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SOUS un ciel vert et un soleil jaune, chevauchant un étalon noir à la crinière cramoisie et à la queue bleue, Kickaha fuyait pour sauver sa vie.
Une centaine de jours auparavant, à deux mille kilomètres de là, il avait quitté le village des Hrowakas, le Peuple de l’Ours. Las de chasser et de mener la vie simple qui était la sienne, Kickaha aspirait soudain à un certain degré – et même plus que cela – de civilisation. En outre, son intellect avait besoin de s’affiner, et il y avait beaucoup de choses qu’il ignorait sur le compte des Tishquetmoacs, le seul peuple civilisé qui vécût à ce niveau.
Il avait donc sellé et équipé deux chevaux, fait ses adieux aux chefs et aux guerriers, et embrassé ses deux femmes après leur avoir accordé la permission de se remarier s’il n’était pas de retour dans six mois. Elles lui avaient répondu qu’elles l’attendraient éternellement et cela l’avait fait sourire, car elles avaient dit la même chose à leurs maris précédents avant qu’ils ne s’élancent sur le sentier de la guerre d’où ils n’étaient jamais revenus.
Certains guerriers auraient voulu l’escorter à travers les montagnes jusqu’à ce qu’il eût atteint les Grandes Plaines, mais il avait refusé et s’était éloigné seul à cheval. Il avait mis cinq jours pour atteindre les montagnes, un de trop par la faute de deux jeunes guerriers de la tribu des Wakangishush qui l’avaient pris en chasse. Ils devaient avoir attendu pendant des mois, à l’affût dans le défilé de la Belette Noire, sachant qu’un jour Kickaha l’emprunterait. Parmi tous les scalps convoités par la centaine de grands guerriers des cinquante Nations des Grandes Plaines et des chaines de montagnes avoisinantes, c’était celui de Kickaha qui l’était le plus ardemment. Des deux cents valeureux guerriers qui s’étaient efforcés de l’attirer individuellement dans une embuscade, pas un n’était revenu vivant. De nombreuses troupes de cavaliers avaient escaladé les montagnes pour attaquer la forteresse des Hrowakas, espérant surprendre le Peuple de l’Ours et trancher le scalp de Kickaha – ou sa tête – au cours du combat. Seuls les Oshangstawas, de la tribu des Hommes-Chevaux, avaient failli réussir à l’occasion d’un grand raid. L’histoire du raid avorté et de l’extermination des terribles Hommes-Chevaux s’était propagée parmi les cent vingt-neuf tribus des plaines et on la chantait dans les salles du Conseil et sous les tentes des chefs pendant les Festivités du Sang.
Les deux Wakangishush chevauchaient à une distance respectueuse de leur proie. Ils attendaient que Kickaha, la nuit venue, installe son campement. Ils auraient pu réussir là où tant d’autres avaient échoué, tant ils étaient attentifs et silencieux, si un corbeau rouge de la taille d’un aigle n’avait piqué au-dessus de Kickaha au crépuscule et croassé bruyamment par deux fois.
Puis il avait volé vers l’un des deux guerriers dissimulés et décrit deux cercles au-dessus de lui ; il s’y était dirigé ensuite vers l’arbre derrière lequel l’autre était tapi et avait décrit deux nouveaux cercles. Kickaha, enchanté d’avoir pris la peine de dresser l’intelligent oiseau, avait souri en l’observant. La nuit venue, il avait tué d’une flèche bien ajustée le premier guerrier qui rampait vers son campement, et lancé trois minutes plus tard un couteau qui avait abattu le second.
Il fut tenté de faire un détour – qui eût allongé sa route de quatre-vingts kilomètres – afin d’aller jeter dans le camp des Wakangishush une lance à laquelle il aurait attaché les scalps des deux guerriers morts. C’étaient de tels faits d’armes qui lui avaient valu le nom de Kickaha – le Rusé – et il aimait être à la hauteur de sa réputation. Cette fois, cependant, il ne lui sembla pas que cela en valût la peine. L’image de Talanac, La-Ville-Qui-Est-Une-Montagne, étincelait dans son esprit comme un joyau placé au-dessus d’un feu. Kickaha se contenta donc de suspendre à une branche, la tête en bas, les deux cadavres scalpés. Puis il dirigea sa monture vers l’est, épargnant ainsi quelques vies wakangishush et peut-être aussi la sienne. Kickaha faisait souvent étalage de son habileté, de sa rapidité et de sa force, mais il savait pertinemment qu’il n’était ni invincible ni immortel.
Kickaha était né sous le nom de Paul Janus Finnegan à Terre Haute, Indiana, États-Unis d’Amérique, Terre, dans un univers voisin de celui où il se trouvait actuellement (tous les univers se trouvant à la porte les uns des autres). C’était un jeune homme musculeux, aux larges épaules, haut de plus de six pieds et pesant quatre-vingt-cinq kilos. Sa peau était très basanée, avec quelques tavelures cuivrées. Il avait des taches de rousseur et des douzaines de cicatrices, superficielles ou profondes, qui zébraient son visage et son corps. Ses épais cheveux ondulés couleur de cuivre étaient tressés en deux nattes qui lui tombaient jusqu’aux épaules. Son visage exprimait habituellement la bonne humeur. Il avait des yeux d’un vert éclatant, un nez retroussé, la lèvre supérieure longue et le menton creusé d’une fossette.
Le bandeau en peau de lion qui ceignait son front était bordé de dents d’ours fixées la pointe en haut, et une longue plume de faucon rouge et noir se dressait au-dessus de son oreille droite, il était torse nu. Une ceinture en peau d’ours bordée de perles turquoises retenait son pantalon taillé dans une peau de panthère tachetée. Ses mocassins étaient en peau de lion. À sa ceinture pendaient deux fourreaux qui contenaient, l’un un long poignard d’acier, l’autre un couteau plus court, équilibré pour le lancer.
La selle qui le portait était du modèle léger que les tribus des plaines avaient récemment adopté à la place des classiques couvertures. Kickaha tenait les rênes d’une main, et avec l’autre serrait le manche d’une lance. Ses pieds étaient calés dans des étriers. Des carquois et des fourreaux suspendus à sa selle contenaient tout un assortiment d’armes. Un petit bouclier rond sur lequel était peinte la tête d’un ours découvrant ses dents était suspendu à un crochet fixé à sa selle. Derrière la selle était roulée une peau d’ours qui contenait quelques ustensiles de cuisine. Un panier d’osier dans lequel il y avait une gourde d’eau était suspendu à un autre crochet de la selle.
Le second cheval, qui trottait derrière lui transportait une selle, quelques armes et de l’équipement léger.
Kickaha prit son temps pour descendre des montagnes. S’il sifflotait alternativement des airs du monde où il vivait et des airs de sa planète natale, il n’en était pas pour autant exempt de soucis. Ses yeux scrutaient tout ce qu’il rencontrait et il se retournait fréquemment.
Au-dessus de lui, le soleil jaune étincelait dans le ciel vert clair sans nuages. L’air était embaumé par les odeurs qui montaient de grandes fleurs blanches épanouies, des aiguilles de pin, et de temps à autre par des bouffées parfumées que dégageaient des buissons aux baies violettes. Un faucon fit entendre son cri et, par deux fois, Kickaha perçut les grognements des ours dans les bois.
Les chevaux dressèrent l’oreille mais ne s’énervèrent pas. Ils avaient grandi avec les ours apprivoisés que les Hrowakas élevaient dans l’enceinte de leur village.
C’est ainsi, à un trot soutenu mais agréable, que Kickaha atteignit le pied des montagnes et s’engagea dans les Grandes Plaines. De l’endroit où il se trouvait et qui culminait au centre d’un arc de cercle à la courbe peu prononcée, long de deux cent cinquante kilomètres, il avait une vue d’ensemble de la contrée. Le chemin qu’à allait suivre pendant cent trente kilomètres était en pente si douce qu’il le dévalerait sans presque s’en apercevoir. Puis il y aurait une rivière ou un lac à traverser et le chemin se mettrait à monter presque imperceptiblement. Sur sa gauche se dressait le monolithe d’Abharhploonta qui paraissait ne se trouver qu’à quatre-vingts kilomètres alors qu’il était en réalité éloigné de mille cinq cents kilomètres. Il dominait toute la région de ses trente mille mètres de hauteur et, à son sommet, il y avait un autre pays et un autre monolithe. Tout en haut se trouvait Dracheland, où Kickaha était connu sous le nom de baron Horst von Horstmann. Il n’y était pas revenu depuis deux ans et, si d’aventure il y retournait, ce serait pour s’y retrouver baron sans château. La femme qu’il avait à ce niveau avait décidé de ne plus supporter ses longues absences et avait divorcé pour épouser le meilleur ami de Kickaha, le baron Siegfried von Listbat. Kickaha leur avait offert son château et était parti pour le niveau Amérindia qui était entre tous celui qu’il préférait.
Tout en trottant, Kickaha cherchait à découvrir des signes de ses ennemis. Il observait également la vie des espèces animales – celles qui étaient encore connues sur la Terre ou qui avaient disparu de sa surface, et celles qui provenaient d’autres univers. Toutes avaient été introduites dans ce monde par le Seigneur Wolff, à l’époque où on le connaissait sous le nom de Jadawin. Quelques-unes avaient été créées dans les laboratoires de biologie du palais qui était érigé au sommet du monolithe le plus élevé.
Tout autour de lui il y avait de grands troupeaux de bisons, dont certains appartenaient à l’espèce dont il existait encore des spécimens en Amérique du Nord, et d’autres à l’espèce géante qui avait disparu des plaines américaines quelque dix mille ans auparavant. Les grandes masses grises de mastodontes et de mammouths aux défenses recourbées se profilaient dans le lointain. Des créatures gigantesques dont la tête ployait sous le poids de nombreuses cornes couvertes de protubérances et dont les dents émergeaient d’une bouche cornée, paissaient l’herbe de la plaine. Des loups féroces, dont l’échine atteignait la hauteur de la poitrine de Kickaha, trottinaient parallèlement à un troupeau de bisons, attendant patiemment qu’un jeune s’éloigne de la harde. Plus loin, Kickaha aperçut un animal à la robe rayée de noir et de brun qui se glissait furtivement derrière un buisson d’herbes hautes ; il sut alors que le Felis Atrox, le grand lion sans crinière pesant cinq cents kilos, qui avait jadis hanté les plaines herbeuses de l’Arizona, nourrissait l’espoir de capturer un petit mammouth éloigné de sa mère. Ou peut-être espérait-il tuer une des antilopes du grand troupeau qui paissait non loin de là.
Des faucons et des buses décrivaient des arabesques dans le ciel au-dessus de lui. À un certain moment, un vol de canards formés en V le croisa, et leur cri rauque remplit la plaine. Ils se dirigeaient vers les rizières aménagées au sommet des montagnes.
Un troupeau de créatures gauches au long cou, qui étaient de vagues cousins des chameaux, le dépassa à longues enjambées souples. De petits chamelons dégingandés les accompagnaient, proies convoitées par une meute de loups qui les flanquait à une certaine distance et qui était à l’affût du moindre relâchement de l’attention des adultes.
De tous côtés, on sentait à la fois la vie et la promesse de la mort. L’air était doux ; pas un être humain n’était en vue. Un troupeau de chevaux sauvages galopait au loin conduit par un superbe étalon rouan. Les animaux de la plaine étaient partout. Kickaha aimait cela. C’était dangereux mais fascinant et il lui semblait vraiment appartenir à ce monde ; non qu’il y fût un intrus en raison du fait qu’il avait été créé par Wolff et qui lui appartenait toujours ; mais, dans un certain sens, Kickaha s’en sentait plus proche que lui puisqu’il en rirait plus d’avantages, car le Seigneur demeurait d’habitude confiné dans le palais qui se dressait au sommet du monolithe.
Le cinquantième jour, Kickaha atteignit la Grande Piste du Négoce tishquetmoac. En réalité, ce n’était pas ce que l’on appelle habituellement une piste, car l’herbe y était aussi dense qu’aux alentours. Mais chaque intervalle d’un kilomètre et demi était signalé par deux poteaux de bois dont le sommet était sculpté de l’effigie d’Ishquettlammu, le dieu tishquetmoac du commerce et des limites territoriales. Cette piste s’étirait sur plus de mille cinq cents kilomètres à partir de la frontière de l’empire tishquetmoac, traversant les Grandes Plaines pour aboutir aux différents points commerciaux semi-permanents des tribus des plaines et des montagnes. Elle était empruntée par d’énormes chariots transportant des marchandises tishquetmoacs destinées à être échangées contre des fourrures, des peaux de bêtes, des plantes, de l’ivoire, des os, des animaux capturés et des prisonniers humains. La voie était protégée par traité contre toute attaque. Celui qui l’empruntait s’y trouvait en toute sécurité, en théorie du moins, mais s’il s’éloignait de l’étroit passage balisé par les poteaux sculptés, il devenait une prise légale pour quiconque s’en emparait.
Kickaha longea la voie pendant de longs jours car il était désireux de rencontrer une caravane afin d’avoir des nouvelles de Talanac. Il n’en trouva aucune et quitta donc la piste qui s’éloignait du chemin direct menant à la ville. Cent jours s’étaient écoulés depuis son départ du village des Hrowakas. Une heure après l’aube, les Hommes-Chevaux firent leur apparition.
Kickaha ignorait ce qu’ils faisaient si près de la frontière tishquetmoac. Peut-être avaient-ils opéré un raid car, bien qu’il ne fût pas dans leurs habitudes d’attaquer les voyageurs empruntant la Grande Piste du Négoce, ils ne manquaient pas de le faire dès qu’ils pouvaient les surprendre hors de la voie balisée. Quelle que fût la raison de leur présence en cet endroit, ils n’avaient pas à fournir d’explications à Kickaha. Et ils allaient certainement faire tout leur possible pour capturer celui qui était leur plus grand ennemi.
Kickaha poussa ses deux bêtes au galop. Les Hommes-Chevaux, qui se tenaient à quinze cents mètres sur sa gauche, prirent également le galop dès qu’ils le virent accélérer. Ils pouvaient atteindre une vitesse supérieure à celle d’un cheval alourdi par le poids d’un homme, mais Kickaha avait une bonne avance sur eux. Il savait qu’à six kilomètres de là se trouvait un avant-poste où il pourrait se réfugier, s’il réussissait à l’atteindre.
Pendant les trois premiers kilomètres, il poussa l’étalon qu’il montait à sa vitesse maximum. Bientôt, l’écume se mit à dégouliner de la bouche de l’animal, inondant son poitrail. Kickaha regrettait d’avoir à mettre le pur-sang dans cet état, mais il s’agissait de sa propre vie. D’ailleurs, si les Hommes-Chevaux le capturaient, ils tueraient le cheval pour le manger.
Lorsqu’il ne fut plus qu’à trois kilomètres de l’avant-poste, les Hommes-Chevaux s’étaient suffisamment rapprochés de lui pour qu’il pût identifier la tribu à laquelle ils appartenaient. C’étaient des Shoyshatels et leur territoire de chasse habituel se trouvait à cinq cents kilomètres de là, dans la région des Arbres aux Ombres Nombreuses. Ils ressemblaient aux centaures de la mythologie terrienne, avec toutefois une taille plus élevée et un visage et un harnachement qui n’avaient rien de grec. Leurs têtes étaient massives, deux fois plus grosses que celles des humains. Ils avaient le visage sombre, avec des pommettes larges et saillantes – le visage des Indiens de la Plaine. Ils étaient coiffés de bonnets emplumés ou avaient le front ceint de bandeaux à plumes ; leur chevelure longue et noire était tressée en une ou deux nattes. La partie supérieure de leur corps était humanoïde et comportait, là où se trouve l’abdomen chez l’homme, un énorme organe semblable à un soufflet qui alimentait en air le système pneumatique de leur partie équine. Il puisait continuellement sous leur sternum humain et cela ajoutait à leur apparence étrange et sinistre. Originellement, les Hommes-Chevaux étaient une création de Jadawin, Seigneur de cet univers. Il avait modelé le corps des centaures dans ses laboratoires de biologie. Sur les premiers d’entre eux avaient été greffés des cerveaux humains provenant de nomades scythes et sarmates de la Terre et de quelques membres de tribus achéennes et pélagiennes. C’était la raison pour laquelle certains Hommes-Chevaux parlaient encore la langue de ces tribus, bien que la grande majorité eût adopté depuis longtemps le langage de quelques-unes des tribus amérindiennes des Grandes Plaines.
Les Shoyshatels le poursuivaient maintenant au grand galop, presque assurés d’avoir leur ennemi numéro un à leur merci. Presque, car ils savaient par expérience que l’idée de le capturer n’était qu’un leurre. Eussent-ils même réussi à le faire qu’ils n’auraient pas été certains de pouvoir le garder. Les Shoyshatels, bien qu’ardemment désireux de le prendre vivant afin de pouvoir le torturer, avaient probablement l’intention de le tuer le plus vite possible. Essayer de le prendre vivant exigeait habileté et finesse, et à ce jeu il était beaucoup plus adroit qu’eux.
Kickaha fit s’arrêter sa monture, sauta sur le sol, enfourcha sa bête de réserve, une jument noire à la crinière et à la queue argentées, et la poussa au galop. Le pur-sang abandonné s’affaissa lourdement, le poitrail blanc d’écume, en soufflant bruyamment par les naseaux. La lance d’un centaure l’atteignit. Il eut quelques soubresauts, puis demeura immobile.
Des flèches sifflèrent aux oreilles de Kickaha et des lances se fichèrent dans le sol derrière lui. Il ne prit pas la peine de riposter. Couché sur le cou de sa jument, il lui cria des mots d’encouragement. Les Hommes-Chevaux se rapprochaient toujours et leurs coups gagnaient en précision à chaque jet. À ce moment, Kickaha aperçut l’avant-poste, qui était érigé au sommet d’une colline basse. Il était de forme quadrangulaire, fait de rondins dont l’extrémité taillée en pointe avait été enfoncée dans le sol, et flanqué de blockhaus aux quatre angles. Le drapeau tishquetmoac, vert, frappé d’un aigle écarlate avalant un serpent noir, flottait au sommet d’un mât planté au centre du poste.
Kickaha aperçut une sentinelle qui, après avoir observé ses ennemis, porta à ses lèvres l’extrémité d’une longue trompe effilée. Kickaha ne put entendre les notes de la sonnerie d’alarme car le vent soufflait dans la direction du fort et les sabots de sa monture martelaient bruyamment le sol.
L’écume dégouttait de la bouche de la jument, mais elle continuait à galoper à la même allure. Malgré sa vitesse, les centaures continuaient à se rapprocher et les lances et les flèches qu’ils projetaient devenaient de plus en plus dangereusement précises. Un bola, arme de jet faite de trois pierres fixées à des courroies, frôla en ronflant la tête de Kickaha. Au moment où les portes du fort s’ouvraient pour livrer passage à la cavalerie tishquetmoac, la jument broncha. Elle faillit s’effondrer mais réussit miraculeusement à conserver son équilibre. L’écart qu’elle avait fait n’était pas consécutif à la fatigue : une flèche était venue frapper sa croupe en oblique, la traversant de part en part. La bête n’allait plus pouvoir galoper très longtemps.
Une autre flèche se ficha dans son échine, juste à l’arrière de la selle. La jument piqua en avant et Kickaha, dégageant à toute vitesse ses pieds des étriers, plongea sur le côté. Il essaya de retomber sur ses pieds mais la vitesse acquise l’en empêcha et il roula plusieurs fois sur lui-même en atteignant le sol. L’ombre de la jument passa au-dessus de son corps et l’animal s’écrasa lourdement à quelques mètres de lui, faisant plusieurs tonneaux. La jument hennit faiblement, griffa l’air de ses sabots, puis ne bougea plus. Kickaha se releva d’un bond et courut à la rencontre des Tishquetmoacs.
Dans son dos, un Homme-Cheval poussa un cri de triomphe. Kickaha se retourna juste à temps pour apercevoir un chef au bonnet emplumé qui, la lance à l’horizontale, galopait vers lui. Kickaha dégaina son couteau de jet et, au moment précis où le centaure projetait sa lance, il lança son arme. Immédiatement après, il fit un bond de côté.
La lance siffla au-dessus de son épaule, lui frôlant le cou. L’Homme-Cheval, stoppé dans son élan par le couteau qui s’était fiché jusqu’à la garde dans son soufflet, piqua en avant et dépassa Kickaha en roulant sur lui-même. Les os de ses jambes de cheval et l’épine dorsale de la partie humanoïde de son corps se brisèrent sous le choc.
Alors, une volée de projectiles siffla au-dessus de la tête de Kickaha, et flèches et lances allèrent se ficher dans le corps des centaures. Une lance brisa l’élan d’un guerrier qui croyait réussir là où son chef avait échoué. Il tenait sa propre lance à la main mais, ne se fiant pas à son adresse au lancer, il s’apprêtait à en transpercer Kickaha en pesant dessus de tout le poids de ses deux cent cinquante kilos.
Le guerrier tomba. Kickaha lui arracha son arme et la plongea dans la poitrine de l’Homme-Cheval le plus proche. Puis les cavaliers tishquetmoacs, qui avaient l’avantage du nombre, le dépassèrent et fondirent sur les centaures. Il y eut une mêlée sauvage. Après quelques minutes de combat et au prix de nombreuses vies humaines, les assaillants se retirèrent. Kickaha sauta sur un cheval démonté dont le cavalier avait été abattu d’un coup de tomahawk et rejoignit le poste au galop au milieu des soldats.
« Vous amenez toujours des ennuis avec vous », lui dit le commandant du fort lorsqu’il parut devant lui. Kickaha eut un large sourire.
« Avouez-le, vous avez été ravi de ce petit intermède » répondit-il. « Vous vous ennuyiez à mourir dans ce poste perdu. » Le commandant lui rendit son sourire. Le même soir, un Homme-Cheval portant une lance à laquelle était fixée une longue plume blanche de héron s’approcha du fort. Respectueux du symbole qu’il portait, le commandant ordonna de ne pas tirer. Le centaure s’arrêta à quelques mètres de la porte du fort et cria à Kickaha :
« Tu nous a échappé une fois de plus, Rusé ! Mais nous t’attendons, et tu ne pourras jamais quitter le territoire tishquetmoac. Ne crois pas que tu seras en sécurité sur la Grande Piste du Négoce. Quiconque l’empruntera sera à l’abri et les Hommes-Chevaux ne l’attaqueront pas. Sauf toi, Kickaha ! Nous te tuerons ! Nous avons juré de ne pas rentrer dans nos huttes, de ne pas retourner auprès de nos femmes et nos enfants avant de t’avoir tué ! »
Kickaha lui cria en retour : « Alors vos femmes se remarieront et vos enfants grandiront et vous oublieront. Vous ne me capturerez ni ne me tuerez jamais, espèces de… hennisseurs ! »
Le lendemain eut lieu la relève, et les soldats tishquetmoacs partant au repos escortèrent Kickaha jusqu’à la ville de Talanac. Les Hommes-Chevaux demeurèrent invisibles. Kickaha oublia vite les menaces des Shoyshatels. Ils n’allaient pas tarder à se rappeler à son bon souvenir.