IV
Un autre visiteur appela du rez-de-chaussée avant même l’arrivée de Tincrowdor. C’était le Dr Lehnhausen, le bras droit du président des États-Unis. Eyre fut surpris, sans plus. Lehnhausen était déjà venu à l’improviste à plusieurs reprises : il arrivait de Washington dans le plus grand secret, bavardait avec lui pendant une petite heure, puis repartait comme il était venu.
Paul Eyre reçut Lehnhausen une minute plus tard. Quatre hommes montaient la garde, deux près de la porte, un devant l’ascenseur et un autre près de l’issue de secours.
Lehnhausen était un homme grand et sombre, doté d’un léger accent germanique. Il adressa un signe de la main à Eyre et dit :
— Comment allez-vous, monsieur ?
— Je ne suis jamais malade et toujours occupé, dit Eyre. Et vous ?
— Cela dépendra de ce que vous me direz, dit Lehnhausen. Je suis venu vous demander de revenir sur votre décision. Il m’a dit qu’il espérait que vous vous souviendriez que vous êtes américain.
Il y a quelques années, j’aurais tremblé en entendant cela, pensa Eyre. Le Président en personne qui me demande de faire mon devoir, de défendre mon pays.
— Je n’ai jamais dit non, fit Paul Eyre. Il me semblait que c’était clair. Ce que j’ai dit, et vous le savez fort bien puisque vous étiez là, c’est qu’il ne m’est pas nécessaire de vivre à Washington ou de me faire conseiller par une poignée de généraux et de bureaucrates. Je défendrai cette nation, mais cela se fera automatiquement. Et l’endroit où je me trouve importe peu.
— Oui, nous le comprenons très bien, dit Lehnhausen. Mais qu’adviendra-t-il si le Président juge nécessaire de lancer un missile atomique avant qu’un autre pays ne le fasse ?
— Je n’en sais rien, dit Eyre.
Il se mit à arpenter la pièce et à suer à grosses gouttes.
— J’ai tenté à plusieurs reprises de vous expliquer que je n’avais aucun contrôle sur ce pouvoir. Tout ce qui constitue une menace immédiate pour ma personne semble être destiné à périr. Une guerre atomique me menacerait, même si la première fusée partait de ce pays. L’ennemi répliquerait, bien entendu, et ce serait une menace. Pour empêcher cela, moi, ou celui qui est en moi, nous pourrions décider que l’homme qui va donner l’ordre d’attaquer tombe raide mort avant même de donner cet ordre.
« Cela signifie que celui, quel qu’il soit, qui donnera l’ordre fatidique ou appuiera sur le bouton, mourra. De sorte que le Président n’aura pas besoin de déclencher l’attaque, pour prévenir une attaque ennemie qui ne se produira pas. Le chef ennemi mourrait avant même de donner l’ordre. Et son remplaçant mourrait de même.
« Il n’est donc pas utile que le Président donne l’ordre. Vous comprenez ce que je veux vous dire ? Dieu sait que je vous l’ai déjà dit à de nombreuses reprises, et je trouve cette visite à la fois inutile et ennuyeuse. Il me semble que vous autres, à Washington, ne parvenez jamais à entrevoir la vérité. »
Lehnhausen dit d’un ton amer :
— Vous avez surtout réussi à annihiler notre potentiel atomique. Nous ne pouvons l’utiliser, et cela nous désavantage par rapport aux nations dont la puissance de feu traditionnelle est plus importante. L’Union soviétique et la Chine peuvent lever des armées plus nombreuses que la nôtre. La marine soviétique est bien supérieure à la nôtre. La Russie pourrait envahir l’Europe à tout moment, et nous ne pourrions pas intervenir. De même, la Chine pourrait s’emparer de l’Asie. Que se passerait-il, alors ?
— Je n’en sais rien, dit Eyre. Peut-être pourrais-je enfin, la chose qui est en moi pourrait peut-être décider, qu’une invasion du vieux continent par ces deux puissances constituerait une menace immédiate pour ma personne. Cela pourrait tuer les leaders russes ou chinois sans leur laisser le temps de donner l’ordre d’attaquer. Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est qu’elle déciderait que l’invasion de notre pays par une puissance étrangère constituerait une menace immédiate. Il ne pourrait donc y avoir d’invasion.
— Peut-être, mais vous ne feriez rien si l’Europe était envahie, dit Lehnhausen.
— Vous me feriez passer pour un traître, répliqua Eyre. Vous ne voulez pas comprendre que je n’ai aucun moyen de contrôle ? Vous m’avez dit vous-même que les gouvernements étrangers avaient tout compris et qu’ils n’attaqueront pas de peur de voir leurs dirigeants tomber comme des mouches. Et puis, tout ceci est trop hypothétique.
Lehnhausen dit :
— Vous faisiez partie des Minutemen[3], jadis. Vous vous êtes retiré de cette association quand elle a été déclarée illégale. Je pensais donc...
— Je ne suis plus le même Paul Eyre.
— Parfois, nous nous demandons même si vous êtes vraiment Paul Eyre, dit Lehnhausen.
Eyre éclata de rire. Il savait ce que Lehnhausen voulait. Tincrowdor lui avait expliqué qu’on avait dû démontrer à certains personnages haut placés qu’il pouvait se changer en une chose étrangère à cette planète. Et ils en avaient inévitablement conclu que le véritable Paul Eyre avait été tué et remplacé par cette « chose ». La chose, la créature, le « monstre de l’espace », était venu s’emparer de la Terre ou, dans le meilleur des cas, la dévaster pour préparer le terrain en vue de l’invasion qui ne manquerait pas de suivre.
« Les histoires de S.-F. et les films d’horreur ont conditionné les gens », lui avait expliqué Tincrowdor. » J’avoue que j’ai pensé la même chose, mais j’ai pu t’observer très attentivement. Tu es bien le vrai Paul Eyre. Enfin, tu es la moitié du vrai. Tu es peut-être possédé, mais pas entièrement. »
Pour la première fois, Paul Eyre avait compris qu’il était le seul et unique homme libre de toute la planète. Il pouvait faire tout ce qu’il voulait, et personne ne pouvait l’en empêcher. Il pouvait se rendre dans n’importe quel pays, et les autorités ne pouvaient rien contre lui. Il pouvait mener la vie de son choix, voler, piller, violer, assassiner si cela lui chantait, et demeurer impuni.
Grâce au ciel, ce genre d’activités ne l’attirait nullement. Mais que serait-il advenu si la créature s’était introduite dans l’esprit d’un homme vivant déjà dans l’immoralité ?
Que serait notre monde si chaque homme possédait des pouvoirs semblables aux siens ? Personne n’oserait plus menacer personne. Mais que se passerait-il si une dispute opposait deux individus pensant tous les deux avoir raison ? C’était ce qui se produisait dans la plupart des cas. Mourraient-elles toutes les deux ? Il faudrait pour cela qu’elle se menacent physiquement. Ce qui signifie que le plus violent mourrait en premier.
— Cela ne sert à rien de discuter, dit Eyre. J’en ai assez d’être embêté, que ce soit par vous ou par les autres représentants du gouvernement.
Le Président y compris, se dit Eyre, mais il ne put se résoudre à préciser sa pensée sur ce point.
Il éprouvait toujours un certain respect mêlé de terreur pour le premier personnage de l’État.
— Je ne veux plus vous revoir, ni même entendre parler de vous, à moins que la sécurité du pays ne soit en jeu. Et je doute que cela se produise un jour. Le problème serait réglé avant même de se poser.
— Vous n’êtes pas Dieu ! fit Lehnhausen. Même s’il y a des fanatiques pour le crier sur les toits !
— J’ai désavoué publiquement ces cinglés, dit Eyre. Ce n’est tout de même pas ma faute s’ils ne font pas attention à ce que je dis !
Il jeta un coup d’œil à sa montre.
— J’ai un rendez-vous. Je vous suggère de vous en aller.
— En tant que citoyen, vous...
Lehnhausen s’arrêta net. Il avait le visage empourpré et les yeux semblaient lui sortir de la tête.
Il avala sa salive, tira un mouchoir et s’épongea le front avant de s’efforcer de sourire. Ses doigts étaient crispés sur le mouchoir.
— Vous ne craignez rien tant que vous n’essayez pas de faire usage de la violence, dit doucement Eyre.
— Je n’en avais pas l’intention, fit Lehnhausen. Très bien. Puisque vous ne voulez pas faire votre devoir...
— Je ne peux pas, nuance.
— Cela revient au même. Mais, comme j’ai commencé à vous le dire, le Président aimerait que vous lui donniez au moins une assurance. Les élections ont lieu dans un an et...
— Et vous voulez que je vous promette que ne me présenterai pas à la présidence, dit Eyre. Je croyais vous avoir déjà dit que je n’avais pas d’ambitions de ce genre.
— Les gens changent d’avis, c’est normal.
— Je ne suis pas qualifié et cela ne m’intéresse pas. Je ne ferais que des bêtises. Dans le temps, j’étais assez ignorant pour croire que je pourrais faire mieux que tous les hommes d’État. Mais mon horizon s’est élargi depuis. Je suis toujours ignorant, mais pas à ce point-là.
— Nous savons que vous avez été contacté par les Démocrates, le Parti socialiste ouvrier, les communistes, les messianistes... Si vous...
— Si je me présentais, ce serait en tant que Républicain, dit Eyre. Et je commencerais par me débarrasser de tous ceux qui essayent de me tuer. Vous seriez dans le lot, naturellement.
Lehnhausen devint tout pâle, puis il dit :
— Vous n’avez pas le droit !
— Je soupçonne l’homme qui a tenté de me tuer ce matin d’être l’un de vos agents. Cette histoire d’antéchrist avait pour but de me faire passer pour un fanatique religieux.
— Vous tombez dans la paranoïa, dit Lehnhausen.
— Un paranoïaque est quelqu’un dont le sentiment de persécution ne s’appuie sur aucune base rationnelle. Je sais que vous essayez de m’assassiner.
— Il faut un mobile politique pour parler d’assassinat, dit Lehnhausen. Le terme « meurtre » me semble plus correct.
— Vous avez un mobile politique, dit Eyre, même si ce n’est pas le plus important de tous. Au revoir, Mr. Lehnhausen.
Lehnhausen hésita, puis tira lentement un papier de la poche de son veston.
— Est-ce que vous pourriez signer une déclaration comme quoi vous ne serez pas candidat ?
— Non, dit Eyre, ma parole devra vous suffire. Au revoir.