.

— Alors de quoi s’agit-il, bon Dieu ? Je dois faire avec ce que je sais, Christopher. Si nous nous égarons dans la théorie…

— Ce que je veux, c’est savoir ce que vous pensez. Comme pour un sondage.

Marian se planta derrière son bureau, posa les mains sur sa surface en Formica, qu’elle tambourina de ses ongles courts. Elle semblait exaspérée.

— Je suis généticienne et biologiste moléculaire. Je ne connais que dalle à presque tout le reste. Chaque soir, je mets cinq heures à lire un centième de ce dont j’ai besoin pour rester à jour dans mon domaine.

— Vous avez accédé à MedWeb ? à Bionet ? à Virion ?

— Je ne vais pas souvent sur le Net, sauf pour lever mon courrier.

— Virion est un petit zine informel de Palo Alto. Uniquement sur abonnement. C’est Kiril Maddox qui le dirige.

— Je sais. Je suis sortie avec Kiril à Stanford.

Dicken en resta bouche bée.

— Je l’ignorais.

— Ne le répétez à personne, je vous en supplie ! À l’époque, c’était déjà un petit crétin brillant et subversif.

— Parole de scout. Mais vous devriez y jeter un coup d’œil. Il y a en ce moment une trentaine de participants anonymes. Kiril m’assure que ce sont tous d’authentiques chercheurs. Et ils ne parlent ni de maladie ni de traitement.

— Entendu, et, quand ils communiqueront leurs idées au public, je vous accompagnerai pour prendre d’assaut le bureau d’Augustine.

— Promis ?

— Jamais de la vie ! Je ne suis pas un chercheur de génie jouissant d’une réputation internationale à protéger. Je ne suis qu’une humble ouvrière criblée de dettes et sexuellement frustrée, qui adore son boulot et tient à le garder.

Dicken se frictionna la nuque.

— Il se passe quelque chose. Quelque chose de vraiment important. J’ai besoin de personnes capables de me soutenir quand j’en parlerai à Augustine.

— Dites plutôt : quand vous tenterez de le remettre sur le droit chemin. Il va vous foutre dehors à coups de pied au cul.

— Je ne le pense pas. J’espère bien que non. (Puis, lançant un clin d’œil à Freedman, Dicken demanda :) Comment le savez-vous ? Vous êtes aussi sortie avec lui ?

— Il faisait médecine. Je restais toujours à l’écart des carabins.

 

Jessie’s Cougar se trouvait à l’entresol, annoncé par une petite enseigne au néon, une plaque en bois factice et un escalier à la rampe de bronze poli. Dans la longue et étroite salle, un type costaud vêtu d’une veste de smoking bidon et d’un pantalon noir servait les clients assis autour de minuscules tables en bois, et sept ou huit filles nues se succédaient sans conviction sur la petite scène.

Près de la cage vide, un message rédigé à la main sur un écriteau informait la clientèle que, le couguar étant malade cette semaine, Jessie était en chômage technique. Des photos du félin avachi et de sa maîtresse blonde, souriante et plantureuse décoraient le mur derrière le bar.

La salle, large de trois mètres à peine, était bondée et enfumée, et Dicken se sentit mal dès qu’il s’assit. Il parcourut les lieux du regard et découvrit des hommes d’âge moyen, vêtus de costumes stricts et groupés par deux ou trois, et des jeunes hommes en jean, seuls, tous blancs, un petit verre de bière devant eux.

Un quadragénaire aborda une danseuse qui quittait la scène, lui murmura quelque chose à l’oreille, et elle hocha la tête. Suivi de ses compagnons de table, l’homme se dirigea vers un salon privé pour y goûter un nouveau spectacle.

En l’espace d’un mois, Dicken n’avait pas disposé de plus de deux heures de loisirs. Comme il était libre ce soir, coincé dans sa chambre du Holiday Inn sans amis ni connaissances, il s’était rendu dans le quartier des night-clubs, croisant nombre de voitures de police et deux ou trois flics à pied ou en vélo. Il était resté quelques minutes dans une librairie, jugeant finalement insupportable l’idée de passer la soirée à lire, et ses pieds l’avaient conduit automatiquement là où il avait toujours souhaité aller, ne serait-ce que pour regarder une femme étrangère à son milieu professionnel.

Âgées d’une trentaine d’années au maximum, les danseuses étaient plutôt séduisantes, saisissantes dans leur nudité, le plus souvent pourvues de seins rectifiés, pour ce qu’il pouvait en juger, et d’une toison pubienne rasée formant un point d’exclamation quasiment universel. Aucune d’elles ne se tourna vers lui à son arrivée. Dans quelques minutes, elles lui adresseraient des œillades et des sourires vénaux mais, pour le moment, elles n’avaient aucune réaction.

Il commanda une Budweiser – le choix se limitait aux Coors, aux Bud et aux Bud Lite – et s’adossa au mur. La fille qui occupait la scène était jeune, mince, pourvue de seins en obus qui juraient avec sa cage thoracique étroite. Il la regarda sans grand intérêt et, quand elle eut fini son numéro et parcouru la salle de ses yeux inexpressifs, elle enfila un peignoir en rayonne et descendit dans la salle pour se mêler aux clients.

Dicken n’avait jamais réussi à apprendre les codes en vigueur dans une boîte de ce type. Il connaissait l’existence des salons privés mais ignorait ce qui y était autorisé et interdit. Il se surprit à oublier les filles, la fumée et la bière pour réfléchir au lendemain, à la visite du matin au centre médical de l’université Howard, à la réunion de l’après-midi avec Augustine et les nouveaux membres de l’équipe… Encore une journée bien remplie.

En découvrant la fille qui entrait en scène, plus petite, moins maigrichonne, avec de petits seins et une taille fine, il pensa à Kaye Lang.

Dicken acheva sa bière, jeta deux pièces de vingt-cinq cents sur la petite table et fit reculer sa chaise. Une rouquine à moitié nue lui exhiba ses bas, écartant les pans de son peignoir pour lever la jambe. Se faisant l’effet d’un crétin, il glissa vingt dollars dans sa jarretière et lui adressa un regard qui se voulait plein d’autorité nonchalante, mais qui exprimait probablement davantage sa nervosité.

— C’est un début, chéri, dit la fille d’une petite voix pleine d’assurance.

Elle jeta un vif regard circulaire sur la salle. En ce moment, il était le gibier le plus appétissant.

— Tu as travaillé trop dur, pas vrai ? lui dit-elle.

— Oui.

— Tu as bien besoin d’un petit numéro en privé.

— Ce serait agréable, dit-il, la bouche sèche.

— Nous avons un endroit pour ça. Mais tu connais le règlement, chéri. Il n’y a que moi qui touche. La direction souhaite que tu restes assis. Tu verras, c’est amusant.

C’est atroce, oui. Dicken la suivit quand même, se retrouvant au premier étage du bâtiment, dans l’une des huit ou dix petites pièces, de la taille d’une chambre, où étaient installés une scène et un fauteuil pliant. Il prit place sur celui-ci alors que la fille laissait choir son peignoir. Elle portait un string microscopique.

— Je m’appelle Danielle. (Elle porta un doigt à ses lèvres comme il faisait mine de parler.) Ne me dis rien. J’aime le mystère.

Puis, d’un petit sac fixé à son bras, elle retira un paquet en plastique et le déballa avec dextérité d’un mouvement du poignet. Elle plaqua un masque de chirurgien sur son visage.

— Navrée, chuchota-t-elle. Tu sais ce que c’est. D’après ce qu’on dit, rien ne résiste à cette nouvelle grippe – ni la pilule, ni la capote. On n’a même plus besoin d’être… comment dire… pervers pour avoir des emmerdes. Et on dit que tous les mecs sont porteurs. J’ai déjà deux gamins. Je ne peux pas me permettre d’arrêter de bosser pour accoucher d’un petit monstre.

Dicken était si épuisé qu’il parvenait à peine à bouger. Elle monta sur scène et prit la pose.

— Tu préfères que ça se passe vite ou en douceur ?

Il se leva, faisant basculer son siège, qui tomba bruyamment. Elle le regarda en plissant les yeux, son front creusé de rides d’inquiétude. Son masque était d’un vert médical.

— Excusez-moi, dit-il.

Il lui tendit un nouveau billet de vingt dollars puis s’enfuit, se retrouva dans la salle enfumée, bouscula les clients sur son passage, remonta l’escalier vers la rue, s’accrocha à la rampe pour reprendre son souffle.

Il s’essuya vigoureusement les mains sur son pantalon, comme si c’était lui qui risquait d’être infecté.

 

30.

 

 

Université du Washington, Seattle

 

Mitch s’assit sur le banc et s’étira devant la lumière aqueuse du soleil. Il s’était dispensé de manteau, ne portant qu’une chemise écossaise, un jean élimé et des chaussures de marche fatiguées.

Les arbres dénudés dressaient leurs branches grises au-dessus d’un champ de neige moucheté de traces de pas. Dédaignant les trottoirs, les étudiants avaient sillonné les pelouses recouvertes de blancheur. Des flocons tombaient lentement des nuages gris et fracturés qui se mouvaient dans le ciel.

Wendell Packer s’approcha en agitant la main, un sourire pincé aux lèvres. Âgé d’une trentaine d’années comme Mitch, c’était un homme mince et élancé, aux cheveux clairsemés et aux traits réguliers que gâchait quelque peu un nez bulbeux. Vêtu d’un épais sweater et d’un anorak bleu marine, il tenait à la main un petit cartable en cuir.

— J’ai toujours voulu faire un film sur ce coin, dit-il en se frottant les mains avec nervosité.

— Quel genre ? demanda Mitch, dont le cœur se serrait déjà.

Il avait dû se forcer à lui téléphoner et à se rendre au campus. Mitch apprenait à se blinder contre les réactions de ses anciens collègues et de ses amis scientifiques.

— Rien qu’une scène. La neige recouvrant tout en janvier ; les pruniers en fleur en avril. Une jolie fille qui marche, ici. Fondu : elle est entourée de flocons qui se transforment en pétales.

Packer désigna l’allée que les étudiants empruntaient pour se rendre à leurs cours en traînant le pas. Il dégagea un coin du banc de sa neige et s’assit à côté de Mitch.

— Tu aurais pu venir à mon bureau. Tu n’es pas un paria, Mitch. Personne ne va te chasser du campus.

Mitch haussa les épaules.

— Je suis devenu un sauvage, Wendell. Je ne dors presque plus. J’ai un tas de livres chez moi… je passe toutes mes journées à bosser la biologie. Je ne sais pas par où je dois commencer pour rattraper mon retard.

— Eh bien, commence par dire adieu à l’élan vital[49]. Désormais, nous sommes des ingénieurs.

— Je veux t’inviter à déjeuner et te poser quelques questions. Ensuite, je voudrais assister à quelques cours dans ton unité. Les textes seuls ne me suffisent pas.

— Je peux en parler aux professeurs. Quelles matières en particulier ?

— Embryologie. Développement des vertébrés. Un peu d’obstétrique, mais ce n’est pas de ton ressort.

— Pourquoi ?

Mitch contempla les murs ocre des bâtiments qui entouraient le champ enneigé.

— J’ai besoin d’apprendre pas mal de choses avant d’ouvrir à nouveau ma gueule ou de faire de nouvelles conneries.

— Mais encore ?

— Si je te le disais, tu serais persuadé que j’ai pété les plombs.

— Mitch, l’un des plus beaux jours de mon existence est celui où nous sommes allés à Gingko Tree avec mes gosses. Ils adoraient ça, marcher dans tous les coins, chercher des fossiles. J’ai passé des heures à observer le sol. Et j’ai attrapé un coup de soleil sur la nuque. J’ai compris pourquoi tu coinçais toujours un mouchoir sous ton chapeau.

Mitch sourit.

— Je suis toujours ton ami, Mitch.

— C’est très important pour moi, Wendell.

— On se caille, ici, dit Packer. Où m’emmènes-tu déjeuner ?

— Chinois, ça te dit ?

 

Au restaurant Little China, ils s’assirent dans un box près d’une fenêtre, attendant qu’on leur serve leur riz, leurs nouilles et leur curry. Packer sirotait une tasse de thé brûlant ; Mitch, poussé par le démon de la perversité, avait commandé une limonade bien fraîche. La vitre donnant sur l’Avenue – ainsi était surnommée University Street, qui longeait le campus – était embuée. Quelques jeunes gens en blouson de cuir et pantalon bouffant battaient la semelle en fumant autour d’un kiosque à journaux cadenassé. La neige avait cessé de tomber, et la chaussée était d’un noir étincelant.

— Alors, dis-moi pourquoi tu veux assister à des cours, demanda Packer.

Mitch étala sur la table trois coupures de journaux relatives à des événements survenus en Ukraine et en Géorgie. Packer les lut en plissant le front.

— Quelqu’un a tenté de tuer la mère dans la grotte. Et, des milliers d’années plus tard, voilà qu’on tue les mères atteintes de la grippe d’Hérode.

— Ah ! tu penses que les Neandertaliens… Le bébé retrouvé devant la grotte. (Packer inclina la tête en arrière.) Je ne suis pas sûr de te suivre.

— Bon Dieu, Wendell, j’étais là. J’ai vu le bébé dans la grotte. Je suis persuadé que les chercheurs d’Innsbruck l’ont confirmé à présent, mais ils n’en parlent à personne. Je leur ai écrit plusieurs lettres, et ils ne se donnent même pas la peine de me répondre.

Packer s’abîma dans ses réflexions, le front barré de rides, s’efforçant de se faire une idée complète de la situation.

— Tu penses être tombé sur un cas d’équilibre ponctué. Dans les Alpes.

Une petite femme au joli visage rond leur apporta leurs plats et leur donna des baguettes. Packer attendit son départ pour reprendre :

— Tu penses qu’ils ont comparé les tissus à Innsbruck et qu’ils refusent de publier leurs résultats ?

Mitch acquiesça.

— L’idée est tellement improbable que personne ne dit rien. Aussi improbable qu’incroyable. Je ne veux pas m’étendre… je ne veux pas te noyer dans les détails. Donne-moi seulement une chance de savoir si je me trompe ou si j’ai raison. Sans doute que je me trompe tellement que je devrais me reconvertir dans les travaux publics. Mais… j’étais là, Wendell.

Packer parcourut la salle du regard, écarta ses baguettes, versa quelques cuillerées de sauce au poivre dans son assiette et planta une fourchette dans son porc au curry.

— Si je te laisse assister à des cours, tu accepteras de t’asseoir au fond ? demanda-t-il, la bouche pleine.

— Et même derrière la porte.

— Je plaisantais. Enfin, je crois.

— J’en suis sûr, dit Mitch en souriant. Maintenant, je voudrais te demander un autre service.

Packer arqua les sourcils.

— N’insiste pas trop, Mitch.

— As-tu des étudiants qui travaillent sur SHEVA ?

— Je veux. Le CDC a lancé un programme de coordination des recherches, et on y a adhéré. Tu as vu toutes ces femmes sur le campus portant un masque de chirurgien ? On aimerait bien injecter un peu de raison dans ce merdier. Tu sais… De la raison.

Il fixa Mitch d’un air qui en disait long.

Mitch attrapa ses deux flacons.

— Ces trucs sont très précieux à mes yeux. Je ne veux pas les perdre.

Il les tendit à Packer. Ils tintèrent doucement et leur contenu s’agita – on aurait dit deux bouchées de bœuf séché.

Packer posa sa fourchette.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Deux échantillons de tissu neandertalien. Un du mâle et un de la femelle.

Packer cessa de mâcher.

— Quelle quantité te faudrait-il ? s’enquit Mitch.

— Pas beaucoup, dit Packer, la bouche pleine de riz. Si je devais faire quelque chose.

Mitch agita la main, faisant rouler les flacons sur sa paume.

— Si je devais te faire confiance, ajouta Packer.

— Je dois te faire confiance, dit Mitch.

Packer plissa les yeux et se tourna vers la vitre embuée, vers les gamins, dehors, occupés à rire et à fumer.

— Qu’est-ce que je devrais y chercher… SHEVA ?

— Ou quelque chose qui ressemble à SHEVA.

— Pourquoi ? Quel rapport entre SHEVA et l’évolution ?

Mitch posa la main sur les coupures de presse.

— Ça expliquerait toutes ces histoires d’enfants du diable. Il se passe quelque chose de vraiment étrange. Je pense que ça s’est déjà produit, et j’en ai trouvé la preuve.

Packer s’essuya les lèvres d’un air pensif.

— Je n’arrive pas à y croire, vraiment pas. (Il prit les flacons, les examina avec attention.) Ils sont si vieux. Il y a trois ans, deux de mes étudiants ont réalisé un projet de recherche sur des séquences d’ADN mitochondrial provenant de tissu osseux neandertalien. Il ne restait que des fragments.

— Alors, tu peux confirmer l’authenticité de ces échantillons. Ils sont desséchés, dégradés, mais probablement complets.

Packer posa doucement les flacons sur la table.

— Pourquoi devrais-je faire ça ? Uniquement parce que nous sommes amis ?

— Parce que, si j’ai raison, ce sera la plus grande découverte scientifique de notre époque. Nous saurons peut-être comment fonctionne l’évolution.

Packer prit son portefeuille et en sortit vingt dollars.

— C’est moi qui régale. Les grandes découvertes me rendent très nerveux.

Mitch le regarda d’un air consterné.

— Oh, je vais le faire, dit Packer d’un air sinistre. Mais uniquement parce que je suis un crétin et un pigeon. S’il te plaît, ne me demande plus de services, Mitch.

 

31.

 

 

Institut national de la Santé, Bethesda

 

Cross et Dicken étaient assis face à face dans une petite salle de conférences du bâtiment Natcher, et Kaye avait pris place à côté de Cross. Dicken, les yeux fixés sur la large table, tripotait son stylo comme un petit garçon nerveux.

— Quand est-ce que Mark va faire sa grande entrée ? demanda Cross.

Dicken leva la tête et lui sourit.

— Je lui donne cinq minutes. Peut-être moins. Tout cela ne l’enchante guère.

Cross glissa entre ses dents l’un de ses longs ongles fracturés.

— La seule chose qui vous manque, c’est le temps, pas vrai ? lança Dicken.

Cross se contenta de sourire poliment.

— On dirait que c’est hier que nous nous sommes vus en Géorgie, remarqua Kaye, pour dire quelque chose.

— En effet, répondit Dicken.

— Vous vous êtes rencontrés en Géorgie ? s’enquit Cross.

— Brièvement, dit Dicken.

Avant que la conversation ait pu se poursuivre, Augustine entra dans la pièce. Il portait un costume gris et coûteux, qui commençait à se froisser dans le dos et derrière les cuisses. Ce n’était pas sa première réunion de la journée, devina Kaye.

Il serra la main de Cross et s’assit. Puis il joignit les mains devant lui.

— Alors, Marge, vous nous placez devant le fait accompli ? Vous avez mis le grappin sur Kaye et nous devons nous la partager ?

— Rien n’est encore décidé, dit Cross d’un air jovial. Je voulais d’abord en discuter avec vous.

Augustine ne semblait pas convaincue.

— Qu’est-ce que ça nous rapporte ?

— Sans doute rien de plus que ce que vous auriez dû avoir, Mark, répondit Cross. Nous pouvons décider dès à présent des grandes lignes et remettre les détails à plus tard.

Augustine s’empourpra légèrement, serra les mâchoires l’espace d’un instant, puis déclara :

— J’adore le marchandage. Pourquoi avons-nous besoin d’Americol, au fait ?

— Ce soir, je dîne avec trois sénateurs républicains. Du genre conservateur. Ils se fichent de ce que je fais, du moment que je participe au financement de leur campagne. Je leur expliquerai pourquoi, à mon sens, la Brigade et le programme de recherche dans son ensemble ont besoin de fonds et pourquoi nous devrions établir une connexion Intranet entre Americol, Euricol et des membres choisis de la Brigade et du CDC. Ensuite, je leur expliquerai la situation. À propos de la grippe d’Hérode, je veux dire.

— Ils vont invoquer la volonté divine, avertit Augustine.

— En fait, je ne le crois pas, dit Cross. Ils sont peut-être plus intelligents que vous ne le pensez.

— J’ai déjà expliqué tout cela aux sénateurs et à la plupart des représentants.

— Dans ce cas, nous nous compléterons. Je leur donnerai l’impression qu’ils sont informés et spécialistes, ce que vous ne savez pas faire, Mark. Quant à ce que nous aurons à partager… cela débouchera sur un traitement, voire sur un remède, en moins d’un an. Je vous le garantis.

— Comment pouvez-vous garantir une chose pareille ? demanda Augustine.

— Comme je l’ai dit à Kaye en venant ici, ça fait des années que je prends ses articles au sérieux. J’ai demandé à certains de mes meilleurs éléments de San Diego de creuser la question. Quand on a appris l’activation de SHEVA puis l’apparition de la grippe d’Hérode, j’étais prête. J’ai confié le dossier aux gars de notre programme Sentinelle. Ils font un travail similaire au vôtre, Christopher, mais au niveau industriel. Nous connaissons déjà la structure de la membrane capsidique de SHEVA, la façon dont SHEVA s’introduit dans une cellule humaine, les récepteurs auxquels il s’attache. Le CDC et la Brigade pourront revendiquer une moitié des crédits, et nous nous occuperons de la distribution du traitement. Nous le ferons pour un profit modique, bien entendu, sinon pas de profit du tout.

Augustine la considéra avec une surprise non feinte. Cross gloussa. Elle se pencha au-dessus de la table comme pour lui décocher un coup de poing et annonça :

— Je vous ai bien eu, Mark.

— Je ne vous crois pas, répliqua Augustine.

— Mr. Dicken me dit qu’il préférerait travailler avec Kaye sans intermédiaire, poursuivit Cross. Je n’y vois pas d’inconvénient.

Augustine croisa les bras.

— Mais cet Intranet sera vraiment précieux. Direct, rapide, dernier cri. Nous allons répertorier tous les HERV du génome pour nous assurer que SHEVA n’est pas dupliqué quelque part, qu’il ne risque pas de nous prendre par surprise. Kaye peut diriger ce projet. Les applications pharmaceutiques peuvent se révéler merveilleuses, absolument merveilleuses.

La voix de Cross se brisa sous l’effet de l’enthousiasme.

Kaye était habitée par une émotion comparable. Cross était vraiment quelqu’un d’exceptionnel.

— Qu’est-ce que votre équipe vous a appris au sujet de ces HERV, Mark ? demanda Cross.

— Beaucoup de choses, répondit Augustine. Nous nous sommes concentrés sur la grippe d’Hérode, évidemment.

— Savez-vous que le plus grand des gènes activés par SHEVA, la polyprotéine sur le chromosome 21, diffère dans ses expressions humaine et simienne ? Qu’il n’y a que deux autres gènes dans la cascade déclenchée par SHEVA qui en font autant ?

Augustine secoua la tête.

— Nous étions sur le point de le découvrir, dit Dicken.

Il jeta autour de lui un regard gêné. Cross fit comme s’il n’avait rien dit.

— Ce que nous avons devant nous, c’est un catalogue archéologique de la maladie humaine qui remonte à des millions d’années, reprit Cross. Il existe au moins un vieux visionnaire qui l’a déjà compris, et nous en aurons élaboré la description complète bien avant le CDC… La recherche publique va se retrouver complètement dépassée, Mark, sauf si nous coopérons. Kaye peut nous aider à rester en communication. Et, ensemble, nous réussirons beaucoup plus vite, naturellement.

— Vous avez l’intention de sauver le monde, Marge ? demanda Augustine à voix basse.

— Non, Mark. À mon sens, la grippe d’Hérode n’est qu’une cruelle nuisance. Mais elle nous frappe là où ça fait mal. Là où nous faisons des bébés. Il suffit de regarder la télé ou de lire les journaux pour être mort de trouille. Kaye est célèbre, c’est une femme, et elle est présentable. Exactement ce qu’il nous faut à tous les deux. C’est pour ça que Mr. Dicken et la ministre de la Santé ont jugé qu’elle pourrait être utile, n’est-ce pas ? Outre son incontestable qualité d’experte ?

Augustine posa sa question suivante à Kaye.

— Je suppose que vous n’êtes pas allée voir Ms. Cross de votre propre chef après avoir accepté notre offre ?

— Non, répondit Kaye.

— Que comptez-vous retirer d’un tel arrangement ?

— Je pense que Marge a raison, dit Kaye, habitée par une assurance qui lui donna des frissons. Nous devons coopérer, découvrir la nature de cette chose et lutter contre elle.

Kaye Lang, biologiste et femme d’affaires, détendue et détachée, imperméable au doute. Saul, tu serais fier de moi.

— Ceci est un projet à l’échelle internationale, Marge, déclara Augustine. Nous mettons sur pied une coopération entre vingt nations différentes. Le rôle de l’OMS est prépondérant. Pas de prima donna.

— J’ai déjà formé une équipe de gestion pour régler ce genre de problème. Robert Jackson dirigera notre programme vaccin. Transparence totale sur nos activités. Ça fait vingt-cinq ans que nous travaillons à l’échelon planétaire, Mark. Nous connaissons les règles du jeu.

Augustine considéra Cross, puis Kaye. Il ouvrit les bras comme pour étreindre Cross.

— Mon amour, dit-il, et il se leva pour lui envoyer un baiser.

Cross gloussa comme une vieille poule.

 

L Echelle De Darwin
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