The Project Gutenberg EBook of Valérie, by Mme de Krüdener

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Title: Valérie

Author: Mme de Krüdener

Release Date: October 7, 2008 [EBook #26825]

Language: French

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Produced by Daniel Fromont

[Transcriber's note: Mme de Krüdener (née Varvara-Juliana de Vietinghoff, Riga 1764 — Karassoubazar 1824), Valérie (1803), édition de 1878]

Lettre de Mme de Krüdener à Bérenger, 1805:

"C'est à Lyon que j'achevai Valérie. (…) On me pressa, d'achever, et j'achevai ce romanesque et très fidèle tableau d'une passion sans exemple comme sans tache. (…) Je vois, au reste, par ce succès de ma chérissime Valérie, que la piété, l'amour pur et combattu, les touchantes affections, et tout ce qui tient à la délicatesse et à la vertu, émeuvent et touchent plus en France qu'ailleurs."

Opinion de Sainte-Beuve in Portraits de femmes (1886)

"(…) Mme de Krüdener (…) nous envoyait un petit chef-d'oeuvre où les teintes du Nord venaient, sans confusion, enrichir, étendre le genre des Lafayette et des Souza. Après Saint-Preux, après Werther, après René, elle sut être elle-même, à la fois de son pays et du nôtre, et introduire son mélancolique scandinave dans le vrai style de la France (…) Valérie, par l'ordre des pensées et des sentiments, n'est inférieure à aucun roman de plus grande composition, mais surtout elle a gardé, sans y songer, la proportion naturelle, l'unité véritable; elle a, comme avait la personne de son auteur, le charme infini de l'ensemble. (…) Le style de ce charmant livre est, au total, excellent, eu égard au genre peu sévère: il a le nombre, le rythme, la vivacité du tour, un perpétuel et parfait sentiment de la phrase française."

Opinion de Paul Lacroix in Madame de Krudener, ses lettres et ses ouvrages inédits, étude historique et littéraire, par P. L. Jacob bibliophile (Paul Lacroix), 1880

"(…) Mme de Krüdener (…) possédait au plus haut degré le talent d'exprimer ses idées dans un langage facile, élégant, harmonieux. Etrangère, elle avait deviné notre langue plutôt qu'elle ne l'avait apprise, et elle s'en servait avec un merveilleux instinct, qui suppléait à cette science, à cet art, qu'on acquiert à force de travail et de temps. (…)"

MADAME DE KRUDENER

VALERIE

PREFACE DE PARISOT

EAUX-FORTES DE M. LELOIR
VARIANTES ET BIBLIOGRAPHIE

PARIS

QUANTIN, IMPRIMEUR-EDITEUR

ANCIENNE MAISON JULES CLAYE
RUE SAINT-BENOIT

1878

(…)

VALERIE

PREFACE

Je me trouvais, il y a quelques années, dans une des plus belles provinces du Danemark: la nature, tour à tour sauvage et riante, souvent sublime, avait jeté dans le magnifique paysage, que j'aimais à contempler, là de hautes forêts, ici des lacs tranquilles, tandis que dans l'éloignement, la mer du Nord et la mer Baltique roulaient leurs vastes ondes au pied des montagnes de la Suède, et que la rêveuse mélancolie invitait à s'asseoir sur les tombeaux des anciens Scandinaves, placés, d'après l'antique usage de ce peuple, sur des collines et des tertres répandus dans la plaine.

"Rien n'est plus poétique, a dit un éloquent écrivain, qu'un coeur de seize années." Sans être aussi jeune, je l'étais cependant; j'aimais à sentir et à méditer, et souvent je créais autour de moi des tableaux aussi variés que les sites qui m'environnaient. Tantôt je voyais les scènes terribles qui avaient offert au génie de Shakspeare les effrayantes beautés de Hamlet; tantôt les images plus douces de la vertu et de l'amour se présentaient à moi, et je voyais les ombres touchantes de Virginie et de Paul: j'aimais à faire revivre ces êtres aimables et infortunés; j'aimais à leur offrir des ombrages aussi doux que ceux des cocotiers, une nature aussi grande que celle des tropiques, des rivages solitaires et magnifiques comme ceux de la mer des Indes.

Ce fut au milieu de ces rêves, de ces fictions et de ces souvenirs, que je fus surprise un jour par le récit touchant d'une de ces infortunes qui vont chercher au fond du coeur des larmes et des regrets. L'histoire d'un jeune Suédois, d'une naissance illustre, me fut racontée par la personne même qui avait été la cause innocente de son malheur. J'obtins quelques fragments écrits par lui-même: je ne pus les parcourir qu'à la hâte; mais je résolus de noter sur-le-champ les traits principaux qui étaient restés gravés dans ma mémoire. J'obtins après quelques années la permission de les publier: je changeai les noms, les lieux, les temps; je remplis les lacunes, j'ajoutai les détails qui me parurent nécessaires; mais, je puis le dire avec vérité, loin d'embellir le caractère de Gustave, je n'ai peut-être pas montré toutes ses vertus: je craignais de faire trouver invraisemblable ce qui pourtant n'était que vrai. J'ai tâché d'imiter la langue simple et passionnée de Gustave. Si j'avais réussi, je ne douterais pas de l'impression que je pourrais produire, car, au milieu des plaisirs et de la dissipation qui absorbent la vie, les accents qui nous rendent quelque chose de notre jeunesse ou de nos souvenirs ne nous sont pas indifférents, et nous aimons à être ramenés dans des émotions qui valent mieux que ce que le monde peut nous offrir.

J'ai senti d'avance tous les reproches qu'on pourrait faire à cet ouvrage. Une passion qui n'est point partagée intéresse rarement: il n'y a pas d'événements qui fassent ressortir les situations; les caractères n'offrent point de contrastes frappants; tout est renfermé dans un seul développement, un amour ardent et combattu dans le coeur d'un jeune homme. De là ces répétitions continuelles, car les fortes passions, on le sait bien, ne peuvent être distraites, et reviennent toujours sur elles-mêmes; de là ces tableaux peut-être trop souvent tirés de la nature. Le solitaire Gustave, étranger au monde, a besoin de converser avec cette amie; il est d'ailleurs Suédois, et les peuples du Nord, ainsi qu'on peut le remarquer dans leur littérature, vivent plus avec la nature; ils l'observent davantage, et peut-être l'aiment-ils mieux. J'ai voulu rester fidèle à toutes ces convenances; persuadée d'ailleurs que, si les passions sont les mêmes dans tous les pays, le langage n'est pas le même; qu'il se ressent toujours des moeurs et des habitudes d'un peuple, et qu'en France il est plus modifié par la crainte du ridicule ou par d'autres considérations qui n'existent pas ailleurs. Qu'on ne s'étonne pas aussi de voir Gustave revenir si souvent aux idées religieuses: son amour est combattu par la vertu, qui a besoin des secours de la religion; et, d'ailleurs, n'est-il pas naturel d'attacher au ciel des jours qui ont été troublés sur la terre?

Mon sincère désir a été celui de présenter un ouvrage moral, de peindre cette pureté de moeurs dont on n'offre pas assez de tableaux et qui est si étroitement liée au bonheur véritable. J'ai pensé qu'il pouvait être utile de montrer que les âmes les plus sujettes à être entraînées par de fortes passions sont aussi celles qui ont reçu le plus de moyens pour leur résister, et que le secret de la sagesse est de les employer à temps. Tout cela avait été bien mieux dit, bien mieux démontré avant moi; mais on ne résiste guère à l'envie de communiquer aux autres ce qui nous a profondément émus nous-mêmes. Il est un enthousiasme qui est à l'âme ce que le printemps est à la nature: il fait éclore mille sentiments; il fait verser des larmes auxquelles on croit le pouvoir d'en faire répandre d'autres.

C'était là ma situation en lisant les fragments de Gustave et, si quelques regards attendris s'attachent sur cet ouvrage, comme sur un ami qui nous a révélé notre propre coeur, ils sauront tout à la fois et m'excuser et me défendre.

LETTRE PREMIERE.

Eichstadt, le 10 mars.

Tu dois avoir reçu toutes mes lettres, Ernest: depuis que j'ai quitté Stockholm, je t'ai écrit plusieurs fois. Tu peux me suivre dans ce voyage, qui serait enchanteur s'il ne me séparait pas de toi. Oh! pourquoi n'avons-nous pu réaliser ces rêves délectables de notre jeune âge, quand notre imagination s'élançait dans ce grand univers, voyait couler d'autres cieux, entendait gronder de plus terribles orages! quand, assis ensemble sur ce rocher qui se séparait des autres, et qui nous donnait l'idée de l'indépendance et de la fierté, nos coeurs battaient tantôt de mille pressentiments confus, tantôt se rejetaient dans la sombre antiquité et voyaient sortir de ces ténèbres nos héros favoris! Où sont-ils, ces jours radieux de fortes et de douces émotions? Je t'ai quitté, aimable compagnon de ma jeunesse, sage ami qui réglais les mouvements trop désordonnés de mon coeur et endormais mes tumultueux désirs aux accents de ton âme ingénieuse et inspirée! Cependant, Ernest, je suis quelquefois presque heureux; il y a un charme enivrant dans ce voyage, qui souvent me ravit; tout s'accorde bien avec mon coeur et même avec mon imagination. Tu sais comme j'ai besoin de cette belle faculté, qui prend dans l'avenir de quoi augmenter encore la félicité présente; de cette enchanteresse, qui s'occupe de tous les âges et de toutes les conditions de la vie, qui a des hochets pour les enfants et donne aux génies supérieurs les clefs du ciel pour que leurs regards s'enivrent de hautes félicités… Mais où vais-je m'égarer? Je ne t'ai rien dit encore du comte. Il a reçu toutes ses instructions; il va décidément à Venise, et cette place est celle qu'il désirait. Il se plaît dans l'idée que nous ne nous séparerons pas, qu'il pourra me guider lui-même dans cette nouvelle carrière où il a voulu que j'entrasse, et qu'il pourra, en achevant lui-même mon éducation, remplir le saint devoir dont il se chargea en m'adoptant. Quel ami, Ernest, que ce second père! quel homme excellent! La mort seule a pu interrompre cette amitié qui le liait à celui que j'ai perdu, et le comte se plaît à la continuer religieusement en moi. Il me regarde souvent; je vois quelquefois des larmes dans ses yeux: il trouve que je ressemble beaucoup à mon père, que j'ai dans mon regard la même mélancolie; il me reproche d'être, comme lui, presque sauvage, et de craindre trop le monde. Je t'ai déjà dit comment j'ai fait la connaissance de la comtesse, de quelle manière touchante il me présenta à Valérie (c'est ainsi qu'elle se nomme, et que je l'appellerai désormais): d'ailleurs, elle veut que je la regarde comme une soeur, et c'est bien là l'impression qu'elle m'a faite. Elle m'impose moins que le comte; elle a l'air si enfant! Elle est très-vive, mais sa bonté est extrême. Valérie paraît aimer beaucoup son mari; je ne m'en étonne pas: quoiqu'il y ait entre eux une grande différence d'âge, on n'y pense jamais. On pourrait trouver quelquefois Valérie trop jeune; on a peine à se persuader qu'elle ait formé un engagement aussi sérieux; mais jamais le comte ne paraît trop vieux. Il a trente-sept ans; mais il n'a pas l'air de les avoir. On ne sait d'abord ce qu'on aime le plus en lui, ou de sa figure noble et élevée, ou de son esprit, qui est toujours agréable, qui s'aide encore d'une imagination vaste et d'une extrême culture; mais, en le connaissant davantage, on n'hésite pas: c'est ce qu'il tire de son coeur qu'on préfère; c'est quand il s'abandonne et qu'il se découvre entièrement qu'on le trouve si supérieur. Il nous dit quelquefois qu'il ne peut être aussi jeune dans le monde qu'il l'est avec nous, et que l'exaltation irait mal avec une ambassade.

Si tu savais, Ernest, comme notre voyage est agréable! Le comte sait tout, connaît tout, et le savoir en lui n'a pas émoussé la sensibilité. Jouir de son coeur, aimer et faire du bonheur des autres, le sien propre, voilà sa vie; aussi ne gêne-t-il personne. Nous avons plusieurs voitures, dont une est découverte; c'est ordinairement le soir que nous allons dans celle-là. La saison est très-belle. Nous avons traversé de grandes forêts en entrant en Allemagne; il y avait là quelque chose du pays natal qui nous plaisait beaucoup. Le coucher du soleil, surtout, nous rappelait à tous des souvenirs différents que nous nous communiquions quelquefois; mais le plus souvent nous gardions alors le silence. Les beaux jours sont comme autant de fêtes données au monde; mais la fin d'un beau jour, comme la fin de la vie, a quelque chose d'attendrissant et de solennel: c'est un cadre où vont se placer tout naturellement les souvenirs, et où tout ce qui tient aux affections paraît plus vif, comme au coucher du soleil les teintes paraissent plus chaudes. Que de fois mon imagination se reporte alors vers nos montagnes! Je vois à leurs pieds notre antique demeure; ces créneaux, ces fossés, si longtemps couverts de glace, sur lesquels nous nous exercions, la lance à la main, à des jeux de guerriers, glissant sur cette glace comme sur nos jours, que nous n'apercevions pas. Le printemps revenait; nous escaladions le rocher; nous comptions alors les vaisseaux qui venaient de nouveau tenter nos mers; nous tâchions de deviner leur pavillon; nous suivions leur vol rapide; nous aurions voulu être sur leurs mâts, comme les oiseaux marins, les suivre dans des régions lointaines. Te rappelles-tu ce beau coucher du soleil où nous célébrâmes ensemble un grand souvenir? C'était peu après l'équinoxe. Nous avions vu la veille une armée de nuages s'avancer en présageant la tempête; elle fut horrible: tous deux nous tremblions pour un vaisseau que nous avions découvert; la mer était soulevée et menaçait d'engloutir tous ces rivages. A minuit, nous entendîmes les signaux de détresse. Ne doutant pas que le vaisseau n'eût échoué sur un des bancs, mon père fit au plus vite mettre des chaloupes en mer; au moment où il animait les pilotes côtiers, il ne résista pas à nos instances, et, malgré le danger, il nous permit de l'accompagner. Oh! comme nos coeurs battaient! comme nous désirions être partout à la fois! comme nous aurions voulu secourir chacun des passagers! Ce fut alors que tu exposas si généreusement ta vie pour moi. Mais il faut rester fidèle à ma promesse; il faut ne point te parler de ce qui te paraît si simple, si naturel; mais au moins laisse-moi ma reconnaissance comme un de mes premiers plaisirs, si ce n'est comme un de mes premiers devoirs, et n'oublions jamais le rocher où nous retournâmes après cette nuit et d'où nous regardions la mer en remerciant le ciel de notre amitié.

Adieu, Ernest; il est tard, et nous partons de grand matin.

Lettre II.

Luben, le 20 mars.

Ernest, plus que jamais elle est dans mon coeur, cette secrète agitation qui tantôt portait mes pas sur les sommets escarpés des Koullen, tantôt sur nos désertes grèves. Ah! tu le sais, je n'y étais pas seul: la solitude des mers, leur vaste silence ou leur orageuse activité, le vol incertain de l'alcyon, le cri mélancolique de l'oiseau qui aime nos régions glacées, la triste et douce clarté de nos aurores boréales, tout nourrissait les vagues et ravissantes inquiétudes de ma jeunesse. Que de fois, dévoré par la fièvre de mon coeur, j'eusse voulu, comme l'aigle des montagnes, me baigner dans un nuage et renouveler ma vie! que de fois j'eusse voulu me plonger dans l'abîme de ces mers dévorantes, et tirer de tous les éléments, de toutes les secousses, une nouvelle énergie, quand je sentais la mienne s'éteindre au milieu des feux qui me consumaient!

Ernest, j'ai quitté tous ces témoins de mon inquiète existence; mais partout j'en retrouve d'autres: j'ai changé de ciel; mais j'ai emporté avec moi mes fantastiques songes et mes voeux immodérés. Quand tout dort autour de moi, je veille avec eux, et, dans ces nuits d'amour et de mélancolie que le printemps exhale et remplit de tant de délices, je sens partout cette volupté cachée de la nature, si dangereuse pour l'imagination, par le voile même qui la couvre: elle m'enivre et m'abat tour à tour; elle me fait vivre et me tue; elle arrive à moi par tous les objets, et me fait languir après un seul. J'entends le vent de la nuit, il s'endort sur les feuilles, et je crois ouïr encore des pas incertains et timides; mon imagination me peint cet être idéal après lequel je soupire, et je me jette tout entier dans ce pressentiment d'amour et d'extase qui doit remplir le vague de mon coeur. Hélas! serai-je jamais aimé! Verrai-je jamais s'exaucer ces brûlants et ambitieux désirs? Donnerai-je un moment, un seul instant, tout le bonheur que je pourrai sentir? Vivrai-je de ce don splendide qui fait toucher au ciel? Ah! ce n'est pas tout, Ernest, que de donner, il faut recevoir; ce n'est pas tout de valoir beaucoup, il faut être senti de même. Pour faire mûrir la datte, il faut le sol d'Afrique; pour faire naître ces grandes et profondes émotions qui nous viennent du ciel, il faut trouver sur la terre ces âmes ardentes et rares qui ont reçu la douce et peut-être funeste puissance d'aimer comme moi.

Lettre III.

B…, le 21 mars.

Mon ami, j'ai relu ce matin ma lettre d'hier; j'ai presque hésité à te l'envoyer: non pas que je voulusse jamais te cacher quelque chose, mais parce que je sens que tu me reprocheras avec raison de ne pas chercher, comme je te l'avais promis, à réprimer un peu ce qu'il y a de trop passionné dans mon âme. Ne dois-je pas d'ailleurs cacher cette âme, comme un secret, à la plupart de ceux avec qui je serai appelé à vivre dans le monde? Ne sais-je pas qu'il n'y a plus rien de naturel aux yeux de ces gens-là que ce qui nous éloigne de la nature, et que je ne leur paraîtrai qu'un insensé en ne leur ressemblant pas? Laisse-moi donc errer avec mes chers souvenirs au milieu des forêts, au bord des eaux, où je me crée des êtres comme moi, où je rassemble autour de moi les ombres poétiques de ceux qui chantèrent tout ce qui élève l'homme et qui surent aimer fortement. Là, je crois voir encore Le Tasse, soupirant ses vers immortels et son ardent amour; là m'apparaît Pétrarque, au milieu des voûtes sacrées qui virent naître sa longue tendresse pour Laure; là, je crois entendre les sublimes accords du tendre et solitaire Pergolèze; partout je crois voir le génie de l'amour, ces enfants du ciel, fuyant la multitude et cachant leurs bienfaits comme leurs innocentes joies. Ah! si je n'ai pas été doté comme les fils du génie, si je ne puis charmer comme eux la postérité, au moins j'ai respiré comme eux quelque chose de cet enthousiasme, de ce sublime amour du beau, qui vaut peut-être mieux que la gloire elle-même.

Cependant, mon Ernest, ne crois pas que je m'abandonne sans réserve à mes rêveries. Quoique le comte soit un des hommes dont l'âme ait gardé le plus de jeunesse, si je puis m'exprimer ainsi, il m'impose trop pour que je ne voile pas une partie de mon âme. Je cherche surtout à ne pas paraître extraordinaire à Valérie, qui, si jeune, si calme, me paraît comme un rayon matinal qui ne tombe que sur des fleurs et ne connaît que leur tranquille et douce végétation.

Je ne saurais mieux te peindre Valérie qu'en te nommant la jeune Ida, ta cousine. Elle lui ressemble beaucoup; cependant elle a quelque chose de particulier que je n'ai encore vu à aucune femme. On peut avoir autant de grâce, beaucoup plus de beauté, et être loin d'elle. On ne l'admire peut-être pas, mais elle a quelque chose d'idéal et de charmant qui force à s'en occuper. On dirait, à la voir si délicate, si svelte, que c'est une pensée. Cependant, la première fois que je la vis, je ne la trouvai pas jolie. Elle est très-pâle, et le contraste de sa gaieté, de son étourderie même, et de sa figure, qui est faite pour être sensible et sérieuse, me fit une impression singulière.

J'ai vu depuis que ces moments où elle ne me paraissait qu'une aimable enfant étaient rares. Son caractère habituel a plutôt quelque chose de mélancolique, et elle se livre quelquefois à une excessive gaieté, comme les personnes extrêmement sensibles, qui ont les nerfs très-mobiles, passent à des situations tout à fait étrangères à leurs habitudes.

Le temps est beau: nous nous promenons beaucoup; le soir, nous faisons quelquefois de la musique: j'ai mon violon avec moi; Valérie joue de la guitare; nous lisons aussi: c'est une véritable fête que ce voyage.

Lettre IV.

Stollen, le 4 avril.

Mon ami, ce n'est que d'aujourd'hui que je connais bien Valérie. Jusqu'à présent elle avait passé devant mes yeux comme une de ces figures gracieuses et pures dont les grecs nous dessinèrent les formes et dont nous aimons à revêtir nos songes; mais je croyais son âme trop jeune, trop peu formée pour deviner les passions ou pour les sentir; mes timides regards aussi n'osaient étudier ses traits. Ce n'était pas pour moi une femme avec l'empire que pouvaient lui donner son sexe et mon imagination; c'était un être hors des limites de ma pensée: Valérie était couverte de ce voile de respect et de vénération que j'ai pour le comte, et je n'osais le soulever pour ne voir qu'une femme ordinaire. Mais aujourd'hui, oui, aujourd'hui même, une circonstance singulière m'a fait connaître cette femme, qui a aussi reçu une âme ardente et profonde. Oui, Ernest, la nature acheva son ouvrage, et, comme ces vases sacrés de l'antiquité dont la blancheur et la délicatesse étonnent les regards, elle garde dans son sein une flamme subtile et toujours vivante.

Ecoute, Ernest, et juge toi-même si j'avais connu jusqu'à présent Valérie. Elle avait eu envie aujourd'hui d'arriver de meilleure heure pour dîner: le comte avait envie d'avancer, mais il a cédé; au lieu d'envoyer le courrier, il est monté lui-même à cheval pour faire tout préparer. Quand nous sommes arrivés, Valérie l'a remercié avec une grâce charmante: ils se sont promenés un instant ensemble, et tout à coup le comte est revenu seul et d'un air embarrassé. Il m'a dit: — Nous dînerons seuls; Valérie préfère ne pas manger encore. J'ai été fort étonné de ce caprice, et déjà j'avais cru m'apercevoir qu'elle avait de l'inégalité de caractère. Nous nous sommes hâtés de finir le repas. Le comte m'a prié de faire prendre du fruit dans la voiture, croyant que cela ferait plaisir à sa femme. Je sortis du bourg, et je trouvai la comtesse avec Marie, jeune femme de chambre qui a été élevée avec elle et qu'elle aime beaucoup; elles étaient toutes deux auprès d'un bouquet d'arbres. Je m'avançai vers Valérie, et je lui offris du fruit, ne sachant trop que lui dire; elle rougit; elle paraissait avoir pleuré, et je sentis que je ne lui en voulais plus. Elle avait quelque chose de si intéressant dans la figure, sa voix était si douce quand elle me remercia, que j'en fus très-ému. — Vous aurez été étonné, me dit-elle avec une espèce de timidité, de ne pas m'avoir vue au dîner? — Pas du tout, lui répondis-je, extrêmement embarrassé. — Elle sourit. — Puisque nous devons être souvent ensemble, continua-t-elle, il est bon que vous accoutumiez à mes enfantillages. — Je ne savais que répondre: je lui offris mon bras pour s'en retourner, car elle s'était levée. — Etes-vous incommodée, madame? lui dis-je enfin; le comte le craignait. — S'est-il informé où j'étais? me demanda-t-elle précipitamment. — Je crois qu'il vous cherche, lui répondis-je. — Votre dîner a été cependant assez long. — Je l'assurai que nous avions été peu de temps à table. — Cela m'a paru fort long, m'a-t-elle répondu. — Elle regardait autour d'elle très-souvent pour voir si elle n'apercevrait pas le comte, quand un des gens est venu avertir que les chevaux étaient mis. — Et mon mari, a-t-elle demandé, où est-il? — Monsieur a pris les devants à pied, a répondu cet homme, après avoir ordonné qu'on mît les chevaux pour que madame n'arrivât pas de nuit, à cause des mauvais chemins. — C'est bon, a dit Valérie, d'une voix qu'elle cherchait à maîtriser… — Mais je m'apercevais de toute son agitation. Nous sommes entrés dans la voiture; je me suis assis vis-à-vis d'elle. D'abord elle a été pensive; puis elle a cherché à cacher ce qui la tourmentait: elle a ensuite essayé de paraître avoir oublié ce qui s'était passé; elle m'a parlé de choses indifférentes; elle a tâché d'être gaie, me racontant plusieurs anecdotes fort plaisantes sur V…, où nous devions arriver bientôt.

Je remarquais qu'elle mettait souvent la tête à la portière pour voir si elle n'apercevrait pas le comte; elle faisait dire au postillon d'avancer, parce qu'elle craignait qu'il ne se fatiguât à force de marcher. A mesure que nous avancions, elle parlait moins et redevenait plus pensive: elle s'étonna de ce que nous ne rejoignions point son mari. — Il marche très-vite, lui répondis-je; mais je m'en étonnais aussi. Nous traversâmes une grande forêt: l'inquiétude de Valérie augmentait toujours; elle devint extrême. A la fin elle était descendue; elle devançait les voitures, croyant se distraire par une marche précipitée; elle s'appuyait sur moi, s'arrêtait, voulait retourner sur ses pas; enfin, elle souffrait horriblement. Je souffrais presque autant qu'elle: je lui disais que sûrement nous trouverions le comte arrivé à la poste, qu'il aurait pris un chemin de traverse, et je le pensais. Malheureusement on lui avait parlé d'une bande de voleurs qui, quinze jours auparavant, avaient attaqué une voiture publique. Je sentais croître mon intérêt pour elle, à mesure que son inquiétude augmentait; j'osais la regarder, interroger ses traits; notre position me le permettait. Je voyais combien elle savait aimer, je sentais l'empire que doivent prendre sur d'autres âmes les âmes susceptibles de se passionner. J'éprouvais une espèce d'angoisse, que son angoisse me donnait; mon coeur battait; et en même temps, Ernest, j'éprouvais quelque chose de délicieux, quand elle me regardait avec une expression touchante, comme pour me remercier du soin que je prenais.

Nous arrivâmes à la poste; le comte n'y était pas. Valérie se trouva mal; elle eut une attaque de nerfs qui me fit frémir. Ses femmes couraient pour lui chercher du thé, de la fleur d'orange; j'étais hors de moi. L'état de Valérie, l'absence du comte, un trouble inexprimable que je n'avais jamais senti, tout me faisait perdre la tête. Je tenais les mains glacées de Valérie; je la conjurais de se calmer: je lui dis, pour la tranquilliser, que tous les voyageurs allaient voir un château, très-près du grand chemin, dont la position était singulière. Dès que je la vis un peu moins souffrante, je pris avec moi deux hommes du pays, et nous nous dispersâmes pour aller à sa recherche. Après une demi-heure de marche, je le trouvai qui se hâtait d'arriver: il s'était égaré. Je lui dis combien Valérie avait souffert; il en fut extrêmement fâché. Quand nous fûmes près d'arriver à la maison de poste, je me mis à courir de toutes mes forces pour annoncer le comte et pour être le premier à donner cette bonne nouvelle. J'eus un moment bien heureux en voyant tout le bonheur de Valérie. Je retournai alors vers le comte, et nous entrâmes ensemble; Valérie se jeta à son cou. Elle pleurait de joie; mais, l'instant d'après, paraissait se rappeler tout ce qu'elle avait souffert, elle gronda le comte, lui dit qu'il était impardonnable de l'avoir exposée à toutes ces inquiétudes, de l'avoir quittée sans lui rien dire; elle repoussait son mari, qui voulait l'embrasser. — Oui, il est impardonnable, dit-elle, d'écouter son ressentiment. — Mais je n'étais pas fâché, lui dit-il. — Comment! vous n'étiez pas fâché? — Non, ma chère Valérie, soyez-en sûre; je voulais éviter une explication. Je sais que vous êtes vive, que cela vous fait mal: je sais aussi combien vous vous apaisez facilement; vous êtes si bonne, Valérie! — Elle avait les larmes aux yeux; elle prit sa main d'une manière touchante. — C'est moi qui ai tort, dit-elle; je vous en demande bien pardon. Comment ai-je pu me fâcher d'un mot qui n'était sûrement pas dit pour me faire de la peine? Oh! combien vous êtes meilleur que moi! — J'aurais voulu me jeter à ses pieds, lui dire qu'elle était un ange. Le comte, qui est si sensible, ne m'a pas paru assez reconnaissant.

Lettre V.

Olheim, le 6 avril.

Je t'ai dit que nous devions passer quelques jours ici, pour que Valérie se reposât: ces jours ont été les plus agréables de ma vie. Il me semble qu'elle a plus de confiance en moi, depuis que je la connais mieux; elle pense, je crois, que je ne m'étonne plus de quelques petites inégalités d'humeur, dont je dois maintenant connaître la source. Une très-grande sensibilité empêche d'avoir une attention continuelle sur soi-même. Les âmes froides n'ont que les jouissances de l'amour-propre; elles croient que le calme et la méthode qu'elles portent dans toutes leurs actions et dans toutes leurs paroles leur attireront la considération de ceux qui les observent: elles savent pourtant bien aussi se fâcher et se réjouir; mais c'est pour des riens, et c'est toujours au dedans d'elles-mêmes; elles craignent jusqu'aux traits de leur visage, comme des dénonciateurs qui vont raconter ce qui se passe au logis. Absurde prétention de prendre pour sagesse ce qui vient de l'aridité du coeur!

Jamais Valérie ne me paraît plus aimable, plus touchante, que quand sa vivacité l'a emportée un instant, et qu'elle cherche à racheter un tort. Et quel tort? celui d'aimer comme on ne sait pas aimer dans le monde. Je l'observais l'autre jour, lorsqu'elle reçut une lettre de sa mère; je la lisais avec elle en suivant sa physionomie. Et quand, après cela, elle sera ou triste ou préoccupée, qu'elle ne saura pas, avec une étude parfaite de dissimulation, approuver tout ce qu'on lui propose, sourire à ce qui l'ennuie, appellera-t-on cela des caprices? Et pourtant elle veut racheter comme des torts ces moments où elle ne peut appartenir qu'à l'idée qui domine son âme! La meilleure des filles, la plus aimante des femmes voudrait être à la fois et profondément sensible et toujours attentive à ne jamais contrarier les autres! Et quand on me dirait: — Il y a des femmes plus parfaites, — je répondrai: Valérie n'a que seize ans. — Ah! qu'elle ne change jamais! qu'elle soit toujours cet être charmant que je n'avais vu jusqu'à présent que dans ma pensée!

Lettre VI.

Le 8 avril.

Je me promenais ce matin avec Valérie dans un jardin au bord d'une rivière. Elle a demandé le déjeuner: on nous a apporté des fraises, qu'elle a voulu me faire manger à la manière de notre pays, car elle m'avait entendu dire que cela me rappelait les repas que je faisais avec ma soeur, et nous envoyâmes chercher de la crême. Nous avions avec nous quelques fragments du poème de l'Imagination, que nous lisions en déjeunant. Tu sais combien j'aime les beaux vers; mais les beaux vers, lus avec Valérie, prononcés avec son organe charmant, assis auprès d'elle, environné de toutes les magiques voix du printemps, qui semblaient me parler et dans cette eau qui courait et dans ces feuilles doucement agitées comme mes pensées! Mon ami, j'étais bien heureux, trop heureux peut-être! Ernest, cette idée serait terrible et porterait la mort dans mon âme, qu'habite la félicité; je n'ose l'approfondir.

Valérie fut émue en lisant l'épisode enchanteur d'Amélie et de
Volnis; et quand elle arriva à ces vers:

En longs et noirs anneaux s'assemblaient ses cheveux;

Ses yeux noirs, pleins d'un feu

Que son mal dompte à peine,

Etincelaient encor sous deux sourcils d'ebene.

elle a souri et, en me regardant, elle m'a dit: "Savez-vous que cela vous ressemble beaucoup?" J'ai rougi d'embarras et puis j'ai pensé: "Ah! si vous étiez mon Amélie!" Mais soudain je me suis reproché ma pensée comme un crime, et c'en était bien un. Je me suis levé, je me suis enfui; j'ai été m'enfoncer dans la forêt voisine, comme si j'avais pu m'éloigner de cette coupable pensée.

Après une course assez rapide, réfléchissant à ce que penserait de moi Valérie, que j'avais quittée si ridiculement, je résolus de revenir à la maison et de lui demander pardon. Cherchant dans ma tête une excuse et n'en trouvant point, je cueillais en chemin des marguerites pour les lui apporter, et je me mis, sans y penser, à les interroger en les effeuillant, comme nous avions fait tant de fois dans notre enfance. Je me disais: "Comment suis-je aimé de Valérie?" J'arrachais les feuilles l'une après l'autre jusqu'à la dernière; elle dit: pas du tout. Le croirais-tu? cela m'affligea.

J'ai voulu aussi savoir comment j'aimais Valérie. Ah! je le savais bien; mais je fus effrayé de trouver, au lieu de beaucoup, PASSIONNEMENT: cela m'épouvanta. Ernest, je crois que j'ai pâli. J'ai voulu recommencer, et encore une fois la feuille a dit: PASSIONNEMENT. Mon ami, était-ce ma conscience qui donnait une voix à cette feuille? Ma conscience saurait-elle déjà ce que j'ignore moi-même, ce que je veux ignorer toute ma vie, ce que tu ne croirais jamais si on te le disait, toi qui me connais si bien, toi qui sais que jamais je ne fus léger, que la femme d'un autre fut toujours un objet sacré pour moi? Et j'aimerais Valérie! Non, non.

Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes.

Sois tranquille, Ernest, tu n'auras pas besoin de me rejeter loin de toi.

Lettre VII.

Blude, le 20 avril.

Je suis bien sûr, mon ami, que la crainte seule d'aimer celle que je n'ose nommer (car je dois la respecter trop pour associer son nom à une idée qui m'est défendue) m'a fait croire… Je ne sais t'exprimer ce que je sens, cela doit être obscur pour toi; voici quelque chose de plus clair.

Ce soir, arrivant dans un village d'Autriche, et trouvant qu'il était plus tard qu'on ne pensait, le comte s'est décidé à passer la nuit dans cet endroit. On a dressé le lit de Valérie, et, pendant qu'on arrangeait son appartement, nous sommes tous passés dans une jolie salle qu'on venait de peindre et d'approprier avec assez d'élégance. Il y avait là quelques mineurs qui jouaient des valses. Tu sais combien on cultive la musique en Allemagne. Quelques jeunes filles qui étaient venues voir l'hôtesse valsaient; elles étaient presque toutes jolies, et nous nous amusions à voir leur gaieté et leur petite coquetterie villageoise. Valérie, avec sa vivacité ordinaire, a appelé ses deux femmes de chambre; elle voulait aussi leur donner le plaisir de la danse. Bientôt le bal a cessé, les musiciens seuls sont restés. Le comte est venu prendre Valérie et l'a fait valser, quoiqu'elle s'en défendît, ayant une espèce d'éloignement pour cette danse, que sa mère n'aimait pas. Quand il eut fait deux ou trois fois le tour de la salle, il s'arrêta devant moi. "Je serai spectateur à mon tour, a-t-il dit, Gustave, Valérie vous permet de finir la danse avec elle." Mon coeur a battu avec violence; j'ai tremblé comme un criminel; j'ai hésité longtemps si j'oserais passer mon bras autour de sa taille. — Elle a souri de ma gaucherie. — J'ai frémi de bonheur et de crainte; ce dernier sentiment est resté dans mon coeur, il m'a persécuté jusqu'à ce que j'aie été complètement rassuré. Voici comment je suis devenu plus tranquille.

La soirée était si belle, que le comte nous a proposé une promenade. Il avait donné le bras à Valérie, je marchais à côté de lui; il faisait assez sombre; les étoiles seules nous éclairaient. La conversation se ressent toujours des impressions que reçoit l'imagination; la nôtre est devenue sérieuse et même mélancolique comme la nuit qui nous environnait. Nous avons parlé de mon père, nous nous sommes rappelé, le comte et moi, plusieurs traits de sa vie qui mériteraient d'être publiés pour faire l'admiration de tous ceux qui savent sentir et aimer le beau. Nous avons mêlé nos tristes et profonds regrets et parlé de cette belle espérance que l'Etre suprême laissa surtout à la douleur, car ceux-là seuls qui ont beaucoup perdu savent combien l'homme a besoin d'espérer. A mesure que le comte parlait, je sentais mon affection pour lui s'augmenter de toute sa tendresse pour mon père. Quelle douce immortalité, pensais-je, que celle qui commence déjà ici-bas dans le coeur de ceux qui nous regrettent!

Que j'aimais cet homme si bon qui sait connaître ainsi l'amitié! l'amitié que tant d'hommes croient chérir et que si peu savent honorer dans tous ses devoirs! Comme mon coeur éprouvait alors ce sentiment pour le comte! J'y mêlais ce qui le rend à jamais sacré, la reconnaissance. Il me semblait que mon coeur épuré ne contenait plus que ces heureuses affections, qui se réfléchissaient doucement sur Valérie. Nous nous étions assis, la lune s'était levée, les lumières s'éteignaient peu à peu dans le village, quelques chevaux paissaient autour de nous, et les eaux argentées et rapides d'un ruisseau nous séparaient de la prairie. — J'ai de tout temps aimé passionnément une belle nuit, dit le comte; il me semble qu'elle a toujours mille secrets à dire aux âmes sérieuses et tendres; je crois aussi que j'ai conservé cette prédilection pour la nuit, parce qu'on me tourmentait le jour. — Vous n'étiez pas heureux dans votre enfance? — Ni dans ma jeunesse, ma chère Valérie. — Il soupira: — Mais j'ai sauvé ce qu'il y a de si précieux à conserver, une âme qui n'a jamais désespéré du bonheur. Le passé est pour moi comme une toile rembrunie qui attend un beau tableau qui n'en ressortira que davantage. C'est maintenant votre ouvrage à tous deux, mes amis, dit-il en tendant ses bras vers nous: c'est à vous à conduire doucement mes jours. — Valérie l'embrassa avec tendresse; je me jetai aussi à son cou; je ne pus proférer une seule parole. Quel serment pouvait valoir les larmes que je versais? Jamais je n'oublierai ce moment, il m'a rendu le calme et le courage.

Lettre VIII.

Bade, le 1er mai.

J'ai voulu renoncer à une partie de ces douces habitudes qui étaient devenues un besoin pour moi et qui pouvaient devenir dangereuses. J'ai demandé au comte la permission d'aller dans une autre voiture, au moins quelquefois, et j'ai prétexté l'envie que j'avais d'apprendre l'italien, afin de savoir quelque chose de cette langue quand nous arriverions à Venise. J'ai bien su que Valérie, ainsi que son mari, me trouvaient bizarre; mais, enfin, ils ne m'ont point empêché de suivre mon nouveau plan. J'évite aussi de me promener seul avec elle. Il y a un charme si ravissant dans cette belle saison auprès d'un objet aussi aimable, respirer cet air, marcher sur ces gazons, s'y asseoir, s'environner du silence des forêts, voir Valérie, sentir aussi vivement ce qui me donnerait déjà sans elle tant de bonheur, dis, mon ami, ne serait-ce pas défier l'amour?

Le soir, quand nous arrivions, et que, fatiguée de la route, elle se couchait sur un lit de repos, je venais toujours m'établir avec le comte auprès d'elle; mais il se mettait dans un coin à écrire, et, moi, j'aidais Marie à faire le thé: c'était moi qui en apportais à Valérie et qu'elle grondait quand il n'était pas bon. Ensuite c'était sa guitare que je lui accordais. J'en joue mieux qu'elle; il m'est arrivé de placer ses doigts sur les cordes dans un passage difficile; ou bien je dessinais avec elle, je l'amusais en lui faisant toutes sortes de ressemblances. Ne m'est-il pas arrivé de la dessiner elle-même! Conçois-tu une pareille imprudence? Oui, j'ai esquissé ses formes charmantes, elle portait sur moi ses yeux pleins de douceur, et j'avais la démence de les fixer, de me livrer, comme un insensé, à leur dangereux pouvoir. Eh bien, Ernest, je suis devenu plus sage; il est vrai que cela me coûte bien cher: je perds non-seulement tout le bonheur que j'éprouvais dans cette douce familiarité (je ne devrais pas le regretter, puisqu'il pouvait me conduire à des remords), mais je perdrai peut-être la confiance de Valérie. Elle commençait à me témoigner de l'amitié. Hier, en arrivant dans la ville où nous devions coucher, j'ai vite demandé ma chambre. — Allez-vous donc encore vous enfermer? m'a-t-elle dit; vous devenez bien sauvage. Elle avait l'air mécontent en disant cela; je l'ai suivie, j'ai arrangé le feu, porté des paquets, taillé des plumes pour le comte, afin de cacher l'embarras que me donne une situation toute nouvelle. Je croyais, à force d'attentions qui rappelaient la politesse, suppléer à toutes ces inspirations de coeur qui ne sont nullement calculées. Aussi Valérie s'en est-elle aperçue. — On croirait, dit-elle, que nous vous avons reproché de ne pas assez vous occuper de nous, et que vous voulez nous cacher que vous vous ennuyez. — Je me suis tu; il m'était également impossible de la tirer de son erreur et de ne lui dire que quelques phrases qui n'eussent été qu'agréables. J'avais l'air sûrement bien triste, car elle m'a tendu la main avec bonté et m'a demandé si j'avais du chagrin. J'ai fait un signe de tête comme pour dire oui, et les larmes me sont venues aux yeux.

Ernest, je suis triste, et ne veux pas m'occuper de ma tristesse. Je te quitte, pardonne-moi ces éternelles répétitions.

Lettre IX.

Arnam, le 4 mai.

Je suis extrêmement troublé, mon ami, je ne sais ce que tout cela deviendra; sans que je l'eusse voulu, Valérie s'est aperçue qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire et d'affligeant dans mon coeur. Elle m'a fait appeler ce soir pour tirer des papiers d'une cassette que Marie ne pouvait pas ouvrir. Le comte était sorti pour se promener. Ne voulant pas sortir brusquement, j'ai pris un livre et lui ai demandé si elle désirait que je lui lusse quelque chose. Elle m'a remercié en disant qu'elle allait se coucher. — Je ne suis pas bien, a-t-elle ajouté; puis, me tendant la main: Je crois que j'ai de la fièvre. — Il a bien fallu toucher sa main; j'ai frissonné; je tremblais tellement qu'elle s'en est aperçue. — C'est singulier, a-t-elle dit, vous avez si froid et moi si chaud! — Je me suis levé avec précipitation, voyant qu'elle était debout devant moi; je lui ai dit qu'en effet j'avais très-froid et très-mal à la tête. — Et vous vouliez vous gêner et rester ici pour me faire la lecture? — Je suis si heureux d'être avec vous, ai-je dit timidement. — Vous êtes changé depuis quelque temps, et je crains bien que vous ne vous ennuyiez quelquefois. Vous regrettez peut-être votre patrie, vos anciens amis? Cela serait bien naturel. Mais pourquoi nous craindre? pourquoi vous gêner? — Pour toute réponse, je levais les yeux au ciel, et je soupirais. — Mais qu'avez-vous donc? me dit-elle d'un air effrayé. — Je m'appuyai contre la cheminée sans répondre; elle a soulevé ma tête, et, d'un air qui m'a rappelé à moi, elle m'a dit: — Ne me tourmentez pas, parlez, je vous en prie. — Son inquiétude m'a soulagé: elle m'interrogeait toujours. J'ai mis ma main sur mon coeur oppressé, et je lui ai dit à voix basse: — Ne me demandez rien, abandonnez un malheureux. — Mes yeux étaient sans doute si égarés, qu'elle m'a dit: — Vous me faites frémir. — Elle a fait un mouvement comme pour mettre sa main sur mes yeux. — Il faut absolument que vous parliez à mon mari, a-t-elle dit, il vous consolera. — Ces mots m'ont rendu à moi-même; j'ai joint les mains avec une expression de terreur. — Non, non, ne lui dites rien, madame, par pitié, ne lui dites rien. — Elle m'a interrompu: — Vous le connaissez bien mal, si vous le redoutez; d'ailleurs, il s'est aperçu que vous aviez du chagrin, nous en avons parlé ensemble, il croit que vous aimez… — Je l'interrompis avec vivacité: il me semblait qu'un trait de lumière était envoyé à mon secours pour me tirer de cette terrible situation. — Oui, j'aime, lui dis-je en baissant les yeux et en cachant mon visage dans mes mains pour qu'elle n'y vît pas la vérité, j'aime à Stockholm une jeune personne. — Est-ce Ida? me dit-elle. — Je secouai la tête machinalement, voulant dire non. — Mais, si c'est une jeune personne, ne pouvez-vous pas l'épouser? — C'est une femme mariée, dis-je en fixant mes yeux à terre et soupirant profondément. — C'est mal, me dit-elle vivement. — Je le sais bien, dis-je avec tristesse. — Elle se repentit apparemment de m'avoir affligé et ajouta: — C'est encore plus malheureux; on dit que les passions donnent des tourments si terribles; je ne vous gronderai plus quand vous serez sauvage; je vous plaindrai; mais promettez-moi de faire vos efforts pour vous vaincre. — Je le jure, dis-je, enhardi par le motif qui me guidait. — Et prenant sa main, je le jure à Valérie, que je respecte comme la vertu, que j'aime comme le bonheur, qui a fui loin de moi. — Il me semblait que je voyais un ange qui me réconciliait avec moi-même, et je la quittai.

Lettre X.

Shoenbrunn, le…

Aujourd'hui, en montant en voiture, je suis resté seul un instant avec Valérie; elle m'a demandé avec tant d'intérêt comment je me trouvais, que j'en ai été profondément ému. — Je n'ai rien dit à mon mari de notre conversation; j'ignorais si cela ne vous embarrasserait pas: il est des choses qui échappent, et qu'on ne confierait pas; votre secret restera dans mon coeur jusqu'à ce que vous me disiez vous-même de parler. Cependant je ne puis m'empêcher de vous dire qu'à votre place je voudrais être guidé par un ami comme le comte; si vous saviez comme il est bon et sensible! — Ah! je le sais, lui dis-je, je le sais; mais je sentais en moi-même que je pouvais tromper Valérie et m'enorgueillir même de mon subterfuge, et qu'il m'était impossible de tromper le comte volontairement. — Je me suis rappelé encore, a dit Valérie, que j'ai pu vous induire en erreur hier pendant notre conversation, je vous ai dit que votre ami s'était aperçu que vous aviez du chagrin: c'est vrai, j'ai ajouté: Il croit que vous aimez; j'allais achever, et vous m'avez interrompu avec vivacité, croyant que je vous parlais de votre amour, tant le coeur se persuade facilement qu'on s'occupe de ce qui l'occupe! j'avais tout autre chose à vous dire… Mais je vois le comte qui s'avance, tranquillisez-vous, il ne sait rien.

Ernest, vit-on jamais une plus angélique bonté? Et ne pas oser lui dire tout ce qu'elle inspire! Lui faire croire, lui persuader qu'on en peut aimer une autre quand une fois on l'a connue. O mon ami, cet effort est bien grand!

Lettre XI.

Vienne, le…

Nous sommes arrivés à Vienne. Le comte m'a prié d'aller avec lui dans le monde: j'y étais décidé. Il faut bien m'éloigner, autant que je le pourrai, de Valérie; elle est résolue à ne point faire de connaissance ici, à rester chez elle et à ne voir qu'une jeune femme avec qui elle a passé quelque temps à Stockholm.

Le comte m'a regardé hier de manière à m'embarrasser beaucoup; il m'a reproché doucement d'avoir de l'inégalité dans le caractère, d'être singulier: j'ai rougi. — Votre père, mon cher Gustave, avait le même besoin d'être seul; sa santé délicate lui faisait redouter le grand monde; mais à votre âge, mon ami, il faut apprendre à vivre avec les hommes. Et que deviendrez-vous un jour, si à vingt ans vous fuyez vos meilleurs amis? — Depuis huit jours je n'ai pas été un instant sans chercher à m'éviter moi-même; j'ai senti toute la fatigue attachée à l'envie de s'amuser. J'ai vu des bals, des dîners, des spectacles, des promenades, et j'ai dit cent fois que j'admirais la magnificence de cette ville tant vantée par les étrangers. Cependant je n'ai pas obtenu un seul moment de plaisir. La solitude des fêtes est si aride; celle de la nature nous aide toujours à tirer quelque chose de satisfaisant de notre âme; celle du monde nous fait voir une foule d'objets qui nous empêchent d'être à nous et ne nous donnent rien.

Si je pouvais observer, former mon jugement, m'amuser des ridicules! mais je sens trop vivement pour que cela me soit possible. Si j'osais m'occuper de l'objet que je fuis, je ne me trouverais plus seul au milieu de ces rassemblements; je parlerais à Valérie absente, et n'écouterais personne; mais je ne puis me permettre ce dangereux plaisir, et je travaille sans cesse à en éloigner la pensée.

Lettre XII.

ERNEST A GUSTAVE.

Hollyn, le…

Cette lettre, cher Gustave, t'apportera au milieu des beaux pays que tu habites maintenant les parfums de notre printemps et les souvenirs de la patrie. Oui, mon ami, les cieux se sont ouverts, des milliers de fleurs sont revenues sur les prairies de Hollyn, que nos pieds foulèrent si souvent ensemble. Que ne sommes-nous encore réunis! nous traverserions ces vastes forêts, nous poursuivrions l'élan jusque dans ses retraites les plus cachées; mais, sans le blesser, nous le laisserions à sa sauvage liberté, et, charmés du silence et de la solitude, nous nous reposerions, comme nous le fîmes si souvent, de nos courses vagabondes. Ce besoin d'errer sans projet, sans dessein, t'ôtait quelque chose de ces forces trop actives, trop dévorantes. Oh! que n'es-tu encore ici! que ne calmes-tu ainsi cette agitation de ton âme qui te jette maintenant dans des dangers que je crains tant pour toi! Tu le sais, Gustave, je n'ai jamais redouté l'amour; il est désarmé pour moi, par la tranquillité de mon imagination, par une foule d'habitudes douces, de sensations peut-être monotones, mais qui par là même ont un empire continuel. Ma vie se compose d'un doux bien-être, et je ressemble à ces végétaux de l'Inde que la nature destina à garantir de l'orage, puisque l'orage ne les frappe jamais. C'est ainsi que je me crois plus fait que bien d'autres pour calmer, pour diriger un peu les mouvements trop exaltés de ton âme. Ce n'est pas ton absence seule qui me chagrine, c'est cette passion que chaque jour verra augmenter avec les charmes et surtout avec les vertus de Valérie. Oui, Gustave, elle croîtra avec ces dangereuses compagnes, elle consumera ces forces avec lesquelles tu luttes encore. Oh! crois-moi, reviens, arrache-toi à ces funestes habitudes! Ouvre ton âme à cet ami que tu m'as appris à respecter; reviens: n'a-t-il pas pour but ton bonheur et pour règle ses devoirs? Ton âme vaste et grande le frappa, il te crut propre aux plus brillants développements; et, mûri lui-même par l'expérience, appelé à cette auguste adoption par l'amitié, il voulut être ton père, et achever, dans la patrie des arts, cette éducation déjà si heureusement commencée. Mais, s'il voyait cette même âme dévastée, ces grandes facultés anéanties; s'il voyait ton bonheur s'engloutir dans un terrible naufrage, dis-moi, lui-même ne serait-il pas inconsolable? Encore une fois, reviens, change ta dévorante et délicieuse fièvre contre plus de tranquillité. Que dis-je? ta délicieuse fièvre! non, non, Gustave n'a point d'ivresse; pour lui l'amour n'a que des tourments, et ses félicités n'arrivent dans son sein que comme des poignards qui le déchirent.

Adieu, mon ami, je compte t'écrire bientôt et te parler d'Ida, qui, malgré la coquetterie que tu lui reproches et ses petites imperfections, ne laisse pas que d'être bien bonne et bien aimable.

(La réponse à cette lettre d'Ernest ne s'est point retrouvée.)

Lettre XIII.

Vienne, le…

Oh! Ernest, je suis le plus malheureux des hommes; Valérie est malade; elle peut être en danger; je ne puis t'écrire, j'ai la fièvre, je sens tous les battements de mon coeur contre la table où je suis appuyé; je ne pourrais compter les tourments que j'ai endurés depuis ce matin.

A six heures du soir.

Elle va mieux, elle est tranquille. O Valérie! Valérie! avais-je besoin de ces craintes pour savoir qu'il n'est plus de ressource pour moi, que je t'aime comme un insensé! C'en est fait: il est inutile de lutter contre cette funeste passion. O Ernest! tu ne sais pas combien je suis malheureux. Mais puis-je me plaindre? elle est mieux, elle est hors de danger. Tu ne sais pas comment elle est devenue malade; c'est une chute, mais cette chute n'eût été rien, si… Quelle agitation il m'est resté, quel supplice! ma tête est bouleversée; mais je veux absolument t'écrire; je veux que tu saches combien je suis faible et malheureux.

Le comte m'annonça, il y a quelques jours, que nous partirions dans peu, afin d'arriver à Venise, de nous y établir; il ajouta que Valérie avait besoin de repos, que son état l'exigeait. Son état, Ernest, cela me frappa. Et quand le comte me dit qu'elle deviendrait mère, qu'il me le dit avec joie, crois-tu qu'au lieu de l'en féliciter, je restais dans une espèce de stupeur; mes bras, au lieu de chercher le comte pour l'embrasser, pour lui témoigner ma joie, se sont croisés machinalement sur moi-même; je trouvais qu'il y avait de la cruauté à exposer cette jeune et charmante Valérie; j'ai beaucoup souffert, et le comte s'en est aperçu. Il m'a dit avec bonté: Vous ne m'écoutez pas; et, voyant que je portais la main à ma tête, il m'a demandé si j'étais malade. — Je vous trouve changé. — Oui, je suis malade, lui ai-je répondu; et, rejetant sur les poêles d'Allemagne, qui sont de fonte, un mal de tête que j'éprouvais réellement, j'ai remercié le comte de sa bonté toujours attentive pour moi; je lui ai dit que son bonheur m'était mille fois plus cher que le mien, et c'était vrai. Au dîner, je n'ai osé rester dans ma chambre, de peur de voir arriver le comte chez moi, de me voir interroger; et cependant j'éprouvais un embarras extrême, j'étais tourmenté par l'idée de revoir Valérie. Il me semblait que tout était changé autour de moi: singulier effet de l'altération de ma raison. Depuis quelque temps, je deviens réellement fou; les tendres attentions du comte pour Valérie m'avaient toujours rappelé celles d'un frère, d'un ami; il est si calme! il a tant de dignité dans sa manière de l'aimer! Valérie est si jeune!

En entrant dans l'antichambre de la comtesse, j'ai vu un homme qui sortait de chez elle; il avait l'air fort grave: il me semblait qu'il secouait la tête en mettant une espèce de surtout qui était jeté sur une chaise; mon coeur a battu violemment; j'ai cru que c'était un médecin, et que Valérie n'était pas bien; j'ai voulu lui parler, je n'ai osé élever la voix, tant je pensais qu'elle devait être troublée; je suis entré dans la chambre de Valérie; elle était devant une glace; mais, étant encore trop agité, je ne voyais pas ce qu'elle faisait. Cependant je me réjouissais de la voir levée, j'approchais, je la trouvais fort rouge. — Etes-vous malade, madame la comtesse? dis-je avec une espèce d'inquiétude et de gravité. — Non, monsieur de Linar, me dit-elle du même ton. — Et elle se mit à rire. Elle ajouta: — Vous me trouvez très-rouge, c'est que j'ai pris une leçon de danse. — Une leçon de danse! m'écriai-je. — Oui, me dit-elle encore en riant; me trouvez-vous trop vieille pour danser? Au moins vous ne me défendez pas l'exercice. — Et elle riait toujours; elle a levé les bras, un moment après, pour descendre un rideau, et tout à coup elle a jeté un cri, en mettant sa main sur le côté. — Valérie, me suis-je écrié, vous me ferez mourir; vous nous ferez tous mourir, ai-je ajouté, avec votre légèreté. Pouvez-vous vous exposer ainsi? vous vous ferez mal. — Elle m'a regardé avec étonnement, elle a rougi. — Pardon, madame, ai-je ajouté, pardonnez à l'intérêt le plus vif… — Je me suis arrêté. — N'oserai-je donc plus sauter, lever les bras? —Oui, ai-je dit timidement, mais actuellement… — Elle m'a compris; elle a rougi encore, et est sortie. Quand le comte est venu, elle l'a tiré à l'écart et l'a grondé.

Deux jours après, Valérie sortit pour voir une femme de sa connaissance; en descendant de voiture, elle a sauté étourdiment; elle est tombée de manière à se faire beaucoup de mal; on a été obligé de la reconduire chez elle sur-le-champ; toute la nuit la fièvre a été forte; on l'a saignée, car on craignait une fausse couche. Heureusement que la voilà hors de tout danger!

Nous partons dans peu de jours; je compte t'écrire de la route.

Lettre XIV.

R…, le…

Nous avons quitté le Tyrol, nous sommes entrés en Italie: nous nous sommes mis en route ce matin avant le lever du soleil. Pendant qu'on faisait rafraîchir les chevaux fatigués d'une marche de trois heures, le comte a proposé à sa femme de prendre les devants, et nous avons fait une des promenades les plus agréables: nous étions ravis de fouler aux pieds le sol de l'Italie; nous attachions nos regards sur ce ciel poétique, sur cette terre d'antiques merveilles, que le printemps venait saluer avec toutes ses couleurs et tous ses parfums. Quand nous eûmes marché quelque temps, nous aperçûmes des maisons groupées çà et là sur un côteau, et l'impétueux Adige se lançant avec fureur au milieu de ces tranquilles campagnes. Un groupe de cyprès et des colonnes à moitié ruinées fixèrent notre attention. Le comte nous dit que c'était sûrement quelque temple ancien. Cette terre, couverte de grands débris, s'embellit des ruines, et les siècles viennent expirer tour à tour dans ces monuments, au milieu de la nature toujours vivante. Nous nous écartâmes du grand chemin pour aller visiter ce temple, dont l'architecture corinthienne nous parut encore belle. Apparemment que les habitants du village aimaient ce lieu solitaire, que les cyprès et le silence semblaient vouer à la mort. Nous vîmes son enceinte remplie de croix qui indiquaient un cimetière; quelques arbres fruitiers et des figuiers sauvages se mêlaient au vert noirâtre des cyprès. Une antique cigogne paraissait au sommet d'une des plus hautes colonnes, et le cri solitaire et aigu de cet oiseau se confondait avec la bruyante voix de l'Adige. Ce tableau à la fois religieux et sauvage, nous frappa singulièrement. Valérie, fatiguée ou entraînée par son imagination, nous proposa de nous reposer. Jamais je ne la vis si charmante; l'air du matin avait animé son teint; son vêtement pur et léger lui donnait quelque chose d'aérien, et l'on eût dit voir un second printemps plus beau, plus jeune encore que le premier, descendu du ciel sur cet asile du trépas. Elle s'était assise sur un des tombeaux; il soufflait un vent assez frais, et, dans un instant, elle fut couverte d'une pluie de fleurs des pruniers voisins, qui, de leur duvet et de leurs douces couleurs, semblaient la caresser. Elle souriait en les assemblant autour d'elle, et moi, la voyant si belle, si pure, je sentis que j'eusse voulu mourir comme ces fleurs, pourvu qu'un instant son souffle me touchât. Mais, au milieu du trouble délicieux d'un premier amour, au milieu de cette volupté d'un matin et d'un printemps d'Italie, un pressentiment funeste vint me saisir; Valérie s'en aperçut et me dit que j'avais l'air préoccupé. — Je pense aux feuilles de l'automne qui, flétries et desséchées, tomberont et couvriront ces fleurs. — Et nous aussi, dit-elle. — Le comte nous appela alors pour nous montrer une inscription; mais Valérie vint bientôt reprendre sa place. Un grand et beau papillon qu'on nomme, je crois, le sphinx, enchanta Valérie par ses couleurs; il était sur un des figuiers. Le comte voulut le prendre pour l'apporter à sa femme; mais, comme le sphinx de la fable, il alla s'asseoir sur le seuil du temple. Je courus pour m'en saisir, mon pied glissa, et je tombai; bientôt relevé, j'eus le temps de saisir encore le papillon, que j'apportai à la comtesse. Toute effrayée de ma chute, elle était pâle, et le comte s'en aperçut. — Je parie, dit-il, que Valérie a la superstition de sa mère et de beaucoup de personnes de sa patrie. — Oui, dit-elle, je suis honteuse de l'avouer. — Et quelle est cette superstition? demandai-je d'une voix émue. — Le comte me répondit en riant: — C'est quelque grand malheur qui vous arrivera; vous êtes tombé dans un cimetière, et vous verrez que Valérie s'attribuera vos désastres. — Je ne puis te dire, Ernest, ce que j'éprouvai, je tressaillis. Peut-être, pensai-je, vient-il m'avertir de mon destin et d'une main amie m'empêcher de tomber dans le précipice que me creuse une passion insensée. — Asseyez-vous tous deux ici, nous dit Valérie, et ne vous moquez plus de moi. Vous rappelez-vous, mon ami, dit-elle au comte, la belle collection de papillons que possédait mon père? Oh! comme on aime ces souvenirs de l'enfance! comme elle était jolie, cette maison de campagne! — Ne me parlez pas, répondit le comte, de ces tristes sapins; j'ai la passion des beaux pays. — Et, moi, dit Valérie, je voudrais avoir écrit tant de choses, si simples, qu'elles ne sont rien par elles-mêmes, et qui me lient pourtant si fortement à ces sapins, à ces lacs, à ces moeurs, au milieu desquels j'ai appris à sentir, à aimer. Je voudrais qu'on pût se communiquer tout ce qu'on a éprouvé; qu'on n'oubliât rien de ce bonheur de l'enfance, et qu'on pût ramener ses amis, comme par la main, dans les scènes naïves de cet âge. Il y avait une grange auprès de la maison, où revenait toujours une hirondelle avec laquelle je m'étais liée d'amitié; il me semblait qu'elle me connaissait; quand le départ pour la campagne était retardé, je tremblais de ne plus retrouver mon hirondelle; je défendais son nid, quand mes jeunes compagnes voulaient s'en saisir. — Voilà comment, dit le comte, Valérie promettait déjà de devenir une bonne petite maman. — Je n'étais pas toujours si raisonnable, poursuivit Valérie; quelquefois je me plaisais à tourmenter mes soeurs; j'étais la seule qui sût bien conduire une petite barque que nous avions et qui était très-légère; je l'éloignais du rivage, fière de ma hardiesse, et n'écoutant pas leurs menaces; seulement, quand elles me priaient et m'appelaient leur chère Valérie, je savais bien vite revenir adroitement au port. Qu'il était charmant! ce petit lac, où le vent jetait quelquefois les pommes de pin de la forêt, ce lac au bord duquel croissaient des sorbiers avec leurs grappes rouges, que je venais cueillir pour mes oiseaux, tandis que sur les branches des sapins se balançaient de jeunes écureuils en se mirant dans les ondes!

Nous fûmes interrompus par le bruit des voitures qui vinrent nous enlever à ces doux souvenirs de l'enfance de Valérie, où je la voyais plus jeune, plus délicate encore, courir sous les sapins, attacher ses yeux d'un bleu sombre, avec leurs regards si tendres, sur la petite famille qu'elle protégeait; il me semblait que je ne l'aimais plus que comme une soeur. Ainsi, les scènes de l'innocence ramenèrent un moment dans mon coeur le sentiment qu'il m'est permis d'avoir pour elle. Nous remontâmes dans la berline, qui s'avançait lentement le long de l'Adige; les femmes de la comtesse nous suivaient dans l'autre voiture. C'est ainsi que j'ai fait ce voyage, m'habituant peu à peu à la douce présence de Valérie et vivant toujours sous son regard.

Il est bien tard; je reprendrai ma lettre au premier endroit où nous nous arrêterons.

Lettre XV.

Padoue, le…

C'est de Padoue que je t'écris (tu vois que nous avançons à grands pas vers Venise). Cette antique ville, qui est habitée par plusieurs savants, nous parut d'une tristesse affreuse; mais Valérie avait besoin de se reposer. Ce soir, apprenant que David et la Banti devaient chanter, la comtesse eut envie d'aller à l'opéra. Le comte, ayant des lettres à écrire, ne put nous y accompagner. Valérie ne voulut point faire de toilette, et nous prîmes une loge grillée. O Ernest! de tous les dangers, aucun ne pouvait être aussi terrible pour ton ami! Figure-toi ce que je devais éprouver: il me semblait que toutes les voluptés habitaient cette funeste salle; le contraste des lumières, des parures de ces femmes éblouissantes, avec cette loge faiblement éclairée, où il me semblait que Valérie ne vivait que pour moi; la voix enchanteresse de David, qui nous envoyait des accents passionnés; cet amour chanté par des voix qu'on ne peut imaginer, qu'il faut avoir entendues, et qui, mille fois plus ardent encore, brûlait dans mon coeur. Valérie, transportée de cette musique, et moi si près d'elle, si près que je touchais presque ses cheveux de mes lèvres; alors la rose même qui parfumait ses cheveux achevait de me troubler. O Ernest! quels tumultes! quels combats pour ne pas me trahir! Et, actuellement encore que j'ai quitté depuis trois heures ce spectacle, je ne puis dormir; je t'écris d'une terrasse où Valérie est venue avec le comte, et d'où elle est sortie depuis une heure. L'air est si doux, que ma lumière ne s'éteint pas, et je passerai la nuit sur la terrasse. Comme le ciel est pur! Un rossignol soupire dans le lointain ses plaintives amours! Tout est-il donc amour dans la nature, et les accents de David, et la complainte de l'oiseau du printemps, et l'air que je respire, empreint encore du souffle de Valérie, et mon âme défaillante de volupté? Je suis perdu, Ernest! je n'avais pas besoin de cette Italie, si dangereuse pour moi. Ici les hommes énervés nomment amour tout ce qui émeut leurs sens et languissent dans des plaisirs toujours renouvelés, mais que l'habitude émousse; ils ne reçoivent pas de l'âme cette impulsion qui fait du plaisir un délire, et de chaque pensée une émotion; mais moi, moi, destiné aux fortes passions, et ne pouvant pas plus leur échapper que je ne puis échapper à la mort, que deviendrai-je dans ce pays? Ah! puisque ceux qui n'ont besoin que de plaisirs, par cela seul, ne sentent rien fortement, moi qui apporte une âme neuve et ardente, sortant d'un climat âpre, moi, je suis d'autant plus sensible aux beautés de ce ciel enchanteur, aux délices des parfums et de la musique, que j'avais créé ces délices avec mon imagination, sans qu'elles fussent affaiblies par l'habitude. Ernest, que faisais-tu, quand tu me laissas partir? Il fallait me précipiter dans les flots de la Baltique, comme Mentor précipita Télémaque.

Lettre XVI.

ERNEST A GUSTAVE.

H…, le…

Gustave, j'ai dans ma tête une suite de tableaux et de souvenirs qu'il faut que je te communique; ton image y a été mêlée sans cesse, et le plaisir que j'ai à t'en parler doit me faire pardonner si j'entre dans trop de détails. J'ai voulu passer la fête de saint Jean chez les parents d'Ida, où l'on est toujours plus gai qu'ailleurs. Tu sais combien de fois nous avions fait ce voyage ensemble. Je voulus aussi le faire à pied. Je partis la nuit, avec mon fusil, car j'avais le projet de chasser dans ma course. Il avait fait si chaud pendant la journée, que la fraîcheur me parut délicieuse. Je passai d'abord par le bocage des Nymphes, que nous avions nommé ainsi parce que nous aimions à y lire Théocrite. Un vent frais agitait les souples et légers bouleaux; ces arbres exhalaient une forte odeur de rose. Ce parfum me rappela vivement le souvenir de notre première course: c'était dans la même saison, à la même heure et avec le même projet que nous partîmes ensemble. Je m'assis à l'entrée du bocage, sur une des larges pierres qui sont au bord de la fontaine, et où l'on vient encore abreuver les vaches du village. Tout était calme; je n'entendais dans le lointain que les aboiements des chiens de la ferme qui est à l'ouest. J'entendis sonner onze heures à la cloche du château, et cependant il faisait encore assez clair pour me permettre de lire sans difficulté ta dernière lettre; les expressions de ta tendresse m'émurent vivement, et le trouble de ton malheureux amour me fit éprouver quelque chose d'inexprimable. Au milieu de cette tranquille nuit et de ces tranquilles campagnes, un vent chaud soufflait dans les feuilles; il me semblait qu'il venait d'Italie pour m'apporter quelque chose de toi. Je fus tiré de ma rêverie par un jeune garçon qui faisait marcher devant lui des boeufs qu'il conduisait à la ville la plus voisine; il chantait monotonement quelques paroles sur l'air des montagnes; il s'arrêta auprès de la fontaine pour se reposer. Je continuai ma marche; de jeunes coqs de bruyères s'agitaient dans leurs nids, et semblaient appeler le jour par leurs chants ou plutôt par leur murmure matinal; enfin je passai près du lac d'Ullen. La fraîcheur qui précède l'aurore commençait à se faire sentir; je vis sur ces bords quelques canards sauvages qui, à mon approche, secouèrent leurs ailes et leur tête appesantie de sommeil. D'abord je voulus tirer sur eux, puis je le leur laissai gagner tranquillement la largeur du lac… Je doublai le petit cap et m'enfonçai dans la forêt. Je marchais sous les hauts sapins, n'entendant que le bruit de mes pas, qui quelquefois glissaient sur les aiguilles des rameaux dont la terre était jonchée. En attendant, le court intervalle entre la nuit et l'aurore s'était passé. J'arrivai à la chaumière du bon André; j'entrai dans l'enceinte du petit enclos, où tant de fois nous étions venus ensemble: tout dormait encore; les animaux seuls venaient de se réveiller, ils paraissaient me recevoir avec plaisir. Je m'assis un instant, et je respirai l'air pur du matin. Je considérai autour de moi ces ustensiles si simples, si propres, et je pensai à la paix qui habitait cette demeure. Je passai une partie de la journée dans cette ferme, et je m'assis pendant le gros de la chaleur sous ce vieux chêne si épais, où le soleil, dans toute sa force, ne parvenait à jeter, à travers les branches, que quelques feuilles dorées qui tombaient çà et là; des colombes des champs filaient au-dessus de ma tête; les souvenirs de notre jeunesse m'environnaient; et quand je m'en allai et que je ne vis que mon ombre solitaire, je sentis mon coeur se serrer, je sentis combien tu étais loin de moi, cher compagnon de mon heureuse enfance.

J'arrivai le soir à la jolie maison qu'habitent les parents d'Ida. C'était la veille de la fête de saint Jean; tout le monde me demanda de tes nouvelles et fut peiné de ton absence. Le lendemain matin, quand je descendis pour déjeuner, je trouvai Ida avec une couronne d'épis que de jeunes paysannes avaient posée sur ses cheveux. Elle était sous ce grand sapin près de la fontaine qui est dans la cour; une multitude de jeunes filles et de jeunes garçons l'environnaient, chacun lui avait apporté son présent; les premiers avaient posé sur la fontaine des fraises dans des paniers d'écorce de bouleau; d'autres, comme les filles d'Israël, y avaient placé de grandes cruches de lait, tandis que d'autres encore lui offraient des rayons de miel. Ida remerciait chacune d'elles avec une grâce charmante et passait quelquefois ses doigts délicats sur les joues vermeilles des jeunes paysannes. Plusieurs enfants lui apportèrent des oiseaux qu'ils avaient élevés; l'un d'eux tenait dans ses petites mains une nichée entière de rossignols; mais Ida exigea qu'on les reportât où on les avait pris, ne voulant pas priver la mère de ses petits ni les forêts de leurs plus aimables chantres. Je remarquai un jeune garçon de seize à dix-huit ans; il tenait entre ses bras une petite hermine toute blanche, qu'il avait apprivoisée, et qu'il offrit en rougissant à Ida.

Le soir, toute la cour fut remplie de paysans. Tu te rappelles l'antique usage de la Saint-Jean; toutes les femmes avaient une couronne de feuilles sur la tête, et leurs tabliers étaient remplis de feuilles odorantes, dont elles couvraient tous ceux qui s'approchaient d'elles, en chantant des paroles amicales et bienveillantes. On avait dressé de grandes tables dans la forêt qui touche à la cour, et on avait allumé les feux de la Saint-Jean; on soupa, et ensuite on dansa toute la nuit. Voilà, cher Gustave, le récit de cette petite fête, dont j'ai voulu te mander tous les détails, afin que ton imagination les suive tous et se rapproche des scènes où la mienne t'appelait sans cesse et s'occupait toujours de toi. Adieu, mon cher Gustave, adieu; quand te verrai-je, ami cher?

Lettre XVII.

Venise, le…

Nous voilà depuis un mois à Venise, cher Ernest. J'ai été très-occupé avec le comte, et c'est ainsi qu'il m'a fallu passer tant de temps sans t'écrire; et puis, je suis si mécontent de moi-même, que cela me décourage souvent. Je sens qu'il m'est aussi impossible de te tromper que de guérir de cette cruelle maladie qui trouble et ma conscience et ma raison… J'étais honteux de te parler de moi; vingt fois j'ai voulu me jeter aux pieds du comte, lui tout avouer, le quitter après; c'est bien là mon devoir, je le sens clairement, tout m'avertit que je devrais suivre cette voix intérieure qui ne nous trompe pas, et qui me crie sans cesse: — Pars, retourne sur tes pas, il te reste encore une autre amitié et deux patries à retrouver, dont l'une est dans le coeur d'Ernest où tu comptas tes premiers jours de bonheur. Tu déposeras dans ce coeur noble et grand l'image de Valérie, que tu n'oses garder dans le tien; tu l'y retrouveras, non telle que ta coupable imagination te la peint, mais comme l'amie qui doit travailler au bonheur du comte. Et, malgré tout cela, je ne pars pas, et lâchement je cherche à m'abuser, et je crois encore que je pourrai guérir. Il y a quelques jours que j'étais décidé à prier le comte de me faire aller à l'ambassade à Florence pour y passer un an. J'avais trouvé une raison plausible pour cela; je me disais: Du moins, je serai sous le même ciel que Valérie. Mais je la revis, elle me parla d'un voyage que le comte lui ferait faire dans huit mois, et je résolus de ne partir que deux mois avant elle, pour me déshabituer ainsi peu à peu de sa présence, espérant la revoir à son passage à Florence.

Ernest, plus que jamais j'ai besoin de ton indulgence. Je relis tes lettres, j'entends ta voix me rappeler à la vertu, et je suis le plus faible des hommes.

Lettre XVIII.

Venise, le…

T'écrire, te dire tout, c'est revivre dans chaque instant de la nouvelle existence qu'elle m'a créée. Garde bien mes lettres, Ernest, je t'en conjure; un jour peut-être, au bord de nos solitaires étangs ou sur nos froids rochers, nous les relirons, si toutefois ton ami se sauve du naufrage qui le menace, si l'amour ne le consume, comme le soleil dévore ici la plante qui brilla un matin. Hier encore une chose assez simple en elle-même me montra sa confiance. Tout fortifie sa naissante amitié, tout alimente ma dévorante passion: elle met entre nous deux son innocence, et l'univers reste pour elle comme il est, tandis que tout est changé pour moi.

Depuis longtemps l'ambassadeur d'Espagne lui avait promis un bal; cette réunion devait être des plus brillantes, par la quantité d'étrangers qui sont à Venise, car les nobles vénitiens ne peuvent fréquenter les maisons des ambassadeurs. Valérie s'en faisait une fête. A huit heures du soir, j'entrai chez elle pour lui remettre une lettre; je la trouvai occupée de sa toilette. Sa coiffure était charmante; sa robe simple, élégante, lui allait à ravir. — Dites-moi sans compliment comment vous me trouvez, me demanda Valérie: je sais que je ne suis pas jolie, je voudrais seulement ne pas être trop mal; il y aura tant de femmes agréables! — Ah! ne craignez rien, lui dis-je, vous serez toujours la seule dont on n'osera compter les charmes, et qui ferez toujours sentir en vous une puissance supérieure au charme même. — Je ne sais pas, dit-elle en riant, pourquoi vous voulez faire de moi une personne redoutable, tandis que je me borne à ne pas vouloir faire peur. Oui, continua-t-elle, je suis d'une pâleur qui m'effraye moi-même, moi qui me vois tous les jours, et je veux absolument mettre du rouge. Il faut que vous me rendiez un service, Linar. Mon mari, par une idée singulière, ne veut pas que je mette du rouge; je n'en ai point; mais ce soir, au bal, paraître avec un air de souffrance au milieu d'une fête, je ne le puis pas; je suis décidée à en mettre une teinte légère. Je partirai la première, je danserai; il ne verra rien. Faites-moi le plaisir d'aller chez la marquise de Rici, sa campagne est à deux pas d'ici; vous lui demanderez du rouge. Mon cher Linar, dépêchez-vous, vous me ferez un grand plaisir; passez par le jardin, afin qu'on ne vous voie pas sortir. — En disant ces mots, elle me poussa légèrement par la porte. Je courus chez la marquise; je revins au bout de quelques minutes: Valérie m'attendait avec l'impatience d'un enfant, une légère émotion colorait son teint; elle s'approcha du miroir, mit un peu de rouge; puis elle s'arrêta pour réfléchir: il me semblait que j'entendais ce qu'elle se disait. Ensuite elle me regarda: — C'est ridicule, dit-elle, je tremble comme si je faisais une mauvaise action… c'est que j'ai promis… cependant le mal n'est pas bien grand. Oh! combien il doit être affreux de faire quelque chose de vraiment répréhensible! — En disant cela, elle s'approcha de moi: — Vous pâlissez, me dit-elle, — Elle prit ma main: — Qu'avez-vous, Linar? Vous êtes très-pâle. — Effectivement, je me sentais défaillir; ces mots: — Combien il est affreux de faire quelque chose de vraiment répréhensible! — étaient entrés dans ma conscience comme un coup de poignard. Cette crainte de Valérie pour une faute aussi légère me fit faire un retour affreux sur ma passion criminelle et mon ingratitude envers le comte. Valérie avait pris de l'eau de Cologne; elle voulait m'en faire respirer. Je remarquai que d'une main elle tenait le flacon, tandis que de l'autre elle ôtait son rouge, en passant ses jolis doigts sur ses joues. Nous sortîmes un instant après, et elle monta en voiture. J'allai rêver au bord de la Brenta; la nuit me surprit, elle était calme et sombre; je suivais le rivage, désert à cette heure-là, et je n'entendais dans l'éloignement que le chant de quelques mariniers qui s'en allaient vers Fusine pour regagner les lagunes. Quelques vers luisants étincelaient sur les haies de buis comme des diamants. Je me trouvai insensiblement auprès de la superbe Villa-Pisani, louée par l'ambassadeur d'Espagne, et j'entendis la musique du bal. Je m'approchai; on dansait dans un pavillon dont les grandes portes vitrées donnaient sur le jardin. Plusieurs personnes regardaient, placées en dehors près de ces portes. Je gagnai une fenêtre, et je montai sur un grand vase de fleurs. Je me trouvai au niveau de la salle. L'obscurité de la nuit et l'éclat des bougies me permettaient de chercher Valérie sans être remarqué. Je la reconnus bientôt; elle parlait à un Anglais qui venait souvent chez le comte. Elle avait l'air abattu; elle tourna ses yeux du côté de la fenêtre, et mon coeur battit: je me retirai, comme si elle avait pu me voir. Un instant après, je la vis environnée de plusieurs personnes qui lui demandaient quelque chose; elle paraissait refuser et mêlait à son refus son charmant sourire, comme pour se le faire pardonner. Elle montrait avec la main autour d'elle, et je me disais: — Elle se défend de danser la danse du châle; elle dit qu'il y a trop de monde; bien, Valérie, bien! Ah! ne leur montrez pas cette charmante danse; qu'elle ne soit que pour ceux qui n'y verront que votre âme, ou plutôt qu'elle ne soit jamais vue que par moi, qu'elle entraîne à vos pieds avec cette volupté qui exalte l'amour et intimide les sens.

On continuait à presser Valérie, qui se défendait toujours et montrait sa tête, apparemment pour dire qu'elle y avait mal. Enfin, la foule s'écoula; on alla souper: Valérie resta; il n'y eut plus qu'une vingtaine de personnes dans la salle. Alors je vis le comte, avec une femme couverte de diamants et de rouge, s'avancer vers Valérie; je le vis la presser, la supplier de danser: les hommes se mirent à ses genoux, les femmes l'entouraient; je la vis céder; moi-même, enfin, entraîné par le mouvement général, je m'étais mêlé aux autres pour la prier, comme si elle avait pu m'entendre, et, quand elle céda aux instances, je sentis un mouvement de colère. On ferma les portes pour que personne n'entrât plus dans la salle: lord Méry prit un violon; Valérie demanda son châle d'une mousseline bleu-foncé; elle écarta ses cheveux de dessus son front; elle mit son châle sur sa tête; il descendit le long de ses tempes, de ses épaules; son front se dessina à la manière antique, ses cheveux disparurent, ses paupières se baissèrent, son sourire habituel s'effaça peu à peu, sa tête s'inclina, son châle tomba mollement sur ses bras croisés sur sa poitrine, et ce vêtement bleu, cette figure douce et pure semblaient avoir été dessinés par le Corrège pour exprimer la tranquille résignation; et, quand ses yeux se relevèrent, que ses lèvres essayèrent un sourire, on eût dit voir, comme Shakspeare la peignit, la Patience souriant à la Douleur auprès d'un monument.

Ces attitudes différentes, qui peignent tantôt des situations terribles et tantôt des situations attendrissantes, sont un langage éloquent puisé dans les mouvements de l'âme et des passions. Quand elles sont représentées par des formes pures et antiques, que des physionomies expressives en relèvent le pouvoir, leur effet est inexprimable. Milady Hamilton, douée de ces avantages précieux, donna la première une idée de ce genre de danse vraiment dramatique, si l'on peut dire ainsi. Le châle, qui est en même temps si antique, si propre à être dessiné de tant de manières différentes, drape, voile, cache tour à tour la figure, et se prête aux plus séduisantes expressions. Mais c'est Valérie qu'il faut voir: c'est elle qui, à la fois décente, timide, noble, profondément sensible, trouble, entraîne, émeut, arrache des larmes, et fait palpiter le coeur comme il palpite quand il est dominé par un grand ascendant; c'est elle qui possède cette grâce charmante qui ne peut s'apprendre, mais que la nature a révélée en secret à quelques êtres supérieurs. Elle n'est pas le résultat des leçons de l'art; elle a été apportée du ciel avec les vertus: c'est elle qui était dans la pensée de l'artiste qui nous donna la Vénus pudique et dans le pinceau de Raphaël… Elle vit surtout avec Valérie; la décence et la pudeur sont ses compagnes; elle trahit l'âme en cherchant à voiler les beautés du corps.

Ceux qui n'ont vu que ce mécanisme difficile et étonnant, à la vérité, cette grâce de convenance qui appartient plus ou moins à un peuple ou à une nation, ceux-là, dis-je, n'ont pas l'idée de la danse de Valérie.

Tantôt, comme Niobé, elle arrachait un cri étouffé à mon âme déchirée par sa douleur; tantôt elle fuyait comme Galatée, et tout mon être semblait entraîné sur ses pas légers. Non, je ne puis te rendre tout mon égarement, lorsque, dans cette magique danse, un moment avant qu'elle finît, elle fit le tour de la salle en fuyant ou en volant plutôt sur le parquet, regardant en arrière, moitié effrayée, moitié timide, comme si elle était poursuivie par l'Amour. J'ouvris les bras, je l'appelai; je criais d'une voix étouffée: — Valérie! ah! viens, viens, par pitié! c'est ici que tu dois te réfugier; c'est sur le sein de celui qui meurt pour toi que tu dois te reposer. — Et je fermais les bras avec un mouvement passionné, et la douleur que je me faisais à moi-même m'éveilla, et pourtant je n'avais embrassé que le vide! Que dis-je? le vide; non, non: tandis que mes yeux dévoraient l'image de Valérie, il y avait dans cette illusion, il y avait de la félicité.

La danse finit: Valérie, épuisée de fatigue, poursuivie d'acclamations, vint se jeter sur la croisée où j'étais. Elle voulut l'ouvrir en la poussant en dehors; je l'arrêtai de toutes mes forces, tremblant qu'elle ne prît l'air. Elle s'assit, appuya sa tête contre les carreaux: jamais je n'avais été si près d'elle; une simple glace nous séparait. J'appuyais mes lèvres sur son bras; il me semblait que je respirais des torrents de feu: et toi, Valérie, tu ne sentais rien, rien; tu ne sentiras jamais rien pour moi!

Lettre XIX.

Venise, le…

Il n'y a que huit jours que je t'ai écrit, et combien de choses j'ai à te dire! Combien le coeur fait vivre quand on rapporte tout à un sentiment dominateur! Il faut que je te parle d'un petit bal que j'ai donné à Valérie. Sa fête approchait; j'ai demandé au comte la permission de la célébrer avec lui. Nous sommes convenus qu'il s'emparerait de la matinée pour donner à la comtesse un déjeuner à Sala (campagne à quatre lieues de Venise), où il réunirait plusieurs femmes de sa connaissance. On devait danser après le déjeuner et se promener ensuite dans les beaux jardins du parc, que Valérie aime passionnément.

Je ne pouvais trouver un lieu plus enchanteur pour seconder mes projets. Ainsi je demandai la permission d'arranger une des salles pour le soir; ce qu'on m'a accordé. J'avais eu un plaisir extrême à m'occuper de ce qui devait l'amuser; je me disais que ce bonheur-là était innocent, et je m'y livrais; j'étais plus tranquille depuis que je ne songeais qu'à courir, à acheter des fleurs, à orner et arranger la salle comme je voulais qu'elle le fût.

Hier donc nous partîmes d'assez bon matin pour arriver à Sala avant la chaleur. Valérie comptait seulement y déjeuner et revenir le soir à Venise. Il y eut une course de chevaux donnée par mylord E., qui vient souvent chez le comte, et que Valérie intéresse beaucoup, sans qu'elle-même s'en aperçoive. On déjeuna dans des bosquets impénétrables aux rayons du soleil. La matinée se prolongea: on voulut danser; mais les femmes, prévenues qu'il y aurait un bal le soir, préférèrent la promenade, et Valérie bouda un peu. Cela nous mena assez tard. La marquise de Rici, instruite de nos projets, proposa à la comtesse de ne pas coucher à Venise, mais de passer chez elle le reste de la journée et la nuit: on partit fort gaiement.

Nous arrivâmes les derniers chez la marquise. Les femmes avaient eu soin d'apporter d'autres robes, et elles parurent toutes très-élégamment vêtues. Valérie éprouvait un moment d'embarras; sa robe était chiffonnée; elle avait couru dans les bosquets, et, quoiqu'elle me parût mille fois plus jolie, je la voyais promener des regards inquiets sur sa personne. Une de ses manches s'était un peu déchirée, elle y mit une épingle; son chapeau parut lui peser, elle l'ôta, le remit: je voyais tout cela du coin de l'oeil. La marquise la laissa un instant s'agiter; puis elle l'appela, et Valérie trouva une robe des plus élégantes; elle arrivait de Paris: c'était une galanterie du comte. Son coiffeur se trouva là aussi: on posa sur ses cheveux une guirlande de mauves bleues, dont la couleur allait à merveille avec le blond de ses cheveux. Elle mit un bracelet enrichi de diamants, avec le portrait de sa mère, que le comte lui avait donné. On m'appela pour me montrer tout cela, et je me disais en voyant la comtesse passer d'une glace à l'autre et monter sur une chaise pour voir le bas de sa robe: — Elle a bien un peu plus de vanité que je ne croyais; — mais je faisais grâce à cette légère imperfection en faveur du plaisir qu'elle lui donnait. Elle était surtout enchantée de l'étonnement qu'elle allait causer, puisqu'elle s'était récriée sur le désordre de sa toilette… Au moment où elle allait jouir de son triomphe, Marie, qui l'habillait, toussa; le sang se porta à sa tête; elle faisait des efforts pour se débarrasser de quelque chose qui la tourmentait à la gorge… Valérie, tout effrayée, lui demanda ce qu'elle avait; Marie lui dit qu'elle sentait une épingle qu'elle avait eu l'imprudence de mettre dans sa bouche, mais qu'elle espérait que ce ne serait rien. La comtesse pâlit et l'embrassa pour lui cacher sa frayeur. Je courus chercher un chirurgien; mais Valérie, tremblant qu'il ne tardât trop à venir, et n'ayant point de voiture, avait jeté sa guirlande, remis son chapeau, pris un fichu; elle entraînait Marie, tout en courant, et se trouva sur mes pas quand je frappai à la porte du chirurgien, qui demeurait près de Dole, petit bourg.

Qu'elle me parut irrésistible, Ernest! Ses traits exprimaient une inquiétude si touchante; son âme entière était sur son charmant visage. Ce n'était plus cette Valérie enchantée de sa parure et attendant avec impatience un petit triomphe; c'était la sensible Valérie, avec toute sa bonté, toute son imagination, portant le plus tendre intérêt, et toutes les craintes d'une âme susceptible de vives émotions, sur l'objet qu'elle aimait, et qu'elle aurait aimé sans le connaître dans ce moment-là, puisqu'il était en danger. Heureusement Marie ne souffrait pas beaucoup, et on parvint à retirer l'épingle. La comtesse leva vers le ciel ses beaux yeux remplis de larmes et le remercia avec la plus vive reconnaissance. Après avoir bien fait promettre à Marie qu'elle ne ferait plus la même imprudence, nous regagnâmes la campagne de la marquise; elle-même venait à notre rencontre.

Quand nous arrivâmes, tous les yeux se portèrent sur nous; les femmes chuchotaient: les unes plaignaient Valérie d'avoir si chaud; les autres s'attendrissaient sur cette charmante robe, que les ronces avaient abîmée, et qui méritait plus d'égards. Valérie commençait à s'embarrasser: sa jeunesse et sa timidité l'empêchaient de prendre le ton qui lui convenait: elle paraissait attendre que le comte parlât pour la tirer de cette situation gênante; mais (ô étrange empire de la multitude sur les âmes les plus nobles et les plus belles!) le comte lui-même garda le silence. J'allais parler, il me regarda froidement: un instinct secret m'avertit que je nuirais à la comtesse, et je me tus.

La marquise rentra. Alors le comte se leva et s'approcha d'une fenêtre; Valérie s'avança vers lui. J'entendis qu'il lui disait: — Ma chère amie, vous auriez dû m'appeler; vous êtes si vive! tout le monde vous a attendue pour le dîner. — Je la vis chercher à se justifier. Je tremblais que son mari ne lui dît quelque chose de désagréable, car il ne pouvait savoir que ce que les autres lui avaient peut-être mal rendu. Je vis à côté de moi un jeune enfant de la maison: — Mon ami, lui dis-je, allez vite souhaiter la bonne fête à madame la comtesse de M…, cette jolie dame qui est là, et vous aurez du bonbon. — Est-ce sa fête aujourd'hui? — Oui, oui, allez. — Il partit, et, avec sa grâce enfantine, il fit son petit compliment à Valérie, qui, déjà émue, le souleva, l'embrassa. Ce moyen me réussit. Comment le comte, rappelé à l'idée de la fête de Valérie, aurait-il voulu lui faire de la peine ce jour-là? Je le vis prenant la main de sa femme; je n'entendis pas ce qu'il lui disait, mais elle sourit d'un air attendri.

Elle passa dans une pièce attenante, pour arranger ses cheveux, qui tombaient; je restai à la porte sans oser la suivre. L'enfant alla auprès d'elle, et lui dit: — Me donnerez-vous aussi du bonbon, comme ce monsieur, pour vous avoir souhaité la bonne fête? — Quel monsieur, mon petit ami? — Mais celui qui est là; regardez. — Elle m'entrevit, parut me deviner, et ses yeux s'arrêtèrent sur moi avec reconnaissance; elle embrassa encore une fois l'enfant, et lui dit: — Oui, je vous donnerai aussi du bonbon; mais allez embrasser ce bon monsieur. — Avec quel ravissement je reçus dans mes bras cet enfant chéri! comme je posai mes lèvres à la place où Valérie avait posé les siennes! Mais comment te rendre, Ernest, ce que j'éprouvai en trouvant une larme sur la joue de l'enfant, en la sentant se mêler à tout mon être! Il me sembla aussi repasser toute ma destinée; cette larme me paraissait la contenir tout entière. Oui, Valérie, tu ne peux m'envoyer, me donner que des larmes; mais c'est dans ces témoignages de ta pitié que se retrancheront désormais mes plus douces jouissances.

Je laisse là ma lettre; je suis trop affecté pour continuer.

Lettre XX.

Venise, le…

J'ai à te raconter encore, mon cher Ernest, tous les détails de la petite fête que je donnai à la comtesse; il m'en est resté un souvenir qui ne s'effacera jamais. Je t'ai laissé avec toutes les émotions que m'avait données le petit messager de Valérie. Vers les neuf heures du soir, après qu'on eut quitté la table et qu'elle eut pris un peu de repos, on proposa une promenade, on prit des flambeaux, et toutes les voitures partirent. Rien n'était joli comme cette suite d'équipages et ces flambeaux qui jetaient une vive clarté sur la verdure des haies et sur les arbres furtivement éclairés. Valérie ne savait pas où elle allait, et sa surprise fut extrême quand on la fit descendre à Sala: elle trouva les jardins éclairés, une musique délicieuse la reçut. Je me trouvai à l'entrée du jardin, car je l'avais devancée, et je lui présentai la main pour la conduire à la salle du bal. — Qu'est-ce donc que tout cela? me dit-elle. — C'est Valérie qu'on voudrait fêter; mais qui peut réussir à exprimer tout ce qu'elle inspire? et quelle langue lui dirait tout ce qu'on sent pour elle?… — La comtesse regardait autour d'elle avec ravissement.

Nous arrivâmes à la salle; elle était spacieuse, et tout le monde fut charmé de voir remplacer ces jardins éblouissants de lampions par un clair de lune, d'après Voléro. La musique se tut; les portes se fermèrent; il s'était fait un silence involontaire de toutes parts, et Valérie l'interrompit: — Ah! s'écria-t-elle d'une voix attendrie, c'est Dronnigor. — Je vis avec délices que mon idée avait réussi. Un décorateur habile m'avait parfaitement compris; des vues gravées de la campagne où Valérie avait passé son enfance et les conseils du comte nous avaient aidés à exécuter mon plan; on avait peint ce lac, cette barque où elle conduisait ses soeurs, ces pins avec leurs formes pyramidales où se balançaient de jeunes écureuils, ces sorbiers, amis de la jeune Valérie, et cette heureuse maison, à moitié cachée par les arbres, où elle avait passé ses premiers jours de bonheur. Tout cela était éclairé par la lune, qui versait sa tranquille clarté et de longs jets de lumière sur de jeunes bouleaux, sur les joncs du lac, qui paraissaient frémir et murmurer, et sur d'aromatiques calamus. Tu ne conçois pas avec quelle perfection Voléro a imité les clairs de lune; on la voyait lutter avec les mystères de la nuit; on entendait aussi dans le lointain les airs de nos pâtres; j'avais fait imiter leurs chalumeaux, et ces sons errants, qui tantôt s'affaiblissaient et tantôt devenaient plus forts, avaient quelque chose de vague, de tendre et de mélancolique.

Il y avait le long de la salle des bancs de gazon et de larges bandes de fleurs: toutes ces fleurs étaient blanches; il m'avait semblé que cette couleur virginale peignait celle à qui elles étaient venues se donner; le jasmin d'Espagne, les roses blanches, des oeillets, des lis purs comme Valérie s'élevaient partout dans des caisses cachées sous le parquet gazonné, et son chiffre et celui du comte, simplement enlacés, étaient suspendus à un pin naturel, planté près de l'endroit du lac où Valérie avait dit pour la première fois au comte qu'elle consentait à devenir sa femme. Dis, Ernest, dis, après cela, si je ne sais pas l'aimer avec cette résignation qui seule excuse peut-être un peu ce funeste amour!

Mais il me reste à te détailler ce qui suivit cette première partie de la fête. A peine fûmes-nous dix minutes dans cette salle, les uns assis au milieu des fleurs, les autres parlant à voix basse, tous paraissant aimer cette scène tranquille qui semblait offrir à chacun quelques souvenirs agréables, que la toile du fond se leva; une gaze d'argent occupait toute la place du haut en bas, elle imitait parfaitement une glace. La lune disparut, et on vit à travers la gaze une chambre très-simplement meublée, assez éclairée pour qu'on ne perdît rien, et une douzaine de jeunes filles assises auprès de leurs rouets, ou le fuseau à la main, travaillant toutes. Leur costume était celui des paysannes de notre pays; des corsets d'un drap bleu foncé, un fichu d'une toile fine et blanche qui, se roulant comme un bandeau, enveloppait pittoresquement leur tête et descendait sur leurs épaules avec des nattes de cheveux qui tombaient presque à terre. Ce tableau était charmant. Une des jeunes filles paraissait se détacher de ses compagnes; elle était plus jeune, plus svelte, ses bras étaient plus délicats; les autres semblaient être faites pour l'entourer. Elle filait aussi; mais elle était placée de manière à ce qu'on ne vît pas ses traits. A moitié cachée par son attitude et par sa coiffure, elle était vêtue comme les autres et paraissait pourtant plus distinguée. Valérie se reconnut dans cette scène naïve de sa jeunesse, où elle s'était plu, comme elle le faisait souvent, à travailler au milieu de plusieurs jeunes filles qu'on élevait chez ses parents, qui, riches et bienfaisants, recueillaient des enfants pauvres, les élevaient et les dotaient ensuite. Elle comprit que j'avais voulu lui retracer le jour où le comte la vit pour la première fois et la surprit au milieu de cette scène aimable et naïve. Dès lors, charmé de sa candeur et de ses grâces, il l'aima tendrement.

Mais revenons à ce miroir magique, qui ramenait Valérie au passé. De jeunes filles, élevées dans le conservatoire des Mendicanti, formaient un groupe, costumées comme nos paysannes suédoises: elles chantaient mieux qu'elles; et, au lieu de leurs romances, nous entendîmes des couplets composés pour la comtesse, accompagnés par Frédéric et Ponto, placés de manière à ne pas être aperçus. Les voix ravissantes des filles des Mendicanti, le talent de ces artistes fameux, la sensibilité de Valérie, contagieuse pour les autres, tout fit de ce moment un moment délicieux, et les Italiens, habitués à exprimer fortement ce qu'ils sentent, mêlèrent leurs acclamations à la joie douce que me faisait ressentir le bonheur de Valérie.

Le bal commença dans une des salles attenantes; tout le monde s'y précipita. La toile étant tombée, on vit reparaître le clair de lune. Valérie resta avec son mari; tous deux parlèrent avec tendresse du souvenir que cette fête leur retraçait. Le comte me dit les choses du monde les plus aimables; sa femme, en me tendant la main, s'écria: — Bon Gustave! jamais je n'oublierai cette charmante soirée ni la salle des souvenirs. — Elle rentra ensuite avec le comte dans le bal. Je sortis pour respirer le grand air et m'abandonner pendant quelques instants à mes rêveries. En rentrant, je cherchais des yeux la comtesse au milieu de la foule, et, ne la trouvant pas, je me doutais qu'elle avait cherché la solitude dans la salle des souvenirs. Je la trouvai effectivement dans l'embrasure d'une fenêtre: je m'approchai avec timidité; elle me dit de m'asseoir à côté d'elle. Je vis qu'elle avait pleuré; elle avait encore les larmes aux yeux, et je crus qu'elle s'était rappelé la petite discussion du matin. Je savais combien les impressions qu'elle recevait étaient profondes, et je lui dis: — Quoi! madame, vous avez de la tristesse, aujourd'hui que nous désirons surtout vous voir contente? — Non, me dit-elle, les larmes que j'ai versées ne sont point amères: je me suis retracé cet âge que vous avez su me rappeler si délicieusement; j'ai pensé à ma mère, à mes soeurs, à ce jour heureux qui commença l'attachement du comte pour moi; je me suis attendrie sur cette époque si chère; mais j'aime aussi l'Italie, je l'aime beaucoup, dit-elle. — Je tenais toujours sa main, et mes yeux étaient fixément attachés sur cette main qui, deux ans auparavant, était libre; je touchais cet anneau qui me séparait d'elle à jamais, et qui faisait battre mon coeur de terreur et d'effroi; mes yeux s'y fixaient avec stupeur. — Quoi! me disais-je, j'aurais pu prétendre aussi à elle! Je vivais dans le même pays, dans la même province; mon nom, mon âge, ma fortune, tout me rapprochait d'elle; qu'est-ce qui m'a empêché de deviner cet immense bonheur? — Mon coeur se serrait, et quelques larmes, douloureuses comme mes pensées, tombaient sur sa main. — Qu'avez-vous, Gustave? dites-moi ce qui vous tourmente. — Elle voulait retirer sa main; mais sa voix était si touchante, j'osai la retenir. Je voulais lui dire… que sais-je? Mais je sentis cet anneau, mon supplice et mon juge: je sentis ma langue se glacer. Je quittai la main de Valérie, et je soupirais profondément. — Pourquoi, me dit-elle, pourquoi toujours cette tristesse? Je suis sûre que vous pensez à cette femme. Je sens bien que son image est venue vous troubler aujourd'hui plus que jamais; toute cette soirée vous a ramené en Suède. — Oui, dis-je en respirant péniblement. — Elle a donc bien des charmes, me dit-elle, puisque rien ne peut vous distraire d'elle? — Ah! elle a tout, tout ce qui fait les fortes passions: la grâce, la timidité, la décence, avec une de ces âmes passionnées pour le bien qui aiment parce qu'elles vivent, et qui ne vivent que pour la vertu; enfin, par le plus charmant des contrastes, elle a tout ce qui annonce la faiblesse et la dépendance, tout ce qui réclame l'appui; son corps délicat est une fleur que le plus léger souffle fait incliner, et son âme forte et courageuse braverait la mort pour la vertu et pour l'amour. — Je prononçai ce dernier mot en tremblant, épuisé par la chaleur avec laquelle j'avais parlé, ne sachant moi-même jusqu'où m'avait conduit mon enthousiasme. Je tremblais qu'elle ne m'eût deviné, et j'appuyais ma tête contre un des carreaux de la fenêtre, attendant avec anxiété le premier son de sa voix. — Sait-elle que vous l'aimez? me dit Valérie avec une ingénuité qu'elle n'aurait pu feindre. — Oh! non, non, m'écriai-je, j'espère bien que non; elle ne me le pardonnerait pas. — Ne le lui dites jamais, dit-elle; il doit être affreux de faire naître une passion qui rend si malheureux. Si jamais je pouvais en inspirer une semblable, je serais inconsolable; mais je ne le crains pas, et cela me console de ne pas être belle. — Je m'étais remis de mon trouble. — Croyez-vous, madame, que ce soit la beauté seule qui soit si dangereuse? Regardez milady Erwin, la marquise de Ponti: je ne crois pas qu'un statuaire puisse imaginer de plus beaux modèles; cependant on vous disait encore hier que jamais elles n'avaient excité un sentiment vif ou durable. Non, poursuivis-je, la beauté n'est vraiment irrésistible qu'en nous expliquant quelque chose de moins passager qu'elle, qu'en nous faisant rêver à ce qui fait le charme de la vie au delà du moment fugitif où nous sommes séduits par elle; il faut que l'âme la retrouve quand les sens l'ont assez aperçue. L'âme ne se lasse jamais: plus elle admire, et plus elle s'exalte; et c'est quand on sait l'émouvoir fortement, qu'il ne faut que de la grâce pour créer la plus forte passion. Un regard, quelques sons d'une voix susceptible d'inflexions séduisantes contiennent alors tout ce qui fait délirer. La grâce surtout, cette magie par excellence, renouvelle tous les enchantements. Qui plus que vous, dis-je, entraîné par le charme de son regard, de son maintien, a cette grâce? O Valérie (je pris sa main)! Valérie! dis-je avec un accent passionné. — Son extrême innocence pouvait seule lui cacher ce que j'éprouvais. Cependant je tremblais de lui avoir déplu, et, comme on jouait dans cet instant une valse très-animée, je la priai, avec la vivacité qu'inspirait la musique, de danser avec moi, et, sans lui laisser le temps de réfléchir, je l'entraînai. Je dansais avec une espèce de délire, oubliant le monde entier, sentant avec ivresse Valérie presque dans mes bras, et détestant pourtant ma frénésie. J'avais absolument perdu la tête, et la voix seule de ce que j'aimais pouvait me rappeler à moi. Elle souffrait de la rapidité de la valse et me le reprochait. Je la posai sur un fauteuil; je la conjurai de me pardonner. Elle était pâle; je tremblais d'effroi: j'avais l'air si égaré, que Valérie en fut frappée. Elle me dit avec bonté: — Cela va mieux, mais une autre fois vous serez plus prudent: vous m'avez bien effrayée; vous ne m'écoutiez pas du tout. O Gustave! me dit-elle, avec un accent très-significatif, que vous êtes changé! — Je ne répondis rien. — Promettez-moi, dit-elle encore, de chercher à recouvrer votre raison: promettez-le-moi, dit-elle d'une voix attendrie, aujourd'hui, dans ce jour où vous m'avez montré tant d'intérêt. — Elle se leva, voyant qu'on se rapprochait de nous: je lui tendis la main, comme pour l'aider à marcher, et, en serrant avec respect et attendrissement cette main, je lui dis: — Je serai digne de votre intérêt, ou je mourrai. — Je m'enfonçai dans les jardins, où je marchai longtemps en proie à mille tourments que me créaient les remords dont j'étais déchiré.

Lettre XXI.

Venise, le…

Je ne t'ai point encore parlé de cette singulière ville, qui s'élève au sein de la mer et commande aux vagues de venir se briser contre ses digues, d'obéir à ses lois, de lui apporter les richesses de l'Europe et de l'Asie, de la servir en lui amenant chaque jour les productions dont elle a besoin et sans lesquelles elle périrait au milieu de son faste et de son superbe orgueil. La place qu'occupe cette cité, d'abord couverte de pauvres pêcheurs, voyait leurs nacelles raser timidement ces eaux où voguent maintenant les galères du sénat. Peu à peu le commerce s'empara de ce passage qui liait si facilement l'Orient à l'Europe, et Venise devint la chaîne qui unit les moeurs d'une autre partie du monde à celles de l'Italie. De là ces couleurs si variées, ce mélange de cultes, de costumes, de langages, qui donnent une physionomie si particulière à cette ville et fondent les teintes locales avec le singulier assemblage de vingt peuples différents. Peu à peu aussi s'éleva ce gouvernement sage et doux pour la classe obscure et paisible de la république, implacable et cruel pour le noble qui aurait voulu le braver ou le compromettre, semblable à ce Tarquin dont le fer frappait chacune de ces fleurs qui osait s'élever au-dessus de leurs compagnes. Il fallait, à Venise, que chaque tête altière pliât ou tombât, si elle ne se courbait pas sous le fer d'un gouvernement appuyé sur dix siècles de puissance et enveloppé du lugubre appareil de l'inquisition et des supplices.

Aussi rien n'effraye l'imagination comme ce tribunal; tout vous épouvante: ces gouffres sans cesse ouverts aux dénonciations; ces prisons affreuses où, courbé sous des voûtes de plomb que le soleil embrase, le coupable expire lentement; le silence habitant ces vastes corridors où l'on craint jusqu'à l'écho, qui redirait un accent imprudent. Et cependant, autour de cette enceinte, qu'habite l'épouvante et que frappe si souvent le deuil, le peuple, comme un essaim d'abeilles, bourdonne le jour et s'endort sur les marches de ces palais où vivent ses souverains, et, à l'ombre du despotisme, jouit d'une grande liberté et même d'une coupable indulgence pour ses crimes. Heureux de paresse et d'insouciance, le Vénitien vit de son soleil et de ses coquillages, se baigne dans ses canaux, suit ses processions, chante ses amours sous un ciel calme et propice, et regarde son carnaval comme une des merveilles du monde.

Les arts ont embelli la magnificence des monuments; le génie du Titien, de Paul Véronèse et du Tintoret ont illustré Venise: le Palladio a donné une immortelle splendeur aux palais des Cornaro, des Pisani, et le goût et l'imagination ont revêtu de beautés ce qui serait mort sans eux.

Venise est le séjour de la mollesse et de l'oisiveté. On est couché dans des gondoles qui glissent sur les vagues enchaînées; on est couché dans ces loges où arrivent les sons enchanteurs des plus belles voix de l'Italie. On dort une partie de la journée; on est, la nuit, ou à l'Opéra ou dans ce qu'on appelle ici des casins. La place de Saint-Marc est la capitale de Venise, le salon de la bonne compagnie, la nuit, et le lieu du rassemblement du peuple, le jour. Là, des spectacles se succèdent; les cafés s'ouvrent et se referment sans cesse; les boutiques étalent leur luxe; l'Arménien fume silencieusement son cigare; tandis que, voilée et d'un pas léger, la femme du noble Vénitien, cachant à moitié sa beauté et la montrant cependant avec art, traverse cette place, qui lui sert de promenade le matin, et le soir la voit, resplendissante de diamants, parcourir les cafés, visiter les théâtres et se réfugier ensuite dans son casin pour y attendre le soleil. Ajoute à tout cela, Ernest, le tumulte du quai qui avoisine Saint-Marc, ces groupes de Dalmates et d'Esclavons, ces barques qui jettent sur la rive tous les fruits des îles, ces édifices où domine la majesté, ces colonnes où vivent ces chevaux, fiers de leur audace et de leur antique beauté. Vois le ciel de l'Italie fondre ses teintes douces avec le noir antique des monuments; entends le son des cloches se mêler aux chants des barcarolles; regarde tout ce monde: en un clin d'oeil, tous les genoux sont ployés, toutes les têtes se baissent religieusement; c'est une procession qui passe. Observe ce lointain magique; ce sont les Alpes du Tyrol qui forment ce rideau que dore le soleil. Quelle superbe ceinture embrasse mollement Venise! C'est l'Adriatique; mais ses vagues resserrées n'en sont pas moins filles de la mer, et, si elles se jouent autour de ces belles îles, d'où se détachent de sombres cyprès, elles grondent aussi, elles se courroucent et menacent de submerger ces délicieuses retraites.

Je me promène souvent, Ernest, sur ces quais; je me perds dans la foule de ce peuple; je m'élance au-delà de cette mer; mais je ne me fuis pas moi-même. Je voulais cependant ne pas te parler de moi aujourd'hui. Je cherche à m'étourdir, et je te peins tout ce qui m'environne pour ne pas te parler d'une passion que je ne puis dompter.

Adieu, Ernest; je sens que je te parlerais de Valérie.

Lettre XXII.

Venise, le…

Non, Ernest, non, jamais je ne m'habituerai au monde; le peu que j'en ai vu ici m'inspire déjà le même éloignement, le même dégoût qui me poursuit toujours dès que je suis obligé de vivre dans la grande société. Tu as beau vouloir que je cherche par ce moyen à oublier Valérie ou à m'en occuper plus faiblement; y parviendrai-je jamais? et faut-il encore altérer mon caractère, l'aigrir? dois-je tâcher de recouvrer la tranquillité aux dépens des principes les plus consolants? Tu le sais, mon ami, j'ai besoin d'aimer les hommes; je les crois en général estimables, et, si cela n'était pas, la société depuis longtemps ne serait-elle pas détruite? L'ordre subsiste dans l'univers; la vertu est donc la plus forte. Mais le grand monde, cette classe que l'ambition, les grandeurs et la richesse séparent tant du reste de l'humanité, le grand monde me paraît une arène hérissée de lances, où, à chaque pas, on craint d'être blessé; la défiance, l'égoïsme et l'amour-propre, ces ennemis nés de tout ce qui est grand et beau, veillent sans cesse à l'entrée de cette arène et y donnent des lois qui étouffent ces mouvements généreux et aimables par lesquels l'âme s'élève, devient meilleure et par conséquent plus heureuse. J'ai souvent réfléchi aux causes qui font que tous ceux qui vivent dans le grand monde finissent par se détester les uns les autres et meurent presque toujours en calomniant la vie. Il existe peu de méchants, ceux qui ne sont pas retenus par la conscience le sont par la société; l'honneur, cette fière et délicate production de la vertu, l'honneur garde les avenues du coeur et repousse les actions viles et basses, comme l'instinct naturel repousse les actions atroces. Chacun de ces hommes séparément n'a-t-il pas presque toujours quelques qualités, quelques vertus? Qu'est-ce qui produit donc cette foule de vices qui nous blessent sans cesse? C'est que l'indifférence pour le bien est la plus dangereuse des immoralités; les grandes fautes seules épouvantent, parce qu'elles effraient la conscience. Mais on ne daigne pas seulement s'occuper des torts qui reviennent sans cesse, qui attaquent sans cesse le repos, la considération, le bonheur de ceux avec qui l'on vit, et qui troublent par là journellement la société.

Nous parlions de cela hier encore, Valérie et moi, et je lui faisais remarquer dans ces réunions brillantes, au milieu de cette foule de gens de tous les pays qui viennent ici pour s'amuser, je lui faisais remarquer cette teinte monotone de froideur et d'ennui répandue sur tous les visages. Les petites passions, lui disais-je, commencent par effacer ces traits primitifs de candeur et de bonté que nous aimons à voir dans les enfants: la vanité soumet tout à une convenance générale; il faut que tout prenne ses couleurs; la crainte du ridicule ôte à la voix ses plus aimables inflexions, inspecte jusqu'au regard, préside au langage et soumet toutes les impressions de l'âme à son despotisme. O! Valérie! lui disais-je, si vous êtes si aimable, c'est que vous avez été élevée loin de ce monde qui dénature tout; si vous êtes heureuse, c'est que vous avez cherché le bonheur là où le ciel a permis qu'il puisse être trouvé. C'est en vain qu'on le cherche ailleurs que dans la piété, dans la touchante bonté, dans les affections vives et pures, enfin dans tout ce que le grand monde appelle exaltation ou folie, et qui vous offre sans cesse les plus heureuses émotions.

Ernest, je sentais que si je l'aimais ainsi, c'était parce qu'elle était restée près de la nature; j'entendais sa voix, qui ne déguise jamais rien; je voyais ses yeux, qui s'attendrissent sur le malheur, et qui ne connaissent que les plus célestes expressions; je l'ai quittée brusquement, Ernest, je l'ai quittée, j'ai craint de me trahir.

Lettre XXIII.

Venise, le…

J'apprends que toutes mes lettres écrites depuis deux mois sont à Hambourg, chez M Martin, banquier. Le courrier expédié par le comte avait eu l'ordre de remettre ses dépêches à notre consul, à Hambourg, et de se rendre lui-même à Berlin. Malheureusement il a oublié de remettre le paquet de lettres à ton adresse.

Mais qu'aurais-tu appris? Je suis toujours le même, quelquefois repentant et toujours le plus faible des hommes. Mon fatal secret est toujours caché à Valérie; mais ma situation envers le comte est vraiment bien douloureuse. Je l'ai vu quelquefois au moment de m'interroger; il me disait qu'il me trouvait triste, que jamais je n'aurais de meilleur ami: n'était-ce pas me dire qu'il comptait sur ma confiance? Et, moi, je le fuyais, j'évitais ses regards; je lui paraissais défiant, ingrat peut-être! Ernest, combien cette idée me tourmente! Je ne puis t'en dire davantage, le comte m'attend.

Lettre XXIV.

Venise, le…

Je ne sais comment je vis, comment je puis vivre avec les violentes émotions que j'éprouve sans cesse. Etait-ce à moi d'aimer? Quelle âme ai-je donc reçue! Celles qui sont le plus sensibles, celle du comte même, qu'elle est loin de souffrir comme la mienne! et cependant il l'aime bien cette même femme qui consume ma raison, mon bonheur et ma vie, et qui, sans se douter de son empire, me verra peut-être mourir sans deviner la cause de mon funeste sort. Cruelle pensée! Ah! pardonne, Valérie, ce n'est pas de toi que je me plains, c'est moi que je déteste. La faiblesse seule peut être aussi malheureuse: toujours dépendante, elle a des tourments qui n'osent aborder qu'elle; je traîne à ma suite mille inquiétudes inconnues aux autres.

Mais j'oublie que tu ne sais encore rien, non, tu ne conçois pas ce que j'ai souffert, Ernest; j'ai si peu de raison, si peu d'empire sur moi-même! Ecoute donc, mon ami, s'il m'est possible toutefois de mettre un peu d'ordre dans mon récit: quoique Valérie ne soit qu'au septième mois de sa grossesse, on a craint qu'elle n'accouchât avant-hier. Son extrême jeunesse la rend si délicate, qu'on a toujours présumé qu'elle n'attendrait pas le terme prescrit par la nature. Nous avions dîné plus tard qu'à l'ordinaire, parce que Valérie ne s'était pas trouvée bien; vers la fin du repas, je l'ai vue pâlir et rougir successivement; elle m'a regardé, et m'a fait signe de me taire; mais, après quelques minutes, elle a été obligée de se lever: nous l'avons suivie dans le salon, où elle s'est couchée sur une ottomane; le comte, inquiet, a voulu sur-le-champ faire chercher un médecin. Valérie ayant passé dans sa chambre, je n'ai point osé l'y accompagner; mais je suis entré dans une petite bibliothèque attenante, où je pouvais rester sans être vu. Là, j'entendais Valérie se plaindre en cherchant à étouffer ses plaintes; je ne sais plus ce que j'ai senti, car heureusement les douleurs ont un trouble qui empêche de les retrouver dans tous leurs détails, tandis que le bonheur a des repos où l'âme jouit d'elle-même, note pour ainsi dire ses sensations, et les met en réserve pour l'avenir.

Il ne m'est resté que des idées confuses et douloureuses de ces cruels moments. Quand Valérie paraissait souffrir beaucoup, tout mon sang se portait à la tête, et j'en sentais battre les artères avec violence. J'étais debout, appuyé contre une porte de communication qui donnait dans la chambre de la comtesse; je l'entendais quelquefois parler tranquillement, et alors le calme revenait dans mon âme. Mais que devins-je, quand je l'entendis dire qu'elle avait perdu une soeur en couche de son premier enfant! Je frissonnai de terreur, le sang paraissait s'arrêter dans mes veines, et je fus obligé de me traîner le long des panneaux pour m'asseoir sur une chaise.

La comtesse appela Marie et lui dit de me chercher; je sortis de la bibliothèque, j'allai à sa rencontre, et je la suivis chez Valérie. — Je vous envoie chercher, Gustave, me dit-elle, en prenant un air presque gai; mais les traces de la souffrance qui étaient encore sur son visage ne m'échappèrent pas: j'ai voulu vous voir un moment, et vous dire que cela ne sera rien; mes douleurs se passent. J'ai pensé que vous seriez bien aise d'être rassuré; je sais l'intérêt que vous prenez à vos amis. — Avec quelle bonté elle me dit cela! Mes yeux lui exprimèrent combien j'étais touché qu'elle m'eût deviné. — Vous devriez faire de la musique, Gustave, me dit-elle, mais pas au salon, je ne vous entendrais pas; ici à côté vous trouverez le petit piano, cela me distraira. — Savait-elle, Ernest, qu'il fallait me distraire moi-même et me tranquilliser? Je trouvai le piano ouvert; il y avait une romance qu'elle avait copiée elle-même; ce fut celle-là que je pris, elle m'était inconnue, je me mis à la chanter; je te noterai le dernier couplet pour que tu voies comment, par une inconcevable combinaison, cette romance me replongea dans mes tourments et dans la plus horrible anxiété; elle commence ainsi:

J'aimais une jeune bergère.

L'air et les paroles sont, je crois, de Rousseau; il n'y avait peut-être que moi qui ne connusse pas cette romance. Il me semblait que Valérie recommençait à se plaindre; je continuai pourtant. J'arrivai au dernier couplet:

Après neuf mois de mariage,

Instants trop courts!

Elle allait me donner un gage

De nos amours,

Quand la parque, qui tout ravage,

Trancha ses jours.

Ma voix altérée ne put achever; une sueur froide me rendit immobile: Valérie jeta un cri; je voulus me lever, voler à elle, je retombai sur ma chaise, et je crus que j'allais perdre entièrement connaissance. Je me remis cependant assez pour courir à la porte de l'appartement de la comtesse. L'accoucheur sortit dans ce moment. — Au nom du ciel! dis-je en lui prenant la main et en tremblant de toutes mes forces, dites-moi s'il y a du danger. — Il leva les épaules et me dit: — J'espère bien que non; mais elle est si délicate qu'on ne peut en répondre, et elle souffrira beaucoup. — Il me semblait que l'enfer et tous ses tourments étaient dans ce mot j'espère. pourquoi ne me disait-il pas: — Non, il n'y a pas de danger. — Mais, vous-même, me dit-il, vous ne me paraissez pas bien. — Dans tout autre moment j'eusse pu être inquiet de son observation; mais j'étais si malheureux, que toute autre considération disparaissait dans cet instant. Je me mis à courir par toute la maison, mon agitation ne me laissant aucun repos; je ne sais tout ce qui se passa, mais je me trouvai à la chute du jour dans les rues de Venise, courant sans m'arrêter; je voulus demander un verre d'eau dans un café; je vis un homme de ma connaissance qui s'avançait vers moi; la crainte qu'il ne m'abordât fit que je me mis à marcher très-vite du côté opposé; mes forces s'épuisaient entièrement. Je passais devant une église; elle était ouverte, j'y entrai pour me reposer. Il n'y avait personne qu'une femme âgée qui priait devant un autel où était un Christ; à la faible clarté de quelques cierges, je voyais son visage, où était répandue une douce sérénité. Ses mains étaient jointes, ses yeux envoyaient au ciel des regards où se peignait une résignation mêlée d'une joie céleste. Je m'étais appuyé contre un des piliers de l'église, quand mes yeux s'arrêtèrent sur cette femme; cette vue me calma beaucoup; il me semblait que la piété et le silence qui régnaient autour de moi abattaient la tempête de mon âme agitée. La femme se leva doucement, passa devant moi, me fixa un moment avec bienveillance; puis elle regarda la place où elle avait prié, et reporta ses yeux sur moi; ensuite elle baissa son voile et sortit. Je m'avançai vers cette place, je tombai à genoux, je voulus prier; mais l'extrême agitation que je venais d'éprouver ne me permit pas d'assembler mes idées. Cependant je souffrais moins; il me semblait qu'en présence de l'Eternel, sans pouvoir même l'invoquer, mes peines étaient adoucies par cela seul que je les déposais dans son sein au milieu de cet asile, où tant de mes semblables venaient l'invoquer. Je ne faisais que répéter ces mots: Dieu de miséricorde!… pitié!… Valérie!… puis je me taisais, et je sentais des larmes qui me soulageaient. Je ne sais combien de temps je restai ainsi; quand je me levai, il me sembla que ma vie était renouvelée, je respirais librement, je me trouvais auprès d'un des plus beaux tableaux de Venise, une vierge de Solimène; plusieurs cierges l'éclairaient, des fleurs fraîches encore et nouvellement offertes à la Madone mêlaient leurs douces couleurs et leurs parfums à l'encens qu'on avait brûlé dans l'église. C'est peut-être l'amour, me disais-je, qui est venu implorer la Vierge; ce sont deux coeurs timides et purs qui brûlent de s'unir l'un à l'autre par des noeuds légitimes. Je soupirais profondément, je regardais la Madone; il me semblait qu'un regard céleste, pur comme le ciel, sublime et tendre à la fois, descendait dans mon coeur; il me semblait qu'il y avait dans ce regard quelque chose de Valérie. Je me sentais calmé: elle ne souffre plus, me disais-je; bientôt elle sera remise, ses traits auront repris leur douce expression. Elle me plaindra d'avoir tant souffert pour elle; elle me plaindra, elle m'aimera peut-être. Insensiblement ma tête s'exalta; je tombai à genoux. O honte! ô turpitude de mon coeur abject! le croirais-tu, Ernest? j'osais invoquer le Dieu du ciel et de la vertu, qui ne peut protéger que la vertu, qui la donna à la terre pour qu'elle nous fît penser à lui, j'osais le prier dans ce lieu saint de me donner le coeur de Valérie. Je ne voyais qu'elle: les fleurs, leur parfum, la mélancolie du silence qui régnait autour de moi, tout achevait de jeter mon coeur dans ces coupables pensées. J'en fus tiré par un enfant de choeur; il m'avait apparemment appelé plusieurs fois, car il me secoua par le bras: — Signor, me dit-il, on va fermer l'église. — Il tenait un cierge à la main; je le regardais d'un air étonné; absorbé dans mon délire, j'avais oublié le lieu sacré où je me trouvais. Le cierge incliné de l'enfant de choeur me montra la place où j'étais à genoux; c'était un tombeau: j'y lus le nom d'Euphrosine, et ce nom paraissait être là pour citer ma conscience devant le tribunal du juge suprême. Tu le sais, Ernest, c'était le nom de ma mère, de ma mère descendue aussi au tombeau et qui reçut mes serments pour la vertu. Il me semblait sentir ses mains glacées, lorsqu'elle les posa pour la dernière fois sur mon front pour me bénir; il me semblait les sentir encore, mais pour me repousser. Je me levai d'un air égaré; je n'osais prier, je n'osais plus invoquer l'Eternel, et je revoyais Valérie mourante; mon imagination me la montrait pâle et luttant contre la mort. Je tordis mes mains; je cachai ma tête en embrassant un des piliers avec une angoisse inexprimable. — Oh! Signor, dit l'enfant effrayé, qu'avez-vous? — Je le regardais; il voulut s'éloigner de moi. — Ne crains rien, lui dis-je, — et ma voix altérée le rappela. — Je suis malheureux, mon ami, ne me fuis pas. — Il se rapprocha de moi. — Etes-vous pauvre? dit-il; mais vous avez un bel habit. — Non, je ne suis pas pauvre; mais je suis bien malheureux. — Il me tendit sa petite main et serra la mienne. — Eh bien, dit-il, vous achèterez des cierges pour la Madone, et je prierai pour vous. — Non, pas pour moi, dis-je vivement, mais pour une dame bien bonne, bonne comme toi. Oh! viens, lui dis-je en le serrant sur mon coeur et laissant couler mes larmes sur son visage, viens, être pur et innocent! toi, qui plais à Dieu et ne l'offenses pas, prie pour Valérie. — Elle s'appelle Valérie? — Oui. — Et qu'est-ce qu'il faut demander à Dieu? — Qu'il la conserve; elle est dans les douleurs, elle est malade. — Ma mère est malade aussi, et elle est pauvre. Valérie l'est-elle aussi? — Non, mon ami; voilà ce qu'elle envoie à ta mère. — Je tirai ma bourse, où il y avait heureusement de l'or; il me regarda avec étonnement: — Oh! comme vous êtes bon! comme je prierai Dieu et la sainte Vierge tous les jours pour vous! et avant pour… Comment s'appelle-t-elle? — Valérie. — Ah! oui, pour Valérie! — Ses mains se joignirent; il tomba à genoux. Pour moi, sans oser proférer une parole, j'élevais aussi mes mains, je baissais mes regards vers la tombe; mon coeur était contrit, déchiré; et il me sembla que je déposais mon repentir et ses supplices au pied de la croix sur laquelle le Carrache avait essayé d'exprimer la grandeur du Christ mourant; je voyais devant moi ce superbe tableau, faiblement éclairé par le cierge de l'enfant.

Lettre XXV.

Venise, le…

Toutes mes inquiétudes sont finies; je ne tremble plus pour celle qui n'a été qu'un moment, il est vrai, la plus heureuse des mères, mais qui existe, qui se porte bien. Oui, Ernest, j'ai vu la sensible Valérie, mille fois plus belle, plus touchante que jamais, répandre sur son fils les plus douces larmes, me le montrer éveillé, endormi, me demander si j'avais remarqué tous ses traits, pressentir qu'il aurait le sourire de son père, et ne jamais se lasser de l'admirer et de le caresser.

Hélas! quelque temps après, ces mêmes yeux ont répandu les larmes du deuil et de la douleur la plus amère: le jeune Adolphe n'a vécu que quelques instants, et sa mère le pleure tous les jours. Cependant elle est résignée; mais elle a perdu cette douce gaieté qui suivit ses premiers transports de bonheur; la plus profonde mélancolie est empreinte dans ses traits; ils ont toujours quelque chose qui peint la douleur. En vain le comte cherche à la distraire; ce qui la calme est justement ce qui la ramène à Adolphe. Elle a acheté un petit terrain qui appartient à des religieuses; ce terrain est à Lido, île charmante, près de Venise: c'est là que l'on a enterré le fils de Valérie. Le comte a été profondément affecté de la perte qu'il a faite; je ne l'ai pas quitté pendant son chagrin. Ma douleur si véritable, la manière dont je l'exprimais, mes soins assidus ont touché cet homme excellent. Il m'a témoigné une tendresse si vive! Je voyais qu'il me savait gré d'avoir quitté mon genre de vie solitaire. Hélas! il ne saura jamais combien il m'a fallu de courage pour la fuir, pour lutter contre ces longues habitudes de mon coeur, si douces, si chères! Je ne serai jamais compris. Toi seul, Ernest, tu pourras me plaindre, concevoir mes douleurs, et pleurer sur moi.

Lettre XXVI.

Venise, le…

Explique-moi, Ernest, comment on peut n'aimer Valérie que comme on n'aimerait toute autre femme. Hier je me promenais avec le comte; nous avons rencontré une femme qui était arrêtée devant une boutique du pont de Rialto. — Voilà une bien jolie personne, me dit le comte. — Je l'ai regardée, et sa taille et ses cheveux m'ont rappelé Valérie; j'ai eu envie de dire qu'elle ressemblait à la comtesse, mais je craignais que ma voix ne me trahît. Cependant, comme il y avait beaucoup de bruit sur le pont, et qu'il ne m'observait pas, je le lui ai dit. — Nullement, m'a-t-il répondu, cette femme est extrêmement jolie; Valérie a de la jeunesse, de la physionomie, mais jamais on ne la remarquera. — J'éprouvais quelque chose de douloureux, non pas que j'eusse besoin que d'autres que moi la trouvassent charmante, mais de penser que je l'aime avec une passion si violente, qu'elle est pour moi le modèle de tous les charmes, de toutes les séductions, et que jamais je ne pourrai lui exprimer un seul instant de ma vie ce que j'éprouve; je n'osais dire au comte combien je le trouvais injuste. — Au moins, lui dis-je, on ne peut refuser à la comtesse le prix des vertus et de la beauté de l'âme. — Ah! sans doute, c'est une excellente femme: ce sera une femme bien essentielle, et quand elle aura été plus dans le monde, elle sera même extrêmement aimable. —

Quoi! Valérie, tu as besoin de plus de développement pour être extrêmement aimable! Ton esprit, ta sensibilité, tes grâces enchanteresses ne t'assignent-elles pas déjà la première de ces places qu'osent te disputer des femmes légères, qui, avec quelques mines, quelques grâces factices et de froides imitations de ce charme suprême que la vraie bonté seule donne, se croient aimables! Comment peux-tu devenir meilleure, toi qui ne respires que pour le bonheur des autres; qui, renfermée dans le cercle de tes devoirs, ne comptes tes plaisirs que par tes vertus; emploies chaque moment de la vie, au lieu de la dissiper, diriges ta maison et la remplis des félicités les plus pures! Moi seul, serais-je donc destiné à te comprendre, à t'apprécier? et n'aurais-je eu cette faculté que pour devenir si malheureux! Ces tristes réflexions avaient absorbé mon attention; je marchais silencieusement à côté du comte, et je me disais: L'homme ne saura-t-il donc jamais jouir du bonheur que le ciel lui donne? Et cet homme si distingué, si bien fait pour être heureux par Valérie, ne se trouverait-il pas en effet plus à envier et plus heureux qu'un autre? Mais pourquoi, me disais-je, faut-il que le bonheur soit un délire? Cette ivresse même avec laquelle l'amour le juge, ne le dégrade-t-il pas? et ne vois-je pas le comte rendre chaque jour le plus beau des hommages à Valérie, lui confier son avenir, lui dire qu'elle embellit sa vie, et avoir besoin d'elle comme d'un air pur pour respirer? Mais j'avais beau me dire tout cela, je finissais toujours par penser: Ah! comme je l'aimerais mieux!

Lettre XXVII.

Venise, le…

Le comte, tu le sais déjà, redoute pour Valérie les courses qu'elle fait à Lido; mais il finit toujours par céder: ses affaires l'occupent, et c'est moi qui l'ai accompagnée, avec Marie, ces jours-ci. Nous y allâmes la semaine passée. Sa douce confiance m'enchante. Elle est si sûre que ce qu'elle désire ne trouvera jamais d'opposition de ma part, qu'elle ne demande pas: — Pouvez-vous venir avec moi? — mais elle me dit: — N'est-ce pas, Gustave, vous viendrez avec moi?

J'ai été à Lido en son absence; j'y ai apporté des arbustes enlevés avec soin d'un jardin, et qui ont continué à fleurir: j'ai planté des saules d'Amérique et des roses blanches auprès du tombeau d'Adolphe. Valérie était fort triste le jour que nous devions y aller ensemble. En débarquant à Lido, je la voyais oppressée; elle paraissait souffrir beaucoup; ses yeux étaient mélancoliquement baissés vers la terre. Nous arrivâmes à l'enceinte du couvent; nous passâmes par une grande cour abandonnée où l'herbe haute et flétrie par la sécheresse embarrassait nos pas. La journée était encore fort chaude, quoique nous fussions déjà à la fin d'octobre. Une des soeurs du couvent vint nous ouvrir la porte qui donnait sur le petit terrain que Valérie a acheté. Valérie l'a remerciée; elle lui a pris la main affectueusement, et lui a dit: — Ma soeur, vous devriez remettre une clef à un de mes gondoliers; je vous donnerai trop souvent la peine d'ouvrir cette porte. Y a-t-il longtemps que vous êtes dans ce couvent? a-t-elle ajouté. — Depuis mon enfance. — Vous ne vous ennuyez pas? — Oh! jamais; la journée ne me paraît pas assez longue. Notre ordre n'est pas sévère. Nous avons de très-belles voix dans notre couvent; cela nous fait rechercher par beaucoup de monde. — Mais vous ne voyez pas ce monde. — Je vous demande pardon: nous avons beaucoup plus de liberté qu'ailleurs, et, avec la permission de l'abbesse, nous pouvons voir les personnes qu'elle admet. Les jours de fête, nous ornons l'église de fleurs; nous en cultivons de bien belles: nous sommes aussi chargées de l'instruction des enfants. — Aimez-vous les enfants? Demanda vivement Valérie. — Beaucoup, répondit la soeur. — Dans ce moment la cloche appela la religieuse. Valérie était restée à la place où elle nous avait quittés; ses yeux la suivirent. — Jamais, dit-elle, elle ne connaîtra la douleur de perdre un fils bien-aimé! — Ni les peines de l'amour malheureux! ajoutai-je en soupirant. — Elle paraît si calme! Mais aussi elle ne connaît pas toutes les félicités attachées au bonheur d'aimer, et il y en a de si grandes! Et puis, Gustave, nous reverrons les êtres que nous avons aimés et perdus ici-bas. L'amour innocent, l'amitié fidèle, la tendresse maternelle, ne continueront-ils pas dans cette autre vie? ne le pensez-vous pas, Gustave? me demanda-t-elle avec émotion. — Je le crois, lui répondis-je, profondément ému; — et, prenant sa main, je la mis sur ma poitrine: — Peut-être alors, lui dis-je, des sentiments réprouvés ici-bas oseront-ils se montrer dans toute leur pureté, peut-être des coeurs séparés sur cette terre se confondront-ils là-bas. Oui; je crois à ces réunions, comme je crois à l'immortalité. Les récompenses ou les punitions ne peuvent exister sans souvenirs; rien ne continuerait de nous-mêmes sans cette faculté. Vous vous rappellerez le bien que vous fîtes, Valérie, et vous retrouverez dans votre souvenir ceux que votre bienfaisance chercha sur cette terre; vous aimerez toujours ceux que vous aimâtes. Pourquoi seriez-vous punie par leur absence? O Valérie, la céleste bonté est si magnifique! — Le soleil, en cet instant, jeta sur nous ses rayons; la mer en était rougie, ainsi que les Alpes du Tyrol, et la terre semblait rajeunie à nos yeux et belle comme l'espérance qui nous avait occupés. Nous arrivâmes à l'enceinte du tombeau; les arbustes le cachaient: Valérie, étonnée de ce changement, se douta que je les avais fait planter; elle me remercia d'une voix attendrie, en me disant que j'avais réalisé son idée. Nous écartâmes des branches touffues d'ébéniers qui avaient fleuri encore une fois dans cette automne et quelques branches de saule et d'acacia. Valérie fixa ses regards sur la tombe d'Adolphe; ses larmes coulèrent; elle leva ses yeux au ciel; je vis ses lèvres se remuer doucement, son visage s'embellir de piété; elle priait pour son fils. Des voix célestes se mêlèrent à ce moment d'attendrissement; les religieuses chantaient de saintes strophes qui arrivaient jusqu'à nous, à travers le silence, au moment où le soleil se retirait lentement, abandonnant la terre et s'éteignant au milieu des vagues, comme la vie de l'homme qui s'éteint, qui paraît tomber dans l'abîme des ténèbres, pour en ressortir plus belle et plus brillante.

Lettre XXVIII.

Venise, le…

Le comte veut distraire Valérie de sa douleur; il craint pour sa santé, il trouve qu'elle est maigrie; il veut, dit-on, hâter son voyage de Rome et de Naples. Il paraît qu'il n'en a point encore parlé à sa femme. C'est mon vieux Erich qui a appris du valet de chambre du comte qu'on faisait en secret les préparatifs du voyage, afin de surprendre Valérie plus agréablement. Ernest, j'ai parlé souvent avec enthousiasme au comte de cette belle partie de l'Italie, du désir que j'avais de la voir; eh bien, s'il me proposait d'être de ce voyage, je refuserais, je refuserais, j'y suis décidé. Est-ce à moi à abuser de son inépuisable bonté? Si, par un miracle, je n'ai pas encore été le plus méprisable des hommes; si mon secret est encore dans mon sein; si l'extrême innocence de Valérie m'a mieux servi que ma fragile vertu, l'exposerai-je, ce funeste secret, au danger d'un nouveau voyage, à cette présence continuelle, à cette dangereuse familiarité? Non, non, Ernest, je refuserai; et si je pouvais ne pas le faire, après avoir si clairement senti mon devoir, il faudrait ne plus m'aimer. O ma mère! du haut de votre céleste séjour, jetez un regard sur votre fils! il est bien faible, il s'est jeté dans bien des douleurs; mais il aime encore cette vertu, cette austère et grande beauté du monde moral, que vos leçons et votre exemple gravèrent dans son coeur.

Lettre XXIX.

Venise, le…

Toi seul, tu es assez bon, assez indulgent pour lire ce que je t'écris, et ne pas sourire de pitié comme ceux qui se croient sages et que je déteste.

Hier, dans la sombre rêverie qui enveloppe tous mes jours et dans laquelle je ne pense qu'à Valérie et à l'impossibilité d'être jamais heureux, je suivais le tumulte de la place Saint-Marc; le jour baissait. Le vaste canal de la Judeïca était encore rougi des derniers rayons du soir, et les vagues murmuraient doucement; je les regardais fixément, arrêté sur le quai, quand tout à coup le bruit d'une robe de soie vint me tirer de ma rêverie. Elle avait passé si près de moi, que mon attention avait été éveillée. Je levai les yeux, et mon coeur battit avec violence; la femme qui avait passé près de moi, dont je ne pouvais voir les traits, mais dont je voyais encore la taille, les cheveux, je crus… je crus que c'était elle; le trouble qu'elle m'inspire toujours me retint à ma place; je n'osais la suivre, éclaircir mes doutes. Elle avait encore l'habillement du matin; le zendale, le mystérieux zendale, qui tantôt voile et tantôt cache toute la figure, la grande jupe de satin noir, le corset de satin lilas, le même que Valérie porte toujours, et que je lui avais encore vu la veille; un voile noir enveloppait sa tête et laissait échapper une boucle de cheveux cendrés, de ces cheveux qui ne peuvent être qu'à Valérie. Est-ce la comtesse? me disais-je. Mais seule, sans aucun de ses gens, traversant ce quai, à cette heure, c'est impossible; et si, comme elle le fait souvent, elle allait chercher l'indigence, Marie, sa chère Marie serait avec elle. Tout en observant cette femme, je la suivais machinalement. Enfin elle s'est arrêtée devant une maison de bien peu d'apparence. Elle a frappé un grand coup de marteau; le jour était entièrement tombé. — Qui est là? cria une voix cassée. Ah! c'est toi, Bianca? — En même temps la porte s'ouvrit, et je vis disparaître cette femme. Je restai anéanti de surprise à cette place, où me retenaient encore l'étonnement, la curiosité et un charme secret. Il faut que je revoie cette femme, me disais-je… Quelle étonnante ressemblance! Il existe donc encore un être qui a le pouvoir de faire battre mon coeur! Mille idées confuses s'associaient à celle-là: si je voyais partir Valérie de Venise, si je m'éloignais d'elle, comme une loi sévère me l'ordonne, alors il me resterait quelque chose qui rendrait mes souvenirs plus vivants, un être qui aurait le pouvoir de me retracer l'image de Valérie. Ah! sans doute jamais je ne pourrais un seul instant lui être infidèle. Mais, comme on voudrait arrêter l'ombre d'un objet aimé, quand on ne peut l'arrêter lui-même, ainsi cette femme me la rappellera. La nuit était venue, elle était sombre; je m'étais assis sous les fenêtres du rez-de-chaussée; je pensais à Valérie, quand j'entendis ouvrir une des jalousies; je levai la tête, et je vis de la lumière; une femme s'avança, s'assit sur la fenêtre; je me doutais que c'était Bianca, et toute ma curiosité était revenue. Je sentis, après quelques minutes, quelque chose tomber à mes pieds; c'était des écorces d'orange que Bianca venait de jeter. Le croirais-tu, Ernest? l'écorce d'une orange, le parfum d'un fruit dont l'Italie entière est couverte, que je vois, que je sens tous les jours, me fit tressaillir, remplit d'une volupté inexprimable tous mes sens. Il y avait quinze jours qu'assis auprès de Valérie, sur le balcon qui donne sur le grand canal, elle me parla de son voyage à Naples et du projet du comte de m'emmener avec lui; je sentis mes joues brûlantes et mon coeur battre et défaillir tour à tour; tantôt de ravissantes espérances me transportaient aux bords de ce rivage enchanté; Valérie était à mes côtés, et les félicités du ciel m'environnaient; mais bientôt je soupirais, n'osant me livrer à ces images de bonheur, forcé à plier sous la terrible loi que me prescrivait le devoir, décidé à refuser ce voyage, et n'ayant pas la force de prononcer mon propre arrêt. Valérie avait engagé les autres à aller souper, se plaignant d'un léger mal de tête, et ne voulant manger que quelques oranges qu'elle me pria de lui apporter, nous étions restés seuls; j'étais assis à ses pieds sur un des carreaux de son ottomane; je me livrais à la volupté d'entendre sa voix me dépeindre tous les plaisirs qu'elle se promettait de ce voyage; mon imagination suivait vaguement ses pas; et l'instant où je la voyais s'éloigner de moi jetait un voile mélancolique sur toutes ces images. — Bientôt, dit-elle, nous verrons Pausilippe, et ce beau ciel que vous aimez tant. — Impatientée de ce que je ne partageais pas assez vivement ce qui l'enchantait, elle me jeta quelques écorces d'oranges. J'en vis une que ses lèvres avaient touchée, je l'approchai des miennes; un frisson délicieux me fit tressaillir; je recueillis ces écorces; je respirai leur parfum; il me semblait que l'avenir venait se mêler à mes présentes délices; la douce familiarité de Valérie, sa bonté, l'idée de ne la quitter que pour peu de temps, tout fit de ce moment un moment ravissant. Je me disais qu'au sein des privations, condamné à un éternel silence, j'étais encore heureux, puisque je pouvais sentir cet amour, dont les moindres faveurs surpassaient toutes les voluptés des autres sentiments.

Voilà, mon ami, voilà le souvenir qui ce soir revint avec tant de charme; et, quand, assis sous le même ciel qui nous avait couverts, Valérie et moi, environné d'obscurité et de l'air tiède et suave de l'Italie, le coeur toujours plein d'elle, je sentis ce même parfum, dis-moi, mon Ernest, quand tout se réunissait pour favoriser mon illusion et me rappeler ce moment magique, mon délire était-il donc si étonnant?

Lettre XXX.

Venise, le…

Elle est partie, je te l'ai déjà dit; je te le répète, parce que cette pensée est toujours là pour appesantir mon existence. Il me semble que je traîne après moi des siècles dans ces espaces qu'on nomme des jours. Je ne souffre que de cet ennui, qui est un mal affreux, de cet ennui insurmontable, qui place dans une vaste uniformité tous les instants comme tous les objets. Rien ne m'émeut, pas même son idée. Je me dis: Elle n'est plus là; mais à peine ai-je la force de la regretter; je me sens mort au dedans de moi, quoique je marche et que je respire encore. Quelle est donc cette terrible maladie, cette langueur qui me fait croire que je ne suis plus susceptible de passion, ni même d'un intérêt vif, qui me ferait envier les hommes les plus médiocres, seulement parce qu'ils ont l'air d'attacher du prix aux choses qui n'en ont point? Quand la nature, et sa grandeur, et son silence me parlaient, était-elle autre qu'elle n'est aujourd'hui? Où sont-elles, les voix de la montagne, des torrents, des forêts? Sont-elles éteintes? ou bien l'homme porte-t-il en lui, avec la faculté de mesurer la grandeur, le pouvoir de rêver aussi d'ineffables harmonies? Ah! sans doute il est un langage vivant au dedans de nous-mêmes, qui nous fait entendre tous ces secrets langages. Les ondes deviennent pittoresques en réfléchissant de beaux paysages; mais, pour les réfléchir, il faut qu'elles soient pures.

Il semble qu'un ouragan ait passé au dedans de moi et y ait tout dévasté; et cet amour, qui crée des enchantements, n'a laissé après lui, pour moi, qu'un désert.

Je sens que je m'abandonne moi-même. Quand je la voyais, j'étais souvent malheureux. Forcé de lui cacher mon amour, comme on cache un délit, je voyais un autre en être aimé, suffire à son bonheur, et cet autre était un bienfaiteur, un père, que je craignais d'outrager; et je sentais en moi un autre empire, une force de passion qui me rejetait dans un coupable vertige. Ainsi, forcé de les aimer tous deux, ne pouvant échapper à aucun de ces deux ascendants, ma vie était une lutte continuelle; mais, au milieu des vagues, je m'efforçais encore d'atteindre l'un ou l'autre rivage. L'un, escarpé et sévère, m'effrayait; mais je voyais la vertu me tendre la main, et il y avait quelque chose en moi qui, dès mes plus jeunes années, m'animait pour elle. L'autre rivage était comme une de ces belles îles jetées sur des mers lointaines, dont les parfums viennent enivrer le voyageur, avant même qu'il les aperçoive. Je fermais les yeux, je perdais la respiration, et la volupté m'entraînait comme un faible enfant; mais dans ces courts instants, au moins, j'avais le bonheur de l'ivresse, qui ne compte pas avec la raison. Sans doute, je me réveillais, et c'était pour souffrir; mais, dans ces jours de danger et souvent de douleurs, j'étais soutenu par une activité, par une fièvre de passion, par des moments d'orgueil, par des moments plus beaux de défiance, et que la vertu réclamait: mon existence se composait de grandes émotions et le souffle de Valérie, quelque chose qui arrivât, m'environnait, et m'empêchait de m'éteindre comme à présent.

Lettre XXXI.

Venise, le…

Il y a bien longtemps, mon ami, que je ne t'ai écrit; mais qu'avais-je à te dire? Parle-t-on d'un rivage abandonné, où tout attriste, d'où les eaux vives se sont retirées, et sur lequel a passé le vent de la destruction, qui a tout desséché? Mais, actuellement que l'espérance d'être moins malheureux est venue derechef visiter mon âme, je pense à toi, toi, dont l'amitié jeta de si beaux rayons dans ma vie; toi, que j'aimais dans cet âge qui prépare aux longues affections, dans l'enfance, où le coeur n'a été rétréci par rien.

Ernest, je suis moins malheureux: que dis-je? je ne le suis plus. Je vis, je respire librement; je pense, je sens, j'agis pour elle: et si tu savais ce qui a produit cet énorme changement! Une pensée d'elle est venue me toucher, à cent lieues de distance. Il m'a semblé qu'elle reprenait des rênes abandonnées, qu'elle se chargeait de ma conduite, et j'ai soulevé ma tête, un sang plus chaud a circulé dans mes veines, une douce fierté a relevé mon regard abaissé vers la terre.

Il y a eu hier deux mois qu'elle est partie. On est venu me demander à l'hôtel, pour me dire qu'il y avait à la douane des caisses de Florence, avec une lettre de la comtesse, qu'on me priait de réclamer moi-même. A ces mots, je sentis le reste de mon sang se porter à mon coeur en battements précipités et inégaux; j'éprouvais une impatience qui contrastait bien avec mon état; j'étais si faible qu'à peine pouvais-je m'habiller, et mes yeux voyaient tous les objets doubles. Enfin, j'ai suivi mon conducteur. J'ai trouvé la lettre; mais je n'ai osé la lire, de peur de me trouver mal, et je la serrais convulsivement dans mes doigts; et quand je pus me dérober à la vue des commis, je la portai à mes lèvres. Je pris une gondole; j'embarquai les caisses; j'allai tout près de là dans un jardin solitaire, et je m'étendis sous un laurier: déjà sensible aux douces émotions, je laissais venir sur ma tête les rayons du soleil, qui allait se coucher dans la mer; je comptais déjà avec les plaisirs, et, puisque je vivais depuis deux instants, je voulais déjà vivre heureux. Voilà bien l'homme! Et qu'est-ce qui m'avait tiré de cet état de stupeur? Une feuille de papier. Je ne savais encore ce qu'elle contenait, n'importe: avec elle étaient revenus mes souvenirs, mon imagination; c'était Valérie qui l'avait touchée, c'était elle qui avait pensé à moi. Longtemps je ne pus lire; des nuages épais couvraient mes yeux; quelquefois je frissonnais, et je me disais: — Peut-être le comte a-t-il été rappelé et ne reviendra-t-il pas à Venise. — Quand je pus lire, je cherchai les dernières lignes, pour voir s'il n'y avait rien d'extraordinaire, si elles ne disaient pas un plus long adieu… je vis: — Faites suspendre mon portrait dans le petit salon jaune où nous prenons le thé.

Oh! quels moments d'enivrante extase! Valérie, je reverrai tes traits chéris, je pourrai les voir à toute heure! Le matin, quand l'aube encore douteuse n'aura paru que pour moi, je volerai à ce salon chéri, ou plutôt, ignoré du reste de la maison, j'y passerai les nuits, je croirai voir ton regard sur moi, et tu viendras encore, comme un esprit bienfaisant, dans mes songes. Mon ami, malgré moi il faut que je finisse; je suis trop faible pour écrire de longues lettres.

Lettre XXXII.

Venise, le…

Voilà la copie de la lettre de Valérie; ne pouvant dormir, je l'ai transcrite pour toi, mon ami. Quelle nuit délicieuse je viens de passer! Je me suis établi dans le petit salon jaune: j'y avais fait placer le portrait de Valérie; mais tu ignores encore ce qu'il y a d'enchanteur pour moi dans ce tableau, peint par Angelica; je veux que, toi-même, tu l'apprennes dans les paroles ingénues et presque tendres de Valérie. Reviens avec moi au salon, Ernest. Au-dessous du tableau, qui occupe une grande place, est une ottomane de toile des Indes: je m'y suis assis; j'ai fait du feu; j'ai mis auprès de l'ottomane un grand oranger que Valérie aimait beaucoup; j'ai arrangé la table à thé; j'en ai pris comme j'en prenais avec elle, car elle l'aime passionnément. Le parfum du thé et de l'oranger, la place où elle était assise, et où je n'ai eu garde de m'asseoir, croyant la voir occupée par elle, tout m'a rappelé ce temps de ravissants souvenirs… Je suis resté comme cela jusqu'à deux heures du matin, et puis j'ai lentement copié sa lettre, m'arrêtant à chaque ligne, comme on s'arrête en revoyant, après une longue absence, son lieu natal, à chaque place qui vous parle du passé.

COPIE DE LA LETTRE DE VALERIE.

"Vous n'avez pas cru, bon et aimable Gustave, que vos amis aient pu vous oublier au milieu de leur bonheur. Si j'ai tardé si longtemps à vous écrire, c'est que j'ai voulu vous faire plus d'un plaisir à la fois; et je savais que mon portrait vous en ferait, surtout parce qu'il vous rappellerait des moments que vous aimiez. J'ai donc retardé ma lettre, et vous avez aujourd'hui les traits de Valérie; vous avez les souvenirs de Lido, et ces paroles, que je voudrais rendre touchantes, par l'amitié si vraie que j'ai pour vous.

"Que n'ai-je, comme vous ou comme mon mari, étudié l'histoire et les arts, pour vous parler plus dignement de tout ce que je vois! Mais je ne suis qu'une ignorante; et si j'ai senti, ce n'est pas parce que je sais penser, c'est parce qu'il y a des choses si belles qu'elles vous transportent, et qu'elles semblent éveiller en vous une faculté qui vous avertit que c'est là la beauté. Je vous écris de Florence, qui est, dit-on, la ville des arts. Ah! la nature l'a bien adoptée! Aussi, que de fois j'ai rêvé aux bords de l'Arno et sous les épais ombrages des Caccines! Cela m'a rappelé nos promenades de Sala et près de Vérone. Il n'y a pas de cirque ici; mais que de monuments appellent l'attention! que d'écoles différentes ont envoyé leurs chefs-d'oeuvre! C'est ici aussi que vivent la Vénus et le jeune Apollon; on peut réellement dire qu'ils vivent; ils sont si purs, si jeunes, si aimables! Ne sachant rien dire moi-même, il faut que je vous rende ce que disait mon mari: que la Vénus est belle; et l'on sent pourtant que, s'il y avait une femme comme celle-là, les autres n'en pourraient être jalouses. Elle a si bien l'air de s'ignorer, d'être étonnée d'elle-même! Sa pudeur la voile; quelque chose de céleste couvre ses formes; et elle intimide en paraissant demander de l'indulgence. J'ai été à la fameuse galerie du grand duc; j'y ai vu la Madona della Seggiola, de Raphaël; mes regards se sont pénétrés de sa haute beauté. Quel céleste amour remplit ses traits si purs! Un saint respect, un doux ravissement sont entrés dans mon coeur.

"J'ai vu, non loin d'elle, un tableau d'un maître peu connu; c'était un berceau et une jeune femme assise à côté. Soudain je me suis prise à pleurer, et j'ai pensé à mon fils et aux douces félicités que j'avais rêvées si souvent: je me suis retracé ce berceau où je ne l'ai couché que deux fois; ce berceau que je m'étais si délicieusement peint, tantôt éclairé par le premier rayon du soleil, et mon enfant dormant, tantôt moi-même m'arrachant au sommeil, murmurant sur lui de douces paroles pour l'endormir; et je me disais: "O mon jeune Adolphe! tu es tombé de mon sein comme une fleur de deux matins, et tu es tombé dans le cercueil! et mes yeux ne te verront plus sourire!" Et je me suis retirée dans l'embrasure d'une fenêtre, où j'ai abondamment pleuré, cherchant à cacher mes larmes. Mon mari, qui est survenu, a voulu me consoler. Vous savez combien cet être si aimable, si excellent, a de pouvoir sur moi; mais ma douleur ne m'en a pas moins aussi ramenée à votre souvenir, à votre infatigable patience. Oh! comme vous cherchiez toujours à calmer mes peines! comme vous me parliez toujours de mon Adolphe! Je n'ai rien oublié, Gustave. Je vous vois encore, à Lido, changer mon aride douleur en larmes mélancoliques, et cueillir auprès du tombeau de mon fils les roses que vous y aviez fait croître: ces fleurs, si souvent destinées au bonheur, me paraissaient mille fois plus belles par le triste contraste même de leur beauté et de la mort; tant la pensée qui touche l'âme embellit tout!

"Ces chers et tristes souvenirs m'ont donné le désir de les arrêter encore, de les fixer, et, si je quitte une fois Venise et la place où dort mon Adolphe, de les emporter dans une terre où ils me rappelleront vivement Lido.

"Mon mari désirait depuis longtemps avoir mon portrait, fait par la fameuse Angelica, et j'ai pensé qu'un tableau tel que j'en avais l'idée pouvait réunir nos deux projets. Ma pensée a merveilleusement réussi; jugez-en vous même. N'est-ce pas Valérie, telle qu'elle était assise si souvent à Lido; la mer se brisant dans le lointain, comme sur la côte où je jouais dans mon enfance; le ciel vaporeux; les nuages roses du soir, dans lesquels je croyais voir la jeune âme de mon fils; cette pierre qui couvre ses formes charmantes, maintenant, hélas! décomposées; et ce saule si triste, inclinant sa tête, comme s'il sentait ma douleur; et ces grappes de cytise, qui caressent en tombant la pierre de la mort; et, dans le fond, cette antique abbaye où vivent de saintes filles, qui ne seront jamais mères, dont la voix nous paraissait la musique des anges; n'est-ce pas le tableau fidèle de cette scène d'attendrissante douleur? Quelque chose y manque encore: c'est l'ami qui consolait Valérie et ne l'abandonnait pas à sa morne douleur; c'est Gustave. Peut-il la croire assez ingrate pour l'avoir oublié? Valérie ne pouvait le placer lui-même dans le tableau; mais il y est pourtant, il s'y reconnaîtra. Qu'il se rappelle le 15 novembre, où j'étais allée seule à Lido, où, dans une sombre tristesse, mes yeux restaient attachés sur la tombe d'Adolphe: Gustave accourut; il apportait un jeune arbuste, qu'il voulait planter près de cette place; il avait aussi des lilas noués dans un mouchoir: il savait combien j'aimais cette fleur hâtive et douce, et ses soins en avaient obtenu quelques-unes de la saison même qui les refuse presque toujours. Leur parfum me réveilla de ma sombre rêverie! je vis Gustave si heureux de m'en apporter, que je ne pus m'empêcher de lui sourire pour l'en remercier; et Gustave retrouvera dans le tableau, près de la place où je suis assise, un mouchoir noué d'où s'échappent des lilas, et son nom tracé sur le mouchoir.

"Je vous envoie aussi une très-belle table de marbre de Carrare, rose comme la jeunesse, et veinée de noir comme la vie; faites-la placer sur le tombeau de mon fils. Elle n'a que cette simple inscription: Ici dort Adolphe de M…, du double sommeil de l'innocence et de la mort.

"Je vous envoie aussi de jeunes arbustes que j'ai trouvés dans la Villa-Médicis, qui viennent des îles du Sud et fleurissent plus tard que ceux que nous avons déjà: en les couvrant avec précaution l'hiver, ils ne périront pas, et nous aurons encore des fleurs quand les autres seront tombées.

"Mon mari vous écrira de Rome: il vous envoie deux vues de Volpato. Faites placer mon portrait dans le petit salon jaune, où nous prenons le thé ordinairement. "

Eh bien, Ernest, que dis-tu de cette charmante lettre, si enivrante pour moi et pourtant si pure? Que je serais le plus abject des hommes, si je pensais à Valérie autrement qu'avec la plus profonde vénération! Qu'elle est touchante, cette lettre! Qu'elle est belle, l'âme de Valérie, de celle qui daigne être ma soeur, mon amie! et qu'il serait lâche celui dont la passion ne s'arrêterait respectueusement devant cet ange, qui ne semble vivre que pour la vertu et la tendresse maternelle!

Lettre XXXIII.

Venise, le…

J'ai repris ma santé; au moins, je suis mieux. Je m'occupe de mes devoirs, et mes jours ne se passent pas sans que je ne compte même de grands plaisirs. Chaque matin je visite le tableau; je me remplis de cette douce contemplation; je retrouve Valérie: il me semble, dans ces heures d'amour et de superstition, qu'elle me voit, qu'elle m'ordonne de ne pas me livrer à une honteuse oisiveté, à un lâche découragement, et je travaille.

Cette maison, qui me paraissait si triste depuis qu'elle est partie, est redevenue une habitation délicieuse, depuis que je suis souvent dans le salon jaune; la ressemblance du portrait est frappante: ce sont absolument ses traits, c'est l'expression de son âme, ce sont ses formes. Il m'arrive quelquefois de lui parler, de lui rendre compte de ce que j'ai fait. Je retourne souvent à Lido. J'ai planté les arbustes qu'elle m'a envoyés; j'ai fait mettre aussi la pierre sur le tombeau d'Adolphe. Hier je suis resté fort tard à Lido; j'ai vu la lune se lever. Je me suis assis au bord de la mer; j'ai repassé lentement toute cette époque qui contient ma vie, depuis que je connais Valérie: je me suis retracé ces soirées où, assis ensemble, nous entendions murmurer le jonc flétri autour de nous; où la lune jetait une douteuse et pâle clarté sur les ondes, sur les nacelles des pêcheurs; où sa timide lueur arrivait en tremblant entre les feuilles de quelques vieux mûriers, comme mes paroles arrivaient en tremblant sur mes lèvres et parlaient à Valérie d'un autre amour. Alors aussi les filles de sainte Thérèse entonnèrent de saints cantiques; et ces voix, réservées pour le ciel seul, arrivant tranquillement à nous, conjurèrent l'orage de mon sein, comme autrefois le divin législateur des chrétiens conjurait la tempête de la mer et ordonnait aux vagues de se calmer. Tout cela m'est revenu dans cette mémoire que nous portons dans notre coeur, et qui n'est jamais sans larmes et sans doux attendrissement.

Peut-être ne devrais-je pas penser ainsi à Valérie, revenir à elle par tous les objets qui me la retracent; je le sens bien: il n'est pas prudent de chercher le calme par ces chemins dangereux.

Mais, enfin, l'essentiel n'est-il pas de me retrouver moi-même? et, avant de jeter le passé dans l'abîme de l'oubli, ne faut-il pas chercher à acquérir des forces? Si je faisais chaque jour seulement un pas, si je pouvais m'habituer à la chérir tranquillement… Oui, je te le promets, Ernest, je le ferai, ce pas qui, en m'éloignant d'elle, m'en rapprochera et me rendra digne de son estime et de la tienne.

Lettre XXXIV.

ERNEST A GUSTAVE.

H, le 26 janvier.

Je suis en Scanie, cher Gustave; j'ai quitté Stockholm, et, pour retourner chez moi, j'ai passé par tes domaines. J'ai fait le voyage avec l'extrême vitesse que permet la saison: mon traîneau a volé sur les neiges. Hélas! pourquoi ce mouvement si rapide ne me rapprochait-il pas de toi? Depuis près de deux mois j'ignore ce que tu fais, et cela ajoute encore aux chagrins de l'absence. Je sais, d'ailleurs, combien le départ de Valérie t'a affligé. Pauvre ami! que fais-tu? Hélas! je le demande en vain à la nature engourdie autour de moi; mon coeur même, mon coeur si brûlant d'amitié, ne me répond pas quand je l'interroge sur ton sort: il me présage je ne sais quoi de triste et même de sombre. Gustave, Gustave, tu m'effraies souvent… Je voudrais partir, te voir, me rassurer sur ta destinée. Cher ami, je le sens, je ne puis plus vivre sans toi… J'irai t'arracher à ces funestes lieux. Tu le sais, sous cette apparence de calme, ton ami porte un coeur sensible, et c'est peut-être cette même sensibilité qui a trouvé dans l'amitié de quoi suffire doucement à mon coeur.

Je continuerai ma lettre demain; je t'écrirai du château de tes pères, et, ne pouvant être avec toi, je visiterai ces lieux témoins de nos premiers plaisirs.

Je t'écris de ta chambre même, que j'ai fait ouvrir, et dans laquelle j'ai encore trouvé mille choses à toi; j'ai tout regardé, ton fusil, tes livres: il me semblait que j'étais seul au monde avec tous ces objets. J'ai feuilleté un de tes philosophes favoris; il parlait du courage, il enseignait à supporter les peines, mais il ne me consolait pas, je l'ai laissé là; puis j'ai ouvert la porte qui donne sur la terrasse, je suis sorti. La nuit était claire et très-froide; des milliers d'étoiles brillaient au firmament. J'ai pensé combien de fois nous nous étions promenés ensemble, regardant le ciel, oubliant le froid, cherchant parmi les astres la couronne d'Ariane, dont l'amour et les malheurs te touchaient tant, et l'étoile polaire, et Castor et Pollux, qui s'aimaient comme nous: leur amitié fut éternisée par la fable; la nôtre, disions-nous, le sera aussi, parce que rien de ce qui est grand et beau ne périt. Je me rappelais nos conversations, et je sentis mon coeur apaisé. La nature seule unit à sa grandeur ce calme qui se communique toujours, tandis que les plus beaux ouvrages de l'art nous fatiguent quand ils ne nous montrent que l'histoire des hommes.

Je rentrai dans ta chambre; combien je fus touché, Gustave, en trouvant dans ton bureau ouvert un monument de ta bienfaisance, un fragment de billet: je le copie, afin que ton coeur, flétri par le chagrin, se repose doucement pendant quelques instants(1) [(1) Ce fragment ne s'est pas retrouvé].

Gustave, ces lignes achevèrent de m'attendrir; un besoin inexprimable de te serrer contre mon coeur, qui sait si bien t'aimer, me donnait une agitation que je ne pouvais calmer, que tout augmentait dans ce lieu si rempli de ton souvenir. Je descendis dans la grande cour du château; je traversai ces vastes corridors, jadis si animés par nos jeux et ceux de nos compagnons, maintenant déserts et silencieux; je passai devant la loge aux renards, et je me rappelai, en voyant ces animaux, le jour où, par mon imprudence l'un d'eux te blessa dangereusement. Je saisis les barreaux de la grille, et je les regardai s'agiter et courir çà et là. Hector, ce beau chien danois si fidèle, arriva, me vit, et tourna autour de moi en signe de reconnaissance; je pris ses larges oreilles, je le caressai, en pensant qu'il t'aimait, qu'il ne t'avait sûrement pas oublié; et soudain une idée, dont tu riras, me passa par la tête: je courus à ta chambre, où j'avais encore vu un de tes habits de chasse; je l'apportai à Hector en le lui faisant flairer, et je crus voir que ce bon chien le reconnaissait. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il mit ses pattes sur l'habit, remua la queue et donna toutes les démonstrations de la joie, auxquelles il mêla quelques sons plaintifs. Ce spectacle m'attendrit tellement, que je pressai la tête de cet animal contre mon sein et sentis couler mes larmes.

Adieu, Ernest, je pars pour le presbytère de ***, d'où je t'écrirai dans quelques jours.

J'ai été au presbytère; j'ai revu notre respectable ami le vieux pasteur et ses charmantes filles. Le croirais-tu? Hélène se marie demain, et j'ai promis d'assister à ses noces. J'arrivai à six heures du soir à cette paisible maison; un vaste horizon de neige m'éclairait assez pour me conduire, car il faisait déjà nuit quand je partis. Mon traîneau fendait l'air; les lumières du presbytère me guidaient, et je dirigeai ma course par le lac, où de jeunes mélèzes m'indiquaient le chemin que je devais suivre; car tu sais combien ce lac est dangereux par les sources qui s'y trouvent et qui l'empêchent de geler également partout. Le silence de la nuit et de ces eaux enchaînées me faisait entendre chaque pas des chevaux et laissait arriver jusqu'à moi le bruit des sonnettes d'autres chevaux de paysans qui regagnaient les hameaux, et auquel se mêlaient de temps en temps la voix rauque et solitaire de quelques loups de la forêt voisine; j'en vis un passer devant mon traîneau, il s'arrêta à quelque distance, mais il n'osa m'attaquer.

Quand j'arrivai au presbytère, je vis une quantité de traîneaux sous le hangar, près de la maison, avec de larges peaux d'ours qui les couvraient, et qui me firent juger qu'ils n'appartenaient pas à des paysans; je trouvai le corridor très-éclairé, couvert d'un sable fin et blanc, et jonché de feuilles de mélèze et d'herbes odorantes: j'eus à peine le temps de retirer mon énorme wishoura, que la porte s'ouvrit et me laissa voir une nombreuse compagnie. Le vieux pasteur me reçut avec une touchante cordialité; il se réjouit beaucoup de me revoir. La jeune soeur d'Hélène vint me présenter les liqueurs faites par elle-même, et des fruits séchés; et le vieillard ensuite me fit faire la connaissance d'un jeune homme de bonne mine, en me disant: — Voilà mon gendre futur; demain il épouse Hélène. — A ces mots, je sentis quelques battements de coeur. Tu sais combien la jeune Hélène me plut. J'avais été bien près de l'aimer; et l'idée que ma mère n'approuverait jamais une union entre elle et moi me donna la force de combattre tout de suite un sentiment qui ne demandait qu'à se développer. La raison m'avait ordonné de la quitter; mais, dans cet instant, tous ces aimables souvenirs revinrent à ma mémoire, et je me rappelai vivement cet été tout entier passé avec elle. Hélène s'approcha de moi, sur l'ordre de son père; elle me salua une seconde fois, et avec plus de timidité que la première. Le vieillard fit apporter du vin de Malaga, qu'on versa dans une coupe d'argent, pour me faire boire, selon l'usage, à la santé des futurs époux. Hélène, pour suivre encore la coutume, porta cette coupe à ses lèvres, puis elle me la présenta en baissant les yeux. Je rougis, Gustave, je rougis prodigieusement. Je me rappelai qu'autrefois, quand j'étais à table auprès d'Hélène, et que cette même coupe faisait la ronde, mes lèvres cherchaient la trace des siennes: maintenant, tout m'ordonnait une conduite opposée. Ma jeune amie s'en aperçut, et je vis ce front si pur se couvrir aussi de rougeur. Je sortis précipitamment et fis quelques tours de promenade dans le petit jardin, où je vis encore des arbres que nous avions plantés ensemble. La lune s'était levée; j'étais redevenu calme comme elle: je m'applaudis de n'avoir pas troublé le coeur d'Hélène par une passion qui aurait pu être douloureusement traversée, de n'avoir pas aussi affligé ma mère; et je me composai, du bonheur d'Hélène, que je voyais déjà heureuse épouse et mère, une suite d'images qui me consolaient de ce que j'avais perdu.

Adieu, Gustave. Que n'es-tu ici au milieu de ces scènes naïves et tranquilles! ou que ne suis-je près de toi pour adoucir tes maux!

Lettre XXXV.

Venise, le…

Ce jour est un jour de bonheur pour ton ami. J'ai reçu ta lettre, cher Ernest, en même temps que j'en recevais une du comte. Il semblait que l'amitié eût choisi cette journée pour l'embellir de tous ses bienfaits. Et quand ton coeur me ramenait en Suède, au milieu de tant de tableaux où s'enlaçaient et les souvenirs de la patrie et ceux des affections plus chères encore, le comte me transportait à son tour au milieu de ces merveilleuses créations du génie, de ces antiques souvenirs d'où l'histoire semble sortir toute vivante pour nous raconter encore ce que d'autres siècles ont vu. Il faut, Ernest, que tu partages ce que j'ai éprouvé, et je t'envoie des fragments des endroits qui m'ont le plus intéressé. Je ne veux point toucher au passage qui peint la constante affection du comte; tu verras comme il me juge et comme j'en suis aimé.

FRAGMENT DE LA LETTRE DU COMTE A GUSTAVE.

"Je ne sais par où commencer, Gustave. Au milieu de tant de beautés, mon âme s'arrête indécise; elle voudrait vous conduire partout, vous faire partager ses plaisirs, et offrir du moins à votre imagination quelques esquisses de ces tableaux que vous n'avez pas voulu voir avec moi.

"Mais comment vous rendre ce que j'admire? Comment parler de cette terre aimée de la nature, de cette terre toujours jeune, toujours parée, au milieu des antiques débris qui la couvrent? Vous le savez, deux fois mère des arts, la superbe Italie ne reçut pas seulement toutes les magnifiques dépouilles du monde; magnifique à son tour, elle donna aussi de nouvelles merveilles et de nouveaux chefs-d'oeuvre à l'univers. Ses monuments ont vu passer les siècles, disparaître les nations, s'éteindre les races, et leur muette grandeur parlera encore longtemps aux races futures.

"Le temps a dévoré ces générations qui nous étonnèrent; les fortes pensées, les mâles vertus de l'antique Rome, et sa barbare grandeur, tout a disparu; la mémoire seule plane silencieusement sur ces campagnes: tantôt elle appelle de grands noms, tantôt elle cite des cendres coupables, dessine ces scènes gigantesques où se mêlent le triomphe et la mort, les fêtes et les douleurs, le pouvoir et l'esclavage; ces scènes où Rome donna des lois, régna sur l'univers et périt par ses victoires mêmes.

"Le voyageur alors aime à rêver sur les ruines du monde; mais, fatigué d'interroger la poussière des conquérants, sur laquelle il croit voir encore peser tant de calamités, il cherche, dans des bosquets tranquilles ou près d'un monument consolateur élevé par la religion, il cherche les restes de ces hommes qui, dans le siècle des Médicis, donnèrent à l'Italie une nouvelle splendeur, qui parlèrent à leurs frères un langage simple et céleste. Nous croyons les voir consacrer les arts à élever l'âme, à la rapprocher d'un bonheur plus pur, et essayer en tremblant de rendre les saintes beautés qui les transportent. "La peinture, la poésie et la musique, se tenant par la main comme les Grâces, vinrent une seconde fois charmer les mortels; mais ce ne fut plus, comme dans la fable, en s'associant à de folles absurdités. Ces pudiques et charmantes soeurs avaient apporté des traits célestes, et, en souriant à la terre, elles regardaient le ciel; et les arts alors se vouèrent à une religion épurée, austère, mais consolante, et qui donna aux hommes les vertus qui font leur bonheur.

"Ici s'élevèrent aussi le Dante et Michel-Ange, comme des prophètes qui annoncèrent toute la splendeur de la religion catholique. Le premier chanta ses vers pompeux et mystiques qui nous remplissent de terreur; l'autre, avec une grâce sauvage qui ne reconnaît de loi que celle qu'elle créa elle-même, conçut ces formes grandes et hardies qu'il revêtit d'une beauté sévère; il s'abîme dans les secrets de la religion, il épuise l'effroi, il fait fuir le temps et laisse enfin à l'art étonné son miracle du jugement dernier.

"Mais que j'aime surtout son génie, quand il se dépose dans cette grande conception, dans ce temple dont la vaste immensité appelle pensée sur pensée, et qu'un siècle entier construisit lentement! Des rochers ont été arrachés à la nature, de froides carrières ont été dévastées, d'innombrables mains ont travaillé à assembler ces pierres, et se sont engourdies elles-mêmes; mais où est-il celui qui donna une pensée à tout cela? qui dit à ces magnifiques colonnes de s'élever? qui fit la loi à cette énorme coupole et la fit obéir à sa téméraire conception? qui réalisa ainsi cet incroyable rêve par un art pieux et les secours de ces pontifes qui portèrent la triple couronne? Hélas! il a passé aussi, l'auteur de ces merveilles, et, comme lui les pontifes se sont levés lentement de leurs sièges sacrés; ils ont déposé leur tiare et ont passé sous tes voûtes, sublime monument, majestueux Saint-Pierre! toi qui, créé par des hommes, as vu s'effacer la race de tes créateurs, et qui verras encore, pendant des siècles, les générations plier religieusement sous tes dômes." (Tick.)

"Vous voyez, Gustave, combien je me suis laissé entraîner; et, pourtant, de combien de choses encore je voudrais vous parler!

"Suivez-moi. Voyez, près de là où dorment d'ambitieux Césars, veiller d'humbles filles qui ont renoncé à tout; voyez, sous l'arc du triomphateur, l'araignée filer silencieusement sa toile. C'est au pied de ce Capitole, où vinrent expirer tant d'empires que j'ai lu Tite-Live; c'est aussi du rivage où je considérais Caprée que j'aimais à lire Tacite et à voir l'affreux Tibère, par un juste châtiment de la Providence, forger son propre malheur en forgeant celui des autres, et écrire au sénat qu'il était le plus à plaindre des hommes.

"Mais laissons les crimes des Romains; voyons de ce même rivage ces verdoyantes îles parées d'une éternelle jeunesse, et le Vésuve tonnant sur ce même golfe où nous nous laissons tranquillement aller vers Pausilippe. Plus loin, que j'aime, sur cette terre mythologique, près de l'antre où prophétisait la Sibylle, le couvent d'où sort un pauvre religieux qui s'en va prêchant la vertu et prophétisant sa récompense!

"Que j'aime à m'arrêter dans ces vallons que le ciel semble regarder avec joie, et où mon pied heurte souvent contre une pierre funèbre! Bocages de Tibur, aimable Tivoli, jardins où méditait Cicéron, sentiers que suivait Pline en observant la nature, qu'avec volupté je me suis vu au milieu de vous! Ah! du moins vous resterez toujours à l'Italie, et le voyageur cherchera vos traces et les retrouvera.

"Mais vous, chefs-d'oeuvre que mes sens enchantés contemplent souvent, où vivent encore des hommes que nous n'admirons pas assez, vous pouvez quitter ce ciel comme des captifs emmenés loin de leur pays natal; un nouvel Alexandre peut étonner l'univers et enrichir son triomphe de vos superbes dépouilles; heureux alors celui qui vous aura vus ici, où vous fûtes inspirés par la religion, et où la religion vous entoura de ses pompes! Heureux qui vous aura vu dans ces temples où se prosternèrent devant vous la dévotion humble et errante et la puissance orgueilleuse et superbe!

"En ôtant d'ici la Transfiguration, la sainte Cécile, la sainte Cène, du Dominiquin, où les placera-t-on? Quel que soit le palais magnifique ou l'édifice qui leur est destiné, leur effet sera détruit. C'est au fond d'une chartreuse, c'est rempli de terreur et d'effroi qu'il faut voir un saint Bruno, et non auprès d'un front couronné de roses. Et ces vierges si pures, qui ont apporté des traits divins et des âmes qui ne connaissent que le ciel, les verra-t-on sans tristesse à côté de profanes et d'impudiques amours?

"Et vous aussi, enfants de la Grèce, race de demi-dieux, modèles enchanteurs de l'art, vous qui, en quittant la Grèce, n'avez changé que de terre sans changer de ciel, ne quittez jamais cette seconde patrie, où les souvenirs de la première sont si vivement empreints! Ici, sous de légers portiques ou bien sous la voûte plus belle d'un ciel pur, vos regards se tournent encore vers l'Attique ou la fabuleuse Sicile. Irez-vous cacher vos fronts sous d'épaisses murailles et au milieu d'une terre étrangère? Vous, Nymphes, dispersées dans ces bocages, vivrez-vous auprès des ruisseaux enchaînés? Et vous aussi, Grâces, qui n'êtes point vêtues, qui ne pouvez point l'être, que feriez-vous dans des climats rigoureux?

"Vous devez me savoir gré, mon ami, d'une aussi longue lettre; car ce n'est pas le pays où il faut écrire, et j'emploie chaque minute à amasser des souvenirs. D'ailleurs, vous m'avez presque donné le droit de vous en vouloir, si je ne trouvais pas bien plus doux de vous aimer comme vous êtes. Il faudra pourtant, Gustave, que je vous parle de vous-même; ce ne sera pas aujourd'hui, mais au premier moment. Vous m'effrayez quelquefois, et cela parce que vous avez dépassé votre âge. Gustave, Gustave, il n'est pas bon de se retirer devant la vie comme devant un ennemi avec lequel nous dédaignons également et de nous battre et de nous réconcilier. Quelles sont ces sombres préventions, cette défiance du bonheur? J'aimerais mieux vous voir faire des fautes; votre âme me rassurerait sur toutes celles qui peuvent vous être vraiment dangereuses. Vous êtes absolument le contraire de la plupart des jeunes gens, qui comptent la jeunesse pour tout, et croient que ces belles années nous ont été données, avec leurs couleurs vives et leur ivresse, pour nous cacher l'ennui et les dégoûts des années qui suivent, tandis que, si nous connaissions la vie, nous verrions qu'en nous en rendant dignes elle n'est pas un don funeste, un fruit amer sous une écorce douce et brillante; mais je réserve à un autre lettre de plus longues réflexions. Je voudrais, Gustave, que votre jeunesse fût comme un beau péristyle qui doit conduire à un plus bel ordre d'architecture. Je voudrais, Gustave, vous voir, non pas toujours heureux, il est trop utile de ne pas toujours l'être, mais vous voir avec le bonheur de votre âge et avec ses beaux défauts. C'est de nous-mêmes que nous devons tirer notre bonheur; c'est à nous à tout donner aux autres, même en croyant recevoir beaucoup d'eux: être riche, c'est être susceptible de la faculté de jouir; c'est avoir en soi quelque chose qui vaut mieux que ce que les hommes peuvent donner.

"Que le vulgaire se plaigne des illusions détruites; il existe pour l'homme supérieur une réalité constante, et je ris quand je vois cette multitude dégradée vouloir des biens qu'elle ne sait pas donner et dont le poids seul l'écraserait.

"Quant à vous, Gustave, vous êtes fait pour jouir de vos douleurs mêmes et pour vous plaire dans votre force. Je devrais, au lieu de douleurs, dire contrariétés, obstacles, auxquels on donne trop de latitude dans la vie, et que la Providence envoie pour nous apprendre à lutter, à les vaincre, à les voir sous nos pieds, tandis que nos regards embrassent un superbe horizon.

"Les grandes douleurs sont rares, et ne les sent pas qui veut. J'ai promis à votre père mourant d'être votre ami; je vous pressai contre mon coeur, et mon coeur vous adopta: je mis la main de Valérie dans la vôtre, comme celle d'une soeur dont la voix et les regards devaient charmer votre vie; ou plutôt je mis à vos côtés les douces vertus, sûr que vous les respecteriez, que leur ascendant vous ferait fuir tout ce qui ne leur ressemblerait pas, et que mon bonheur vous ferait aimer un bonheur pareil. Vous le dirai-je? je vous trouvai sauvage, habitué à une vie austère; vous étiez trop loin de ces douces affections qui sont les grâces de la vie, et qui, en fondant ensemble notre sensibilité et nos vertus, nous préservent d'une honteuse dégradation. Gustave, puissé-je ne pas m'être trompé! puissiez-vous marcher dans la vie en sentant votre âme s'agrandir et en voyant tout ce qu'elle a d'aimable! puissent vos derniers regards tomber sur mes cendres, et les bénir!"

Lettre XXXVI.

Venise, le…

Te rappelles-tu, Ernest, cette singulière aventure à laquelle je ne donnai aucune suite, mais dont je te parlai il y a six mois; cette Bianca, qui m'avait vivement ému par sa ressemblance prodigieuse avec la comtesse? Je pris quelques informations sur elle: j'appris que c'était la fille d'un pauvre compositeur qui s'était ruiné en faisant de méchants opéras; qu'il était mort, et qu'elle vivait avec une vieille tante; que toutes deux ne voyaient personne, et que Bianca était la filleule de la duchesse de M…, qui se plaît à relever ses charmes par une mise élégante: elle lui a donné des talents et Bianca, disait-on, était très-bonne musicienne. J'en parlai à Valérie dans le temps; nous cherchâmes à la voir, mais vainement, et je l'oubliai.

En revenant, il y a quelques jours, vers les six heures du soir, de l'île Saint-Georges, je repassai sur le quai des Esclavons, sous ces mêmes fenêtres où je m'étais déjà arrêté une fois: mes oreilles furent surprises par une ravissante mélodie. D'abord je ne comprenais pas ce qui produisait sur moi cet effet; ensuite je me rappelai une romance que Valérie chantait souvent. Je m'arrêtai et livrai mes sens et mon coeur à cette muette extase qui ne peut être connue que des âmes que l'amour a habitées. Peu à peu, me rappelant que c'était là que j'avais vu, il y avait plusieurs mois, Bianca, je pensai que ce pouvait être elle qui chantait ainsi, et j'eus une curiosité extrême de la voir, de me représenter plus vivement Valérie; car cette singulière Bianca n'a pas seulement beaucoup de ressemblance avec la comtesse, elle a aussi beaucoup de sa voix.

Après plusieurs tentatives, trop longues à détailler, je parvins jusqu'à elle; je la vis un instant, et ce ne fut pas sans trouble. Elle a de Valérie presque tout ce qu'on peut séparer de son âme; il ne lui manque que ses grâces, que cette expression qui trahit sans cesse cette âme profonde et élevée, et qui est si dangereuse pour ceux qui savent aimer.

La tante de Bianca me reçut très-bien, ainsi qu'elle-même. J'eus occasion de leur rendre quelques services auprès d'un homme que je connaissais beaucoup, et je revins les voir plusieurs fois: je les menai au spectacle à différentes reprises, ce qui leur fit beaucoup de plaisir à toutes deux. J'étais bien aise de m'étourdir, de rapetisser même mon existence, afin de m'éloigner de cette dangereuse solitude qu'habite Valérie. Je sentais bien que son image me suivait; mais, au milieu de ce cercle de nouvelles habitudes, dans lesquelles je cherchais à me jeter; dans ces chambres mesquines, mal éclairées; dans ces loges ténébreuses, où vont s'engloutir les personnes qui ne marquent pas; à la vue de ces manières qui ôtent tout à l'imagination, de ces inquiétudes pour paraître quelque chose, de ces éclats de rire forcés, de ces chuchoteries qui sont la coquetterie de ces sortes de gens, qui par là croient se rapprocher du bon ton; au milieu de tout cela, j'éloigne Valérie autant qu'il est possible: il me semble que j'aurais honte de l'associer à des scènes si peu faites pour elle, et je pense souvent à ces grands contrastes qu'établissent les différentes nuances de la société. Ce qui marque surtout le rang, ce n'est ni l'or ni le luxe; c'est une certaine élégance dans les manières, quelque chose de calme, de naturellement noble, sans calcul et sans effort, qui met chacun à sa place et reste toujours à la sienne.

Quoi qu'il en soit, Ernest, et quoique mon âme n'en revienne que plus fortement à Valérie, par les soins que je me donne pour m'en éloigner, comme une branche qu'on veut écarter avec force du tronc y revient avec plus de violence, quoi qu'il en soit, je sens que Bianca fait quelquefois une vive impression sur mes sens. Ce n'est rien de ce trouble céleste qui mêle ensemble tout mon être et me fait rêver au ciel, comme si la terre ne pouvait contenir tant de félicités; c'est une flamme rapide, qui ne brûle pas, qui n'a rien de ce qui consume, et que j'appellerais désir, si je ne savais pas si bien ce que c'est que désirer.

Il m'arrive quelquefois de regarder longtemps Bianca; et quand un de ses traits ou quelque chose de sa taille m'a rappelé Valérie, je cherche alors à l'oublier elle-même et à écarter tout ce qui pourrait troubler mon illusion. Je crois que ces moments, où je suis à cent lieues de Bianca, lui font croire que je l'aime: je souris alors, comme s'il était si facile de m'inspirer de l'amour!

Il en est de la voix de Bianca comme de ses traits; elle a des sons de Valérie, mais aucune de ses inflexions. Et où les aurait-elle prises ces inflexions, ces leçons que donne l'âme, qu'on reçoit sans s'en apercevoir, et qui prouvent l'excellence du maître?

Hier j'ai été chez Bianca, et, comme il faisait très-beau, j'ai proposé à sa tante et à elle de prendre des glaces, ce que nous avons fait. Bianca et moi, nous nous sommes promenés; et elle m'a parlé de la duchesse, de son père, de l'envie qu'elle avait eue d'entrer au théâtre de la Phénice, du plaisir que lui faisaient les bals, et combien elle aimait à voir ces grandes dames bien parées. Pendant tout cela je n'écoutais pas bien attentivement, jusqu'à ce qu'elle se baissa pour cueillir une violette: en la prenant, elle fit envoler un grand papillon qui passa près de moi. Tout à coup une multitude d'idées, de souvenirs, qui avaient dormi longtemps, vinrent se réveiller; je me rappelai vivement notre entrée en Italie, ce cimetière, l'Adige, le sphinx, et quelques traits de l'enfance de Valérie, si différents de ce que je venais d'entendre. Je devins si rêveur, que Bianca m'en fit des reproches: alors je m'efforçai de paraître extrêmement gai, et je me permis même quelques petites libertés, bien innocentes, qui ne furent pas repoussées, ce qui me contint, au lieu de m'enhardir. Je ne me comprends pas moi-même; quelquefois je suis si bizarre, si singulier! J'aurais honte de te parler de tout cela, Ernest, si au fond je ne me disais pas que je puis abuser de ton amitié comme de ta patience. Cette idée m'est douce; et puis je travaille pour un but que tu approuves: ne faut-il pas tâcher de retrouver ma raison? Tâcher, que sais-je?… Poursuivons. Voyant que Bianca ne savait que penser de tout ce qu'elle voyait, et devenant toujours plus embarrassé moi-même, je lui proposai une promenade sur l'eau: j'appelai les gondoliers, et nous partîmes avec la permission de sa tante, qui, pour finir un ouvrage, voulut rester.

Bianca se plaça dans la gondole; les rames commencèrent à nous emporter doucement. Il me semblait qu'elle me regardait avec intérêt, mais sans timidité. Tout à coup elle prit ma main et me dit: N'avete mai amato? Je ne sais pas pourquoi ces paroles me troublèrent autant: mon sang se porta à la tête, mon coeur battit; je n'eus la force ni de parler ni de prendre légèrement cette question, et je souris mélancoliquement en même temps que je sentais mes yeux se remplir de larmes. Je vis Bianca rougir, et son visage exprimer la joie. Cette singulière méprise me peina, et je me reprochai d'y donner lieu. Soudain je me levai, et je résolus de ne plus la voir: je me dis aussi que je devais éviter de produire quelque impression sur elle, quand même ce ne serait pas de l'amour, quand même je la croirais incapable d'en ressentir; le moindre intérêt, la moindre espérance déjouée pouvait lui faire du mal.

Je m'étais avancé à l'extrémité de la gondole; Bianca me rappela. Siette matto, me dit-elle; perche non state qui? Je sentis que ma position allait redevenir embarrassante, et je cherchai à m'en tirer. — Bianca, lui dis-je en lui prenant la main, faites-moi le plaisir de chanter l'Amo piu che la vita. — C'était cette romance de Valérie. J'appuyai ma tête de manière que mes yeux glissaient sur le vaste horizon et franchissaient dans le lointain les Alpes du Tyrol, que nous avions franchies ensemble. Bianca, soit qu'elle fût émue, soit qu'elle me parût telle, chanta d'une manière passionnée qui me saisit; sa voix entra dans tous mes sens; j'éprouvais une inquiétude délicieuse, un besoin d'exhaler l'oppression de ma poitrine… Dans ce moment, les gondoliers firent un cri pour saluer une autre gondole. Je levai machinalement les yeux, je vis Lido de loin; et, comme la voix des sirènes enchantait les compagnons d'Ulysse, de même je me sentis enchanté: Valérie me semblait être sur le rivage; un désir ardent de sa présence s'empara de mon coeur. Je n'osais étendre les bras, pour ne pas étonner Bianca; mais je les étendis dans la pensée; je l'appelais à voix basse; je languissais, je me mourais; et, sentant toute mon indigence, je me disais: "Jamais tu ne la tiendras dans tes bras!" Attendri aussi par les sons de Bianca, par ces paroles: Lascia mi morir! je me mis à pleurer amèrement.

Elle cessa de chanter; elle se rapprocha de moi; puis elle me dit: — Je ne puis vous comprendre. Vous êtes un jeune homme bien mélancolique! Etes-vous tous comme cela dans votre pays? En ce cas-là, je vois bien qu'il vaut mieux rester en Italie. — Et, comme elle crut que je pouvais être blessé, ne lui répondant pas, elle prit son mouchoir, essuya mes yeux, souffla dessus, pour qu'ils ne parussent pas rouges, et me dit: — C'est pour que ma tante ne voie pas que vous avez pleuré. Ah, dit-elle, ne soyez pas triste, je vous prie. — Elle mit à ces paroles un accent caressant qui me toucha. — Non, lui dis-je, Bianca, je tâcherai de ne pas l'être; mais c'est une maladie à laquelle vous ne comprenez rien. — Etes-vous malade? me dit-elle en paraissant m'interroger de son regard. — Mon âme l'est beaucoup, dis-je. — Oh! en ce cas, répondit-elle, je vous guérirai bien vite. Nous irons souvent rire à la comédie; je tâcherai aussi de vous égayer. — Je souris. — Oui, dit-elle, nous ne penserons qu'à nous amuser, qu'à être toujours ensemble. — Elle avait repris ma main. — Bianca, dis-je, tout embarrassé, je vous demanderais un plaisir… — Je ne savais pas encore ce que je lui demanderais; mais j'avais retiré ma main, et c'était pour dire quelque chose. Nous approchions du jardin; la tante nous attendait déjà sur le rivage; elle n'eut que le temps de me dire: — Je ferai volontiers ce que vous me demanderez. — Je les ramenai.

J'hésitai le lendemain si je retournerais chez Bianca; plusieurs raisons me retenaient; une espèce de charme, qui faisait diversion à l'ennui où je retombais si souvent, et la crainte de choquer cette bonne fille me ramenèrent auprès d'elle. Je la trouvai seule; à peine me vit-elle, qu'elle me dit, après m'avoir fait asseoir et m'avoir fait prendre du café, d'après l'usage des vénitiens: — Eh bien! quel est ce plaisir que je dois vous faire? — Elle s'était rapprochée familièrement de moi; je fus très-embarrassé; je n'y avais plus pensé, et n'avais nullement préparé ma réponse; je me remis à une seconde question qui suivit rapidement la première. — Bianca, dis-je, ne mettez plus de poudre ainsi sur votre visage! cela vous abîme la peau. — Comment! dit-elle en éclatant de rire, c'est pour me dire cela qu'il vous a fallu vingt-quatre heures? — Je sentis tout le ridicule de ma position. — Au reste, dit-elle, c'est l'usage ici, parmi les femmes un peu comme il faut, de mettre de la poudre: ne l'avez-vous pas remarqué? — Oui, dis-je en me remettant; mais vous n'en avez pas besoin; vous êtes si blanche! — Elle sourit: — Eh bien! puisque cela vous fait plaisir, et qu'il ne faut pas contrarier une âme malade, poursuivit-elle en riant, je vous promets de n'en plus mettre. Mais il est impossible, ajouta-t-elle en cherchant à me deviner, que vous n'ayez pas voulu me demander autre chose. — A l'accent qu'elle mit à ces paroles, je vis bien qu'il fallait me tirer d'affaire moins gauchement que la première fois: — Oui, Bianca, lui dis-je en fixant mes regards sur elle, j'ai encore une prière à vous faire; me promettez-vous de consentir à ce que je vous demanderai? — Oui, dit-elle, si ce n'est pas un péché que mon patron me défende. — En même temps elle me montra un petit saint Antoine peint à l'huile, qui était suspendu près de la cheminée. — Rassurez-vous, lui dis-je, et je sortis précipitamment. J'allai dans une des plus belles boutiques de la mercerie acheter un châle bleu très-beau, comme celui que porte Valérie, et qu'elle a presque toujours. Je revins auprès de Bianca, qui était encore seule; on avait apporté des lumières, fermé les stores; elle m'attendait: — Eh bien! lui dis-je, me voici; êtes-vous toujours disposée à m'accorder ma prière? — Oui, dit-elle. — Eh bien! asseyez-vous là. — Elle le fit. — Permettez que j'ôte cette guirlande; laissez-moi relever vos cheveux tout simplement: ils sont si beaux! (Et effectivement je touchais de la soie.) Ce désordre va si bien! Heureusement vous n'avez pas de poudre dans vos cheveux comme sur votre visage. — Mais qu'est-ce que cela signifie? dit Bianca tout étonnée. — Ah! vous m'avez promis de faire ce que je vous demanderais, tenez parole. — Eh bien? — Eh bien! il faut encore ôter ce tablier de couleur; il faut que votre robe soit toute blanche. — Et j'arrangeai sa robe afin qu'elle coulât doucement en longs replis jusqu'à terre; puis je tirai le châle bleu, je le jetai négligemment sur ses épaules. — Voilà qui est fait, dis-je; actuellement, Bianca, permettez que je m'asseye là, vis-à-vis de vous. — Je posai les lumières de manière à projeter son ombre vers moi et à ne l'éclairer que faiblement; je travaillais ainsi à construire le plus artistement possible une illusion, mais une illusion pleine de ravissantes délices.

— Actuellement, Bianca, encore une prière! — Elle sourit, et leva les épaules. — Chantez la romance d'hier. — Elle commença. — Diminuez votre voix. — Elle chanta plus bas. O Ernest! j'eus quelques moments bien enivrants! Je croyais la voir; je fermais les yeux à moitié pour voir moins distinctement: alors ces cheveux, cette taille, ce châle, cette tête que je l'avais priée d'incliner un peu, tout me paraissait Valérie. Mon imagination se monta à un point incroyable; la réalité était disparue, le passé revivait, m'enveloppait; la voix que j'entendais m'envoyait les accents de l'amour; j'étais hors de moi; je frissonnais, je brûlais tour à tour. Je rencontrai un regard de Bianca, qui me parut passionné; je m'élançai vers elle pour la saisir dans mes bras; ma démence allait jusqu'à l'appeler Valérie. Dans ce moment on frappa à la porte; je vis entrer un grand homme assez mal mis. — Ah! c'est toi, Angélo! dit Bianca en se levant et courant au-devant de lui. — En même temps elle jeta son châle, reprit sa guirlande, la remit sur sa tête, me dit: — C'est mon beau-frère. — Tout cela se suivait coup sur coup, et me donnait le temps de me reconnaître. Il me semblait que je sortais d'un nuage, que je m'éveillais de ces songes légers qui nous font vivre deux fois du même bonheur, en nous rappelant ce que nous avons déjà senti, et que je ne voyais plus qu'une froide comédie. Bianca était là comme une marionnette, qui ne se doutait nullement de mon âme, et qui, dans l'atmosphère d'une passion brûlante, n'était pas même susceptible de la moindre contagion.

Je me mis à rire d'elle en la voyant sauter par la chambre, et bientôt après de moi-même; je sortis, je courus chez moi le long du quai, et ce ne fut qu'en sentant que j'avais successivement froid et chaud, que je me rappelai d'avoir eu la fièvre.

(Plusieurs lettres, et entre autres celles qui annoncent le retour du comte et de Valérie, à Venise, ont été perdues.)

Lettre XXXVII.

De la Brenta, le…

Comment peut-il me pousser lui-même dans le précipice, cet homme excellent? N'a-t-il pas aimé Valérie? Ne l'aime-t-il plus? A-t-il oublié les effets de l'amour? Peut-on voir impunément ses charmes, quand elle me laisse avec autant de sécurité auprès d'elle? qu'elle me livre ses dangereux attraits sous le voile de la plus rigide pudeur? Elle ne sait pas que mon imagination se peint ce qu'elle me cache; elle ne sait pas combien elle a de charmes, car elle s'ignore. Mais lui, lui, aujourd'hui encore, à peine avait-il dîné, qu'il est allé à Venise, me disant expressément de ne pas sortir, puisque la comtesse restait seule. Elle était un peu incommodée; je ne l'ai pas vue, je suis sorti.

De la Brenta, le…

Je suis au désespoir, Ernest; les plus affreux sentiments m'agitent: je veux cependant t'écrire; ce sera sans ordre, sans suite; écoute: hier je n'avais pas vu Valérie, j'étais content des efforts que j'avais faits sur moi-même, et ma triste victoire me donnait quelques instants de repos; j'aimais encore ce bienfaiteur excellent; aujourd'hui je sens que mon amour me rend le plus vil des hommes. Le comte a paru mécontent de moi; il m'a reproché mon humeur sauvage, il m'a expressément ordonné de rester avec Valérie; il est retourné à Venise pour des affaires: j'ai été chez elle, je lui ai demandé ses ordres, en lui disant que j'étais envoyé par le comte; elle m'a dit de revenir dans deux heures et de lui apporter Clarisse. Nous en avons lu une vingtaine de pages. Vers le soir elle s'est levée; elle m'a prié de demander sa gondole; se sentant beaucoup mieux, elle voulait aller à la rencontre de son mari, qui, disait-elle, serait tout étonné de la trouver au milieu des vagues, elle qui craignait tant l'eau; elle m'a ordonné de l'accompagner, a passé une robe légère pendant que j'étais allé chercher Marie; nous avons trouvé la gondole sur la Brenta, et nous sommes partis enchantés de la douceur de l'air. Valérie, heureuse de se mieux porter, se livrait avec transport aux charmes de cette belle soirée; c'était un beau jour de printemps qui était venu à la suite de plusieurs jours de froid. Une quantité d'enfants que nous vîmes sur le rivage jetèrent dans la gondole des paquets de fleurs, que la comtesse aime passionnément: elle se réjouissait comme une enfant. Il me semblait qu'avec son innocente joie elle me rendait quelque chose du premier bonheur de mon enfance. En attendant, la lune se leva doucement, et de longues gerbes d'une pâle lumière venaient tomber sur les joues pâles de Valérie, à travers les glaces de la gondole; elle était couchée; Marie tenait ses pieds charmants sur ses genoux; sa tête était appuyée contre les glaces de sa gondole; elle chantait doucement une romance, et les paroles de l'amour, murmurées par elle, s'harmonisaient aux vagues, au bruit des rames et à celui des feuilles des peupliers. O Ernest! que devins-je dans ce moment! Qu'il me fait mal cet air de l'enivrante Italie! Il me tue; il tue jusqu'à la volonté du bien. Où êtes-vous, brouillards de la Scanie? froids rivages de la mer qui me vit naître, envoyez-moi des souffles glacés; qu'ils éteignent le feu honteux qui me dévore. Où êtes-vous, vieux château de mes vieux pères, où je jurai tant de fois, sur les armures de mes aïeux, d'être fidèle à l'honneur? où, dans la faible adolescence, mon coeur battait pour la vertu et promettait à une mère bien-aimée d'écouter toujours sa voix? N'est-ce donc qu'alors que je me sentais né pour cette vertu que je déserte lâchement aujourd'hui? Oui, Ernest, il faut mourir, ou… Je n'ose poursuivre; je n'ose sonder cet abîme d'iniquité. Pourquoi, pourquoi tout me précipite-t-il dans les ténèbres du crime? Elle, surtout, pourquoi me livre-t-elle au double supplice de l'amour malheureux et du remords? Encore, si un instant de ma vie je pouvais être heureux! Mais non, elle ne m'aimera jamais! et je suis criminel, et je mourrai criminel! Je ne sais ce que je t'écris; ma tête s'égare encore davantage: la nuit m'environne; l'air s'est rafraîchi, tout est calme: elle dort, et, moi seul, je veille avec ma conscience! Cette soirée d'hier a achevé de me perdre; sa voix, sa fatale voix a complété mon malheur. Pourquoi chante-t-elle ainsi, si elle n'aime pas? Où a-t-elle pris ces sons? Ce n'est pas la nature seule qui les enseigne, ce sont les passions. Elle ne chante jamais, elle n'a point appris à chanter; mais son âme lui a créé une voix tendre, quelquefois si mélancoliquement tendre!… Malheureux! je lui reproche jusqu'à cette sensibilité sans laquelle elle ne serait qu'une femme ordinaire, cette sensibilité qui lui fait deviner des situations qu'elle est peut-être loin de connaître.

Je veux t'achever mon récit. Nous rencontrâmes le comte à l'entrée des lagunes: le vent s'était levé, et la barque commençait à avoir un mouvement pénible. Je m'étonnais du calme de Valérie. Le comte avait été enchanté de la trouver et de la voir mieux portante; mais il nous dit qu'il avait eu un courrier désagréable: il paraissait rêveur. J'avais déjà remarqué qu'alors la comtesse ne lui parlait jamais. Elle était assise à côté de moi; elle s'approcha de mon oreille, et me dit: — Comme j'ai peur! C'est en vain que je tâche de m'aguerrir pour plaire à mon mari; jamais je ne m'habituerai à l'eau. — Elle prit en même temps ma main et la mit sur son coeur. — Voyez comme il bat, me dit-elle. — Hors de moi, défaillant, je ne lui répondis rien, mais je plaçai à mon tour sa main sur mon coeur, qui battait avec violence. Dans ce moment, une vague souleva fortement la barque; le vent soufflait avec impétuosité, et Valérie se précipita sur le sein de son mari. Oh! que je sentis bien alors tout mon néant, et tout ce qui nous séparait! Le comte, préoccupé des affaires publiques, ne s'occupa qu'un instant de Valérie: il la rassura, lui dit qu'elle était une enfant, et que, de mémoire d'homme, il n'avait pas péri de barque dans les lagunes. Et cependant elle était sur son sein, il respirait son souffle, son coeur battait contre le sien, et il restait froid, froid comme une pierre! Cette idée me donna une fureur que je ne puis rendre. Quoi! me disais-je, tandis que l'orage qui soulève mon sein menace de me détruire, qu'une seule de ses caresses je l'achèterais par tout mon sang, lui ne sent pas son bonheur! Et toi, Valérie, un lien que tu formas dans l'imprévoyante enfance, un devoir dicté par tes parents t'enchaîne et te ferme le ciel que l'amour saurait créer pour toi! Oui, Valérie, tu n'as encore rien connu, puisque tu ne connais que cet hymen que j'abhorre, que ce sentiment tiède, languissant, que ton mari réserve à tout ce qu'il y a de plus enchanteur sur la terre, et dont il paye ce qu'il devrait acheter comme je l'achèterais, si… Voilà, Ernest, les funestes pensées qui font de moi le plus misérable, le plus criminel des hommes. J'étais si agité, si tourmenté!… Je détestais l'amour, le comte et moi-même plus que tout le reste et, quand la barque rentra dans le canal et se rapprocha du rivage, je saisis un instant où elle était près du bord, je sautai à terre, ne voulant plus renfermer mes horribles sentiments dans l'espace étroit d'une gondole; je m'accrochai aux branches d'un buisson, et je vis avec délice couler mon sang de mes mains meurtries, que j'enfonçai dans les épines: une espèce de rage indéfinissable me poussait; il s'y mêlait une sorte de volupté; et, tout en détestant les caresses que Valérie faisait au comte, j'aimais à me les retracer; j'en créais de nouvelles; ma jalousie était avide de nouveaux tourments: je sentais aussi que je rompais les derniers liens de la vertu en commençant à haïr le comte… Eh bien! Ernest, suis-je assez avili, assez lâche? Est-ce là cet ami que tu adoptas, ce compagnon de ta jeunesse? Du moins, je ne te cache rien: si tu continues à m'aimer, que ce soit de toi seul que tu tires ta faiblesse; je suis libre de toute responsabilité. Faible comme l'insecte qu'on écrase, ingrat, traînant d'inutiles jours, mort à la vertu, et ayant mis l'enfer dans ce coeur où vivait tout ce qui élève l'homme, je suis en horreur à moi-même.