5.
Innsbruck, Autriche
Mitch vit le soleil bleu osciller et s’assombrir, et il supposa que la nuit était tombée, mais l’air était d’un vert flou et dépourvu de froideur. Il sentit une piqûre de douleur en haut de la cuisse, une sensation de malaise diffus à l’estomac.
Il n’était pas dans la montagne. Il tenta d’ouvrir les yeux, y porta une main pour en chasser des saletés. Des doigts s’emparèrent des siens et une douce voix féminine le pria en allemand d’être sage. Alors qu’elle lui épongeait le front avec un linge frais, la femme ajouta en anglais que son nez et ses doigts souffraient de gelures et qu’il avait une jambe cassée. Quelques minutes plus tard, il se rendormit.
Puis, au bout d’une fraction de seconde, il se réveilla et réussit à s’asseoir dans son lit d’hôpital, dont le matelas était ferme et les draps impeccables.
Quatre autres patients occupaient la chambre, deux à ses côtés et deux autres en face, tous de sexe masculin et âgés de moins de quarante ans. Deux d’entre eux avaient une jambe cassée, maintenue en l’air par un appareil semblant sorti d’un film comique. Les autres avaient un bras cassé. La jambe de Mitch, quoique plâtrée, n’était pas surélevée.
Tous ses compagnons de chambre avaient les yeux bleus, le corps musclé, le visage aquilin, le menton en galoche au-dessus d’un cou étique. Ils l’observaient avec attention.
À présent, Mitch distinguait clairement la pièce : des murs de béton peint, des lits aux montants émaillés, une lampe portable, posée sur un chariot en chrome, qu’il avait prise pour un soleil bleu, un sol carrelé de brun, l’odeur poussiéreuse des antiseptiques et du chauffage à la vapeur, un vague parfum de menthe.
L’homme couché à sa droite, le visage brûlé par la neige, les joues ornées d’une peau neuve aussi rose que celle d’un bébé, se pencha vers lui.
— C’est vous, ce veinard d’Américain, hein ?
On entendit grincer les poids et les poulies qui lui maintenaient la jambe.
— Je suis bien américain, coassa Mitch. Je dois être veinard, puisque j’ai survécu.
Les autres échangèrent un regard solennel. Mitch comprit qu’il avait été le sujet de maintes conversations.
— Nous nous sommes mis d’accord, il vaut mieux que ce soient d’autres alpinistes qui vous apprennent la nouvelle.
Avant que Mitch ait eu le temps de protester, de dire qu’il n’était pas vraiment un alpiniste, le jeune homme brûlé par la neige lui apprit que ses compagnons étaient morts.
— L’Italien qu’on a retrouvé auprès de vous, dans le sérac, a eu la nuque brisée. La femme a été retrouvée beaucoup plus bas, ensevelie dans la glace.
Puis, tournant vers lui des yeux inquisiteurs – de la couleur de l’œil pâle et fou d’un chien, comme le ciel que Mitch avait découvert au-dessus de l’arête –, le jeune homme demanda :
— Les journaux et la télé en ont parlé. Où a-t-elle trouvé le cadavre du bébé ?
Mitch se mit à tousser. Il vit une carafe d’eau sur sa table de chevet et s’en servit un verre. Les alpinistes l’observèrent, pareils à des elfes athlétiques bien bordés dans leurs lits.
Mitch leur rendit leurs regards. Il tenta de dissimuler sa consternation. Désormais, il était vain de porter un jugement sur Tilde ; complètement vain.
L’inspecteur d’Innsbruck arriva à midi et s’assit à son chevet pour l’interroger, assisté d’un officier de la police locale. Ce dernier parlait mieux l’anglais que lui et servait d’interprète. Il s’agissait d’un interrogatoire de routine, déclara l’inspecteur, nécessaire pour compléter le rapport d’accident. Mitch leur affirma ignorer l’identité de la femme, et, après avoir observé une pause polie, l’inspecteur lui répondit qu’on les avait vus ensemble à Salzbourg.
— Franco Maricelli, Mathilda Berger et vous.
— C’était la copine de Franco, dit-il, s’efforçant de cacher son malaise.
L’inspecteur soupira et plissa les lèvres d’un air réprobateur, comme si tout cela était banal quoique légèrement agaçant.
— Elle avait sur elle la momie d’un nouveau-né. Une momie peut-être très ancienne. Vous avez une idée de l’endroit où elle l’a trouvée ?
Mitch espérait que la police ne lui avait pas fouillé les poches, n’avait pas trouvé les flacons et identifié leur contenu. Peut-être les avait-il perdus sur le glacier.
— C’est trop bizarre pour être expliqué, dit-il.
L’inspecteur haussa les épaules.
— Je ne suis pas un expert en matière de cadavres dans la glace. Mitchell, j’aimerais vous donner un conseil paternel. Suis-je assez âgé pour cela ?
Mitch reconnut que tel était sans doute le cas. Les alpinistes n’essayaient même pas de dissimuler leur fascination.
— Nous avons parlé à vos anciens employeurs, le muséum Hayer de Seattle.
Mitch battit lentement des paupières.
— Ils nous ont dit que vous aviez été impliqué dans un vol d’antiquités au préjudice du gouvernement fédéral, celui d’un squelette d’Indien, l’homme de Pasco, un squelette très ancien. Dix mille ans, découvert sur les berges de la Columbia River. Vous avez refusé de restituer ces restes aux Géniaux.
— Au Génie, corrigea Mitch à voix basse.
— Donc, on vous a arrêté conformément à la loi, et le muséum vous a renvoyé pour cause de mauvaise publicité.
— Les Indiens prétendaient que ces os appartenaient à l’un de leurs ancêtres, dit Mitch, s’empourprant de colère à ce souvenir. Ils voulaient les enterrer une nouvelle fois.
L’inspecteur consulta ses notes.
— On vous a refusé l’accès à vos collections du muséum, et les os ont été saisis à votre domicile. Il y a encore eu des photos, encore un peu de mauvaise publicité.
— C’était une magouille ! Le Génie n’avait pas le droit de confisquer ces os. Leur valeur scientifique est inestimable…
— Autant que celle de ce bébé momifié découvert dans les glaces, peut-être ? demanda l’inspecteur.
Mitch ferma les yeux et détourna la tête. Il ne comprenait que trop bien, à présent. Ce n’est pas une question de stupidité. C’est l’œuvre de la destinée, tout simplement.
— Est-ce que vous avez envie de vomir ? demanda l’inspecteur en se reculant.
Mitch fit non de la tête.
— Nous savons déjà que vous avez été vu en compagnie de la femme dans le dôme de Braunschweiger, à moins de dix kilomètres de l’endroit où on vous a retrouvé. Une femme blonde d’une grande beauté, selon les témoins.
Les alpinistes opinèrent, comme s’ils s’étaient trouvés sur les lieux.
— Il vaut mieux que vous nous disiez tout et que nous soyons les premiers à vous entendre. Je transmettrai mon rapport à la police italienne, la police autrichienne reviendra vous interroger, et peut-être que les choses en resteront là.
— Je les connaissais tous les deux, dit Mitch. Elle était… mais c’était avant… mon amie. Je veux dire, nous étions amants.
— Oui. Pourquoi est-elle revenue vers vous ?
— Ils avaient trouvé quelque chose. Elle pensait que je pourrais leur dire ce que c’était.
— Oui ?
Mitch comprit qu’il n’avait pas le choix. Il but un nouveau verre d’eau, puis raconta à l’inspecteur presque tout ce qui était arrivé, avec la clarté et la précision voulues. Comme on n’avait pas parlé des flacons, il les passa sous silence. L’officier prit des notes et enregistra sa confession sur un petit magnétophone.
Lorsqu’il eut achevé son récit, l’inspecteur déclara :
— Quelqu’un tiendra sûrement à savoir où se trouve cette grotte.
— Tilde… Mathilda avait un appareil photo, dit Mitch d’une voix lasse. Elle a pris des clichés.
— Nous ne l’avons pas retrouvé. Les choses iraient peut-être plus vite si vous nous disiez où se situe la grotte. C’est une découverte… très excitante.
— Ils ont déjà le bébé, répliqua Mitch. Ça devrait être suffisamment excitant. Un nouveau-né neandertalien.
L’inspecteur prit un air dubitatif.
— Personne n’a parlé de Neandertalien. Peut-être s’agit-il d’une illusion, ou d’un canular ?
Mitch avait depuis longtemps perdu tout ce qui lui tenait à cœur – sa carrière, sa réputation de paléontologue. Il s’était une nouvelle fois débrouillé pour tout foutre en l’air.
— C’est peut-être la migraine. Je suis encore sonné. Je les aiderai à retrouver la grotte, bien entendu.
— Alors, il n’y a pas eu de crime, seulement une tragédie.
L’inspecteur se leva, l’officier porta une main à son képi pour saluer.
Quand ils furent partis, l’alpiniste aux joues pelées dit à Mitch :
— Vous n’allez pas rentrer chez vous de sitôt.
— La montagne veut vous reprendre, dit le moins brûlé des quatre.
Couché en face de Mitch, il hocha la tête d’un air plein de sagesse, comme si ça expliquait tout.
— Allez vous faire foutre, marmonna Mitch.
Il se pelotonna dans les draps blancs et rêches.
6.
Institut Eliava, Tbilissi
Lado, Tamara, Zamphyra et sept autres personnes, chercheurs ou étudiants, étaient rassemblés autour de deux tables en bois dans la partie sud du bâtiment principal. Tous levèrent leurs béchers emplis de brandy pour saluer Kaye. Les bougies allumées un peu partout dans le labo projetaient des étincelles dorées dans les récipients ambrés. On n’en était qu’à la moitié du repas, et c’était le huitième toast que portait Lado, le tamada – maître de cérémonie – de la soirée.
— À notre chère Kaye, qui apprécie notre travail… et a promis de nous rendre riches !
Dans leurs cages, lapins, souris et poulets observaient la scène d’un œil ensommeillé. Les longs établis noirs, couverts de bocaux, de tubes à essai, d’incubateurs et d’ordinateurs reliés aux séquenceurs et aux analyseurs, disparaissaient dans la pénombre au bout de la pièce.
— À Kaye, ajouta Tamara, qui en visitant le Sakartvelo, la Géorgie, en a vu… peut-être plus que nous ne l’aurions souhaité. À une femme courageuse et compréhensive.
— Qu’est-ce qui te prend de porter un toast pareil ? demanda Lado, irrité. Pourquoi nous rappeler ces choses si pénibles ?
— Et toi, pourquoi parles-tu de richesse, d’argent, en un moment pareil ?
— Je suis le tamada !
Debout à côté de la table pliante en chêne, il agita son verre de fortune devant les convives. Ceux-ci sourirent peu à peu, mais nul n’osa le contredire.
— D’accord, concéda Tamara. Tes désirs sont des ordres.
— Ils n’ont plus aucun respect ! se plaignit Lado en se tournant vers Kaye. La prospérité va-t-elle détruire la tradition ?
Les établis formaient un réseau serré de V dans le champ visuel de Kaye. L’équipement était alimenté par un générateur qui bourdonnait doucement dans la cour du bâtiment. Saul avait fourni deux séquenceurs et un ordinateur ; le générateur avait été offert par Aventis, une gigantesque multinationale.
L’électricité en provenance de Tbilissi était coupée depuis la fin de l’après-midi. Ils avaient cuisiné le dîner d’adieu grâce aux becs Bunsen et à leur four à gaz.
— Vas-y, maître de cérémonie, dit Zamphyra d’une voix mi-résignée, mi-affectueuse.
Elle fit un geste de la main à Lado.
— J’y vais, dit celui-ci.
Il posa son bécher et lissa son costume. Son visage ridé, dont la couleur évoquait une betterave frappée d’un coup de soleil, luisait comme du vieux bois à la lueur des bougies. Kaye repensa à un troll qu’elle avait aimé étant enfant. Il attrapa une boîte dissimulée sous la table et en sortit un petit verre en cristal biseauté délicatement ouvragé. Puis il s’empara d’une splendide corne de bouquetin rehaussée d’argent et se dirigea vers une grande amphore, rangée dans une caisse en carton posée dans le coin le plus proche, derrière la table. Cette amphore, récemment mise au jour dans son petit vignoble des environs de Tbilissi, contenait une immense quantité de vin. Il en remplit une louche, qu’il vida dans la corne, répétant l’opération à sept reprises, jusqu’à ce qu’elle soit pleine à ras bord. Puis il fit doucement tourner le vin pour le laisser respirer. Quelques gouttes rouges tombèrent sur son poignet.
Finalement, il remplit le verre de cristal à la corne et le tendit à Kaye.
— Si vous étiez un homme, je vous demanderais de vider toute cette corne à boire et de porter un toast.
— Lado ! glapit Tamara en lui donnant une tape sur le bras.
Manquant lâcher la corne, il se tourna vers elle en feignant la surprise.
— Quoi ? demanda-t-il. Ce verre n’est pas assez beau ?
Zamphyra se leva et agita l’index dans sa direction. Lado sourit de toutes ses dents, de troll, devenant satyre cramoisi. Il se tourna lentement vers Kaye.
— Que puis-je y faire, ma chère Kaye ? dit-il avec un geste plein d’emphase, faisant tomber de nouvelles gouttes de vin. Elles exigent que vous buviez tout.
Kaye avait déjà absorbé son content d’alcool et doutait de sa capacité à tenir debout. Elle était emplie d’une délicieuse sensation de chaleur et de sécurité, entourée par des amis, dans une ancienne ténèbre peuplée d’ambre et d’étoiles d’or.
Elle avait presque oublié le charnier, Saul et les difficultés qui l’attendaient à New York.
Elle tendit les mains, et Lado dansa jusqu’à elle avec une grâce surprenante, vu la maladresse dont il venait de faire preuve. Il déposa la corne de bouquetin entre ses mains sans avoir renversé une seule goutte.
— À vous, maintenant, dit-il.
Kaye savait ce qu’on attendait d’elle. Au fil de la soirée, Lado avait porté quantité de toasts interminables, pleins de poésie et d’invention. Elle ne se sentait pas capable d’égaler son éloquence, mais elle allait faire de son mieux, car elle avait beaucoup de choses à dire, des choses qui lui trottaient dans la tête depuis son retour du mont Kazbek, deux jours plus tôt.
— Aucun pays sur Terre ne ressemble à la patrie du vin, commença-t-elle en levant la corne. (Tous les convives sourirent et levèrent leurs béchers.) Il n’existe aucun pays qui offre autant de beauté, autant de promesses à ceux qui souffrent dans leur cœur ou dans leur corps. Vous avez distillé de nouveaux nectars pour bannir la pourriture et la maladie qui tourmentent la chair. Vous avez préservé les traditions et les connaissances de sept décennies, les gardant en réserve pour le XXIe siècle. Vous êtes les mages et les alchimistes de l’ère du microscope, et vous rejoignez à présent les explorateurs de l’Occident, avec un immense trésor à partager.
Dans un murmure nettement audible, Tamara traduisait ses propos pour les chercheurs et les étudiants massés autour de la table.
— Je suis honorée d’être ainsi traitée, comme une amie et une collègue. Vous avez partagé avec moi ce trésor, ainsi que le trésor du Sakartvelo : ses montagnes, son hospitalité, son histoire et surtout, surtout, son vin.
Elle leva la corne d’une main et lança :
— Gaumarjos phage ! Gaumarjos Sakartvelos !
Puis elle se mit à boire. Elle était incapable de savourer comme il le méritait le vin de Lado, gardé par la terre et bonifié par les ans, et les larmes lui montèrent aux yeux, mais elle ne voulait pas s’arrêter, que ce soit par crainte d’afficher sa faiblesse ou de voir s’interrompre ce moment. Elle avala goulée après goulée. Le feu se propagea de son estomac à ses membres, et elle manqua succomber à la torpeur. Mais elle garda les yeux ouverts, but le contenu de la corne jusqu’à la dernière goutte, puis la retourna et la brandit devant elle.
— Au royaume microscopique, et à l’œuvre qu’il va accomplir pour nous ! À toutes les gloires, à toutes les nécessités pour lesquelles nous devons pardonner la… la souffrance…
Sa langue se raidit, ses mots se tarirent. Elle s’appuya d’une main sur la table pliante, et Tamara cala discrètement celle-ci pour l’empêcher de se renverser.
— À toutes les choses que… à tout ce dont nous avons hérité. Aux bactéries, nos farouches adversaires, aux petites mères du monde !
Lado et Tamara donnèrent le signal des vivats. Zamphyra aida Kaye à atterrir sur sa chaise pliante depuis des hauteurs apparemment stratosphériques.
— C’était merveilleux, Kaye, lui murmura-t-elle à l’oreille. Revenez à Tbilissi quand vous voudrez. Vous y avez une maison, un abri loin de chez vous.
Kaye sourit et s’essuya les yeux car, sous l’effet de l’alcool autant que des épreuves des derniers jours, elle pleurait à chaudes larmes.
Le lendemain matin, Kaye se sentait vaseuse et un peu déprimée, mais le dîner d’adieu n’eut pas d’autre effet sur son organisme. Avant que Lado la conduise à l’aéroport, elle passa deux heures à arpenter les couloirs de deux des trois bâtiments, à présent presque vides. Le personnel et la majorité des étudiants faisant office d’assistants s’étaient rassemblés dans le hall d’Eliava pour discuter des propositions présentées par les compagnies américaines, britanniques et françaises. C’était un moment crucial pour l’institut ; au cours des deux prochains mois, ses dirigeants allaient probablement décider avec qui et quand ils noueraient des alliances. Mais on ne pouvait rien dire pour l’instant. L’annonce viendrait plus tard.
L’institut affichait les signes de plusieurs décennies de négligence. Dans la plupart des labos, l’épaisse couche de brillante peinture émaillée, blanche ou vert pâle, s’était écaillée et révélait le plâtre lézardé. La plomberie datait au mieux des années 60 ; le plus souvent, on l’avait installée durant les années 20 ou 30. L’étincelant plastique blanc et l’acier inoxydable des équipements neufs faisait encore plus ressortir la Bakélite, l’émail noir, le cuivre et le bois des microscopes et autres instruments antiques. L’un des bâtiments abritait deux microscopes électroniques – de grosses machines encombrantes posées sur de massives plates-formes antivibrations.
Saul leur avait promis avant la fin de l’année trois microscopes scanners à effet tunnel dernier cri… à condition qu’ils sélectionnent EcoBacter parmi leurs nouveaux partenaires. Aventis et Bristol-Myers Squibb étaient sûrement capables de faire mieux.
Kaye s’avança entre les établis, scrutant l’intérieur des incubateurs où se trouvaient des piles de boîtes de Pétri, abritant une couche d’agar-agar brouillée par une colonie bactérienne, où l’on remarquait parfois une tache plus claire, une plaque circulaire, là où les phages avaient tué toutes les bactéries. Jour après jour, année après année, les chercheurs analysaient et cataloguaient les bactéries naturelles ainsi que leurs phages. Pour chaque souche de bactérie, il existe au moins un et souvent plusieurs centaines de phages correspondants, et, à mesure que les bactéries mutent pour se défaire de ces intrus indésirables, les phages mutent pour les soumettre, dans une course poursuite sans fin. L’institut Eliava contenait l’une des plus vastes bibliothèques de phages au monde, et il lui suffisait de recevoir un échantillon bactérien pour produire en quelques jours les phages correspondants.
Au-dessus des équipements flambant neufs, des affiches accrochées au mur permettaient d’admirer les étranges configurations, quasi astronautiques, des phages de la catégorie bien connue T-pair – T2, T4 et T6, appellations datant des années 20 – flottant au-dessus des surfaces comparativement immenses de bactéries Escherichia coli. Photos datées, conceptions datées : on croyait alors que les phages étaient de simples prédateurs, qu’ils s’emparaient de l’ADN des bactéries dans le seul but de produire de nouveaux phages. En fait, la plupart d’entre eux se contentent d’agir ainsi, de réguler la population bactérienne. D’autres, les phages lysogènes, deviennent des passagers clandestins génétiques, se dissimulant au sein des bactéries et insérant dans leur ADN des messages génétiques. Les rétrovirus agissent d’une façon similaire chez les animaux et les grands végétaux.
Les phages lysogènes suppriment leur propre expression, leur propre assemblage, et se perpétuent à l’intérieur de l’ADN bactérien, transmis au fil des générations. Ils sautent par-dessus bord quand leur hôte présente des signes évidents de stress, créant des centaines, voire des milliers de nouveaux phages par cellule, qui jaillissent de l’hôte dans leur fuite.
Les phages lysogènes n’ont quasiment aucune utilité dans le cadre de la phagothérapie. Ils sont bien plus que de simples prédateurs. Ces envahisseurs viraux confèrent souvent à leurs hôtes une résistance aux autres phages, voire aux antibiotiques. Parfois, ils transportent des gènes d’une cellule à l’autre, des gènes susceptibles de transformer ces cellules. On sait que les phages lysogènes peuvent transformer des bactéries relativement inoffensives – les souches bénignes de Vibrio, par exemple – en bactéries virulentes comme le Vibrio cholerae. L’apparition dans la viande de bœuf de souches mortelles d’E. coli a été attribuée à des gènes producteurs de toxines transmis par les phages. L’institut consacrait de grands efforts à identifier et à éliminer ces phages de ses préparations.
Kaye, quant à elle, les trouvait fascinants. Elle avait en grande partie consacré sa carrière à l’étude des phages lysogènes en milieu bactérien et à celle des rétrovirus chez les singes et les humains. Des rétrovirus évidés sont d’un usage commun en thérapie génique, en tant que transporteurs de gènes correcteurs, mais la passion de Kaye n’avait guère d’applications pratiques.
Nombre de métazoaires – de formes de vie non bactériennes – sont porteurs dans leurs gènes de résidus dormants d’anciens rétrovirus. Au moins un tiers du génome humain, notre bibliothèque génétique, est composé de ces rétrovirus qualifiés d’endogènes.
Elle avait rédigé trois articles sur les rétrovirus endogènes humains, ou HERV[36], suggérant qu’ils pourraient produire de nouvelles révélations sur le génome – entre autres choses. Saul l’encourageait dans cette voie. « Tout le monde sait qu’ils sont porteurs de petits secrets », lui avait-il dit un jour, pendant qu’il lui faisait sa cour. Celle-ci avait été aussi étrange qu’adorable. Saul lui-même était étrange, et parfois adorable et très tendre ; l’ennui, c’est qu’elle ne savait jamais quand.
Kaye s’arrêta un moment près d’un tabouret en métal et s’appuya d’une main sur son siège en Masonite. Saul avait toujours opté pour la vue d’ensemble ; elle, d’un autre côté, se contentait de succès plus modestes, de bribes de connaissances bien définies. Tant d’appétit, et tant de déceptions. Il avait observé en silence l’ascension de sa jeune épouse. Elle savait qu’il en souffrait. Se voir privé d’un succès colossal, ne pas être reconnu comme un génie, c’était un échec de taille aux yeux de Saul.
Kaye leva la tête et inspira à fond : l’air sentait la javel, la chaleur humide, plus une bouffée de peinture fraîche et de bois neuf provenant de la bibliothèque adjacente. Elle aimait bien ce vieux labo, ses équipements antiques, son humilité, sa longue histoire faite de succès et de temps difficiles. Les journées qu’elle avait passées en ce lieu, et dans les montagnes, étaient parmi les plus agréables de son existence récente. Non seulement Tamara, Zamphyra et Lado l’avaient accueillie avec joie, mais en outre ils semblaient s’être aussitôt ouverts à elle, devenant à ses yeux d’étrangère et d’errante une nouvelle famille des plus généreuses.
Saul allait sans doute connaître un grand succès ici. À double titre, peut-être. Ce dont il avait besoin, c’était de se sentir important et utile.
Elle se retourna et, à travers la porte ouverte, aperçut Tengiz, le vieux laborantin chargé de l’entretien, qui discutait avec un petit jeune homme grassouillet vêtu d’un sweat-shirt et d’un pantalon gris. Ils se trouvaient dans le couloir entre le labo et la bibliothèque. Le jeune homme se tourna vers elle et lui sourit. Tengiz fit de même, opina vigoureusement et la désigna de l’index. Le jeune homme pénétra dans le labo comme s’il était chez lui.
— Kaye Lang ? demanda-t-il en américain, d’une voix où perçait un accent du Sud.
Il était nettement plus petit qu’elle, à peu près du même âge ou un peu plus vieux, avec une courte barbe et des cheveux noirs et frisés. Ses yeux, également noirs, étaient petits et intelligents.
— Oui, répondit-elle.
— Enchanté de faire votre connaissance. Je m’appelle Christopher Dicken. J’appartiens au National Center for Infectious Diseases[37], section Epidemic Intelligence Service[38], à Atlanta – je viens d’une autre Géorgie, bien loin d’ici.
Kaye lui sourit et lui serra la main.
— J’ignorais votre présence. Qu’est-ce que le NCID, le CDC[39]… ?
— Il y a deux jours, vous vous êtes rendue sur un site près de Gordi, la coupa Dicken.
— On nous en a chassés.
— Je sais. J’ai vu le colonel Beck hier.
— Pourquoi cela vous intéresse-t-il ?
— Pour rien, sans doute. (Il plissa les lèvres et arqua les sourcils, puis haussa les épaules en souriant.) D’après Beck, les Casques bleus et les Forces pacificatrices russes se sont retirés de la zone pour retourner à Tbilissi, à la demande expresse du Parlement et du président Chevardnadze. Bizarre, non ?
— Mauvais pour les affaires, murmura Kaye.
Tengiz tendait l’oreille dans le couloir. Kaye le considéra en plissant le front, intriguée plutôt que contrariée. Il s’éloigna.
— Ouais, fit Dicken. De vieilles histoires. Mais vieilles de combien d’années, à votre avis ?
— Quoi donc… le charnier ?
Dicken hocha la tête.
— Cinq ans. Peut-être moins.
— Les femmes étaient enceintes.
— Oui…
Elle marqua une pause quelques instants, se demandant pourquoi l’événement intéressait un envoyé du CDC.
— Les deux que j’ai examinées, précisa-t-elle.
— Aucune chance d’erreur ? C’étaient peut-être des enfants nés à terme et introduits dans le charnier.
— Non. Ils étaient à leur sixième ou septième mois de gestation.
— Merci.
Dicken tendit une main et serra poliment celle de Kaye. Puis il se dirigea vers la porte. Tengiz, qui était resté dans le couloir, s’écarta vivement pour le laisser passer. L’enquêteur de l’EIS se retourna une dernière fois pour saluer Kaye.
Tengiz inclina la tête sur le côté et se fendit d’un sourire édenté. De toute évidence, il se sentait coupable.
Kaye fonça vers la sortie et rattrapa Dicken dans la cour. Il s’installait au volant d’une petite Nissan de location.
— Excusez-moi ! lança-t-elle.
— Désolé. Il faut que j’y aille.
Dicken claqua la portière et fit démarrer le moteur.
— Bon Dieu, vous avez le chic pour éveiller les soupçons ! s’exclama Kaye, assez fort pour qu’il l’entende.
Dicken baissa sa vitre et eut une grimace affable.
— Des soupçons à quel propos ?
— Qu’est-ce que vous foutez ici ?
— Il y a eu des rumeurs, dit-il en regardant par-dessus son épaule pour voir si le chemin était dégagé. C’est tout ce que je peux dire.
Il négocia un demi-tour sur le gravier et s’en fut, passant entre le bâtiment principal et le deuxième labo. Kaye croisa les bras et le regarda partir en fronçant les sourcils.
Lado l’appela depuis une fenêtre du bâtiment principal.
— Kaye ! Nous avons fini ! Vous êtes prête ?
— Oui ! répondit Kaye en se dirigeant vers lui. Vous l’avez vu ?
— Qui ça ? demanda Lado, le visage inexpressif.
— Un envoyé du CDC. Il m’a dit s’appeler Dicken.
— Je n’ai vu personne. Ils ont une antenne dans la rue Abacheli. Vous devriez l’appeler.
Elle secoua la tête. Elle n’avait pas le temps et, de toute façon, ça ne la regardait pas.
— Aucune importance, dit-elle.
Lado se montra étrangement sombre lors du trajet.
— Les nouvelles sont-elles bonnes ou mauvaises ? demanda-t-elle.
— Je n’ai pas le droit d’en parler. Nous devons… comment dites-vous ?… envisager toutes les options. Nous sommes pareils à des enfants égarés dans les bois.
Kaye acquiesça et regarda droit devant elle lorsqu’ils entrèrent dans le parking. Lado l’aida à porter ses valises dans le terminal international flambant neuf, sous les yeux vifs des chauffeurs de taxi attendant le client. Il y avait une file d’attente tolérable devant le guichet de British Mediterranean Airlines. Kaye se sentait déjà entre deux mondes, plus proche de New York que de la Géorgie de Lado, de l’église de Gergeti et du mont Kazbek.
Alors qu’elle se présentait au guichet, sortant son passeport et son billet, Lado croisa les bras à côté d’elle, plissant les yeux pour contempler le soleil aqueux derrière les baies vitrées du terminal.
La guichetière, une jeune femme blonde à la pâleur de spectre, scruta lentement billet et pièce d’identité. Puis elle leva la tête et déclara :
— Pas de décollage. Pas de départ.
— Je vous demande pardon ?
L’autre leva les yeux au ciel, comme en quête de courage ou d’astuce, et fit une nouvelle tentative.
— Pas de Bakou. Pas de Heathrow. Pas de Kennedy. Pas de Vienne.
— Quoi, ils sont déjà partis ? demanda Kaye, exaspérée.
Impuissante, elle se tourna vers Lado, qui enjamba la barrière de sécurité et s’adressa à la jeune femme sur un ton sévère et réprobateur, puis désigna Kaye et haussa ses épais sourcils, comme pour dire : V.I.P. !
Les joues de la guichetière s’empourprèrent. Avec une infinie patience, elle regarda Kaye droit dans les yeux et, s’exprimant dans un débit précipité, lui expliqua en géorgien que le temps se gâtait, qu’il y avait des menaces de grêle, une tempête d’une force inhabituelle. Lado traduisit des bribes de sa tirade : grêle, inhabituelle, bientôt.
— Quand pourrai-je partir ? demanda Kaye.
Lado écouta les explications de la jeune femme d’un air sévère, puis haussa les épaules et se tourna vers Kaye.
— La semaine prochaine, le prochain vol. Ou alors l’avion pour Vienne, mardi. Soit après-demain.
Kaye opta pour cette solution. Il y avait maintenant quatre personnes derrière elle, qui montraient des signes d’impatience et d’amusement. À en juger par leur langage et leurs vêtements, elles ne se rendaient sûrement pas à New York ni à Londres.
Lado l’accompagna à l’étage et s’assit en face d’elle dans la salle d’attente résonnant d’échos. Elle avait besoin de réfléchir, de faire des plans. Quelques vieilles femmes vendaient des cigarettes et des parfums occidentaux, ainsi que des montres japonaises, dans des petits stands disposés sur le pourtour de la salle. Non loin de là, deux jeunes gens dormaient sur des banquettes en vis-à-vis, ronflant en cadence. Les murs étaient tapissés d’affiches en russe, en arabesques géorgiennes, en allemand et en français. Des châteaux, des plantations de thé, des bouteilles de vin, des montagnes soudain petites et lointaines dont les couleurs pures survivaient même à l’éclairage fluorescent.
— Je sais, vous devez appeler votre mari, vous allez lui manquer, dit Lado. Nous pouvons retourner à l’institut – vous y êtes toujours la bienvenue !
— Non, merci, dit Kaye, se sentant soudain mal à l’aise.
Rien à voir avec une quelconque prémonition : elle lisait dans Lado comme dans un livre ouvert. Quelle erreur avaient-ils commise ? Une grande compagnie leur avait-elle fait une offre encore plus alléchante ?
Comment Saul allait-il réagir en apprenant la nouvelle ? Il était persuadé que les démonstrations d’amitié et de charité pouvaient déboucher sur des relations d’affaires solides, et cet optimisme avait déterminé toute leur stratégie.
Ils étaient si proches.
— Le palais Metechi, dit Lado. Le meilleur hôtel de Tbilissi… de toute la Géorgie. Je vous emmène au Metechi ! Vous serez une vraie touriste, comme dans les guides de voyage ! Peut-être que vous aurez le temps de vous baigner dans les sources chaudes… de vous détendre avant de rentrer chez vous.
Kaye acquiesça en souriant, mais, de toute évidence, le cœur n’y était pas. Obéissant à une impulsion subite, Lado se pencha vers elle et lui agrippa la main de ses doigts secs, craquelés, durcis par tant de lavages et d’immersions. Il tapa leurs mains jointes sur le genou de Kaye.
— Ce n’est pas la fin ! Ce n’est qu’un commencement ! Nous devons tous nous montrer forts et pleins de ressources !
Kaye sentit les larmes venir. Elle se tourna de nouveau vers les affiches – l’Elbrouz et le Kazbek festonnés de nuages, l’église de Gergeti, les vignobles et les champs cultivés.
Lado leva les bras au ciel, lâcha une bordée de jurons en géorgien et se leva d’un bond.
— Je leur ai dit que ce n’était pas la meilleure solution ! insista-t-il. Je l’ai dit aux bureaucrates du gouvernement : ça fait trois ans que nous travaillons avec vous, avec Saul, et il ne faut pas barrer ça d’un trait de plume ! On n’a pas besoin d’exclusivité, hein ? Je vous emmène au Metechi.
Kaye le remercia d’un sourire, et il se rassit, les épaules voûtées, secouant la tête et croisant les doigts.
— C’est scandaleux, dit-il, ce qu’on doit faire dans le monde d’aujourd’hui.
Les jeunes gens ronflaient toujours.
7.
New York
Le hasard voulut que Christopher Dicken arrive à l’aéroport Kennedy le même soir que Kaye Lang et l’aperçoive alors qu’elle attendait de passer la douane. Elle posait ses bagages sur un chariot et ne le remarqua pas.
Elle paraissait vannée. Dicken lui-même avait passé trente-six heures en avion et revenait de Turquie avec deux mallettes verrouillées et un sac de voyage. Étant donné les circonstances, il ne tenait pas à rencontrer Lang une nouvelle fois.
Dicken ignorait pourquoi il était allé la voir à Eliava. Peut-être parce qu’ils avaient vécu séparément les mêmes horreurs près de Gordi. Peut-être pour savoir si elle était au courant de ce qui se passait aux États-Unis et qui lui avait valu d’y être rappelé ; peut-être, tout simplement, pour faire la connaissance de la femme séduisante et intelligente dont il avait vu la photo sur le site web d’EcoBacter.
Il présenta sa carte du CDC et son certificat d’importation du NCID à un officier des douanes, remplit les cinq formulaires obligatoires et gagna un hall vide par une porte dérobée. L’abus de café imprégnait son esprit d’amertume. Il n’avait pas dormi durant le trajet et avait englouti cinq tasses pendant l’heure précédant l’atterrissage. Il avait besoin de temps pour faire des recherches, réfléchir à la situation et se préparer à son entretien avec Mark Augustine, le directeur du CDC.
En ce moment, Augustine se trouvait à Manhattan, où il participait à une conférence sur les nouveaux traitements du sida.
Dicken transporta ses bagages jusqu’au parking. Comme il avait perdu toute notion de temps dans l’avion, puis dans le terminal, il fut un peu surpris de découvrir que le soir tombait sur New York.
Après avoir traversé un labyrinthe d’escaliers et d’ascenseurs, il sortit du parking longue durée au volant de sa Dodge de fonction et contempla le ciel d’un gris sinistre qui s’étendait au-dessus de Jamaica Bay. Il y avait de la circulation sur la Van Wyck Expressway. D’un geste plein de sollicitude, il cala les mallettes scellées sur le siège passager. La première contenait quelques flacons de sang et d’urine provenant d’une patiente turque, ainsi que des échantillons prélevés sur son fœtus avorté, le tout conservé dans de la neige carbonique. Dans la seconde, il y avait deux sachets en plastique scellés abritant des tissus musculaires et épidermiques momifiés, obtenus grâce au colonel Nicholas Beck, responsable de la mission pacificatrice des Nations unies en république de Géorgie.
Dicken ignorait si ces tissus provenant du charnier de Gordi avaient un rapport avec son enquête, mais il commençait à élaborer certaines hypothèses – des hypothèses aussi étranges qu’inquiétantes. Il venait de passer trois ans à traquer l’équivalent viral d’un snark, une maladie sexuellement transmissible qui ne frappait que les femmes enceintes et déclenchait invariablement des fausses couches. Potentiellement une véritable bombe, exactement ce qu’Augustine lui avait demandé de dénicher : quelque chose de si horrible, de si provocant, que les fonds octroyés au CDC seraient obligatoirement revus à la hausse.
Au cours de ces trois dernières années, Dicken s’était rendu à maintes reprises en Ukraine, en Géorgie et en Turquie, dans l’espoir de rassembler des échantillons et de dresser une carte épidémiologique. Et, à maintes reprises, les fonctionnaires de la santé de ces trois nations lui avaient mis des bâtons dans les roues. Ils avaient leurs raisons. Dicken avait eu vent d’un nombre indéterminé de charniers – entre trois et sept – contenant des cadavres d’hommes et de femmes mis à mort dans le seul but d’empêcher la propagation de cette maladie. Il avait eu un mal fou à se procurer des échantillons auprès des hôpitaux, même dans des pays ayant signé un accord avec le CDC et l’Organisation mondiale de la santé. Il n’avait pu visiter qu’un seul charnier, celui de Gordi, et ce uniquement parce qu’il faisait déjà l’objet d’une enquête de l’ONU. Il avait prélevé ses échantillons une heure après le départ de Kaye Lang.
C’était la première fois que Dicken découvrait une conspiration ayant pour but de dissimuler l’existence d’une maladie.
Son travail était sans doute de la plus haute importance, parfaitement conforme aux vœux d’Augustine, mais il allait bientôt passer au second plan, sinon à la trappe. Pendant que Dicken se trouvait en Europe, son gibier s’était subitement manifesté dans le terrain de chasse du CDC. Un jeune chercheur du Centre médical de l’UCLA, en quête d’un point commun entre sept fœtus avortés, avait découvert un virus inconnu. Il avait transmis ses prélèvements à des épidémiologistes de San Francisco financés par le CDC. Ceux-ci avaient copié et séquencé le matériel génétique du virus. Ils avaient aussitôt communiqué leurs résultats à Mark Augustine.
Et celui-ci avait rappelé Dicken.
Il circulait déjà des rumeurs sur la découverte du premier rétrovirus endogène humain infectieux. Et la presse se faisait à présent l’écho d’un virus responsable de fausses couches. Pour l’instant, personne n’avait fait le rapprochement, excepté au sein du CDC. Dans l’avion qui le ramenait de Londres, Dicken avait passé à grands frais une demi-heure sur Internet, accédant à des sites et à des listes de diffusions spécialisés parmi les mieux informés, n’y trouvant aucune description précise de la découverte, rien qu’une curiosité aussi forte que prévisible. Ce qui n’avait rien d’étonnant. Il y avait un prix Nobel à la clé… et Dicken aurait parié que son futur lauréat était Kaye Lang.
En tant que chasseur de virus professionnel, Dicken était depuis longtemps fasciné par les HERV, les fossiles génétiques des maladies du passé. Il avait commencé à s’intéresser à Lang deux ans plus tôt, quand elle avait publié trois articles décrivant des locus du génome humain, sur les chromosomes 14 et 17, où l’on trouvait des éléments de HERV potentiellement complets et infectieux. Le plus détaillé de ces trois articles était paru dans Virology : « Un modèle pour l’expression, l’assemblage et la transmission latérale des gènes env, pol et gag chromosomiquement dispersés : des anciens éléments rétroviraux viables chez l’homme et chez le singe. »
Pour l’instant, la nature et l’ampleur possible de l’épidémie étaient tenues secrètes, mais quelques membres du CDC avaient déjà connaissance du fait suivant : les rétrovirus découverts dans les fœtus avortés étaient génétiquement identiques à des HERV qui faisaient partie du génome humain depuis que les singes du Vieux Continent et du Nouveau Monde étaient apparus sur l’échelle de l’évolution. Tous les êtres humains étaient porteurs de ces HERV, mais ceux-ci n’étaient plus des détritus génétiques ni des fragments abandonnés. Quelque chose avait stimulé leurs segments dispersés pour exprimer puis assembler les protéines et l’ARN qu’ils encodaient afin de former une particule capable de quitter l’organisme et d’infecter un autre individu.
Les sept fœtus avortés présentaient tous de graves difformités.
Ces particules causaient une maladie, probablement celle-là même que Dicken traquait depuis trois ans. On lui avait déjà trouvé un nom au sein du CDC : la grippe d’Hérode.
Grâce à ce mélange de chance et d’intelligence qui est l’apanage des grandes carrières scientifiques, Lang avait très précisément localisé les gènes apparemment responsables de la grippe d’Hérode. Mais elle n’avait pour l’instant aucune idée de ce qui se passait ; il l’avait lu dans ses yeux à Tbilissi.
Un autre détail avait attiré l’attention de Dicken. En collaboration avec son mari, Kaye Lang avait écrit des articles sur la signification évolutionnaire des éléments génétiques transposables, surnommés les gènes sauteurs : les transposons, les rétrotransposons et même les HERV. Ces éléments transposables peuvent modifier le lieu, le moment et la façon dont les gènes s’expriment, causant ainsi des mutations et altérant en fin de compte la nature physique d’un organisme.
Jadis, ces éléments transposables, ces rétrogènes, avaient sans doute été les précurseurs des virus ; certains avaient muté et appris à quitter la cellule, abrités par des capsides et des enveloppes protectrices, l’équivalent génétique d’un scaphandre spatial. Quelques-uns étaient revenus sous la forme de rétrovirus, pareils à des fils prodigues ; au fil des millénaires, certains rétrovirus avaient infecté des cellules de la lignée germinale – ovules, spermatozoïdes ou leurs précurseurs – et perdu leur puissance. Ils étaient devenus des HERV.
Durant ses séjours en Ukraine, Dicken avait eu vent, grâce à des sources dignes de foi, de femmes accouchant d’enfants présentant des anomalies plus ou moins subtiles, d’immaculées conceptions, de villages entiers rasés et stérilisés… Les conséquences d’une épidémie de fausses couches.
Des rumeurs, rien de plus, mais toutefois évocatrices, fascinantes à ses yeux. Dans l’exercice de la chasse, Dicken se fiait à son instinct bien affûté. Ces récits faisaient écho à des idées qui le travaillaient depuis plus d’un an.
Peut-être s’agissait-il d’une conspiration de mutagènes. Peut-être que Tchernobyl, ou une autre catastrophe nucléaire survenue en Russie, avait activé le rétrovirus endogène responsable de la grippe d’Hérode. Cependant, il n’avait encore exposé cette théorie à personne.
Dans le Midtown Tunnel, un camion décoré de vaches souriantes et dansantes fit une embardée et faillit l’emboutir. Il se mit debout sur les freins.
Secoué par le gémissement des pneus et la collision évitée de justesse, il fut pris d’une soudaine suée et sentit céder le barrage qui retenait sa colère et sa frustration.
— Va te faire foutre ! hurla-t-il au routier invisible. La prochaine fois, je transporterai le virus Ébola !
Il n’était guère d’humeur charitable. Le CDC allait être obligé de révéler ses informations au public, peut-être dans quelques semaines. À ce moment-là, si les projections étaient exactes, il y aurait plus de cinq mille cas de grippe d’Hérode dans les seuls États-Unis.
Et Christopher Dicken ne serait, au mieux, crédité que d’un bon boulot de subalterne.
8.
Long Island, New York
La maison vert et blanc, d’un style colonial datant des années 40, imposante en dépit de sa taille moyenne, se dressait au sommet d’une petite colline, entourée de chênes et de peupliers d’un âge respectable, ainsi que de rhododendrons que Kaye avait plantés trois ans plus tôt.
Elle avait téléphoné depuis l’aéroport, découvrant un message laissé par Saul. Occupé au labo d’un client de Philadelphie, il ne comptait rentrer que dans la soirée. Il était à présent dix-neuf heures, et le crépuscule brossait un ciel splendide au-dessus de Long Island. Des nuages cotonneux se libéraient d’une masse d’un gris sinistre en train de se dissiper. Sur les branches des chênes, les moineaux faisaient autant de bruit que tout un jardin d’enfants.
Elle ouvrit la porte, poussa ses valises dans l’entrée et composa le code qui désactivait l’alarme. La maison sentait le renfermé. Alors qu’elle posait ses bagages, l’un de leurs deux chats, un tigré orange baptisé Crickson, surgit de la salle de séjour, claquant doucement des griffes sur le plancher en teck du couloir. Kaye le prit dans ses bras, le gratta sous le menton, et il se mit à ronronner et à miauler comme un jeune faon malade. Temin, le second chat, était invisible. Sans doute était-il dehors en train de chasser.
Son cœur se serra lorsqu’elle découvrit la salle de séjour. Du linge sale s’y étalait un peu partout. Devant le canapé, la table basse et le tapis d’Orient disparaissaient sous les assiettes en carton. Quant à la table pour manger, elle était jonchée de livres, de journaux et de pages jaunes arrachées à un vieil annuaire. L’odeur de renfermé provenait de la cuisine : légumes avariés, café moulu éventé, emballages de plastique.
Saul s’était laissé dépasser. Comme d’habitude, elle était rentrée juste à temps pour tout nettoyer.
Kaye ouvrit en grand la porte d’entrée ainsi que toutes les fenêtres.
Elle se prépara un petit steak grillé et une salade assaisonnée avec une sauce en bouteille. Comme elle ouvrait une bouteille de pinot noir, elle aperçut une enveloppe sur le plan de travail carrelé, près de la machine à espresso. Pendant que le vin respirait, elle ouvrit l’enveloppe. À l’intérieur se trouvait une carte de vœux surchargée où Saul avait gribouillé un message.
Kaye,
Ma chérie, mon amour, mon amour, je suis profondément navré. Tu m’as manqué et, cette fois-ci, ça se voit dans toute la maison. Ne t’occupe pas du nettoyage. Je demanderai à Caddy de passer demain et je la paierai en heures supplémentaires. Détends-toi. La chambre est impeccable, je m’en suis assuré,
Ce vieux fou de Saul
Toujours contrariée, Kaye rangea le message avec un petit reniflement et considéra les placards et le plan de travail. Ses yeux se posèrent sur un tas bien net de vieux journaux et de magazines qui n’avait rien à faire sur le billot de boucher. Elle le souleva, découvrant une douzaine de sorties d’imprimante ainsi qu’un autre message. Elle éteignit la plaque chauffante, recouvrant la poêle d’une assiette pour garder son steak au chaud, puis prit les documents et lut le message.
Kaye,
Tu as touché le jackpot ! Tout cela en guise d’excuses. Très excitant. Je l’ai eu chez Virion et j’ai demandé des tuyaux à Ferris et à Farrakhan Mkebe, de l’UCI. Ils n’ont rien voulu me dire, mais je crois bien que ÇA y est, comme on l’avait prédit. Ils appellent ça SHERVA – Scattered Human Endogenous RetroVirus Activation[40]. Pas grand-chose d’exploitable sur les sites web, mais voici le fil de discussion.
Avec mon amour et mon admiration,
Saul
Kaye se mit à pleurer sans savoir pourquoi. Elle parcourut les feuillets à travers un voile de larmes, puis les posa sur le plateau avec son steak et sa salade. Elle était épuisée, à bout de nerfs. Elle emporta son plateau vers le coin télé pour manger en regardant les infos.
Six ans plus tôt, Saul avait gagné une petite fortune en brevetant une variété particulière de souris transgéniques ; l’année suivante, il rencontrait Kaye, l’épousait et investissait la quasi-totalité de son argent dans EcoBacter. Les parents de Kaye avaient également apporté une somme considérable dans l’entreprise, juste avant de périr dans un accident de voiture. Trente techniciens et cinq administratifs travaillaient au siège social, un bâtiment rectangulaire gris et bleu situé dans un parc industriel de Long Island, au milieu d’une douzaine d’autres boîtes bio-tech. Il se trouvait à six kilomètres de leur domicile.
Kaye n’était attendue à EcoBacter que le lendemain à midi. Elle espérait que Saul serait retardé, qu’elle disposerait d’un peu de temps et de solitude pour réfléchir et se préparer, mais elle sentit sa gorge se serrer comme elle formulait ce vœu. Elle secoua la tête, dégoûtée par ses émotions incontrôlées, et porta un verre de vin à ses lèvres salées par les larmes.
Tout ce qu’elle voulait, c’était que Saul aille mieux, qu’il recouvre la santé. Elle voulait retrouver l’homme qu’elle avait épousé, celui qui lui avait fait voir la vie sous un autre jour, sa source d’inspiration, son partenaire, son point d’ancrage dans un monde qui lui donnait le vertige.
Tout en mâchant ses bouchées de steak, elle lut les contributions à la liste de discussion de Virion. Il y en avait plus d’une centaine, envoyées par des scientifiques mais surtout par des étudiants et des amateurs, commentant la nouvelle et spéculant sur ses conséquences.
Elle versa de la sauce sur ce qui restait du steak et inspira à fond.
Tout cela était peut-être d’une importance capitale. Saul avait raison d’être excité. Mais les messages ne donnaient que peu de détails, et personne ne savait qui était à l’origine de la découverte, où il allait publier ses travaux, comment la fuite s’était produite.
Elle rapportait le plateau à la cuisine lorsque le téléphone sonna. Pivotant avec souplesse sur ses pieds, elle tint le plateau en équilibre sur une main et décrocha de l’autre.
— Bienvenue à la maison ! salua Saul.
Sa voix de basse la faisait encore frissonner.
— Chère Kaye, mon intrépide globe-trotteuse. (Voix contrite :) Je voulais m’excuser pour le désordre. Caddy n’a pas pu venir hier.
Caddy était leur femme de ménage.
— Ça me fait plaisir d’être rentrée. Tu travailles ?
— Je suis coincé ici. Impossible de m’enfuir.
— Tu m’as manqué.
— Ne prends pas la peine de nettoyer.
— Je n’ai rien fait. Enfin, pas grand-chose.
— Tu as lu les sorties d’imprimante ?
— Oui. Elles étaient planquées sur le plan de travail.
— Je voulais que tu les lises demain matin, en buvant ton café, à l’heure où tu es en pleine possession de tes moyens. Je devrais en savoir plus à ce moment-là. Je serai sans doute de retour vers onze heures. Ne pars pas tout de suite pour le labo.
— Je t’attendrai.
— Tu as l’air vannée. Le vol a été pénible ?
— C’est l’air pressurisé. Il m’a fait saigner du nez.
— Pauvre Mädchen. Ne t’inquiète pas. Tout va bien maintenant que tu es rentrée. Est-ce que Lado… ?
Il laissa sa phrase inachevée.
— Aucune idée, mentit Kaye. J’ai fait de mon mieux.
— Je sais. Dors bien et attends-toi à une surprise. Demain, il va y avoir du sensationnel.
— Tu as eu d’autres nouvelles ? Raconte.
— Pas encore. L’anticipation est un plaisir qui se savoure pour lui-même.
Kaye détestait ce genre de petit jeu.
— Saul…
— N’insiste pas. De plus, je n’ai pas encore reçu toutes les confirmations nécessaires. Je t’aime. Tu me manques.
Il lui souhaita bonne nuit dans un bruit de baiser mouillé, et, après une nouvelle litanie d’adieux, ils raccrochèrent simultanément, comme ils en avaient l’habitude. Saul n’aimait pas se retrouver seul au bout du fil.
Kaye jeta un regard circulaire sur la cuisine, empoigna un chiffon et se mit à l’ouvrage. Elle n’avait pas envie d’attendre Caddy. Une fois satisfaite par son ménage, elle se doucha, se lava les cheveux, s’enveloppa la tête d’une serviette, enfila son pyjama en rayonne préféré et alluma un feu dans la cheminée de la chambre de l’étage. Puis elle s’assit au pied du lit, dans la position du lotus, laissant l’éclat des flammes et la douceur de la rayonne la rassurer peu à peu. Le vent se leva au-dehors, et elle aperçut un éclair derrière les rideaux de dentelle. Le temps se gâtait.
Kaye s’allongea et remonta l’édredon jusqu’à son menton.
— Au moins ne suis-je plus en train de m’apitoyer sur mon sort, dit-elle avec hardiesse.
Crickson vint la rejoindre, arpentant le lit en dressant sa queue orange tout ébouriffée. Temin fit à son tour son apparition, bien plus digne quoiqu’un peu mouillé. Il condescendit à ce qu’elle le frictionne avec la serviette de toilette.
Pour la première fois depuis le mont Kazbek, elle se sentit en sécurité, en équilibre. Pauvre petite fille, s’accusa-t-elle. Qui attend le retour de son mari. De son vrai mari.